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De la route de la soie au pays du coton

Ouzbékistan : la steppe à la portée des caniches

Sur les pas de Marco Polo et de tant de grands voyageurs

samedi 23 novembre 2013

Après la Turquie, l’Arménie, la Géorgie, l’Iran, la Chine, sans compter la Syrie à laquelle je n’ai pas consacré d’article mais où je suis passé naguère, il fallait enfin assouvir le fantasme de voir Samarcande, Boukhara, Khiva & Co. Chose faite avec ces 15 jours en Ouzbékistan début mai 2013. C’est la meilleure saison, et je n’y traînerais pas mes guêtres en été. Du bleu, du vert, du bleu, du vert, du bleu, ad lib. Je vous ferai grâce des photos de médersas et de mosquées. Comme dirait l’autre, les églises et autres mosquées, c’est comme les films pornos, t’en as vu une, tu les as toutes vues. Comme d’habitude, j’élucubrerai donc sur tel ou tel détail frappant, et causerai littérature, sans oublier l’Ouzgaykistan. Pour le vrai reportage exhaustif textes et photo, consultez plutôt l’excellentissime site de Jori Avlis (José da Silva) : Voyager comme Ulysse. Ce voyageur (et sa copine) consacrent des pages et des pages de journal de voyage et de superbes photos au monde entier, en plus de Paris, de la France et du Portugal. À ceci près – vu les ciels gris de leurs photos – qu’ils n’ont pas dû aller à Samarcande en mai ! On recausera dudit site quand il sera question de hammam.
Plan de l’article.
La Description du monde, de Marco Polo
Khiva, de Frederick Burnaby
Boukhara l’interdite
Voyage d’un faux derviche en Asie centrale
Samarcande au temps de Tamerlan
L’ambassade de Ruy Gonzáles de Clavijo
Le Livre de Babur (Babur-Nama)
Islam & dictature
Samarcande d’Amin Maalouf
L’Odyssée de Paul Nadar au Turkestan
Paperasseries et autres considérations ouzbèkes
Ouzgaykistan

Littérature de voyage

Moi qui choisis mes voyages sans réfléchir, un peu comme on choisissait ses filles chez Madame Claude, j’ai l’habitude de ne pas me poser de questions avant de partir, et d’enfourner dans ma valise quelques bons romans si possible anciens, en plus de récits de voyages pour tâcher de comprendre quelque chose à ce que je vois. Pour ce qui est de l’Ouzbékistan, surprise : la littérature de fiction est peu fournie, du moins dans la grande litthérathure ffransouèze, comme dirait Zazie. Mais question récits de voyages, c’est Byzance, si je puis dire. Point de proses des Flauberts ou autres Maupassants : jusqu’à 1888, date de l’arrivée du train russe à Boukhara, vu les risques de se les faire couper ou de se les geler par moins 30 en hiver, il fallait être autrement burné pour pousser son désir d’orientalisme jusqu’à ces contrées lointaines. Quant à Joseph Kessel, il a choisi l’Afghanistan, autrement plus sauvage, pour y placer ses Cavaliers, qui au pays du petit pépère des peuples eussent paru poussifs poneys. Maintenant, on n’en est plus au train ; l’avion et la fin de l’Union soviétique mettent, comme dirait Céline, l’infini des steppes à la portée des caniches que nous sommes [1]. On traitera donc successivement des trois grandes villes-États, Khiva, Boukhara et Samarcande, avant de poursuivre nos élucubrations. En guise de zakouski, voici la façade en arabesques de l’hôtel Ouzbékistan de Tachkent.

Hôtel Ouzbékistan, Tachkent.

La Description du monde, de Marco Polo

Marco Polo a été un des premiers Européens à mentionner Samarcande et Boukhara. Si l’on en croit son livre dicté en français vers 1298 et best-seller d’avant Gutenberg, son oncle et son père résidèrent trois ans à Boukhara : « Comment les deux frères traversèrent un désert et arrivèrent à la cité de Boukhara » « Quand ils eurent traversé ce désert, ils arrivèrent à une cité très grande et magnifique, appelée Boukhara. Le pays aussi se nomme Boukhara. Son roi se nommait Barac. La cité était la plus belle de toute la Perse. Quand ils y furent arrivés, ils ne purent ni aller de l’avant ni revenir sur leurs pas et ils demeurèrent trois ans dans cette cité de Boukhara. Comme ils demeuraient dans cette cité, arrivèrent des ambassadeurs de Hulegu, le seigneur du Levant, qui allaient trouver le Grand Seigneur de tous les Tartares du monde. Quand les ambassadeurs virent les deux frères, ils eurent une très grande surprise parce qu’ils n’avaient jamais vu un Latin dans cette région et ils dirent aux deux frères : « Messieurs, si vous voulez bien nous faire confiance, vous y trouverez honneur et profit ». Ils répondirent qu’ils écouteraient volontiers leur offre. Les ambassadeurs leur dirent : « Le Grand Khan n’a jamais vu un Latin et il a grande envie d’en voir. Aussi, si vous voulez vous rendre auprès de lui, soyez sûrs et certains qu’il vous verra avec plaisir et vous traitera avec de grands égards. Vous pourrez voyager avec nous en toute sécurité, sans avoir à craindre la moindre hostilité » (chapitre III).
Il est difficile de dire si Marco Polo, lors de son voyage de 3 ans entre 1271 et 1274 (à l’âge de 17 à 20 ans !) entre Venise et Cambaluc (Pékin), a mis les pieds à Samarcande ou Boukhara. Son livre n’est en effet pas un récit de voyage, mais comme son titre l’indique une « description du monde », qui met sur le même pied ce qu’il a vu de ses yeux et ce dont il a entendu parler, le tout classé dans un ordre logique et géographique approximatif. En tout cas, il ne mentionne Samarcande que dans le chapitre LI, et ce de façon fort légendaire, sous le titre trompeur de « Description de la grande cité de Samarcande » : « Samarcande est une très grande et illustre cité. Les gens y sont chrétiens et musulmans. Ils sont au neveu du Grand Khan. Neveu et oncle ne sont pas amis, mais se haïssent fort. Le neveu se nomme Caïdou. La cité est au nord-ouest. Je vais vous raconter une grande merveille qui arriva dans cette cité. C’est un fait qu’il n’y a pas bien longtemps, Djaghataï, le propre frère du Grand Khan, se fit chrétien, il était le seigneur de cette contrée et de bien d’autres. Quand ils virent que leur seigneur était chrétien, les chrétiens furent très heureux et firent dans cette cité une très grande église en l’honneur de saint Jean Baptiste, ils appelaient ainsi cette église. Ils prirent une très belle pierre qui appartenait aux musulmans et en firent la base d’une colonne qui se trouvait au milieu de cette église et soutenait le toit. Or Djaghataï mourut. Quand les musulmans virent qu’il était mort, parce qu’ils étaient pleins de haine à cause de cette pierre qui avait été à eux et qui était à l’église des chrétiens comme vous l’avez entendu, ils se dirent les uns aux autres qu’il était temps de recouvrer la pierre de gré ou de force ; et ils avaient les moyens de le faire, car ils étaient dix fois plus que les chrétiens. Ils se rendirent tous ensemble à l’église des chrétiens et dirent qu’ils voulaient ravoir leur pierre d’une façon ou d’une autre. Les chrétiens répondirent qu’elle était certes à eux, mais ils leur donneraient une grosse somme pour en être tenus quittes. Les autres répondirent qu’ils n’y renonceraient pour rien au monde et le débat s’enfla tant que le seigneur l’apprit, donna l’ordre aux chrétiens de s’accorder avec les musulmans en payant ce qui était raisonnable ou de leur rendre leur pierre, et il leur fixa un délai de trois jours. Que vous dire ? Sachez qu’aucune somme n’amena les musulmans à accepter de laisser la pierre, ce qu’ils faisaient pour nuire aux chrétiens, non pour une autre raison, car ils savaient bien que, si la pierre était enlevée, l’église s’effondrerait, ce dont les chrétiens seraient très fâchés. Les chrétiens ne savaient que faire, ils prirent la meilleure décision, celle de prier Jésus-Christ qu’il voulût bien les assister afin que leur sainte église ne fût détruite ni la demeure de saint Jean Baptiste détruite dans son église. Ainsi, quand finit le délai que le seigneur leur avait fixé, ils trouvèrent au matin la pierre qui soutenait la colonne enlevée, et la colonne supportait sa charge, elle avait la base dans le vide, elle était aussi solide que quand la pierre était là et pourtant il y avait bien trois paumes de la colonne au sol. Les musulmans prirent leur pierre, le diable les emporte ! Ce fut donc un très grand et beau miracle. La colonne est encore ainsi et le restera tant que Dieu le voudra. Mais nous laisserons ce sujet et irons de l’avant pour vous parler d’une autre province nommée Yarkand » (traduction de Pierre-Yves Badel, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1998).

Khiva, de Frederick Burnaby

Frederick Burnaby (1842-1885) est un aventurier militaire lettré anglais. Il voyage, ou plutôt se propulse par défi à travers les steppes pour relier Khiva depuis Saint-Petersbourg, et il urge car ne bénéficie d’une permission que du 1er décembre 1875 à avril 76. La période de grand froid constitue un défi supplémentaire. Il explique par le menu comment il constitue son équipement avant de partir. Il ne perd guère de temps à trouver des appuis diplomatiques (on est à l’époque du grand jeu, et le risque est élevé de passer pour espion), et fonce tête baissée, d’abord en train jusqu’au bout de la ligne en Russie, puis en traîneau, louant chevaux, cochers et domestiques et couchant dans les bouges ou les fermes qui émaillent le chemin. Il raconte son aventure au galop – c’est le sous-titre – et ce n’est pas le plus passionnant des ouvrages de voyage que j’aie lu. De nombreuses pages sont consacrées à la géostratégie, avec des détails qui me dépassent, et quant aux informations sur la vie quotidienne, on trouve souvent le détail de ce que coûte un cheval, et les distances, toujours dans des unités d’époque dont l’éditeur (Phébus) ne daigne pas nous préciser l’équivalent actuel, pas plus qu’il ne daigne nous renseigner sur l’auteur de la traduction, repiquée dans le domaine public, un certain « Hephell » (on trouve confirmation du fait qu’il s’agit du premier traducteur, en 1877 dans le volume de la collection Bouquins de Robert Laffont, Le voyage en Asie centrale et au Tibet de Michel Jan, 1992). Festival de coquilles, et une seule carte pour suivre le périple. Le livre n’est plus disponible, on ne se demande pas pourquoi : il était affiché à plus de 20 € pour cette réédition hâtive !
Au fil des pages, on relève, sans approfondir, la mention de « marchands juifs, avides de gain » dont il se plaint que « l’organe nasillard des Hébreux aurait eu raison de [son] sommeil » (p. 67)… Il note le faible coût de la nourriture à Samara, et cela lui remémore une anecdote : comment, en Égypte, une mère lui « vendit son fils pour quelques poignées de blé » (p. 73). Quand il eut fini son voyage, il voulut rendre le petit domestique à ses parents, mais celui-ci refusa, car contrairement à eux, l’Anglais l’avait nourri sans le battre. Alors « Je l’emmenai avec moi au Caire, où il oublia bien vite, je crois, son père et ses pénates, au milieu des vices et des vertus de la capitale des pharaons ». Des analyses à première vue clairvoyantes sont consacrées à la manipulation russe consistant à noircir les musulmans pour justifier sa colonisation : « N’ayant donc rien à perdre, mais tout à gagner à la guerre, il est tout simple qu’ils ne cherchent qu’un léger prétexte pour provoquer les représailles des indigènes. Pendant ce temps-là, l’Europe prête une attention émue aux récits des cruautés commises par les fanatiques de l’Asie centrale, de la magnanimité russe et de l’intolérance musulmane ! L’idée d’une croisade contre les musulmans clôt la bouche, les yeux et les oreilles d’Exeter-Hall. L’appât de la conquête se cache derrière le mot magique : Christianisme ! » (p. 92). On doute parfois si ses observations ne seraient pas déformées dans le but similaire de noircir le tableau russe pour justifier les prétentions anglaises : « le général ordonna à ses soldats de n’épargner personne. Hommes, femmes et enfants à la mamelle furent massacrés sans pitié. On livra aux flammes des maisons où de pauvres malades gisaient sur leurs grabats. Des femmes âgées, des enfants au joyeux babil furent brûlés vifs. Le territoire turcoman ressemblait à une succursale de l’enfer. Tout cela se faisait, du moins au dire des Russes, au nom de la religion et de la civilisation », etc. « À la mamelle » ; « Des enfants au joyeux babil brûlés vifs » : le poids des mots sans le choc des photos ! On croirait qu’il y était, le bougre ! Cela me rappelle ce vers grand-guignolesque d’Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques : « Le massacre piteux de nos petits enfants ».
Plus loin, réfléchissant sur le prétendu don des Russes pour les langues vivantes (lui-même parle entre autres, français, russe et arabe…), il explique que c’est parce qu’ils apprennent ces langues très jeunes, avec « une nourrice française ou anglaise », et de regretter qu’en Angleterre : « Nous consacrons toutes nos années de collège au grec et au latin, espérant que ces connaissances nous faciliteront l’étude des langues vivantes » (p. 149). De nombreuses notations sur les mœurs locales ne sont pas de première main, puisqu’il voyage en hiver et au galop, mais il oublie de préciser qui lui a appris telle ou telle coutume qu’il nous rapporte comme sûre : « Les Turcomans ont une manière quelque peu sommaire de décider à qui le sort destine la plus belle fille de la tribu. On convoque le ban et l’arrière-ban du clan. La jeune fille choisit parmi les meilleurs chevaux un des coureurs les plus rapides, puis elle part comme un éclair, poursuivie par ses prétendants. Or, elle a bien soin, dans cette conjoncture, d’éviter ceux qui lui déplaisent et de se placer sur le chemin de son favori. Dès qu’elle est prise, elle devient la femme du vainqueur, qui l’emmène dans sa tente, sans autre forme de procès, toute cérémonie nuptiale étant jugée inutile » (p. 193). Ce n’est pas le genre de réjouissance dont il aurait pu être témoin oculaire en plein hiver ! Le plus mémorable, finalement, c’est le récit de l’efficacité des relais de chevaux du parcours, organisés par les Russes sans doute sur le modèle du réseau mis en place par Tamerlan, tel qu’il est relaté par Ruy Gonzáles de Clavijo.
Ce n’est qu’à la fin du livre qu’on arrive à Khiva, à quoi quelques pages seulement sont consacrées. Récit fort sobre d’un passage aux bains de la ville : « Je restai environ une demi-heure dans cette atmosphère brûlante. On me plaça ensuite près d’un large réservoir d’eau glacée. Le domestique prit un récipient, le remplit d’eau et m’en inonda vigoureusement de la tête aux pieds. C’était la dernière phase de l’opération, car on me fit passer brusquement dans le cabinet de toilette sans procéder, comme en Turquie, à aucune espèce de massage » (p. 258). Il est reçu en audience par le Khan. Au palais, il remarque en passant que « De tout jeunes garçons à l’aspect efféminé, le cheveux tombant sur les épaules et vêtus comme de petites femmes, se promènent de long en large en vrais désœuvrés » (p. 264). À propos du trésorier qui le reçoit pour l’introduire auprès du khan, il ajoute : « On prétend, du reste, que ce dernier s’adonne aux vices et aux habitudes dépravées dont les Orientaux sont si souvent amateurs » (p. 266). Pas un mot de plus, mais à lire entre les lignes, on se demande bien ce qui amène ce bel et brillant officier pas encore marié (il se pliera à cette formalité à son retour, épousant à l’âge de 37 ans… de belles terres en Irlande) à parcourir sans relâche tant de terres d’islam où les femmes sont mises sous clés et les mœurs si « dépravées » (par rapport aux mœurs anglaises, réputées pour leur hétérosexualité forcenée !)

Agneau mignon !

Il marchande quelques bijoux : « Le marchand m’en demanda d’abord un prix exorbitant, mais, grâce à l’éloquence de Nazar, je finis par l’obtenir à moitié prix. Les brocanteurs khiviens ont la conscience très élastique, malgré cette maxime formelle du Prophète : « Ne trompez jamais l’hôte qu’Allah envoie sous votre toit » (p. 277). Un siècle et demi après, la phrase reste valable : sur les marchés, les prix sont plus que doublés quand pointe le nez d’un touriste. Et même sur les lieux de visite, la discrimination est officielle : les tarifs affichés pour les étrangers sont souvent bien plus élevés que pour les Ouzbeks ! Pour donner un exemple, j’ai renoncé à monter sur la tour de télévision de Tachkent, car on demandait la somme astronomique de 15 $ (pour un pays où le salaire moyen semble tourner autour de 200 €), soit plus cher que la tour Eiffel, alors que l’objet est laid, et qu’elle est trop loin du centre-ville pour que le panorama vaille le coup ! Et de la terrasse de mon hôtel j’avais gratos une des plus belles vues de Tachkent…
Le récit se termine assez brusquement par l’ordre de rentrer au plus vite, reçu par télégraphe de la hiérarchie de notre héros, ce qui l’oblige, au lieu de continuer son tour, à rentrer par le même chemin, et on n’en saura pas plus. Tout juste a-t-on droit à un dernier verre pour la route : « En dépit des préceptes restrictifs du credo musulman, le trésorier, qui avait un goût prononcé pour le vin de Champagne, en but ce jour-là à doses non homéopathiques. Le khan, du reste, lui sert, dit-on, d’exemple (le mal est souvent plus contagieux que le bien), et l’on expédie fréquemment du fort à Khiva des paniers de vin de Champagne à l’adresse du khan. Ce dernier a fini par triompher totalement de ses scrupules en se disant que le Prophète, ne connaissant pas ce breuvage, n’avait pu en interdire l’usage » (p. 291). De fait, là aussi, peu de choses à changer : l’Ouzbek, comme le Turc, ne rechigne pas sur la picole ! Pour l’anecdote, Khiva est l’épicentre du commerce des chapeaux en astrakan. Quand j’étudie avec mes élèves le fameux article de Diderot « Agnus scythicus », je vais enfin pouvoir situer la Tartarie ! Tiens, voilà un de ces petits agneaux (ci-dessus) dont le légionnaire qui sommeille en moi est tombé amoureux !

Boukhara l’interdite

Boukhara l’interdite est un numéro de la collection Mémoires publié en 1997 par les indispensables éditions Autrement. Ce livre, sous-titré « 1830-1888, l’Occident moderne à la conquête d’une légende », est entièrement l’œuvre de Thierry Zarcone. L’érudit, qui a tout lu des récits de voyage sur cette cité réputée hargneuse avant qu’elle ne soit mise en laisse par les Russes, nous allèche avec quelques exemples. Un certain Jean-Jacques Pierre Desmaisons (1807-1876), professeur de langues et espion français savoyard à la solde des Russes, parvint à se faire passer pour un « molla » (orthographe de l’époque) grâce à sa connaissance parfaite de l’arabe, du tatar et du persan (il publie à son retour en France un Dictionnaire français-persan qui fera date). Thierry Zarcone nous raconte son périple passionnant, à cette époque où le khan de Boukhara était réputé avoir la lame tranchante pour les cous occidentaux trop curieux ! Le récit de Desmaisons, qui est un rapport diplomatique et non un texte littéraire, est tardivement rendu public par la Russie en 1983, traduit en russe (il était rédigé en français, langue de communication dans les milieux aisés en Russie), puis retraduit en français. Depuis la publication de ce numéro, il ne semble toujours pas avoir été édité en totalité en français (il ne figure pas dans l’anthologie Bouquins). Dommage ! Desmaisons part donc en 1833, en mission secrète, se faisant passer pour un mollah tatar. Comme Burnaby 40 ans plus tard, il note à propos de pèlerins qu’il observe sur le tombeau d’un saint soufi : « ils cherchent un moyen de se divertir pour la nuit, se laissant même aller à la débauche » (p. 49). Quelle débauche ? Mystère ! Le linguiste hongrois Arminius Vambéry, qui parlait 16 langues, rééditera l’exploit en 1863 en partant de Turquie et en se faisant passer pour Turc, mais n’étant pas espion, il en tirera une certaine célébrité mondiale (voir ci-dessous). Boukhara, qui était un haut-lieu d’enseignement au Moyen Âge, est en pleine décadence au XIXe siècle et, privée de livres récents, « n’incarne plus qu’un savoir désuet et un islam conservateur et intransigeant. […] Plus aucune liberté n’est laissée dans l’interprétation du message du Prophète » (p. 135). Mais Zarcone mentionne quelques mollahs réformateurs, dont un qui créa la fameuse madrasa aujourd’hui détruite dont il ne reste que l’entrée, le fameux Tchor Minor. Les femmes sont quasiment exclues de la réflexion historique, à quelques exceptions près, pour mentionner justement leur exclusion, par des incidentes : « une foule de trente à quarante mille personnes, femmes exclues, fréquente [le bazar] depuis l’ouverture des portes, à 8 heures du matin, jusqu’à leur fermeture, à 5 heures du soir » (p. 145). Un récit de voyage publié par le militaire Meyendorff en 1820 contient une description qui reste actuelle : « Hormis les mosquées et les madrasas, Boukhara est une ville assez triste car elle aligne des maisons en terre de couleur grisâtre formant des rues étroites, tortueuses, sales, et tracées au hasard. Ces maisons, qui ont leur façade sur des cours, n’offrent du côté des rues que des murs uniformes, sans fenêtres, sans rien qui puisse fixer l’attention ou récréer les regards des passants » (p. 146).

Tuyaux à Boukhara

C’est exactement l’impression que j’ai eue à me perdre dans ce dédale de terre battue où même les tuyaux jouent les arabesques. À Samarcande, ce n’est guère mieux, car on a bitumé au petit bonheur la chance, en creusant des égouts où l’on peut, parfois au milieu des rues, comme au XVIIe siècle ! Un autre voyageur anglais, Alexander Burnes, remarque en 1833 à propos d’un de ses serviteurs musulmans : « Il lui semblait, de même qu’à d’autres Asiatiques que je rencontrai par la suite, que la Russie était très proche, quant au vin et aux femmes, du paradis de leur saint Prophète. Un musulman qui vient ainsi d’un pays où les femmes sont autant cloîtrées ne peut qu’être choqué par les changements importants sur ce point avec ce qui se passe dans les pays européens » (p. 151). La dureté du Khan de Boukhara (qui semble contredire le portrait lénifiant que Burnaby donne de celui de Khiva) se mesure, en plus de ses massacres de Russes, à ses esclaves. Les chiffres varient selon les auteurs, mais certains parlent de 500 à 2000 esclaves russes, pour 30 à 40000 persans, les Persans chiites ayant « été considérés comme non musulmans, sur décision religieuse (fatwa) des juristes boukhares au XVe siècle » (p. 158 ; à l’époque de nos guerres de religion !). Le même Meyendorff évoque « Les distractions d’un Boukhare de bonne famille [qui] se résumaient à des dîners agrémentés par la musique de ses esclaves, à la chasse et au bon temps passé avec ses favoris (Djouani) ». Il relève « combien on est familiarisé avec le vice le plus honteux ». Et sans daigner préciser de quoi il est question, Zarcone d’ajouter « une pratique encore observée par un autre membre de son expédition, le docteur Eversmann » (p. 159). Il semble donc reprendre à son compte la qualification de « vice honteux » !
Zarcone note en passant l’existence des bains, dont il existait (sans doute au XIXe siècle) quatorze établissements. Les guides que j’ai utilisés, le Petit Futé et Olizane, signalent (l’un ou l’autre, je ne sais plus) trois hammams, mais malgré mes recherches je n’en ai trouvé qu’un seul. Au passage, je signale que ces guides sont décevants. Les cartes des principales villes notamment sont difficiles à utiliser, surtout celles du Petit Futé. Et puis à part les monuments, on n’y trouve pas grand-chose de ce qui permet de rencontrer les habitants dans la ville moderne. Les cinémas, les piscines, les bains. Bref, je n’ai pu expérimenter à Boukhara que le hammam touristique prétendument du XVIe siècle, le fameux « Bozori Kord » (rassurez-vous, on ne peut pas le manquer). Il s’agit d’un endroit certes photogénique, mais réservé exclusivement aux touristes, avec des tarifs prohibitifs pour l’autochtone. 20 € en 2013 pour une séance d’une heure, lavage et massage inclus. Vous aurez tous les détails et photos sur le site déjà signalé ci-dessus « Voyager comme Ulysse », ainsi qu’un article un peu marseillais fort amusant ici. Quand j’y suis allé, il y avait 3 masseurs dont 2 petits jeunes à croquer, contrairement à ce que j’ai connu dans les hammams du Moyen Orient, où les masseurs sont en général plutôt ventrus et âgés. De plus dans ce hammam, les hommes et les femmes sont acceptés ensemble, cela ne gêne pas la pudeur orientale. Bref, quel plaisir de se faire chameaucher (normal pour un Labosse !) et massacrer le dos par un biquet musclé mignon comme un cœur ne portant, entre sa nudité biblique et la vôtre, qu’un drap mouillé !… À part ça, j’ai recherché désespérément (sans aucune aide des guides précédemment cités) les autres hammams du pays. Je n’ai trouvé à Samarcande que les « bains n°1 », cités par le guide Olizane. Aucune information en anglais, je me suis retrouvé tout seul dans un hammam privatif à la russe, habituellement sans doute loué par un groupe d’amis ou une famille. Aucun intérêt quand on est seul. Comment faire comprendre à un caissier ouzbek ne parlant pas anglais que vous, touriste bourré de fric, eussiez préféré payer moins cher – voire plus cher – pour ne pas bénéficier de ce service luxe, mais assister à une séance normale dans un hammam normal avec des Ouzbeks normaux, et il y en a dans ce hammam, j’en ai vu entrer des brouettées ! À vous de tenter votre chance… Pour la petite histoire, j’avais déchiffré un mot en cyrillique correspondant au prix élevé (pour un Ouzbek) que j’ai payé, croyant au départ que c’était de l’anglais. Aucune idée du sens de ce mot ! Mon ami Biélorusse qui mérite désormais le titre de conseiller secret en cyrillique de votre site préféré, me dit que ça signifie « heure » en ouzbek. Bigre ! Ça me rappelle une histoire de mon ami Pascal qui m’a raconté que dans un pays exotique, il s’était longuement inquiété d’un mot bizarre sur un billet de train, craignant être en infraction, et après un dialogue de sourds avec un contrôleur qui ne comprenait pas pourquoi il voulait se faire expliquer ce mot-là, avait fini par comprendre que le mot signifiait simplement « ticket » ! Quant aux cinémas, je n’ai rien trouvé à Boukhara. Pour Samarcande, il existe un « Kino » signalé par le guide Olizane, en centre-ville, dans un bâtiment qui présente bien. On m’a gentiment montré la salle, moyennement grande. Le film est diffusé… par un minable vidéoprojecteur posé au milieu des spectateurs, comme on en utilise dans nos salles de classe. Je n’ai pas pu vérifier si l’ambiance était semblable à celle des prétendus cinémas dans certains pays musulmans ou disons du sud même chrétiens (des lieux de drague de mecs déguisés en prétendus cinémas), car le lieu était vide, désespérément vide. Et il paraît que le cinéma ouzbek existe ! En tout cas, quelle assise populaire ! Il y a des cinémas plus classe à Tachkent la capitale, mais je n’ai pas eu le temps de tenter cette expérience !

Voyage d’un faux derviche en Asie centrale

Tel est le titre du récit de voyage d’Arminius Vambéry (ou Armin). Écrit et publié simultanément en anglais et en allemand en 1864, le livre sera traduit en français par un certain E.D. Forgues, sous le contrôle de l’auteur polyglotte, en 1865, édition revue en 1873. Republié en 1987 par You-Feng (406 p., se trouve d’occasion), puis en 1994 par Phébus (304 p. ; réédité en collection de poche libretto à 11 €), dans la même traduction soigneusement revue (à part quelques inévitables coquilles), ce qui en l’occurrence, contrairement au livre de Burnaby, se justifie amplement, comme on le verra ci-dessous. La version You-Feng contient en plus de la relation de voyage, une deuxième partie plus documentaire, avec quelques tableaux de recensions ethnologiques méticuleuses et deux illustrations. Il s’agit d’un superbe texte, et d’une traduction parfaite, qui en fait un texte littéraire en français même. J’en citerai de larges extraits, et sachez que je me suis retenu. Dans l’intro et le récit, j’ai recensé toutes les langues, mortes ou vivantes, maîtrisées par l’auteur : hébreu, latin, grec, hongrois, allemand, anglais, français, danois, italien, serbo-croate, russe, arabe, persan, turc, tchagataï. La revue Autrement comptabilise 16 langues, dont le suédois ! Le compte y est donc. En tout cas, c’est le désir d’élucider l’origine du hongrois qui est censé l’avoir incité à entreprendre ce voyage de fou, même s’il n’en dira rien dans cette relation, réservant la dissertation linguistique à d’autres publications (tout au plus trouve-t-on, dans les notes de la seconde partie, quelques brefs aperçus étymologiques rattachant quelques mots tchagataï au hongrois). On a peine à croire un tel motif, et on croirait plus volontiers à la thèse d’un espion se faisant passer pour un linguiste se faisant passer pour un derviche… Le récit commence en tout cas, après une courte intro, directement à Téhéran, où notre héros jette en mars 1863 son dévolu sur une caravane de 23 pèlerins de tous âges retour de La Mecque. Ils sont si pouilleux qu’il éprouve une répugnance à l’« affectueuse accolade » qu’on lui donne (p. 41). Pouilleux au sens propre, si l’on en croit cette périphrase amusante : « Je les trouvai se prêtant un secours mutuel pour certaine toilette dont les détails offusqueraient l’imagination de mes lecteurs, mais qui me devint nécessaire lorsque j’eus quitté cet antre immonde » (p. 43). De nombreuses observations au fil du chemin concernent la haine entre chiites et sunnites. En Perse, la caravane doit subir les insultes des chiites, mais dès la frontière passée, cela s’inverse, et ce sont ces derniers qui sont traités d’infidèles ou d’hérétiques (p. 52), quand on ne les croise pas sous l’état d’« esclave persan chargé de lourdes chaînes » (p. 70). L’esclavage est un sujet majeur des observations de Vambéry. Voici une fort belle page :
« Essayons de nous figurer ce que doivent être les impressions d’un villageois des frontières persanes – fût-il compté parmi les plus pauvres de sa race – lorsque, victime d’une surprise nocturne, il se voit arraché à sa famille, et quand il arrive, souvent couvert de blessures, dans un lieu comme celui-ci. Il lui faut tout d’abord échanger ses vêtements habituels contre quelques haillons turkomans qui couvrent à peine une partie de son corps ; les entraves dont il est chargé meurtrissent ses chevilles endolories et lui infligent à chaque pas une souffrance nouvelle ; pendant les premiers jours, quelquefois pendant les premières semaines de sa captivité, on le soumet à la diète la plus rigoureuse. La nuit, pour prévenir toute tentative d’évasion, on charge aussi son cou d’une karabogra (anneau de fer) fixée à une cheville, de telle sorte que le bruit du métal trahit ses plus légers mouvements. Ses souffrances n’auront de terme que si ses parents ou amis peuvent payer sa rançon. Dans le cas contraire, il sera vendu sur place ou conduit, à marches forcées, du côté de Khiva et de Bokhara.
Mes oreilles ne s’habituaient pas au grincement de ces chaînes odieuses ; bruit sinistre qu’on ne manque jamais d’ouïr sous la tente de tout Turkoman qui occupe un certain rang et affiche certains dehors. Notre ami Khandjan lui-même possédait des esclaves – deux jeunes gens de dix-huit à vingt ans – et j’éprouvais une indicible émotion à voir chaque jour ces malheureux, presque enfants encore, traîner ainsi leur boulet. Il me fallait par surcroît écouter, sans mot dire, les injures, les imprécations dont on les chargeait au moindre prétexte de mécontentement. Le plus léger témoignage de pitié aurait d’autant plus vite excité les soupçons, que ma connaissance de leur langue natale portait ces infortunés à m’interpeller fréquemment. Le plus jeune de ces esclaves, un bel Irani aux cheveux noirs, me supplia d’écrire pour lui à ses parents qu’il adjurait de vendre maison et troupeaux pour le tirer de sa captivité ; on pense bien que je ne lui refusai pas ce service. Un jour que je me croyais à l’abri de tout regard, je me permis de lui offrir une tasse de thé ; mais par malheur, au moment où il étendait la main pour la prendre, je ne sais quel importun pénétra inopinément sous la tente ; il fallut, modifiant mon geste, feindre une toute autre intention et même, pour plus de vraisemblance, frapper légèrement ce misérable »
(p. 80). Plus loin, c’est un « pauvre Moscovite, qui traînait après lui des chaînes massives » (p. 97) qu’on présente à Vambéry, qui doit feindre de se réjouir du sort de son « ennemi ».

Marché aux esclaves
Photo extraite de l’exposition "Paul Nadar, de la Turquie au Turkestan, 1890". Sans doute pas de Nadar.


 Ci-dessus, photographie attribuée (sans doute par erreur) à Paul Nadar, 1990 (cf. ci-dessous).
Lors de son séjour à Boukhara, Vambéry précise son observation de l’esclavage : « À Bokhara et à Khiva, la créature humaine, de trois à soixante ans, est un article d’échange, à moins qu’une infirmité constitutionnelle, un vice rédhibitoire, ne la mette au ban du commerce. D’après les dogmes religieux, l’infidèle seul peut être réduit à la condition d’esclave ; mais le Bokhariote qui, nous l’avons dit, n’a que les dehors de la dévotion, élude sans scrupules les préceptes sacrés ; il s’empare indifféremment et des Persans chiites, déclarés infidèles depuis la première année du seizième siècle par le mollah Chemseddin, et des sunnites eux-mêmes au besoin, lorsqu’il a pu les réduire, en les maltraitant de toute manière, à se déclarer chiites. Le juif seul, reconnu « incapable », c’est-à-dire indigne de l’esclavage, échappe de sa personne à leur rapacité, privilège qu’il doit à l’aversion dont il est l’objet […] Les Hindous jadis profitaient d’une exception analogue. Plus récemment, à mesure que les émigrants de Hérat se multipliaient à Bokhara, les Tekke ou Sarik établirent à leur égard une procédure nouvelle. Le malheureux sectateur de Vishnu est d’abord transformé en musulman, puis on le force à se déclarer chiite et, moyennant cette double conversion, déjà dépouillé de tout ce qu’il possède, il acquiert en outre ce « droit à la servitude » qui est censé le relever d’une sorte de déchéance. L’esclave qu’on met en vente subit, quand il appartient au sexe fort, un examen public ; on le garantit, en outre, exempt de tout vice caché qui le rendrait impropre au service, et le vendeur est tenu de ne dissimuler aucune des défectuosités physiques ou morales qui par leur nature échappent à une simple inspection » (p. 197).
Dans la 2e partie, qui n’est disponible que dans la version You-Feng, Vambéry raconte une razzia de Turcomans : « Je suis porté à croire que le terrible prestige historique des Tartares du Nord contribue pour beaucoup à décourager la résistance du Persan le plus hardi : pourtant il devrait savoir à quelles rudes expiations l’expose sa couardise ! Celui qui résiste est sabré sur place ; le lâche qui se rend a aussitôt les mains garrottées ; tantôt on le met en selle (auquel cas ses pieds sont liés sous le ventre de la monture commune), tantôt son nouveau maître le chasse devant lui comme un vil bétail. Si, de manière ou d’autre, cette dernière méthode n’est pas praticable, le malheureux captif, attaché à la queue du cheval, accompagne ainsi pendant quelques heures, parfois quelques jours de suite, jusque dans la solitude où il campe, le ravisseur dont il est devenu la proie. Ceux à qui la force manque pour suivre l’allure du cavalier sont en général mis à mort ; ce qui attend le prisonnier parvenu à destination, les mépris qu’on lui témoigne, les brutalités dont il est l’objet, sont des faits déjà connus de mes lecteurs. Je n’ajouterai donc qu’une anecdote dont je puis me porter garant, comme en ayant été le témoin oculaire pendant mon séjour à Gheumushtepe. Un alaman y rentra chargé de dépouilles, ramenant des captifs, des chevaux, des ânes, des bœufs et une quantité d’objets mobiliers. Il fut procédé au partage de toutes ces richesses en autant de lots qu’il y avait de participants à l’expédition ; mais on avait eu soin de laisser au centre une réserve séparée qui, je m’en aperçus, devait servir à compléter les portions insuffisantes. Les bandits vinrent, l’un après l’autre, examiner la part du butin que le hasard avait assignée à chacun d’eux. Le premier se déclara satisfait ; il en fut de même du second ; le troisième, après avoir examiné les dents de la femme qui lui était allouée, objecta qu’il devait lui revenir davantage ; là-dessus, le chef alla chercher dans la réserve centrale un âne qu’il poussa tout à côté de la malheureuse esclave persane ; les deux créatures furent évaluées en bloc, et le brigand n’éleva plus la moindre réclamation. Ceci se renouvela plusieurs fois, avec d’inévitables variantes, et bien que révolté de procédés si barbares, je ne pouvais m’empêcher de rire devant quelques-uns de ces lots, composés de la façon du monde la plus bizarre » (p. 281).
Un élément important concernant les esclaves persans n’est fourni que dans la 2e partie, donnée par l’édition You-Feng seulement (p. 306) : « [Les Persans] sont ou esclaves (on en compte environ quarante mille), ou affranchis, abstraction faite d’une petite colonie dans les districts d’Akderbend et Djamli. À bien des égards, et dans tout ce qui touche à son existence matérielle, l’esclave de Khiva n’est point trop malheureux. Plus adroit, plus retors que l’Euzbeg naïf et tout d’une pièce, il ne tarde pas à s’enrichir, et on en voit qui, après avoir racheté leur liberté, demeurent établis dans ce pays plutôt que de retourner en Perse. Les Khivites désignent l’esclave sous le nom de dogma et son enfant sous celui de khanezad (rattaché à la maison). La tache de la captivité à laquelle le père a été soumis ne s’efface complètement qu’à la troisième génération ». Et plus loin : « Le Persan, dont l’intelligence est si supérieure à celle de l’habitant de l’Asie centrale, s’élève fréquemment de la condition d’esclave aux plus hauts emplois de la hiérarchie politique. Il n’est guère de gouverneur de province qui, parmi ses agents subalternes, n’ait placé de manière ou d’autre des Persans, jadis ses esclaves, et restés fidèles à sa fortune. On les voit fourmiller même autour de l’émir actuel, et les premiers dignitaires du khanat appartiennent à la même nation. On les regarde, à Bokhara, comme des hommes plus propres que d’autres à négocier avec les Frenghis, et comme possédant une teinture des « arts diaboliques » par lesquels ces derniers ont acquis une supériorité illégitime » (p. 323).

Vambéry endosse donc son costume jusqu’à feindre de haïr autant chiites que juifs. Il s’en amuse en retranscrivant une pensée commune de la troupe : « La superstition de ce fils du désert nous surprit moins encore que sa confiance dans les vaines promesses d’un fourbe israélite » (p. 60). Notre faux pèlerin se montre peu attiré par les femmes, comme il le laisse entendre : « Ma stupéfaction déjà grande ne diminua pas, comme on pense, lorsque des femmes remarquablement belles – dont quelques-unes trop jeunes encore pour être mariées – vinrent m’envelopper de leurs bras et me serrer contre leur poitrine. Ces démonstrations de respect, où la religion et l’hospitalité avaient une part à peu près égale, ne laissaient pas à la longue d’être un peu fatigantes. J’en avais assez, pour ce qui me regarde » (p. 69). Le lecteur attentif note combien le spectacle des hommes lui convient mieux : « Malgré mon mépris pour de tels brigands et leurs abominables exploits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec un étrange plaisir ces jeunes athlètes qui, dans leur court vêtement de cheval, le regard fier, la poitrine comme inondée de leurs longs cheveux bouclés, déposaient leurs armes en souriant » (p. 89). Il observe les mœurs : « Pendant mon séjour chez Khandjan, il fiança son fils (âgé de douze ans, ainsi que je l’ai déjà dit) à une jeune fille alors dans sa dixième année » (p. 82). « Entre autres usages Turkomans qui se retrouvent plus ou moins atténués chez tous les nomades de l’Asie centrale, je citerai volontiers cette cérémonie nuptiale où la jeune fille, dans son costume de fiancée, enfourche bravement un coursier fougueux qu’elle lance au galop, emportant à l’arçon de sa selle un chevreau, un agneau qu’on vient de tuer. Le fiancé, les autres jeunes gens de la noce, également à cheval, cherchent à la rejoindre. Mais il faut que par des manœuvres adroites, des évolutions habiles, elle échappe à leurs poursuites, et que nul ne puisse approcher d’elle de manière à lui enlever le fardeau qu’elle presse sur sa poitrine. Ce jeu, qui porte le nom de keukburi (loup-vert), est commun, je viens de le dire, à tous les Centro-Asiatiques. En vertu d’une autre coutume également singulière, les nouveaux mariés sont séparés, tantôt deux, tantôt quatre jours après la noce, et leur union permanente ne commence qu’à l’expiration d’une année entière. » (p. 285 de l’édition You-Feng seulement)
Ce livre est bourré d’humour, et se révèle, à travers la traduction, d’une grande valeur littéraire. De nombreux passages sont mémorables, comme celui où Vambéry manque d’être attaqué par un sanglier : il échappe donc à un « trépas infamant. Le musulman le plus pieux, mis à mort par un animal de la race porcine, arrive nedjis (c’est-à-dire impur) dans l’autre monde, où cent années de purgatoire ne suffisent pas pour effacer sa souillure » (p. 92). Vambéry n’est jamais dupe de l’hypocrisie de certains Turkomans, et a l’art de l’évoquer avec un trait moraliste grand siècle : « Je n’ai guère vu l’hypocrisie religieuse mieux symbolisée que par cet austère brigand, lorsqu’il siégeait au milieu de ses disciples : il était éminemment curieux de voir l’auteur de tant de crimes, la source de tant de désastres, leur expliquer gravement les rites relatifs à la « purification des âmes » et les prescriptions en vertu desquelles un bon musulman règle la longueur de sa moustache » (p. 101). D’un autre côté, il rend avec ferveur hommage à d’autres musulmans rencontrés en chemin, ou aux pèlerins devenus ses amis, dont il a su gagner la confiance, par exemple le dénommé Khandjan, qui achemine en secret des lettres pour l’ambassade turque de Téhéran (p. 103). Autre exemple, il note un trait social remarquable sur la confiance des transactions : « Il m’a paru assez surprenant que le débiteur – au lieu de remettre sa signature à celui qui accepte ce titre comme gage de remboursement – le garde lui-même au fond de sa poche ; c’est pourtant ainsi que les affaires se font dans tout le pays. Un créancier, que je questionnais sur cette manière de procéder si contraire à nos habitudes, me répondit avec une simplicité parfaite : « Pourquoi conserverais-je cet écrit, et à quoi me servirait-il ? Le débiteur au contraire en a besoin, pour se rappeler l’échéance de la dette et le chiffre de la somme qu’il s’est obligé à me restituer. » » (p. 117).
La suspicion dont est l’objet notre faux derviche l’oblige à ne prendre de notes qu’en cachette, ce qui nous vaut une note de bas de page du traducteur écrite dans un style pince sans rire contaminé par l’auteur, et très instructive sur l’esprit du voyage : « Le traducteur pourrait ici, grâce aux communications verbales de M. Vambéry, se montrer plus explicite que ce dernier : mais il est saisi de quelques scrupules en songeant à la nature de certains détails dans lesquels il lui faudrait entrer, et qui pourraient sembler trop familiers, trop réalistes surtout, à quelques-uns de ses lecteurs. Tout ce qu’il se permettra de dire à ce sujet, c’est que les amples manches du vêtement bokhariote porté par Rechid Effendi favorisaient singulièrement ses écritures subreptices, pendant certaines opérations que la maigre alimentation des voyageurs dans le désert n’empêche pas d’être indispensables. En pareille occurrence – gardons-nous de dire en pareil cas, – l’étiquette orientale interdit expressément de passer devant l’opérateur, qui se trouve ainsi garanti contre toute indiscrète curiosité » (p. 110).
À l’opposé de Burnaby, mais 13 ans avant, Vambéry dresse un portrait féroce du Khan de Khiva : « Je savais de reste que le khan de Khiva, dont la cruauté révoltait jusqu’aux Turkomans eux-mêmes, se montrerait plus inexorable qu’aucun de ses sujets si, par aventure, je lui inspirais la moindre méfiance. Il avait coutume, disait-on, de réduire en esclavage tous les étrangers suspects ; ainsi venait d’être traité un natif de l’Hindoustan, qui prétendait à une origine princière, et n’en était pas moins attelé maintenant, avec les autres esclaves, aux fourgons de l’artillerie » (p. 135). Il ruse en s’inventant une relation avec un vieil homme qui a longtemps vécu à Istanbul, et celui-ci est ravi de retrouver cette vieille connaissance qu’il n’a jamais connu en réalité ! « Chukrullah bay, de son côté, prêtant l’oreille aux détails que je lui donnais sur ses anciennes connaissances, et tout entier au plaisir d’entendre parler d’elles, était complètement hors de garde. Sa surprise, par exemple, ne diminuait pas. « Au nom de Dieu, cher Effendi, me disait-il, que vous a pris de venir en cet affreux pays, et surtout de quitter pour nous ce paradis terrestre qu’on appelle Stamboul ? – Ah ! Pir » m’écriai-je en soupirant, et, sans un mot de plus, j’étendis une main sur mes yeux en signe d’obéissance. Le bon vieillard, musulman bien appris, ne pouvait se tromper sur le sens de cette espèce d’invocation. J’insinuais par là qu’appartenant à quelque ordre de derviches, je remplissais une mission de mon pir, mission à laquelle tout mourid (disciple) doit se dévouer, alors même qu’elle l’exposerait à perdre la vie. Cette explication lui parut satisfaisante, mais il demanda le nom de mon ordre, et quand je lui parlai des Nakichbendi, l’intelligent diplomate conjectura, – je l’avais prévu – que Bokhara devait être le but de mon pèlerinage » (p. 138).
Grâce à cet intermédiaire, Vambéry est introduit auprès du Khan. Ça se passe au mieux, mais son impression est brute de décoffrage : « N’était-ce pas une faveur toute spéciale de la destinée que ce prince perdu de débauches – et dont l’extérieur est celui d’une espèce d’idiot inaccessible à la pitié – se fût conduit à mon égard avec tant de ménagements et de courtoisie ? […] Le souvenir de ce khan, de ses yeux profondément enfouis sous leurs orbites, de la barbe rare éparpillée sur son menton, de ses lèvres blêmes, de sa voix cassée, ne me quitta pas de la nuit. Et je ne cessais d’admirer la combinaison providentielle qui impose le frein d’une superstition aveugle au pouvoir sans bornes, aux penchants sanguinaires de tyrans pareils » (p. 143). Vambéry s’amuse des préjugés des Khiviens sur le sultan de Constantinople, « successeur reconnu de Mahomet […] ils se le figurent avec un turban long de cinquante aunes à tout le moins, une barbe épaisse, tombant plus bas que la ceinture, et une robe qui descend jusqu’aux orteils. On risquerait sa vie à vouloir rectifier ces idées en affirmant qu’il a les cheveux et la barbe rasés à la Fiesko, et que ses habits sont taillés, à Paris, par Dusautoy » (p. 145). Plus tard, il ajoute qu’il n’ose pas évoquer le goût du sultan pour le « château-margaux » (p. 146). Du coup, il n’ose pas lui-même se montrer coquet : « Je possédais, il est vrai, une chemise, mais je me gardai bien de la mettre ; c’était prendre des habitudes efféminées et renoncer de trop bonne heure à l’austérité de mon rôle » (p. 156).
Vambéry raconte de terribles scènes d’exécutions barbares ou de vente d’esclaves que je vous laisse découvrir. Par exemple, on récompense des guerriers au nombre de têtes ennemies qu’ils déversent d’un sac, en « les repoussant du pied comme s’il se fût agi de pommes de terre » (p. 152). Au titre des conséquences de l’hypocrisie musulmane se compte l’état dans lequel l’opium (beng) met certains Khivites : « Le beng est le narcotique préféré des Khivites, et beaucoup s’y adonnent pour éluder les prescriptions du Coran qui prohibent le vin et les liqueurs spiritueuses. C’est une conséquence funeste de l’extrême rigueur avec laquelle le pouvoir civil réprime ici toute infraction aux lois édictées par le Prophète » (p. 161).
Je ne puis m’empêcher de citer une sorte d’apologue que l’auteur nous livre sans avoir l’air d’y penser, sur la route de Boukhara : « Dans l’espace de dix heures, je vis venir tour à tour s’installer auprès de nous jusqu’à trois familles de cette race nomade ; mais, à peine leur curiosité satisfaite, elles levaient le siège et passaient leur chemin. Rien ne pouvait me donner une idée plus nette de leur manière de vivre ; et lorsque par la suite je questionnai une femme kirghiz sur les motifs de cette instabilité perpétuelle : « Je vous garantis, me dit-elle en riant, qu’on ne nous verra jamais, indolents comme vous autres mollahs, demeurer plusieurs jours de suite assis à la même place : l’homme est fait pour se mouvoir comme le soleil, comme la lune, comme les étoiles, les eaux, les animaux de tout ordre, oiseaux ou poissons, apprivoisés ou sauvages. Il n’y a d’immobiles que les morts et la terre où ils reposent ! » J’allais présenter quelques objections à rencontre de cette philosophie vagabonde, quand nous entendîmes retentir au loin des cris parmi lesquels je distinguai ces mots : Buri ! Buri ! (au loup ! au loup !) Mon interlocutrice, à l’instant même, se précipita vers son troupeau qui paissait à quelque distance, et poussa de telles clameurs que l’animal rapace prit la fuite, se contentant pour cette fois d’emporter l’ample et lourde queue de l’un des moutons qu’il allait mettre à mort. J’étais bien tenté de demander à la bergère, quand elle fut de retour, ce qu’elle trouvait de si avantageux dans la « mobilité » du loup ravisseur ; mais son trouble, ses regrets ne lui eussent pas permis de me répondre : sans prolonger l’entretien, je rejoignis le convoi » (p. 162).
C’est dans cette partie du trajet que l’auteur et ses compagnons souffriront le plus de la soif, au point que l’un d’eux en mourra sans que les autres ne le soulagent d’une goutte d’eau, occasion d’une méditation de l’auteur. Le tableau de Boukhara vaut celui de Khiva : Les « Indiens […] et « quelques Israélites […] portent une ceinture de corde et un bonnet polonais qui les empêchent d’être confondus avec le reste. C’est l’elameti tefrikie que tout sujet non musulman doit porter, selon le Coran, pour que la formule Selam aleikoum ne soit pas prodiguée en pure perte » (p. 178). « Les bigots de Bokhara, tout « en s’abreuvant, comme ils disent, aux sources mêmes de la pure Foi » se complaisent à l’hypocrisie la plus éhontée, aux mensonges les plus vils, aux fraudes les plus ignominieuses » (p. 191). Le bazar est selon notre derviche, en pleine décadence : toutes les boutiques réunies débitent moins selon lui qu’une seule de Tébriz (p. 179). Dans cette cité, la suspicion à son encontre atteint des sommets ; il comparait devant des sortes de tribunaux déguisés où on le soumet à un feu roulant de questions, dont il se sort brillamment. Il est cinglant sur le chapitre de l’hygiène : « À leur climat détestable, à la mauvaise qualité de leurs eaux, les Bokhariotes sont encore redevables de plusieurs autres infirmités rebutantes. On remarque spécialement chez les femmes, – qui, à cela près, passeraient pour d’assez jolies brunettes, – des coutures, des cicatrices fort nuisibles à leur beauté » (p. 189). Vambéry, dans ses avis, est toujours nuancé. Ainsi, il nous apprend d’un côté que « L’émir Nasr Oullah, père du souverain actuel, se livra, dans les dernières années de sa vie, aux débauches les plus effrénées, et tandis qu’il foulait aux pieds avec une effronterie sans pareille l’honneur de ses sujets, il punissait de mort, chez les autres, l’immoralité dont il donnait lui-même l’exemple. Bien peu de familles échappèrent à ses souillures, et personne, cependant, n’osa se permettre une ombre de blâme » (p. 192). « Débauche » : toujours ce même mot non précisé ! Vambéry reconnaît que par contraste avec son père, l’émir actuel a au moins le mérite de la cohérence, puisqu’il montre l’exemple à un peuple qu’il mène à la baguette. Par exemple, s’il édicte des « lois somptuaires » (p. 194), ses repas sont aussi frugaux que ceux du « paysan le plus pauvre » (p. 195). Plus loin, il nous apprend un joli fait de guerre de l’émir (je ne comprends pas s’il s’agit du père ou du fils) : « Plusieurs petites places tombèrent dans ses mains et, passant leurs garnisons au fil de l’épée, il put placer sur la porte de sa citadelle une couronne composée de trois cents têtes d’Afghans, reconnaissables à leurs longs cheveux » (p. 244).

Pishtak de la médersa Ouloug Beg
Samarcande. Le Registhan. Mosaïques restaurées du pishtak de la médersa Ouloug Beg (XVe).


 Samarcande. Le Registhan. Mosaïques restaurées du pishtak de la médersa Ouloug Beg (XVe).
À Samarcande, le séjour est plus bref. Vambéry insère une sorte de guide touristique des principaux sites. Je relève ceci : « En face de ces deux collèges se voit le medresse (sic) Mirza-Ouloug, construite en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme, qui avait un goût passionné pour l’astrologie ; mais dès l’année 1113 (1701), il était dans un tel état de délabrement que, selon l’expression de son historien, « les hiboux avaient pris dans ses cellules la place des étudiants, et qu’au lieu de rideaux de soie, leurs portes étaient tendues de toiles d’araignées ». C’est dans ce bâtiment qu’on avait placé un observatoire célèbre dans le monde entier » (p. 212). Cette affirmation infirme celle de Jürgen Paul (cf. ci-dessous) ; de plus, se voit confirmé que le site de l’observatoire était complètement oublié avant qu’il ne soit retrouvé en 1908 par Vyatkin, archéologue russe. Quand il rencontre l’émir, Vambéry répond avec aplomb à l’expression de son doute : « – Je n’ai point ici-bas d’autre affaire, et voici déjà longtemps que j’erre de toutes parts en véritable djihanghechte (pèlerin du monde). – Que dis-tu là ?… Boiteux comme tu l’es, et djihanghechte… Voilà, je le répète, de quoi surprendre – Que je sois ta victime, sire, mais ton glorieux ancêtre (la paix soit avec lui !), atteint de la même infirmité, n’en a pas moins été djihanghir (conquérant du monde) » (p. 219). Au moment de quitter ses compagnons devenus des amis depuis six mois, il hésite à leur révéler sa supercherie, mais recule finalement devant ce coming-out : « Ma confession – d’un crime capital aux yeux de la loi mahométane – n’aurait peut-être pas immédiatement rompu tous nos liens d’amitié ; mais que d’amertume, que de regrets une déception pareille n’aurait-elle pas légué à mon brave Hadji Salih, si croyant, si sincère dans ses opinions religieuses ! Non, décidément, il fallait lui épargner un chagrin aussi vif et m’épargner à moi-même tout reproche d’ingratitude. À quoi bon détruire une illusion qui lui était chère ?… Je ne m’en sentis vraiment pas le courage » (p. 221). N’est-ce pas, mutatis mutandis, ce que se disent nombre d’homos avant de se déclarer à leurs proches ?
Le retour est narré à grandes chameauchées, disons à la Burnaby, et les remarques sont plus factuelles. À l’instar de Clavijo, il arrive à Vambéry de se repérer dans l’espace immense des steppes par « le chemin de droite […] celui de gauche », au lieu de « est » / « ouest » (p. 224). À propos d’une tribu de « Turkomans ersari », Vambéry a cette formule cinglante : « La civilisation Bokhariote, qui les a privés de leurs armes, les a dépouillés en même temps de leur droiture militaire ; le sabre est remplacé par le Coran, l’intégrité par l’hypocrisie » (p. 230). Vambéry prend note, avec même un tableau récapitulatif, des taxes ponctionnées par chaque principicule, sur les hardes des pauvres hères composant la caravane, et conclut : « On voit combien ces droits énormes auxquels le négociant est soumis, et qui revêtent l’apparence d’une espèce de légalité, doivent entraver toutes les transactions commerciales, et comment l’usage excessif que font les princes de leur autorité tyrannique empêche les habitants de tirer parti des richesses d’une contrée » (p. 256). Quand la Perse est en vue, « à mesure qu’approchant de Mashhad, je laissais la fière et libre attitude de l’Européen se substituer de plus en plus, par degrés, à l’humble posture du Derviche mendiant ». Certains Afghans, alors, « avouèrent en confidence qu’ils étaient sujets anglais ». Il conclut par cette formule : « L’Oriental naît et meurt avec un masque ; la loyauté lui demeurera toujours inconnue » (p. 279). Dès l’entrée à Mashhad, notre héros se livre, ou plutôt se délivre, au plaisir d’être à nouveau un Occidental. Il s’y repose un mois, puis reprend, en plein hiver, la route de Téhéran, puis de Tabriz, Trabizonde, Constantinople, suivant 450 ans après, le même chemin que Clavijo, à la même époque de l’année !

La 2e partie de l’ouvrage, disponible seulement dans la version du petit éditeur You-Feng, que je vous conseille donc, contient des données ethnologiques, géographiques, historiques, que j’ai intégrées ici ou là dans le présent article. La thèse que défend, semble-t-il, Vambéry, quand il raconte l’histoire en train de se faire, est que la conquête russe des khanats qu’il avait si difficilement visités, n’est pas tant une colonisation, qu’une razzia qui a réussi en profitant des dissensions internes, et qui poursuit le destin millénaire de ces régions, tour à tour subjuguées par des conquérants étrangers. Les razzias des diverses peuplades nomades sur la Perse et sur la Russie justifiaient une campagne militaire de pacification. Ses jugements sur les peuples rencontrés sont toujours nuancés : « Outre ces rapports, établis sur une grande échelle, nous avons à signaler les relations rares et précaires qui se maintiennent par l’entremise des pèlerins isolés, ou des mendiants, entre les districts les moins connus du Turkestan et les dernières extrémités de l’Asie. Rien de plus intéressant que ces vagabonds, partis de leur chaumière natale, sans un liard dans leur poche, pour faire cinq à six cents lieues, quelquefois bien davantage, à travers des pays dont ils connaissaient à peine les noms, et parmi des peuples qui n’ont ni l’aspect, ni le langage, ni les mœurs de leur propre race. Sans y regarder autrement, un pauvre paysan de l’Asie centrale, obéissant aux suggestions d’un rêve, prend tout à coup le chemin de l’Arabie, et va parfois jusqu’aux limites occidentales de l’empire Turc. S’il n’a rien à gagner, il n’a rien à perdre. Il veut avoir vu le monde, et suit aveuglément son instinct. Le monde dont je parle, son monde à lui, commence avec la Chine et finit à l’extrémité des provinces Ottomanes. Il admet bien, quant à l’Europe, qu’il peut s’y trouver de belles choses, mais il la regarde comme si infestée de magie et de diaboliques artifices que – même avec un fil destiné à lui faire retrouver sa route dans ce dangereux labyrinthe – il n’oserait jamais s’y hasarder » (p. 370).

Samarcande au temps de Tamerlan

Samarcande 1400-1500 est un dossier de la série Mémoires publié en 1995 déjà chez Autrement. Ce livre, sous-titré « La cité-oasis de Tamerlan : cœur d’un Empire et d’une Renaissance », est une œuvre collective dirigée par Vincent Fourniau. Dans son intro, celui-ci définit clairement l’importance de Tamerlan : « l’Asie centrale n’a jamais formé un seul pays dans son histoire, elle n’a jamais été peuplée par une seule nation. Au cours des temps, elle fut ou bien placée sous l’autorité d’empires mondiaux bien plus grands qu’elle, dont elle ne constituait qu’une province, ou bien fragmentée en plusieurs États locaux, plus petits […] mais indépendants » […] « Tamerlan chercha, et réussit, à créer un empire avec pour centre, cette fois, les plaines de l’actuel Ouzbékistan et pour capitale Samarcande. Ainsi, il fut celui qui fonda le premier empire mondial ayant cette région pour assise, à l’issue d’une vie passée en campagnes militaires et en marches forcées entre l’Ouzbékistan d’aujourd’hui, la Perse et le Caucase, Damas et la vallée de l’Indus. Jusqu’à lui en effet, les grands empires qui avaient englobé la Transoxiane, comme ceux d’Alexandre le Grand, des Omeyyades ou de Gengis Khan, avaient une origine extérieure à la région » (p. 12). On reproche beaucoup à l’Ouzbékistan actuel d’avoir fait de Tamerlan [2] le héros national, en rappelant qu’il fut un conquérant sanguinaire. La thèse défendue par cet ouvrage est de réhabiliter la « renaissance timouride », en démontrant que s’il fut un conquérant sanguinaire, Tamerlan favorisa toujours les sciences et les arts, ainsi que son illustre petit-fils Ulugh Beg (1394-1449), grand astronome autant que piètre conquérant. Comme le remarque V. Fourniau : « les sources écrites disponibles sur les conquêtes mongoles émanent de leurs victimes » […] « L’image tenace des Mongols et, à travers eux, de tous les impérialismes nomades, toutes époques confondues et par extension encore, des nomades en général, a été forgée en Occident comme en Orient sur la base de ces traditions écrites » (p. 26).
Amin Maalouf, l’auteur du roman Samarcande (1982), réhabilite « le conquérant paradoxal », dont « le territoire allait s’étendre démesurément, sans jamais être autre chose qu’une zone d’influence » (p. 51). Il rappelle la modestie de celui qui ne voulait pas qu’on l’appelle « roi ni empereur, mais seulement un officier, un « émir », à la rigueur un « grand émir » » ; le titre le plus prestigieux qu’il ait jamais voulu porter étant celui de kurgen (kourgan), ou « gendre impérial », puisqu’il avait épousé une femme de la descendance de Gengis Khan. La hantise de passer pour usurpateur lui faisait introniser des souverains postiches auxquels il prétendait obéir, pratique antérieure à son règne. Enfin, dans son mausolée – le fameux Gour Emir – il aurait demandé une sépulture sobre et modeste, et d’y être inhumé aux pieds de son maître spirituel, le cheik Mir-Said-Bereke. Quand on songe au protocole sévère relaté par Clavijo, plaçant les femmes ou les ambassadeurs selon leur rang à telle ou telle hauteur en-dessous de Tamerlan, placer sa propre tombe en-dessous du cheik, c’était quelque chose ! C’est Ulugh Beg qui rapporta, dit-on, l’énorme pierre de nephrite (jade noir) cassée en deux selon la légende lors de son transport depuis la Chine, qui contrevient tant soit peu au vœu de modestie, et constitue la pierre tombale de l’émir. On ne sait plus quoi penser. Tamerlan, brave garçon ? Lui qui faisait ériger des pyramides de crânes ou corps humains, modèle imité en 1915 par les Turcs lors du génocide arménien. Il est difficile de juger du passé au prisme du présent. Depuis Voltaire, on a l’habitude de regarder la guerre d’un sale œil, alors que pour les auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge (en gros jusqu’aux guerres de religion), la guerre était une occasion de manifester son héroïsme.
Jürgen Paul signe un article sur l’agriculture et l’irrigation et, fait remarquable, s’interroge sur le rôle des femmes dans le travail quotidien dans les villages. Il émet l’hypothèse, faute d’écrits sur le sujet, qu’elles s’occupaient notamment de la moisson, en rappelant qu’à l’heure actuelle, ce sont elles qui récoltent le coton. De fait, dans un chantier à Chakhrisabz, j’ai vu des ouvrières pioche en main, exactement comme en Chine (avec la même protection contre soleil et poussières sur le visage, que portent aussi les cantonnières, qui pourrait passer, sur des photos mal légendées, pour une sorte de voile intégral !) Audrey Burton fait le point sur les produits qui s’échangeaient au marché, venus de tout l’empire. C’était l’apogée du commerce caravanier, avant l’ouverture des routes maritimes et la suprématie de l’Europe. Les fruits secs qui encore aujourd’hui sont un délice, existaient déjà, ainsi qu’un choix impressionnant d’étoffes, cotonnades, soies, satins, damas, « drap réversible à fils d’or », etc. (p. 97). Les jardins sont aussi une innovation timouride, qui influencera les fameux jardins persans. Ulugh Beg fait l’objet d’un article de Frédérique Beaupertuis-Bressand. Ce prince de la Renaissance orientale s’intéressait non seulement à l’astronomie dont il demeure un maître reconnu mondialement, mais à toutes les sciences, d’ailleurs la madrasa monumentale qu’il fit édifier à Samarcande entre 1417 et 1420 serait celle qui résista le mieux au temps (propos qui contredit celui de Vambéry !). Il paraît que le prince en personne y enseigna. Elle occupe le côté oriental du fameux Régistan, et le temps est peut-être venu que je vous narre une aventure de votre Tintin préféré en Ouzbékistan…

Le Régistan de Samarcande

Or donc, votre serviteur se balade sur le Régistan, entre les trois bâtiments. J’admire le camaïeu de vert et de bleu qui contamine les camions et autres tréteaux. À un moment donné, je me retrouve seul. Un beau jeune flic m’adresse la parole : Seul ? Groupe où ? Groupe là-bas, my dear. Vous y en a vouloir monter minaret jolie vue Samarcande ? Ben tiens, tout seul dans un minaret (certes, désaffecté) si bien escorté… je veux, mon colon ! Le fantasme galope, la bride sur le cou ! J’emboîte le pas du flic joli, tandis qu’il emprunte à son chef du 7e ciel la clef. Je comprends que ça va me coûter double pourboire. On se glisse compliçamment dans l’entrée du minaret nord de ladite madrasa d’Ulugh Bek, si bien préservée ou restaurée. Le joli guide si bien gaulé dans son uniforme, pistolet en bandoulière, réclame son pourboire avec son plus beau sourire, évoquant la nécessité d’arroser le chef. Je suis généreux pour deux, et pour ce qui est d’arroser, toute la garnison y passerait volontiers ! Nous nous engouffrons dans l’étroit escalier rien que nous deux mon flic et moi. Ça tourne sec, et on arrive au sommet bien trop vite à mon goût. Il me fait signe de passer devant pour photo no problem. Je le frôle contre la paroi et parviens au nirvana de la vue ekseuclusiveu. Photo inoubliable. On redescend. Coin tranquille et sombre à droite. Coin tranquille à gauche. Eh, mon cher ami, vous oubliez de me demander si je suis marié, etc. Je connais le questionnaire, moi, j’ai z’été en Syrie, en Égypte, etc. Mais non, pressé par quelque devoir professionnel, il m’abandonne pour photos no problem au bas de l’escalier qui donne sur la cour intérieure ; après, je pourrai exit no problem. Quelle envie subite le soustrait à ma charmante et exclusive compagnie, le bougre ? Je ne prends aucune photo, et après avoir retenu mon souffle… la porte s’ouvre… exit no problem ! C’est à ce moment-là que je le vois rappliquer, tout sourire, avec une touriste en extase devant le jeune flicmane, qui s’immiscent discrètement là d’où je sors. Salope ! Je la reconnais : c’est la veuve Mouaque de Zazie qui croit se taper Aroun Arachide ! Mais magnanime, nous aurons de l’indulgence pour la pauvresse qui joue les cougar du minaret ! En attendant, voici le fruit – exclusif ! – de cette grimpette si galamment escortée. La médersa Cher-Dor à l’ombre (c’était avant midi), et le Chorsu. On peut reconnaître à l’horizon cette skyline en rase-mottes particulière à l’Ouzbekistan. Pas plus de vingt touristes par jour, sûr, ont droit à tel traitement de faveur ! Tiens, je pressens ce que l’anecdote pourrait devenir de croustillant et à peine romancé sous la plume de ce bon vieil Essobal Lenoir. Encore un bougre d’auteur que je paie grassement, et qui n’a rien publié de neuf depuis deux ans. Au boulot !

Le Registan de Samarcande
Vue depuis le minaret d’Ulugh Beg

L’ambassade de Ruy Gonzáles de Clavijo

Lucien Kehren, auteur d’une biographie de Tamerlan, qui participa à ce numéro d’Autrement, avait aussi traduit et édité la relation de voyage de Ruy Gonzáles de Clavijo, ambassadeur du roi Henri III de Castille auprès d’un Tamerlan à l’article de la mort, dont il évoque le périple dans La route de Samarkand au temps de Tamerlan. Il s’agit d’un « beau livre » publié par les éditions de l’Imprimerie nationale en 1990 (réédité en 2006, 360 p., 49 €), sous l’égide de l’Unesco, comprenant la traduction du journal de voyage de Clavijo, précédé d’un texte érudit de Kehren sur Tamerlan et sur les circonstances géopolitiques de cette ambassade. Le tout abondamment illustré, de façon souvent purement décorative, avec parfois quelque légèreté dans les légendes. Par exemple, p. 235, on trouve une superbe reproduction d’une scène intitulée en marge « Éléphants de guerre sur un pont. Miniature extraite des Chasses d’Akbar (1561) ». Les crédits se contentent de signaler le copyright de l’agence qui a fourni la photo. Il s’agit en fait d’une peinture de Basawan aidé de Chitra, peintres de l’empereur Akbar, composée vers 1590, et appartenant au Victoria & Albert museum de Londres. Vous la trouverez facilement sur l’article de Wikipédia consacré au peintre Basawan, et il ne s’agit a priori pas d’éléphants de guerre ! Je l’ai su en lisant un petit livre que je vous conseille : L’Art islamique. Asie, de Marianna S. Simpson, Flammarion, 1997.
La lecture de ce prétendu grand littérateur espagnol m’a déçu par rapport au chef d’œuvre annoncé par son traducteur. Certes, l’étude de Kehren est intéressante. On apprend qu’au XVe siècle naissant, les lettres de Tamerlan arrivant à Paris sont précédées par déjà 150 ans d’échanges de lettres ou d’ambassades entre l’Occident et l’Asie, et « la connaissance des langues orientales avait fait quelques progrès » depuis le catalan Raymond Lulle. Un « concile œcuménique, réuni à Vienne (en Dauphiné), avait promulgué un décret en faveur de leur enseignement » (p. 15). Quant à la relation de l’ambassadeur, elle traîne en longueur, comme son périple. Parti de Cadix le 23 mai 1403, il fait de longues escales en attendant les bateaux qui le mènent par étapes jusqu’à Trébizonde, et à chaque fois, « Nous avons tout visité pendant notre séjour » (p. 88), et le lecteur est gratifié d’une description minutieuse de chaque bâtiment, comme sur un blog de touriste qui n’aurait pas d’appareil photo. Cela donne des remarques d’une grande finesse intellectuelle. Exemple, à propos de Sainte-Sophie : « Tout cet ensemble mérite d’être vu » (p. 117). Clavijo avait dû emporter une quantité considérable de papier, et avoir eu la chance de tout rapporter, et ne pas être doué en dessin ni avoir sous la main de bon dessinateur parmi les onze accompagnateurs de l’ambassade, dont d’ailleurs 7, malades, resteront à Téhéran le 12 juillet 1404 jusqu’à ce que Clavijo en récupère 5 (2 étant morts entre-temps) à son retour le 26 janvier 1405 (p. 175). Il raconte d’ailleurs une terrible tempête que leur galiote essuya à l’entrée de la mer Noire, et qui les força à stationner à Péra de décembre 1403 à mars 1404. Les présents du roi, et donc le journal de voyage de Clavijo, furent jetés depuis le navire à terre avant qu’elle se disloquât ! Ces présents, apprend-on p. 175, comprenaient des gerfauts vivants ! Et Clavijo reprend son récit en mars 1404 ; pas un mot sur cette escale forcée de 3 mois ! On est ému de retrouver une partie du périple de Jason tel qu’il fut reconstitué par Tim Severin (voir cet article). Le fameux cap de Cyzique, par exemple, fait l’objet d’un court commentaire : « C’est là, dit-on, que de nombreux fugitifs, échappés de la bataille où Timour Beg vainquit le Turc, se jetèrent à l’eau pour gagner l’autre rive à la nage » (p. 107).
En de rares occasions notre ambassadeur dépasse d’un bout d’ongle son rôle de pur script. À propos de l’empereur de Trébizonde, il raconte que son fils fut « irrité de voir son père se confier aveuglément à son favori et écarter les nobles de l’empire ». Le sens du mot « favori » n’est pas explicité, mais on comprend de quoi il s’agit : « Urcho [le favori] était très intime avec l’empereur et rien ne se faisait dans l’empire sans son agrément » (p. 139). Cela se termine bien car « Urcho, grâce à sa grande habileté, devint l’ami du jeune empereur [le fils de l’empereur] et des nobles de son parti » Clavijo se fait parfois ethnologue : à propos des Grecs : « Leurs prêtres se marient, mais seulement une fois et avec une femme vierge. Lorsque cette dernière meurt, ils ne peuvent se remarier et restent veufs toute leur vie, manifestant grande peine et douleur » (p. 140). Après onze mois par mer pour rallier Trébizonde, le chemin se poursuit par la terre. C’est la traversée de l’est de la Turquie, Erzeroum, le mont Ararat, et de nombreuses villes peuplées d’Arméniens dont Timour-Beg a détruit les églises, quand il ne les a pas massacrés…

Le mont Ararat vu depuis la Turquie.


 Le mont Ararat vu depuis la Turquie (Photo, L. Labosse).
Arrivée à Tabriz, l’ambassade va désormais utiliser les relais de chevaux organisés par Tamerlan, et accélérer l’allure, au point qu’une course-poursuite avec l’émir et son armée s’engage, Tamerlan précédant de peu l’ambassade, qui ne peut que constater ses dévastations. L’empereur tient à recevoir l’ambassade à Samarcande. L’organisation des relais est parfaite, et préfigure celle que Frederick Burnaby observera dans les steppes russes cinq siècles et demi plus tard : « Si en chemin un des chevaux est épuisé, ils en prennent un autre pour le remplacer, où que ce soit, et à qui que ce soit ; tout cavalier rencontré doit, de gré ou de force, leur abandonner sa monture » (p. 179). La route est jonchée de chevaux morts, et Gomez de Salazar, l’un des deux compagnons de Clavijo, mourra épuisé à Nichapour (la ville de naissance d’Omar Khayyam, auquel il n’est fait aucune allusion ; il faut dire que l’ère du tourisme est révolue !). Fin août, Clavijo notera sobrement : « Ici décéda un serviteur, qui était déjà malade, du Frère Alonso Paez » (p. 199). C’est l’occasion de décrire Tabriz, émouvante à lire car j’y retrouve l’ambiance unique que j’y ai connue six siècles après ! Il évoque les « fontaines […] avec des vases en laiton ou en cuivre pour que les gens puissent s’en servir pour boire », ainsi que « beaucoup de belles et riches mosquées et des bains, qui sont les plus magnifiques, il me semble, qui existent au monde », lesquels bains ont disparu, en tout cas je n’en ai pas vu en Iran, sauf un seul muséifié. Une particularité d’époque est la façon de se repérer géographiquement : l’expression utilisée est toujours « à gauche », « à droite », voire « à main gauche » (« De Tabriz à la ville du Caire, il y a dix jours de chevauchée ; on y va en se dirigeant vers la droite, du côté de Bagdad » (p. 166 ; cf. aussi p. 267). Il n’est jamais question d’est ou d’ouest. Et le sud, c’est « en bas ». Déroutant ! C’est à Soultaniyé que Clavijo découvre le commerce caravanier, et le mot même de caravane (p. 170).
À Damghan, il découvre une autre qualité de Timour : « [les Tartares blancs] furent taillés en pièces et exterminés, Timour Beg ordonna d’ériger avec les têtes des tués ces quatre tours, composées de couches alternées de têtes et d’argile » (p. 176). En passant l’Amou-Darya, Clavijo remarque les gardes qui doivent « empêcher que les nombreux captifs, envoyés par Timour Beg pour peupler et accroître la grandeur de Samarkand, ne s’enfuient pour retourner dans les différents pays conquis dont ils étaient originaires » (p. 195). À Kech (le futur Chakhrisabz), pour une fois, Clavijo est invité à visiter la ville et le fameux Ak Seraï, ce qui nous fait rêver, car au lieu des deux piliers en ruine que nous voyons, il admira un palais entier, y compris « un salon que Timour Beg avait fait construire à part pour se restaurer en compagnie de ses favorites » (p. 200). Il entre alors, avant même d’avoir rencontré le personnage, dans un récit d’une sorte de légende dorée de Tamerlan, sans préciser de qui il tient ce récit. Il évoque un « Tchagatay de sa tribu » de grande valeur, qu’il fit gouverneur d’une province, et dont le fils, « Djahân Châh Mirza, […] est devenu son favori […] il l’a nommé connétable de son armée » (p. 202). Vu l’usage du mot « favorite » deux pages auparavant, on peut se demander (à condition que ce soit le même mot en espagnol), si ce mot sous-entend une faveur amoureuse.
Le 8 septembre 1404, c’est enfin la rencontre, au gré des nombreux jardins de Samarcande. Tamerlan n’a plus que cinq mois à vivre, mais il assure la cérémonie de réception des ambassadeurs. Le portrait de Clavijo est fort sobre : « Timour Beg nous demanda d’avancer encore plus près de lui, car il voulait nous dévisager et sa vue n’était plus très bonne ; il était d’un grand âge et ses paupières lui retombaient sur les yeux » (p. 210). Détail amusant : les premiers mots du khan sont pour demander des nouvelles de la santé du roi de Castille, après 16 mois de voyage ! Clavijo ne donne aucun détail précis sur les langues utilisées pour communiquer, se contentant de dire qu’il faut un interprète pour lire la lettre du roi (écrite en latin). Pour la communication courante, il parle d’« un interprète » ; on peut supposer que Tamerlan avait à sa cour un lettré ayant appris le latin, ou bien peut-être le français, à moins que l’un des ambassadeurs espagnols n’eût appris le turc ou le persan au cours de ce long voyage en compagnie de l’ambassadeur de Tamerlan auprès du roi de Castille ? Cela aurait occupé les trois mois passés à glander à Péra ! Le protocole est rigoureux ; Clavijo indique sans commentaire : « Chacun de nous était conduit par deux gentilshommes qui nous tenaient sous les aisselles et qui ne nous lâchèrent qu’après nous avoir ramenés au point d’où nous étions partis » (p. 234). Tamerlan humilie l’ambassadeur de l’empereur de Chine, qu’il fait asseoir plus bas que les ambassadeurs d’Espagne, et à qui il fait annoncer qu’il le pendra, sans que Clavijo ne daigne nous informer de la suite ! Lors d’une fête suivante, le 15 septembre, il est question de « grandes jarres de vin » ; enfin, lors de la fête du 22 septembre, c’est une « beuverie » qui est organisée : « Pendant cette fête Timour Beg proclama que l’on pouvait boire du vin, et il en but lui-même, car on ne peut boire en public ou en cachette sans son autorisation. On sert le vin avant de manger et on en donne si souvent que les hommes deviennent ivres ; on croit ici qu’il ne peut y avoir de réjouissances ni de fêtes sans s’enivrer.
Ceux qui doivent servir le vin le font à genoux ; dès qu’une tasse est vidée, ils la remplacent par une tasse pleine. Ils ne font rien d’autre que de donner à boire et de renouveler les tasses. Quand celui qui sert est fatigué, il est aussitôt remplacé par un autre homme qui continue à faire la même chose que le premier. […] Ils disent à ceux qui refusent de boire du vin qu’il faut en avaler pour se conformer au désir de Timour Beg, qui y tient beaucoup. Il y a mieux encore : ils donnent des tasses remplies et il faut les vider jusqu’à la dernière goutte de vin. S’il en reste encore dans la tasse, on refuse de vous la reprendre et on vous la rend pour que vous la buviez toute. Pendant qu’on vide une à deux tasses, on vous dit que vous buvez ce vin pour l’amour de Timour Beg et on vous conjure de le faire sans en laisser tomber une seule goutte. […] La beuverie dura un long moment »
(p. 215). Timour aura même l’attention délicate d’autoriser les « Francs » à boire du vin « suivant notre désir » et non seulement en sa présence comme les autres. Ce n’est qu’au bout de quelques pages et autant de « beuveries », que Clavijo nous informe que lui-même ne boit pas de vin, que l’empereur l’a appris, et que cela ne semble pas poser de problème. Il ne précise pas pourquoi il n’en boit pas. On boit aussi parfois de l’eau-de-vie (p. 238).
Les femmes sont conviées aux festivités de Tamerlan (p. 217). Clavijo observe et décrit huit épouses (mais les notes n’en identifient que trois), qui paradent dans un décorum, un costume et un protocole exceptionnels : « Lorsque tous les invités furent placés bien en ordre, Khanoum, l’épouse la plus importante de Timour Beg, sortit de l’une des enceintes qui entouraient le pavillon pour venir assister à la fête auprès de son mari.
Elle était vêtue d’une robe ample et longue faite d’un tissu de soie coloré brodé d’or qui traînait à terre Cette robe sans manche était décolletée, sans forme à la taille et très évasée du bas.
Quinze dames de cour en soulevaient la traîne pour permettre à Khanoum de marcher. Celle-ci avait le visage enduit d’une couche de céruse, ou d’un produit blanc similaire, si épaisse qu’on aurait dit du papier. Toutes les dames, particulièrement les grandes dames, s’enduisent ainsi le visage afin de le protéger en voyage, été comme hiver.
Khanoum portait aussi devant son visage une fine voilette blanche et sur sa tête une haute coiffure ressemblant au cimier des casques que l’on utilise ici pour jouter mais faite d’un tissu coloré dont les extrémités lui retombaient sur les épaules. Ce cimier était orné de grosses perles, rondes et limpides, ainsi que de rubis, de turquoises et de bien d’autres pierreries. […] Le cimier était entouré d’un diadème orné de trois magnifiques rubis. […] Sur le cimier était fixé un plumet blanc long d’une coudée, qui laissait retomber les plumes jusqu’à son visage, à la hauteur de ses yeux.
Quand Khanum marchait, ce plumet se balançait de part et d’autre. Sa chevelure noire retombait librement sur ses épaules ; ses cheveux étaient noirs, comme le voulait la mode dans ce pays. On a coutume de teindre les cheveux en noir ici. Son couvre-chef était soutenu par les mains de plusieurs de ses suivantes et derrière elle avançait un cortège de trois cents demoiselles. Pour la protéger du soleil, un homme maintenait au-dessus d’elle un dais fait d’un tissu de soie blanche ayant la forme de tente ronde et monté sur une hampe longue comme une lance. Devant elle et devant ses dames marchaient de nombreux eunuques, lesquels sont chargés de garder les femmes.
Arrivée dans cet équipage sous le grand pavillon, Khanoum alla s’asseoir près de Timour Beg sur une estrade garnie de coussins, placée un peu en retrait de celle de son époux, tandis que les dames de sa suite prenaient place derrière elle. À ses côtés, trois suivantes soutenaient de leurs mains son couvre-chef, pour éviter qu’il ne penche »
(p. 233). Et les épouses de rang inférieur arrivent les unes après les autres, chacune installée « sur une estrade un peu plus modeste »… De la femme considérée comme un cheval de parade !
Clavijo se contente de raconter fêtes et beuveries ; il a participé à 18 banquets de ce type, soit un tous les quatre jours. Que faisait-il entre-temps ? Mystère ! À part ce qu’il a vu sur le chemin, il ne signale aucune excursion dans les environs de Samarcande, et se contente de décrire la ville et ce qui s’y vend ou cultive, par exemple le melon si réputé, qui se vend aussi séché, et, de fait, j’ai goûté à Boukhara, pour la première fois de ma vie, de cet excellent melon séché. Début novembre, on fait comprendre à tous les ambassadeurs présents, d’Espagne, d’Égypte ou d’ailleurs, qu’ils doivent s’en retourner. Clavijo insiste pour saluer Tamerlan et obtenir une lettre officielle pour son roi, mais rien à faire, ils doivent s’« en aller de gré ou de force » (p. 255), et sans lettre. On leur fait croire que c’est parce que l’émir se meurt, et Clavijo ne se doute pas qu’il prépare une campagne – sa dernière – contre la Chine. L’ambassade repart le 21 novembre, par la route de Boukhara, cité qui aura droit à… trois lignes de description ! La neige et le froid ralentissent la progression, même si les paysans locaux sont réquisitionnés pour déblayer la route. On retrouve les compagnons laissés à l’aller, auxquels Clavijo accorde une ligne sobre : « nos hommes qui étaient tombés malades à l’aller et que nous retrouvâmes ici, sauf deux d’entre eux qui étaient décédés » (p. 271). En mars, la nouvelle confuse de la mort de Tamerlan entraîne une guerre fratricide en Perse, ce qui bloque l’ambassade à Tabriz jusqu’en août. La mort enfin annoncée est notée par Clavijo de façon aussi sobre que celle de ses compagnons. Le retour de Tabriz est relaté en accéléré, bien que le voyage ait duré entre le 14 août 1405 et le 1er mars 1406 (plus 3 semaines pour rencontrer le roi). La mission aura donc duré… 34 mois !
Le livre contient en annexe les échanges diplomatiques entre Tamerlan et son fils Miran Shah et les rois de France et de Castille. La lettre de Tamerlan au roi de France, datée du 1er août 1402, est très brève, mais demande « des nouvelles de sa santé afin que nous soyons tranquillisés » ! Il semble que la préoccupation principale de l’émir soit la liberté réciproque de circulation des commerçants. Elle est donnée dans la version officielle et dans la traduction latine de l’émissaire, qui est plutôt une extrapolation (mais c’était dans les usages semble-t-il). La lettre de Miran Shah insiste également sur le commerce. La réponse de Charles VI à Tamerlan est datée du 15 juin 1403, ce qui montre une vitesse bien plus élevée que pour l’ambassade de Clavijo ! Il est vrai que les lettres de Tamerlan avaient été écrites d’Ankara, au lendemain de la bataille du même nom : la moitié du chemin était faite. Voici pour terminer, la fin étonnante de la missive adressée au roi de Castille : « Entre nous et lui [Bajazet] flamba le feu du combat et nous l’avons vaincu par le pouvoir du Dieu Très-Haut et par la grâce de sa protection […] Nous avons capturé le fils d’Osman Yilririm Bayasid et Moustafa son fils. Ils tombèrent entre nos mains et nous anéantîmes tous ceux de son armée, les faisant passer par les armes, avaler nos lances et nos épées, et donnant leur sang à avaler à la terre. Les nôtres jetèrent leurs corps à manger aux bêtes ; ceux qui en réchappèrent s’enfuirent nus et sans chausses dans un grand désarroi. Nous avons gracieusement rendu leur pouvoir, par la grâce de Dieu Très-Haut, à tous les rois chrétiens en leurs cités et châteaux, comme le savent ces messagers » (p. 299).

Le Livre de Babur (Babur-Nama)

Revenons à ce numéro d’Autrement sur Samarcande. Jean-Louis Bacqué-Grammont nous explique comment le tchagataï, langue turque d’Asie centrale dont est issu l’ouzbek actuel, s’imposa sous Tamerlan comme une grande langue de culture. Le prince timouride Bâbur (ou Babour) lui donna ses lettres de noblesse par le fameux Babour Name, son autobiographie où il raconte comment, après avoir été chassé de Samarcande par les Ouzbeks, il erra dans la région de Kaboul, et fonda la dynastie moghole en Inde. L’auteur de l’article n’est autre que le traducteur de ce texte aux Publications Orientalistes de France, en 1980. Selon lui, le tchagataï fut « une véritable koinè écrite de l’Asie centrale » (p. 162). Ledit Babour inventa d’ailleurs un alphabet original différent de l’arabe, à usage personnel, mais précurseur de la révolution des signes de Mustafa Kemal en 1928.
Ces « Mémoires de Zahiruddin Muhammad Babur de 1494 à 1529 », ont donc été publiés sous le titre Le Livre de Babur, avec des notes et trois préfaces, sous les auspices de l’Inalco, et dans une « Collection Unesco d’œuvres représentatives ». Il s’agit d’une rareté à tous niveaux : une longue autobiographie rédigée par le « premier des Grands Moghols », le sultan Babur (1483-1530), directement en tchagataï, la langue vernaculaire, et non en persan, langue de la cour. Elle se divise en trois parties, correspondant à la vie du protagoniste : « Babur en Transoxiane, Babur en Afghanistan, Babur en Inde ». Bien évidemment on ne prendra pas tout pour argent comptant, et le préfacier de la première partie signale au moins quelques omissions sur les défaites de Babur à Samarcande. Pour être franc, j’avais prévu de me « taper » ces 480 pages écrites très petit, mais, après lecture des trois introductions, j’ai irrémédiablement calé sur les indigestes dix premières pages du texte de Babur. Après la lecture de Vambéry, c’était trop lourd. Si je visite jamais le nord de l’Inde, promis, je l’emporte avec moi !

Islam & dictature

Revenons au volume Autrement. Jürgen Paul consacre un article aux confréries soufies, qui selon lui « prirent leur essor comme une réponse au fait que l’islam orthodoxe traditionnel n’avait pas su préserver la Transoxiane [3] de la vague mongole et des destructions qui l’ont accompagnée » (p. 151). Il définit le soufisme comme un « islam parallèle […] regardé d’un mauvais œil par l’islam « orthodoxe » officiel » (p. 151). Il en reste sans doute quelque chose, car de tous les pays musulmans où j’ai traîné mes guêtres, l’Ouzbékistan est le seul que je connaisse où l’islam soit une religion normale au sens occidental du terme, qui ne terrorise plus la population et ne la maintienne pas dans le Moyen Âge. La plupart des mosquées et madrasas historiques y sont désaffectées, transformées en musées et en boutiques touristiques, et ce n’est pas seulement une volonté d’État, mais une nécessité, car quand on voit l’affluence lors des grandes prières dans les mosquées du vendredi réservées au culte, on comprend qu’il est nécessaire de ne pas réhabiliter ces grandes mosquées historiques, sous peine que l’affluence, répartie en de nombreux endroits, y soit ridicule. C’est d’ailleurs, selon les guides touristiques, une pierre d’achoppement entre l’Unesco et le gouvernement ouzbek. L’Unesco voudrait bien que certaines mosquées ou madrasas soient rendues au culte, mais le gouvernement sort son seul argument pour se maintenir au pouvoir : l’antidote à l’intégrisme religieux tant redouté des Occidentaux. Question si complexe…
De fait, si l’islam est resté une religion presque normale dans ce pays-là (peut-être comme dans les quatre autres républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan ; il faudra que j’y jette un œil…), c’est que le totalitarisme communiste est plus efficace que la démocratie contre le fanatisme religieux. C’est un crève-cœur. En quinze jours dans ce pays, j’ai croisé moins de femmes en hidjab qu’en allant chercher mon pain dans mon quartier. Et quand je dis hidjab, la plupart du temps, cela se résume à un foulard traditionnel qui n’a rien d’islamique, et qu’on porte, comme en France il y a cinquante ans, plutôt pour des raisons d’hygiène et de climat (absence d’eau courante, donc on se lave les cheveux une fois par semaine, et climat continental, - 30° en hiver, + 40° en été, poussière, etc.) Je n’ai même croisé aucune touriste du Golfe, comme on en voit dans tous les autres pays musulmans, en niqab ou autre chasuble islamique. Comme quoi le soufisme ouzbek semble peu en odeur de sainteté dans le monde musulman. Cela est d’autant plus étonnant que le pays a une frontière commune avec l’Afghanistan. Dans les rues, dans le métro, les femmes se baladent pour la plupart en cheveux, et beaucoup montrent leurs mollets ; il existe même une minorité visible de Russes qui se vêtent sans complexe de jupes ras la moule comme en Russie.
Bref, pourvu que ça dure… et surtout que la dictature du président Islam Karimov puisse prendre fin sans qu’on bascule dans l’islamisme. On trouvera quelques informations à ce sujet dans l’article de Wikipédia Islam au Turkménistan, où l’on apprend que la religion est encadrée par l’État avec des institutions héritées de l’époque soviétique, les salaires du clergé étant versés par l’État. Malheureusement, des mosquées sont construites avec des fonds, je vous le donne en mille… saoudiens, koweïtiens et turcs… Du coup, l’idée de l’Unesco de réhabiliter les vieilles mosquées ne serait peut-être pas si mauvaise, si elle empêchait l’intrusion d’un islam extérieur à l’Asie centrale, porteur de tous les miasmes que l’on ne connaît que trop… en plus de leur architecture ottomane sans rapport avec l’histoire si riche et plus antique de l’Asie centrale. Bref, ce n’est pas simple… Cet article nous apprend également, je cite, que « Le conseil religieux musulman du Turkménistan constitue avec le conseil ouzbek le conseil religieux musulman du Mavarannahr, basé à Tachkent ». On constate en France que la Loi de 1905 est impuissante à freiner le développement de l’islamisme radical et revendicatif. La répression du port du voile, solution adoptée, ne fait qu’aggraver la situation. Et si la solution de l’encadrement financer des mosquées, financer des ministres du culte, s’avérait moins coûteuse et plus efficace ? Le précédent du concordat en Alsace-Moselle, qui exclut a priori l’islam, devrait nous fournir un angle d’observation de l’intérêt ou non de ce choix. Le problème dans notre pays est d’une part qu’on gère cette question avec des affects et arrières-pensées de surenchère électoraliste, et non avec pragmatisme ; d’autre part, qu’il est désormais sans doute trop tard maintenant que la locomotive est lancée à grande vitesse.

Minaret Islam Khodja, Khiva.
Vue de Khiva, le minaret Islam Khodja (XXe).


 Vue de Khiva, le minaret Islam Khodja (XXe).
Quelques mots sur le président Islam Karimov. Il bénéficia de la chance historique d’être nommé premier secrétaire du parti communiste d’Ouzbékistan en 1989, juste avant l’effondrement de l’URSS. Or à ce moment-là, l’Ouzbékistan obtint son indépendance à son corps défendant et sans coup férir. Peut-être comme Mayotte, qui choisit en 1973 de rester française, alors que le reste des Comores votait pour l’indépendance. Karimov devint naturellement président de l’Ouzbékistan indépendant en 1990, et s’est maintenu au pouvoir depuis par toutes les manigances possibles, gouvernant le pays en autocrate assis sur un népotisme sans scrupules dont bénéficient ses deux filles, dont l’alcoolique français Gérard Depardieu (un ancien acteur, paraît-il) s’est fait récemment le représentant de commerce [4]. Pour donner une idée de la façon dont est traitée la démocratie dans les potentats d’Asie centrale, voir le traitement médiatique d’une chute de cheval récente du président du Turkménistan Gurbanguly Berdimuhamedow. Malheureusment pour notre ami Depardieu, sa chute de scooter, même si elle n’a pas été filmée, a donné lieu à plus de commentaires !

Samarcande, d’Amin Maalouf

Samarcande, publié en 1988, c’est-à-dire avant la fin de l’URSS, est un roman à tiroirs, puisqu’il raconte la vie d’Omar Khayyam enchâssée dans celle de son manuscrit, qui aurait sombré dans le naufrage du Titanic, après avoir été retrouvé par un bibliophile dans des conditions rocambolesques en Iran. Attention : le titre Samarcande est trompeur, car l’action, si elle commence à Samarcande (bien avant sa splendeur timouride), a surtout lieu en Iran. Sans doute, en 1988, un titre comme Téhéran eût-il été beaucoup moins vendeur que Samarcande ! C’est donc plutôt un livre à lire à l’occasion d’un voyage en Iran. Le récit enchâssé est une fiction basée sur la légende biographique d’Omar Khayyam (1048-1131). Ce poète et mathématicien inventa selon Maalouf dans un traité d’algèbre « le terme arabe chay, qui signifie « chose » ; ce mot, orthographié Xay dans les ouvrages scientifiques espagnols, a été progressivement remplacé par sa première lettre, x, devenue symbole universel de l’inconnue » (ch. 5, p. 40, pagination de l’édition Livre de Poche). Je n’ai pas pu vérifier, mais j’ai appris que le mathématicien khivien Al-Khawarizmi (783-850), dont on ne peut pas rater la statue devant la porte Est de Khiva, est à l’origine des mots « algorithme » (son nom latinisé) et « algèbre », du titre d’un de ses livres.
Omar Khayyam se trouve à Samarcande, où il est présenté au Khan, qui le prend en estime du fait de son franc parler. Il s’amourache de Djahane, poétesse et courtisane de Boukhara, qui tient à sa liberté. Ils se retrouvent en secret pendant les nuits, et leurs discussions sont licencieuses : « si nous excluons les épouses qui s’ennuient, les esclaves qui obéissent, les filles des rues qui se vendent ou se louent, les vierges qui soupirent, combien de femmes reste-t-il, combien d’amantes rejoindront cette nuit l’homme qu’elles ont choisi ? Semblablement, combien d’hommes dorment auprès d’une femme qu’ils aiment, d’une femme surtout qui se donne à eux pour une autre raison de ne pouvoir faire autrement ? » (p. 43). Samarcande est menacée par les seldjoukides. C’est l’occasion d’évoquer un sultan seldjoukide, Tughrul Beg, stérile mais libertin : « Au fil des femmes, épouses ou esclaves, il avait dû, toutefois, se rendre à l’évidence : si faute il y avait, c’était lui le fautif. Astrologues, guérisseurs et chamanes avaient été consultés, on lui avait prescrit d’avaler, à chaque pleine lune, le prépuce d’un enfant fraîchement circoncis. Sans résultat. Et il lui avait fallu se résigner. Mais, pour éviter que cette infirmité ne réduise son prestige auprès des siens, il s’était forgé une solide réputation d’amant insatiable, traînant derrière lui, pour le plus court déplacement, un harem exagérément fourni » (p. 51). Son successeur dans la dynastie seldjoukide est l’objet d’une drôle de rumeur : « alors qu’on attribuait au stérile Tughrul une débordante virilité, Alp Arslan, père de neuf enfants, avait, hasard des mœurs et des rumeurs, l’image d’un homme que l’autre sexe attirait peu. Ses ennemis le surnommaient « l’Efféminé », ses courtisans évitaient de laisser leurs conversations glisser vers un sujet si embarrassant. Et c’est cette réputation, méritée ou pas, qui allait causer sa perte, interrompant prématurément une carrière qui s’annonçait fulgurante » (p. 52). Maalouf reprend explicitement la légende des trois amis, le vizir d’Alp Arslan Nizam al-Mulk, Omar Khayyam et Hassan ibn al-Sabbah, le « vieux de la montagne » (voir le tome 16 de la BD Le Vent des dieux) (p. 78) ; il nous raconte la rencontre légendaire des deux derniers comme le hasard les amène à partager une chambre sur la route. Ce dernier est le fondateur de la secte ismaélienne des Nizârites, improprement appelés parfois Assassins (et Maalouf explicite cette légende basée sur une erreur ancienne), qui se basa sur la forteresse d’Alamut.
L’histoire d’amour continue malgré l’opposition entre Omar et Djahane. Pendant qu’elle intrigue au harem royal, pour lui, la vie « est plaisir de la science, science du plaisir » (p. 94). Hassan a transformé Alamut en un endroit terrifiant d’où tout plaisir est exclu. Instruments de musique, alcool, femmes sont impitoyablement chassés de la forteresse, et il fait exécuter impitoyablement ses propres enfants soupçonnés d’infractions à ces règles (p. 142). Hassan fait voler le précieux manuscrit d’Omar, dans le but de l’attirer à Alamut, mais en vain : Omar préfère vivre loin de la rigueur de son ami. Il meurt à 84 ans. Quand Hassan meurt, Amin Maalouf traite l’attitude de ses successeurs à la façon du théorème du singe (excellent extrait, p. 154) : tous ceux qui l’ont connu prorogent avec terreur ses interdits jusqu’à celui de ne pas pénétrer dans la bibliothèque. Il faut attendre le petit-fils du successeur d’Hassan, nommé Hassan lui aussi, pour que les interdits soient non pas transgressés, mais renversés : « Tout ce qui était interdit est permis, et tout ce qui était obligatoire est interdit ». Le livre de Khayyam, à l’origine de cette conversion de Hassan II, est vénéré comme une relique. Lors de la prise d’Alamut par les hordes gengiskhanides, le manuscrit est miraculeusement sauvé. Le roman fait alors un saut dans le temps, et nous raconte comment le manuscrit fut retrouvé des siècles plus tard, par le narrateur, un certain Benjamin O. Lesage, au moment de la révolution constitutionnelle de l’Iran en 1906. Une page prémonitoire de la révolution islamique de Khomeini, où le clergé est divisé en deux factions, l’une qui « rejetait tout ce qui venait d’Europe, l’idée même de démocratie, de parlement et de modernité », l’autre arguant du Coran lui-même pour une constitution (p. 227). Benjamin O. Lesage, dont le O. est l’abréviation d’Omar, nous raconte pourquoi il tient tant à récupérer ce manuscrit, puis ses aventures sur plus de dix ans en Iran, son histoire d’amour avec Chirine, fille du Shah (écho de celle d’Omar avec Djahane ; cf. p. 276), qui lui remet finalement le manuscrit. Benjamin duplique également l’attitude d’Omar, en refusant le poste de ministre des finances que son ami le député Fazel
lui propose. Il suggère à sa place un inconnu qui se révèle fort compétent et incorruptible (p. 285), mais échoue par manque de finesse diplomatique, et le Shah reprend sa place en 1910. Benjamin propose alors à Chirine de l’épouser, et de le suivre aux États-Unis. Ils s’embarquent sur le Titanic, confiant le précieux manuscrit au coffre-fort, ce qui, ironie du sort, lui sera cette fois-ci fatal.

L’Odyssée de Paul Nadar au Turkestan

L’Odyssée de Paul Nadar au Turkestan (Monum, 2007, 19 €) est basée sur un reportage de Paul Nadar en 1890. Voir un article de présentation (attention : pubs !), ainsi que les archives numérisées sur le site du ministère de la Culture. La photo du marché aux esclaves reproduite supra ne se trouve pas dans le livre, mais provient de ce site, évoquant une exposition « Paul Nadar, de la Turquie au Turkestan, 1890 », qui aurait eu lieu à Tachkent en 2010. Cette photo a peut-être été produite dans le cadre de cette expo, mais il me semble difficile d’imaginer qu’elle soit de Nadar, en tout cas du même voyage. En effet, dans le cadre d’une opération destinée à promouvoir la mission civilisatrice russe, on voit mal le général Annenkov mener ses invités dans un marché aux esclaves. Il s’agit plutôt d’une photographie antérieure à la présence russe, je suppose, ce qui est tout à fait imaginable. On en apprend beaucoup dans la préface sur ce voyage publicitaire dans tous les sens du terme, puisqu’il s’agissait du côté de Paul Nadar, le fils de Félix Nadar, de démontrer la souplesse d’utilisation de procédés ou d’appareils de son invention ou inventés par George Eastman, qu’il présente à l’exposition internationale de Tachkent. Il veut démontrer que ces produits peuvent s’utiliser « dans les pays glacés ou tropicaux » (p. 26), et résistant à tout. Du côté du général Michel Annenkov, ingénieur, fondateur et promoteur du chemin de fer transcaspien, il s’agit de faire connaître son œuvre pharaonique, qui se poursuit par la construction de la ligne du transsibérien.
On est estomaqué et amusé, au fil des pages de voir ledit général faire son apparition non seulement à Paris, dans tous les salons de la bonne société, mais à Constantinople, et sur les stations de la ligne, sur les chantiers, à Tachkent, etc. Chacun trouve son compte à promouvoir son produit, et Nadar fait le voyage en compagnie d’industriels et de leurs dames. Il emporte un nombre impressionnant de valises, plusieurs appareils, dont un Kodak instantané cent poses, et un « Express Détective Nadar », en plus de sa chambre grand format 30x40, et les plaques de verre correspondantes, mais aussi des bobines de films Eastman. Il ramène semble-t-il 1800 vues, non sans craintes pour les plaques de verre. Les photos sont légendées d’extraits de livres ou d’articles variés, témoignages de nombreux invités du général, comme en témoigne cet extrait du Lys rouge d’Anatole France (1893) : « nous pourrions, au printemps, visiter le Caucase, le Turkestan, la Transcaspie. Voilà un pays intéressant et peu connu. Le général Annenkoff mettrait à notre disposition des voitures, des trains entiers, sur la voie ferrée qu’il a construite. C’ est un ami à moi ; vous lui plaisez beaucoup. Il nous fournira une escorte de cosaques. Cela ne manquera pas d’allure » (p. 12). En même temps que Nadar, Jules Verne prépare son roman Claudius Bombarnac, qui sera publié en 1892, et qui raconte les aventures rocambolesques de Claudius Bombarnac, « reporter du XXe siècle », lors de son voyage sur la ligne transcaspienne entre le port d’Ouzoun-Ada et Pékin. De nombreux extraits sont cités. Les photos ne sont pas forcément des chefs-d’œuvre, mais leur intérêt documentaire est incontestable, et l’on goûte l’effet « instantané », nouveau à l’époque, permettant de saisir des scènes de rue, ou bien un « bozkachi » à Merv (actuelle Mary, Turkménistan). Il y a même de nombreux panoramas, composés de deux clichés assemblés. Ce livre, comme ne l’indique pas le titre, est avant tout un livre sur l’épopée du chemin de fer. Derrière la caméra de Nadar, on découvre le « camp roulant » : un train spécial à deux étages « de wagons spéciaux, où logeraient ses travailleurs, avancerait au fur et à mesure de la pose des rails » (p. 84). Ce train permet une progression spectaculaire de 8 km par jour ! Les photos d’émirs, de chevaux, de marchés, nous font découvrir la vie locale. Les monuments sont bien décrépits, et les photos de la prière du vendredi dans la madrasa Ouloug-Beg notamment (cf. ci-dessous), montrent une foule de fidèles mâles fort clairsemée.

Samarcande, madrasa Oulough-Beg, prière.
Photo de Paul Nadar (1890).

Paperasseries et autres considérations ouzbèkes

Je me suis demandé si, à l’instatar de la Russie, pour laquelle on a inventé le gentilé « Russien » pour désigner les ressortissants russes qui ne sont pas d’ethnie russe (voir cet article), il existait un gentilé différent, par exemple « ouzbékistanais », à l’instar (tard ?) de « pakistanais », permettant de différencier les Ouzbeks parlant ouzbek, et qui peuvent résider, voire avoir la nationalité turkmène par exemple, et les « ouzbékistanais » ethniquement russes, tatars ou tadjiks, d’autant plus que les tadjiks, qui ne représentent que 5 % de la population ouzbèke, sont majoritaires dans le sud, par exemple à Samarcande. Imaginons un ressortissant d’Ouzbékistan d’ethnie tadjike et parlant le tadjik, immigré en Russie : comment doit-il se présenter ? Non, je ne veux pas vous empêcher de dormir !
Que dire sur l’Ouzbékistan ? Eh bien, commençons par récriminer. Les formalités à la douane et dans les hôtels atteignent des sommets dignes du feu soviétisme. On vous fait compléter des formulaires en double exemplaire à l’entrée au pays, qu’il faut rendre à la sortie, en double exemplaire itou, mais pas les mêmes ! Et à l’arrivée, même avec un seul avion (le trafic à Tachkent ou Ourguentch est fort modeste), attendez-vous à la foire d’empoigne pour ces formalités inutiles et chronophages ! Tout cela doit servir peut-être à tapisser les toilettes du palais présidentiel, car à quoi bon cette paperasse à l’ère informatique ? Le visa coûte cher (70 ou 80 euros selon la durée). Dans chaque hôtel on relève votre passeport (pas la photocopie) et l’on vous rend un bout de papier avec le numéro dudit passeport et la date précise de votre passage à l’hôtel, papelard qu’il faut scrupuleusement conserver au cas où on vous le demanderait à l’aéroport. Bien sûr on ne vous le demandera pas, sauf… [5] Tout cela explique que ce pays assez pauvre reçoive finalement relativement peu de touristes par rapport au potentiel, et parmi eux, plus de 50 % de français, qui ne semblent pas dégoûtés. Quasiment pas d’Anglais ou Étasuniens, mais des Italiens, Espagnols, Allemands, en plus des nombreux Russes, Ouzbeks eux-mêmes, et ressortissants des autres pays d’Asie centrale, et quelques Japonais, Chinois et Coréens (beaucoup d’industries sud-coréennes sont implantées dans le pays). Pour les Français, c’est un peu logique, car le choix des pays musulmans visitables s’amenuise de jour en jour par les temps qui courent. Syrie, Lybie, Liban, sans parler de l’Irak (et de l’Afghanistan !). Même la Tunisie et l’Égypte effraient, sans raison, et le Maroc et l’Algérie, sans grande raison non plus semble-t-il, ainsi que l’Iran. Allez en Iran, nom d’une pipe ! (et puis en Inde et en Indonésie, pour peu qu’on les considère comme des pays musulmans). Beaucoup de visiteurs disent que les Ouzbeks sont gentils et accueillants, et ce n’est pas faux, mais allez d’abord en Iran, et on en reparle ! Voyez plutôt ci-dessus ce que dit Burnaby à propos de son voyage à Khiva.
Le paysage est divers, entre l’immense désert du Kyzylkoum et le désert naissant du Karakalpakistan (région autonome) [6], dû à la disparition progressive de la mer d’Aral avec salinisation du sol, donc désert, augmentation de l’amplitude thermique, etc. À propos de la mer d’Aral, le problème ne date pas d’hier, même s’il a été amplifié à l’époque soviétique pour l’irrigation de la culture intensive du coton. Des témoignages anciens évoquent une extension bien plus grande qu’au début du XXe. Et cette eau évaporée se retrouve bien sûr au Turkménistan, selon la planification soviétique, mais aussi plus à l’Est, un grand lac qui semble s’étendre au fil des ans, le lac Aydar, et procurer de nouvelles ressources.

Restaurations

Les mosquées et madrasas sont certes chouettes comme des salles de bains bien carrelées, mais au bout d’un moment, j’ai ressenti la même satiété qu’en Thaïlande avec les cent mille wats (pourtant magnifiques) que j’ai visités, et qui ont failli me faire péter un plomb. Elles ont la particularité d’être faites pour la plupart de briques, et le mortier, apprend-on parfois, serait fait de jaune d’œuf et de sperme de chameau (exagérer, moi ? Jamais !) Autant dire que tous ces – magnifiques, je vous l’accorde – châteaux de cartes se sont vite écroulés. Pour se rendre compte de l’état de délabrement à la fin du XIXe siècle, il faut consulter le reportage unique de Paul Nadar. À l’époque soviétique, après en avoir fait des magasins ou des salles de sport, on a fini par en restaurer quelques-unes, en comprenant le potentiel touristique, et cela a continué après l’indépendance. On a reconstruit à neuf, comme on pouvait, parfois en coulant grossièrement du béton en lieu et place des briques disparues, du moment que cela ne se voyait pas trop en surface. Cela est fort différent de l’anastylose pratiquée à Angkor par exemple, car les briques ne sont pas uniques comme des pierres de taille, et ne peuvent pas se reconstruire comme des puzzles. Mais seul le résultat compte. On peut donc admirer des reconstitutions d’anciens bâtiments. On apprécie le style iranien, avec les iwans et le pishtak, en espérant que le financement mondialisé de l’islam n’impose pas à ce pays comme à tant d’autres l’implantation de mosquées de plan ottoman qui n’ont rien à voir ici ! Les décorations murales sont en principe non-figuratives, à part, sur certains pishtaks célèbres, celui de la médersa Cher-Dor de Samarcande (XVIIe) ou celui de la médersa Nadir Divan-Begui à Boukara (XVIIe également), qui présentent des soleils à visages anthropomorphe et oiseaux fabuleux, de type simurgh. Il s’agit sans doute d’influences zoroastriennes, de même que les motifs à svastikas que j’ai repérés à maintes reprises, que ce soit dans des bâtiments religieux ou des palais, ce qui nous rappelle qu’on est en Asie. En voilà une, et dextrogyre, photographiée à Khiva au harem du palais Tach Kaouli (XIXe).

Svastika ouzbèke
Khiva. Palais Tach Kaouli (XIX e) Le Harem.

Certains motifs de céramique murale font songer à des « flashcode ». En tout cas, la plupart de ces monuments étant désaffectés, cela donne une drôle d’impression, et la petite aventure narrée ci-dessus n’aurait guère pu m’arriver dans un autre pays musulman. On aimerait davantage de restaurations de monuments laïcs, caravansérails ou bains. J’ai parfois entendu des voyageurs se plaindre de ce que les quartiers touristiques de Samarcande ou Boukhara soient artificiellement délimités par de grands murs qui cachent les quartiers environnants. Certes, ces murs existent, mais ils ont de nombreuses portes, et s’ils existent, c’est que les vieux quartiers ne sont pas encore l’objet d’une spéculation effrénée. Préférerait-on un urbanisme à la chinoise, où l’on rase sans barguigner les hutongs ? Ou à la Russe, où l’on bétonne à tout va ? On peut donc continuer à errer dans le vieux Boukhara tel que Meyendorff le décrivait en 1820 (cf. ci-dessus), ce qui n’est pas forcément très agréable pour les habitants, qui aimeraient peut-être bénéficier d’un relatif confort moderne, plutôt que d’aller chercher l’eau à la fontaine en plein centre-ville. Dans les campagnes, on tire toujours l’eau du puits, et les toilettes sont à l’avenant ; c’est le prix à payer pour le pittoresque. J’ignore ce que cela peut donner en janvier, par moins 20 ! Quant aux sculptures, on est loin de la splendeur Géorgienne : Timour à cheval sur la place éponyme tend son bras en vainqueur dans le plus pur style stalinien, cheval de bronze méchamment burné, alors qu’il était impotent et se fit porter en litière à partir de 60 ans. Il montait encore à cheval jusqu’à cet âge-là, mais pas de cette façon martiale et dominatrice ! Comme pour Camoëns, on n’aime guère voir des infirmes en sculpture ! À Boukhara cependant, sur le complexe Liab-i-Haouz, devant la madrasa Nadir Divan-Begui, belle statue équestre de Nasr Eddin Hodja, dont j’apprends à l’occasion qu’on le met souvent en scène dans ses histoires face à Tamerlan, bien que ce soit anachronique quant au siècle où il est censé avoir vécu. Voici un « flashcode » en mosaïque sur le palais Ak Seraï de Chakhrisabz (XIVe).

Flaschcode mosaïque
Chakhrisabz. Détail du palais Ak Seraï (XIVe).

L’Ouzgaykistan

La capitale Tachkent, ville la plus peuplée d’Asie centrale, présente un urbanisme étonnant : le centre est constitué par un immense espace vert mité de bâtiments administratifs ou prestigieux, de grands hôtels, etc. Suite, peut-être, au tremblement de terre de 1966. Vous pouvez vous offrir pour pas grand-chose le mythique hôtel Ouzbékistan, soi-disant 4 étoiles, avec sa façade en arabesques de béton, photogénique, mais moins chouette quand on tente de regarder la ville de l’intérieur (photo en tête d’article). Il domine le square Amir Timour, lequel donne sur « Broadway », une large avenue qui mène à la place de l’indépendance et au monument du même nom. Tout cela noyé dans un océan d’arbres, de squares, de parcs, où les oiseaux gazouillent plus fort que les pots d’échappement. Vu d’avion, le centre de la capitale fait un magnifique rond vert sombre, comme si l’on avait mis le bois de Boulogne à la place des arrondissements 1 à 4 de Paris, ou plutôt le contraire, car bois et bâtiment coexistent ! Certes on apprécie la balade roborative et bucolique aux petits oiseaux, le long du pittoresque petit canal Ankhor, qui serpente au mitan de la ville, mais on se dit aussi que c’est du gâchis, car le soir, on se promène dans les allées désertes de ce centre en rencontrant un passant tous les 500 mètres, alors que peut-être on manque d’espaces verts en proche banlieue (enfin je n’en sais rien, j’imagine). Le métro, qui comporte trois lignes avec des stations très distantes les unes des autres, est superbement décoré, sans la moindre publicité. On ne vous y emmerde pas toutes les minutes, comme à Paris, à vous ordonner de fermer vos sacs pour prendre garde aux pickpockets. Des nuées de flics sont présents sur les quais, dans les couloirs, fouillent les sacs et vérifient les identités aux abords du métro ; le centre-ville en fourmille également, mais bizarrement, pas dans les parties boisées, immenses et désertes évoquées ci-dessus. On se dit que le pays est riche pour payer tant de salaires, ou du moins que c’est possible tant que les salaires sont si bas. À propos de métro, une anecdote amusante : j’avais acheté dans la région de Samarcande, un petit chapeau noir à la mode locale, ayant constaté que la moitié des hommes en portaient, même les jeunes, qui préfèrent parfois des chapeaux brodés aux motifs colorés. Arrivé à Tachkent, je m’engouffre dans le métro avec mon petit chapeau, fier comme Artaban. Il me faut quelques minutes pour me rendre compte que je suis le seul à être ainsi chapeauté, un peu comme un touriste ouzbek qui se baladerait dans le métro parisien avec une coiffe bigoudène sur le sinciput. Si, en regardant bien, quelques blédards traînent sur le quai. Je retire discrètement l’objet, tout en sifflotant négligemment, tête en l’air et mains au dos… Bref, la mode de la province n’est pas celle de la capitale !
Avant de partir, j’avais jeté un œil dans le guide Spartacus, millésime 2012-13. L’Ouzbékistan n’y est pas même mentionné ! C’est très révélateur d’un certain état d’esprit dans le Gayistan mondial. On préfère noter scrupuleusement, recettes publicitaires à l’appui, l’ouverture du 1000e sauna occidental, plutôt que de mener un travail pourtant facile à l’époque d’Internet, de collecte d’informations plus secrètes pour l’extension du gai savoir. L’Iran, pourtant, est mentionné dans ce guide, c’est-à-dire qu’il y a un article pour évoquer la terrible répression des adolescents. Mais l’Ouzbékistan ne pratiquant qu’une répression standard de l’homosexualité (l’article 120 du code pénal punit le rapport sexuel entre hommes jusqu’à 3 ans de prison ; le lesbianisme est ignoré), ne bénéficie pas d’informations [7]. Pourtant, voici un pays où des ressortissants disons du monde libre, voyagent, mais aussi résident ou travaillent depuis l’indépendance, et comme partout ailleurs, il doit bien y avoir une vie homosexuelle clandestine. Elle m’avait sauté aux yeux à Tbilissi en Géorgie (où l’homosexualité n’est plus pénalisée), mais en Ouzbékistan, bien que mes voyants fussent souvent au rouge vif, je n’ai rien constaté ! Sur Internet je n’ai trouvé qu’un site qui signale trois lieux de rencontre dans la capitale, mais je n’ai rien vu dans les deux endroits (au centre) que j’ai identifiés, et je n’ai pas localisé le troisième, un certain « blue cupola park », qui n’existe… que sur ce site ! Canular, ou info donnée par quelqu’un de bonne volonté qui a oublié que des « coupoles bleues », il y en a des tripotées dans ce pays ! Elles sont même parfois poilues ! Ci-dessous, une coupole de la nécropole Chah-i-zinda à Samarcande (XIVe-XVe).

Coupole poilue
Samarcande. Nécropole Chah-i-zinda (XIVe-XVe).

En revanche, que de coins sombres et calmes, d’accueillants sous-bois, d’allées tranquilles où l’on pourrait se rencontrer discrètement et causer à l’ombre de palétuviers complices ! Et cela au centre de Tachkent comme à Samarcande. Pour ce qui est des rencontres fortuites, eh bien comme partout, on vous adresse la parole, ce qui est agréable car la plupart des gens, jeunes inclus, ne parlent pas un mot d’anglais. On serait injuste de le leur reprocher : ils sont souvent trilingues, et parlent en plus du tadjik, couramment le russe, qui est l’anglais d’Asie centrale ! À la poste centrale de Tachkent, les guichets sont indiqués en trois langues : je vous le donne en (assi) mille : ouzbek, russe et… français ! Un beau gars m’a tenu la jambe pendant 10 minutes à Samarcande, me demandant si je connaissais tel célèbre saint de l’Islam, où j’habitais, etc. Mais il n’en est jamais venu à des questions plus privées, pourtant pendant ces quelques minutes, la trotteuse de sa montre semblait en panne, et il marquait les secondes en se tripotant la braguette. Ce tic (-tac !) propre aux ressortissants mâles de nombreux pays musulmans ne semble avoir aucun sens en Ouzbékistan, malheureusement. Ou bien eussé-je dû me comporter en miroir et me la tripoter itou ? Bref, je ne crois pas que cet article 120 du code pénal empêche les garçons de fricoter, j’ai vu la porte, mais je n’ai pas trouvé la clef ! Qu’un plus malin que moi s’en mêle ! Je retourne à mes lectures.

 Pour la rigolade, vous trouverez dans cet article une photo de toilettes ouzbèkes (on écrit aussi ouzbek sans accorder, ou bien ouzbèques).
 En bande dessinée, la série Ghost Money, de Thierry Smolderen & Dominique Bertail (2008-2013), semble évoquer un pays qui ressemble beaucoup à l’Ouzbékistan et à son dictateur local. Le tome 4 s’intitule La Prisonnière tashkite, c’est tout dire !

Lionel Labosse


Voir en ligne : Hammam oriental, sur « Voyager comme Ulysse »


© altersexualite. com, 2013. Les photos sont de Lionel Labosse. La photo de vignette représente la statue équestre de Timour sur la place du même nom à Tachkent.


[1« – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds. » Voyage au bout de la nuit, Folio, p. 17.

[2Au fait, précisons l’origine de ce surnom. Amir Timur (pour les Ouzbeks) était boiteux, d’où le surnom de Timur-lang, adapté dans la plupart des langues d’Europe en Tamerlan. Voir sur Wikipédia.

[3Nom de cette « mésopotamie » d’Asie centrale, datant du temps où l’Amou-Daria s’appelait Oxus.

[4Le journal de 13h de France Inter m’a fait éclater de rire ce 24 mai 2013, en évoquant un procès par contumace de notre Gégé, contrôlé à 1,8 gramme d’alcool dans le sang soi-disant après être tombé de son scooter au retour d’un voyage en Ouzbékistan. D’après France Inter, l’avocat aurait argué du fait que le chauffard n’aurait pas pu avoir ce taux d’alcool, car il n’aurait consommé que du champagne à Tachkent avant de prendre l’avion et n’aurait pas bu d’alcool dans l’avion car (je cite !) « on ne boit pas d’alcool dans les avions qui viennent d’un pays musulman » ! Selon cet avocat (commis d’office ?), on pourrait se saouler au champagne dans un pays musulman, mais pas boire d’alcool dans un avion qui viendrait de ce pays ! Pour info, j’ai bu de l’excellent vin ouzbek rouge et blanc dans l’avion de la compagnie ouzbek, et je pense que Depardieu ne doit pas voyager comme moi en seconde, ni forcément sur la compagnie ouzbèke d’ailleurs, et qu’il a les moyens de s’acheter quelques litrons de cognac en duty free !

[5N’oublions pas que les Ouzbeks qui visitent la France doivent être soumis à des formalités sans doute proportionnelles. Je me souviens des conditions difficiles d’obtention du visa iranien (se rendre en personne à l’ambassade, donner les empreintes de ses dix doigts, etc.) qui n’étaient que la réponse de l’Iran aux conditions identiques imposées par la France à ses ressortissants.

[6Petite leçon de turc : kara = noir (karadeniz = mer noire) ; kalpak = chapeau ; pays des chapeaux noirs… L’article sur la mer noire de Wikipédia nous apprend que Kara désignerait également le nord ; Ak, le « blanc » désignerait aussi le sud (voir Ak Seraï, ci-dessous) ; Kızıl, le « rouge » désignerait l’ouest ; Yeşil, le « vert » ou Sarı, le « jaune », désigneraient l’est.

[7Voir cet article sur une déclaration pas très « gay friendly » du dictateur local, qui inverse la réputation du XIXe siècle (cf. ci-dessus) : Messieurs les Anglais, socratisez les premiers ! On lui recommande de passer une soirée en tête-à-tête avec son pote Depardieu, à mater un vieux film du temps où c’était un bon comédien, comme Tenue de soirée, pour se faire expliquer la démocratie à l’occidentale.