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Cent ans après, la Turquie s’obstine à nier son crime

L’adhésion de la Turquie à l’UE et la reconnaissance du génocide arménien (1)

Un problème mal posé. Première partie.

dimanche 1er avril 2007

Même si elle se résolvait à la reconnaissance du génocide arménien, la Turquie gagnerait plus à s’ouvrir à l’Est qu’à l’Ouest.

Un récent voyage dans l’est de la Turquie aura surtout été l’occasion de consolider mon opinion sur l’opportunité de l’adhésion de ce pays à l’Union européenne, en la passant au crible de la négation institutionnelle du génocide arménien. Il a fallu qu’un ami glisse dans mon sac de voyage l’ouvrage de référence d’Yves Ternon [1] pour que, approfondissant ma connaissance de ces massacres sur les lieux-mêmes, je me rende compte de l’étendue du problème. La reconnaissance du génocide ne doit pas être considérée comme un préalable ou une monnaie d’échange susceptible de marchandage ; le négationnisme est un voile noir posé sur le peuple turc & la Turquie tout entière, voile révélateur d’un régime qui, tout laïc qu’il est, n’a de démocratique que la façade. Ce n’est qu’une fois ce voile ôté — processus long et douloureux — que la Turquie pourrait postuler à une Union européenne qui ne s’est construite que sur la base de la reconnaissance pleine & entière, inaliénable, par l’Allemagne de sa responsabilité dans la génocide des juifs. Cette révolution culturelle adviendrait-elle, de toute façon, abstraction faite de la question du négationnisme, que l’adhésion à l’UE ne me semblerait pas la meilleure destinée pour la Turquie, pour l’Europe et pour le monde.

Ignacio Ramonet déclarait dans son éditorial du Monde Diplomatique de décembre 2004 : « Il faudra aussi qu’Ankara reconnaisse le génocide des Arméniens de 1915. » On ne se débarrassera pas de la question du négationnisme par une simple phrase, et aussi bien le « il faudra » que le « aussi » sont malheureux. On s’était indigné de la fameuse phrase de M. Le Pen assimilant le génocide juif à un « détail » de l’histoire, mais un trop grand nombre d’intellectuels persistent à se comporter comme si le génocide arménien était un détail qu’il suffirait de mentionner au détour d’un alinéa pour s’en laver les mains. Je n’ai rien a priori contre les Turcs, rien de plus que je n’aurais contre des Allemands qui n’auraient pas encore reconnu le génocide juif. Je ne voudrais pas d’eux dans la même communauté que la mienne, voilà tout ; et il me semblerait immoral que la reconnaissance de ce génocide dépende de tractations pour obtenir un avantage politique et commercial. Si je résume la situation actuelle, la reconnaissance est l’objet d’une discussion de marchands de tapis. Au lieu de demander pardon pour un crime passé, on cherche à transformer à nouveau les victimes arméniennes en un paillasson sur lequel s’essuyer les pieds pour accéder à un avenir prometteur.

Ce ne sont pas les Turcs qui sont responsables de la négation du génocide, c’est l’État turc, c’est la mainmise de l’armée sur la politique et l’éducation, et les responsables politico-militaires turcs ont beau jeu de faire passer les arguments des opposants à l’adhésion pour des insultes au peuple turc. Olivier Abel évoque à propos du kémalisme, un « système pédagogique et militaire » et une « religion laïque, avec ses fêtes et ses liturgies », tandis qu’Étienne Copeaux évoquait un « coup d’État en Histoire » datant de l’époque où Mustafa Kemal Atatürk avait fait des Turcs les précurseurs de toute civilisation, de toute langue, ayant tout apporté aux Égyptiens comme aux Européens ! [2] Le nouveau code pénal turc entré en vigueur en juin 2005 pour séduire l’Europe, a conservé l’article 305 qui prévoit jusqu’à 10 ans de prison pour les personnes reconnaissant le génocide ou contestant la présence de l’armée turque à Chypre. Cela signifie qu’il y a en Turquie des intellectuels courageux et honnêtes, mais qu’on les empêche de s’exprimer. Par exemple, une conférence prévue à Istanbul en mai 2005 a été annulée en vertu de cette loi, et l’écrivain Orhan Pamuk a été poursuivi pour avoir reconnu le génocide dans une interview. Yachar Kemal, le grand romancier d’origine kurde auteur de Mèmed le mince, a été emprisonné pour délit d’opinion, dans les années 1990…

Jusqu’à présent, j’étais plutôt opposé à cette adhésion, non pour des raisons de religion, au contraire, mais pour des raisons géopolitiques. Je dis plutôt opposé, car si cela finissait par se faire, ce ne serait pas un drame, loin de là, et je ne nie pas qu’il y aurait de nombreuses conséquences positives. L’un des plus importants pays musulmans du monde reconnaissant, et même célébrant (d’ici vingt ans, cette innovation sera sans doute généralisée) des mariages entre personnes de même sexe, vous pensez ! Ce serait plutôt dommage, car il existe, pour les Turcs eux-mêmes, et pour l’équilibre du monde entier, de meilleures solutions.

Ce point excepté, j’apprécie beaucoup la culture turque, comme j’apprécie la culture brésilienne, burkinabé ou vénézuélienne, ce qui ne m’empêcherait pas de m’opposer, le cas échéant, aux velléités de ces pays d’adhérer à l’UE ! Au point de vue de l’islam, il y a des raisons de penser que l’adhésion de la Turquie à l’UE permettrait à ce grand pays de poursuivre sa modernisation. Actuellement, sur le plan des mœurs, on observe un décalage entre la Turquie cosmopolite et touristique de l’Ouest, et les régions désertiques du Centre, du Sud et de l’Est, qu’elles soient peuplées de Turcs ou de Kurdes. La pratique religieuse y est souvent plus présente, même si cela ne va jamais jusqu’à l’excès qu’on peut observer dans d’autres pays musulmans, et avec elle la haine du corps. La télévision turque a beau montrer les images des plages de la Méditerranée, avec filles ou garçons en maillot de bain, on dirait qu’on n’est pas dans le même pays, et dans une ville comme Diyarbakir, de deux millions d’habitants, vous ne croiserez aucun humain de plus de 15 ans qui, par 40 degrés, montre plus que ses avant-bras. Il est encore inconcevable pour un esprit turc ou kurde (de l’Est), d’exister sans être marié ; ne parlons pas d’être mère célibataire. Le mariage arrangé, parfois décidé dans l’enfance, est une coutume vivace dans ces contrées, ainsi que le « crime d’honneur », en cas de divorce. Les droits accordés aux femmes dès le début de la république turque, droit de divorce, droit de vote (10 ans avant la France), restent symboliques, et le contrôle social fait son office ; il est difficile de se singulariser.

L’alcool n’est interdit nulle part, mais n’est en vente que dans certaines boutiques et certains restaurants disposant d’une licence. De ce fait, les lieux où l’on peut consommer de l’alcool dans ces régions conservatrices sont souvent des lieux de prostitution. Quand on s’affranchit d’un interdit, autant en profiter pour s’affranchir des autres ! On ne change pas une société par décret, mais par un long travail éducatif. Le symbole de ce divorce entre une réalité têtue et ce désir forcené d’être européen peut se trouver au coin de notre rue, en France, dans ces multiples boutiques qui n’ont pas peur d’afficher des « sandwiches grecs » avec de la « viande halal » (observé en 2005 au 13, rue Ordener à Paris par exemple). Que ce soit bien clair : ce léger retard n’est pas imputable à l’islam en tant que tel, mais à une tradition de contrôle social, et la Turquie ne devrait pas avoir besoin de l’Europe pour évoluer sur ce point. Cette tendance pesante au contrôle social (famille considérée comme la valeur la plus haute) se retrouve en Arménie, pays majoritairement chrétien, où en l’absence de pluralisme politique, la religion a souvent été, plus qu’une spiritualité, le point d’ancrage national.

Église de Sisian.
Bois gravé : grenade, feuille de vigne, raisin.


 Détail de la porte en bois de l’église Saint-Jean de Sisian, Arménie, juillet 2009.

J’ai ressenti, en parcourant la Turquie, la même impression qu’en Syrie ou en Jordanie, d’un peuple relégué au XIXe siècle, parce que son gouvernement ne sait pas trop comment accéder à la modernité technique sans prendre le risque de la modernité culturelle. Pas ou très peu de sports, de cinémas, de théâtres ; aucun lieu de divertissement pour les jeunes. J’ai pour ma part depuis longtemps fait la distinction dans mes voyages entre les pays qui se caractérisaient par l’insupportable absence de tout lieu où les jeunes non mariés puissent se réunir discrètement, et les pays où les passants n’ont pas de caméras dans les yeux, où un flic ne sommeille pas dans chaque badaud ; où l’état de « célibataire » n’inspire pas la défiance.

L’adhésion à l’Union européenne permettrait sans doute de favoriser la même évolution des mœurs en Turquie que celle que l’Europe a connue dans les cinquante dernières années. Reste à savoir si cela n’entraînerait pas une réaction tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. À l’intérieur, comment réagiraient les partis islamistes plus ou moins radicaux à l’instauration de statuts de concubinage, de pacs, voire d’unions officielles de personnes de même sexe ? Au point de vue extérieur, est-ce que cet exemple d’un pays musulman acceptant ces « perversions » occidentales ne servirait pas au contraire de repoussoir ? Le ressentiment des pays arabes anciennement colonisés par les Ottomans pourrait resurgir. Ce ressentiment a une double raison d’être. D’une part la domination ottomane. D’autre part, lors de la chute de l’Empire ottoman, la volonté des Turcs de se démarquer à tout prix du monde arabe et de s’occidentaliser, jusqu’à épurer la langue turque non seulement de l’alphabet, mais du vocabulaire arabe et persan [3]. Pendant la Première Guerre mondiale, le 23 novembre 1914, le Sultan proclamait le djihad — la guerre sainte — et appelait les musulmans du monde entier à se soulever contre les infidèles, à constituer des bandes régulières et irrégulières et à massacrer les chrétiens. En mars 1917, le chérif de La Mecque déclarait « la guerre sainte contre l’oppresseur turc » (Y. Ternon, op. cit., p. 217). Henri Laurens résumait la situation en ces termes : « L’affirmation que la nouvelle Turquie fait partie de l’Europe rejette les Arabes vers l’Orient : la notion de monde arabe se substitue à celle de monde musulman. » [4]. Encore ne parlait-il que d’une Europe symbolique, et non de l’adhésion à l’UE.

En agrégeant la Turquie à l’UE, ne risque-t-on pas d’accentuer le « choc des civilisations » ? La géopolitique n’est pas une science sûre, et seule une voyante extralucide pourrait dire si cette adhésion d’un pays à 90 % musulman [5] à une communauté qui prône et protège le divorce et l’homosexualité, l’alcool et le jeu, va contribuer à libéraliser les mœurs ou au contraire exacerber les rancœurs. Si c’était la version optimiste qui l’emportait, alors quel dommage, pour une fois qu’un pays musulman prendrait résolument la voie de la démocratie et du respect des droits de l’homme, de l’agréger à l’Europe plutôt que de le laisser devenir le guide des autres pays musulmans ! C’est le même principe qui, au niveau individuel, phagocyte les meilleurs étudiants des pays pauvres, les meilleurs ingénieurs, les meilleurs médecins, les meilleurs chercheurs. Le progrès des civilisations est-il ce gigantesque sablier qui laisse passer irrémédiablement, grain à grain, hommes ou pays, du Sud au Nord, ou de l’Est à l’Ouest, sans espoir de retour ?

La Turquie entretient des relations tendues avec la plupart de ses voisins. Les tensions avec la Grèce sont connues, depuis l’« échange de population » des Grecs d’Anatolie en 1923, suite à l’échec de la « Grande Idée » et au Traité de Lausanne, jusqu’au conflit de Chypre, sans oublier le serpent de mer des vues turques sur les îles de la mer Égée et la contestation des limites des eaux territoriales grecques [6]. Il faut rappeler dans les années 1980 l’épisode de la « bulgarisation » menée par le président bulgare Todor Jivkov, où 350 000 Turcs de Bulgarie avaient été chassés, mais aussi les guerres balkaniques, prélude au génocide, au cours desquelles de nombreux Turcs installés en Thrace ou en Macédoine, enfin dans tout l’Empire Ottoman, furent chassés sans ménagement par les Bulgares ou les Grecs, sans oublier les exactions des Comitadjis, étudiées par Albert Londres dans son livre du même nom [7]. Quant à l’Arménie, les deux États se regardent toujours en chiens de faïence depuis le conflit du Haut-Karabagh (1991-1994), qui avait proclamé son indépendance par rapport à l’Azerbaïdjan, et dont le statut n’est toujours pas fixé. Pour l’Iran, l’Irak et la Syrie, les passages de frontière sont réglementés de façon draconienne, les frontières sont minées, ce qui n’empêche pas le trafic, notamment pour l’essence, chère en Turquie. Il faut voir les files ininterrompues de véhicules à 200 km de l’Iran, contrôlés par les militaires, pour comprendre l’ampleur du problème. Une grande partie du commerce se fait en contrebande. Dans les villages, on rencontre des amputés à cause des mines, et 60 chauffeurs auraient déjà trouvé la mort en Irak ; les Turcs étant soupçonnés d’approvisionner les Étasuniens. La Turquie, évidemment, ne gagne pas en popularité dans les pays arabes et auprès des foules musulmanes par son soutien stratégique aux États-Unis et son appartenance à l’OTAN. L’adhésion à l’UE n’aggraverait-elle pas cet état de fait ?

Quant aux voisins de l’intérieur, les Kurdes, la détestation est réciproque, et les Kurdes rencontrés, de Diyarbakir à Kars, ne se gênent guère pour le dire. Pour l’instant c’est le gouvernement turc qui est du côté du manche, et il aurait volontiers utilisé les Arméniens pour massacrer les Kurdes, comme les Jeunes-Turcs employèrent les Kurdes pour massacrer les Arméniens. Malheureusement, pour paraphraser une phrase célèbre, il n’y avait plus de peuple disponible pour massacrer les Kurdes ! Mais les Turcs se moquent aussi volontiers des Lazes, autre minorité du Nord-Est sur laquelle circulent des blagues comme entre Belges et Français. Ne nous illusionnons pas : s’il se créait jamais un État kurde, cet État aurait peu de chances d’être une démocratie. Disons que les programmes scolaires de la Turquie, pas plus que ceux des trois autres pays à minorité kurde, ne mettent pas au premier plan l’apprentissage de l’esprit critique. (Voir cependant cet essai paru en 2016 : Moi, Viyan, combattante contre Daech). Est-ce le cas de l’Arménie indépendante ? J’ai pu vérifier que oui. Pour savoir ce qui se passe quand une minorité persécutée se retrouve en position de majorité, on s’intéressera aux démêlés récents de feue l’Association des Gais et Lesbiennes Arméniens. Le 9 avril 2003, le CCAF (Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France) avait rejeté la demande d’adhésion d’AGLA France par 11 voix contre 8. Pendant ce temps, l’Arménie était la proie d’un délire homophobe politico-médiatique, qui s’est atténué depuis. L’Arménie est imprégnée d’une religion qui, quant à l’homophobie, a peu de choses à envier à l’islam, du moins tant que la société civile ne se retrousse pas les manches [8].

C’est à la lumière de ces constatations qu’il faut examiner la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Un citoyen naïf pourrait se demander pourquoi ce pays qui a été le cœur d’un empire étendu surtout sur ses frontières orientales, sous les dynasties seldjoukide et ottomane, sans parler de l’empire turco-mongol de Gengis-Khan et Tamerlan, et qui a des liens linguistiques avec un peuple établi dans toute l’Asie jusqu’au Xinjiang chinois, connu pour avoir exploité la Route de la soie ; pourquoi ce pays s’allierait avec une communauté avec laquelle il a si peu de points communs ? Si l’Union européenne acceptait la Turquie, pays à 90 % musulman, alors pourquoi ne pas intégrer la Syrie, la Jordanie, le Liban ou l’Égypte, dont les minorités chrétiennes n’ont jamais été persécutées, sans oublier Israël ? Puis les pays du Maghreb, avec lesquels l’Europe a de forts liens historiques et géographiques ? Gibraltar vaut bien les Dardanelles ! L’absurdité de la question saute aux yeux pour ces pays, alors pourquoi ne saute-t-elle pas aux yeux à propos de la Turquie ? Parce que la limite géographique de l’Europe n’a jamais été fixe, et que de nombreuses raisons historiques et géographique peuvent tout à fait justifier l’inclusion de la Turquie dans le continent européen, de même que l’Arménie et la Géorgie (lesquelles ont adhéré au Conseil de l’Europe entre 1999 et 2001, ainsi que… l’Azerbaïdjan ! Mais des raisons plus nombreuses encore la rattachent au continent asiatique, au premier rang desquelles l’origine de ses peuples actuels et de leurs langues.

L’affrontement de trois méga-blocs ne laisse pas augurer un avenir radieux pour la planète. Le monde ne se limite pas aux États-Unis d’Amérique, à la Chine et à l’Europe, mais à un équilibre plus subtil entre ces blocs, augmentés de pays qui se suffisent à eux-mêmes, l’Inde et la Russie, et d’autres blocs émergents de taille moyenne. De nombreuses voix s’élèvent pour dire que l’Union européenne a déjà dépassé la taille critique au-delà de laquelle le contrôle démocratique n’est plus gérable, et laisse la voie libre aux manipulations des pouvoirs industriels et financiers, appuyés par de puissants groupes médiatiques. Le débat sur le Traité constitutionnel a montré le décalage entre cette oligarchie et les peuples. Plus la communauté s’étendra, plus la voix d’un citoyen perdra proportionnellement de poids, plus la voix des multinationales et des as de la finance en gagnera. N’est-il pas étonnant que des décisions graves de conséquence comme l’agrégation de nouveaux pays membres, ou l’entrée d’un pays dans la zone euro soient pris sans référendum, alors que, en cas de faillite, c’est le peuple européen qui paie les pots cassés ?

Un tel bloc est en constitution en Amérique du Sud, un autre en Asie du Sud-Est ; la Libye s’efforce difficilement de constituer des États Unis d’Afrique. Un bloc situé aux confins du monde arabe et de l’Asie centrale est souhaitable. Plutôt que de postuler pour être à la traîne de l’Europe, pourquoi la Turquie ne cherche-t-elle pas à guérir les plaies du passé, à l’instar de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, et à se constituer en éclaireur d’une communauté dont le cœur serait l’ancienne Route de la soie ? Cette communauté échapperait à la fois au spectre de l’islamisme — elle pourrait agréger la Géorgie et l’Arménie et des pays de majorité sunnite et chiite — et au spectre du panturquisme, en agrégeant progressivement aussi bien des pays de langue arabe, persane, turque ou autre. De plus, les Kurdes, disséminés principalement sur quatre pays (Turquie, Iran, Irak, Syrie), se verraient enfin regroupés dans une entité supra-nationale, ce qui contribuerait à améliorer leur statut, plutôt que de dresser une barrière supplémentaire entre les Kurdes de Turquie et les autres.

Stèles funéraires, monastère de Sanahin.


 Stèles funéraires dont est pavé le « gavit » du monastère de Sanahin, Arménie, juillet 2009.

Un tel projet a d’ailleurs un début de réalisation, avec la création du GUAM en 1997, qui vise à permettre à certains de ces pays de quitter la Communauté des États Indépendants et la sphère d’influence russe. Mais cela doublonne avec l’ECO, Organisation de Coopération Économique créée en 1985 autour de l’Iran, de la Turquie et du Pakistan. On se demande bien pourquoi personne n’évoque jamais cette instance, que la Turquie semble déterminée à cantonner à un domaine strictement économique [9]. Plutôt que d’être à la traîne de l’Europe, la Turquie serait à l’avant-garde d’un monde arabo-musulman qui a bien besoin d’une avant-garde, et ce d’autant plus que dans la perspective de la fin annoncée du pétrole, la Turquie a des arguments économiques plus solides que les États qui vivent sur la rente pétrolière. Évidemment cela paraît impossible, en dépit de certains signes de rapprochement (accueil d’étudiants ; abandon de l’alphabet cyrillique pour la plupart des anciennes républiques soviétiques, pour l’alphabet latin ou arabe) ; mais une fois que les « élites intellectuelles » d’Istanbul auront cessé de rêver à l’Europe, bien des obstacles imaginaires tomberont, et les choses se feront d’elles-mêmes, grâce entre autres aux nombreux échanges d’étudiants, au tourisme et au commerce. Le panturquisme, de plus, est grevé par son ancrage historique à l’extrême droite. Dans ce pays où l’Histoire est à la botte des militaires, il est difficile de remuer le passé.

On touche là au grand problème des Turcs et de la Turquie : rompre avec le passé, faire amende honorable. Il semble que cela soit plus facile avec l’Europe qu’avec les peuples ayant souffert dans leur mémoire nationale d’une domination turque, ce qui est étonnant car les Turcs ont été humiliés par les Européens après la Première Guerre mondiale, lors de ce qu’on a appelé le dépeçage de l’Empire ottoman (mais on leur a permis de sauver la face en se servant de la cause arménienne et des Grecs comme paillasson). À mon avis les peuples seraient prêts à toutes les réconciliations, malheureusement les dirigeants de la Turquie ne traitent pas avec les peuples européens, mais avec les dirigeants des peuples, et pour ceux-ci, la mémoire est toujours soluble dans l’argent. Ils sont les dignes descendants des responsables des grandes Puissances, qui fermèrent les yeux sur le génocide arménien et sur la spoliation des Grecs d’Anatolie, au bénéfice des intérêts capitalistes.

Lionel Labosse

 Lire la suite de l’article. Voir aussi mes articles sur La lettre de Manouchian à Mélinée en orthographe originale, et sur Les Yeux ouverts, de Didier Torossian, sans oublier l’anthologie Fragments d’Arménie. En 2015, voir Promotion de la Turquie sur la cathédrale de Milan pour le centenaire du génocide arménien.


Voir en ligne : Europe & Orient, la revue de l’institut Tchobanian


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 Illustration en vignette : mémorial du génocide à Erevan.
Cet article de Lionel Labosse date d’octobre 2005. Il a été publié sur le site la-gauche.org, puis sur le site dossiers du net, et sur le site du Conseil de Coordination des organisations Arméniennes de France. Il a été volé sans mon autorisation par un certain Jean-Daniel Greub-Hirsch sur le site ordiecole. Il a été relu et corrigé régulièrement jusqu’en 2015. Toutes les photos sont de l’auteur de l’article. Reproduction interdite.


[1Les Arméniens, Histoire d’un génocide, Points Seuil, 1996.

[2Les Turcs, « L’invention de l’Histoire et la mémoire blessée », dir. Stéphane Yerasimos, Autrement, 1994.

[3Voir l’article de Wikipédia Révolution des signes.

[4Les Turcs, « Turcs et Arabes », Autrement, 1994.

[5Je me refuse à avaliser la thèse officielle de l’État turc d’une proportion de 99,8 % de musulmans, qui relève autant de la méthode coué que la thèse de l’inexistence du génocide. Pour quatre raisons : contrairement à la Grèce, qui l’a supprimée en 2000, la mention de la religion est toujours obligatoire sur les documents d’identité, ce qui incite à mentir pour éviter les ennuis ; la possibilité de se déclarer athée existe, mais n’est que théorique ; la présence d’une forte proportion d’Alévis, dont beaucoup refusent de se considérer comme musulmans, mais à qui le droit de se proclamer alévis plutôt que musulmans est refusé ; enfin la présence de rescapés du génocide convertis de force – les « Arméniens cachés » – ou de survivants qui n’ont guère intérêt à se manifester dans les circonstances actuelles.

[6À ce sujet, voir Géopolitique de la Grèce, de Georges Prévélakis, Éditions Complexe, 2006. Un ouvrage fort éclairant sur l’intérêt de l’UE à cette adhésion : « L’européanisation d’une partie de la mer Noire et de la mer Égée assurerait paix et prospérité aux pays riverains et donnerait à l’Europe un avantage géoéconomique déterminant » (p. 132).

[7Lire à ce propos l’anthologie Balkans en feu à l’aube du XXe siècle, Omnibus, 2004, qui contient des textes traduits de toutes les langues pour permettre une compréhension globale de ces guerres. Sur le sujet, on lira notamment un livre de Nedim Gürsel, Retour dans les Balkans, dont un extrait figure dans l’anthologie. Il raconte les souvenirs de sa famille maternelle, chassée de Macédoine par les Bulgares.

[8Il est passionnant d’observer l’évolution des mœurs en dents de scie mais globalement positive en Arménie, depuis la rédaction de cet article. Voir le site Gay Armenia.

[9Il est assez difficile de comprendre la logique de la Turquie dans les différents organismes politico-économiques dont elle fait, a fait ou veut faire partie. Voici par exemple le D-8, qui date de 1997 : en aviez-vous entendu parler ?