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Notes de voyage au Japon (2019)

À la fois futuriste et rétrograde : le Japon (1/5)

Article 1 : « Pipi, caca, popo ! »

samedi 2 novembre 2019, par Lionel Labosse

« […] certains romanciers sont mal inspirés de railler « les drôles de petits chemins de fer du Japon, qui n’ont pas l’air sérieux, qui font l’effet d’une chose pour rire, comme toutes les choses japonaises ». Hélas ! On pourrait dire, par comparaison, que nos choses, à nous, sont faites pour pleurer, tant elles sont à l’encontre du bien-être général ».
Voilà le costard que taille à notre vieille Europe Ferdinand Lecomte, pourtant ressortissant de l’autre grande patrie mondiale de la propreté, la Suisse ! Ces lignes (p. 295) sont extraites de Le Voyage au Japon, excellentissime « anthologie de textes français 1858-1908 » réunis par Patrick Beillevaire aux éditions Bouquins, 2001, 1068 p., 21 €. La meilleure solution pour emporter de la lecture au Japon sans alourdir son sac. Les textes réunis dans ce livre sont l’œuvre d’illustres inconnus – à l’exception de Pierre Loti –, journalistes, diplomates ou autres, espèces de blogueurs d’il y a 130 ans, blogueurs qui n’étaient pas embourbés dans la tourbe actuelle du politiquement correct : quelle merveille de lire, pour une fois, des gens qui écrivent comme ils pensent ! Je ne saurais dire mieux que ce Ferdinand Lecomte à l’issue de mon périple de 18 jours au Japon (+ 2 jours de trajet) en août 2019. À 53 ans c’est mon premier (et sans doute pas dernier) séjour au Japon, et l’un des voyages les plus étonnant & instructif que j’aie fait. Que voilà un pays radicalement différent de tous les autres, y compris de son voisin la Corée du Sud ! On pourrait en dire ce que dit Simon Leys de la Chine : « La Chine est cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l’Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel ». Comme, contrairement à la Corée, je n’étais pas avant le voyage, totalement novice en littérature & cinématographie nippones, je me contenterai de cette anthologie pour servir de contrepoint à mes impressions, avec quelques photographies en soutien, hébergées cette fois non plus sur Dropbox, devenu de plus en plus complexe à utiliser, mais sur Comboost. Parmi les nombreux stéréotypes qui circulent sur le Japon, beaucoup se vérifient sur place ; d’autres se mitigent, et d’autres caractéristiques sont moins connues. Ce 1er article (sur 5) abordera de front la question de la propreté et des bains publics (Onsen), un stéréotype qui se vérifie ô combien, et je l’intitulerai sobrement : « Pipi, caca, popo ». Quelques mois après mon retour, la pandémie de coronavirus fournit une cinglante démonstration de notre retard, question hygiène, sur le Japon, et de notre saleté endémique.

« Si la propreté peut être considérée comme un critérium de bonheur chez les peuples, comme chez les individus, à ce compte, les Japonais doivent être bien heureux. Ils sont riants et enjoués, et se plaisent à notre approche ; les femmes ne se sauvent pas à la vue des Européens comme en Chine, et l’on n’est point entouré d’une foule de coolies déguenillés. Le costume des hommes du peuple est des plus simples : il consiste en une sorte de large robe, avec une ceinture ; mais toute leur personne respire une exquise propreté. On comprend ce qu’un pareil spectacle devait produire sur des gens venant de passer six semaines à Shanghaï, au milieu de cette hideuse fourmilière humaine qu’on appelle une ville chinoise, et sur les rives plates et monotones du Whampou » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 7) [1]

Jack Lang et les édiles parisiens se sont livrés en juin 2018 à des passes d’armes dignes de collégiens sur la propreté comparée de Tokyo et de Paris, comme si la question de la propreté ne concernait que la capitale du Japon, et celle de la saleté que la capitale de la France. La lecture de ces « tweets » révèle l’aspect politiquement correct à l’œuvre par exemple dans une réplique de Christophe Girard, je cite : « il est difficile ou facile de comparer la discipline et le civisme japonais avec l’incivilité de beaucoup de Parisiens même Place des Vosges (crottes de chien) ».
Il est bien évident que pour un socialiste, la saleté de Paris ne saurait être imputée qu’aux indigènes de la Place des Vosges, et surtout pas à la Cour des Miracles qui s’offre en spectacle de la Place à la Porte de la Chapelle, et de celle-ci à celle de la Villette. Cela serait stigmatisant, alors continuons à ignorer le problème et à refouler toxicomanes & « migrants » dans ce périmètre abandonné. Ironie du sort, ledit Christophe Girard entend défendre aux municipales 2020 les couleurs du rosier socialiste dans le fumier du XVIIIe arrondissement ! Nul doute qu’il y fulminera contre l’incivilité des « Parisiens », et décrètera l’augmentation des amendes pour crottes de chien déposées par les contribuables de l’arrondissement. Pourtant ledit problème n’est pas ignoré des touristes japonais, qui idéalisent la France romantique avant leur visite, et qui – eux qui n’ont que de rares et brèves vacances – tombent sous le choc en découvrant l’immondice qu’est la ville Lumière, immondice à quoi s’ajoutent la délinquance, l’incivilité, la médiocrité des services publics, des transports, etc. On a d’ailleurs inventé une pathologie dite Syndrome de Paris, mais cela ne me semble pas très sérieux.
Lorsque certains de mes amis & parents ont découvert en avant-première mes photos, ils se sont inquiétés de l’hypertrophie du thème des toilettes, enfin je veux dire des chiottes, pas de la dernière mode ! Il faut dire qu’une de mes ultimes lectures avant mon départ avait été consacrée à Les Lieux. Histoire des commodités, de Roger-Henri Guerrand, ce qui a sans doute aiguisé mon appétit pour ce digne sujet de culture générale. Comme le disait cet historien, on en apprend sans doute autant sur l’histoire des siècles passés par les sujets tabous que par les sujets rebattus, et je suggérerais à un doctorant en histoire, au lieu de nous assommer avec la 10 000e thèse sur Napoléon, de nous éblouir avec la 1re ou 2e sur l’histoire des pissotières, des étuves, des saunas gays, des spectacles de catch féminin, de la conservation du vin, etc.

Les W.C. Japonais

Les toilettes japonaises, que ce soit dans les hôtels ou dans la plupart des lieux publics, et je suppose, dans les appartements privés, sont à 90 % des toilettes-bidets équipées d’un appareillage dont j’ai pris à votre intention plusieurs exemples en photo, avec des sortes de notices à destination des usagers. Le mécanisme principal déclenche un jet d’eau en version masculine ou féminine, dont on peut régler la pression, pour laver l’anus ou la vulve. Robinet oriental amélioré. En plus de cela, on dispose en général d’un dispositif sonore pour noyer les bruits inconvenants sous des bruits qui le sont peut-être encore plus ! Cela relève du gadget, ainsi que d’autres boutons que je dois dire je n’ai même pas essayés. Au début, j’avais d’ailleurs un peu de réticence, car il me fallait chausser mes lunettes pour savoir à quoi correspondait tel ou tel bouton ; puis j’ai compris que c’était bon an, mal an toujours le même, situé au même endroit, dont j’avais l’utilité. On peut critiquer l’aspect anti-écologique, puisqu’il s’agit de consommer de l’électricité & beaucoup d’eau pour faire ses besoins ; d’un autre côté, le papier hygiénique est sans doute le plus mince du monde, et c’est tellement inhabituel que j’ai photographié une notice destinée aux touristes les encourageant à mettre ce « dissolvable paper » dans la cuvette et surtout pas dans les poubelles, comme on y est poussé dans de nombreux pays. C’est justement pour cela que le papier est mince, et parce qu’on se nettoie à l’eau (comme au Proche-Orient) et non au papier, lequel ne sert qu’à sécher la peau.
Le constructeur TOTO est omniprésent, et ne cesse d’innover (je vous renvoie aux articles de Wikipédia en lien). J’ai photographié certaines particularités que je n’avais vues nulle part au monde, et qu’on découvre souvent dès l’aéroport. Il y a le porte-bébé, qui résout le problème du parent isolé qui ne peut confier son enfant à son conjoint lorsqu’il va aux toilettes. Que faire de ce remuant paquet ? Toto y a pensé ! Il suffit de déposer bébé dans ce dispositif, et il pourra vous contempler rabelaisant en votre chaire ! Autre innovation, le robinet et la cuvette au-dessus du réservoir, qui permet de faire ses ablutions avec l’eau qui remplit celui-ci. Voilà une idée pour réduire l’impact écologique mentionné ci-dessus. J’ai aussi découvert (mais assez rarement) dans des toilettes aménagées pour handicapés, un dispositif étonnant, une sorte d’évier assez profond, baptisé « facilities for ostomy », qui permet de vidanger une poche de stomie (ou d’urine), sans la balancer dans l’évier, ce qui est quand même plus hygiénique. Face à une population vieillissante, quelle bonne initiative, dont feraient bien de s’inspirer les directeurs européens de théâtres et de musées entre autres. Eh oui, quand la moitié de votre public sucre les fraises, pourquoi ne pas penser à eux ? Souvent les toilettes handicapées sont vastes avec rien dedans, donc pourquoi ne pas y ajouter cet ustensile fort utile ? Mes photos sont peut-être un peu répétitives, mais j’ai voulu montrer le zèle qui pousse nos amis Japonais à compléter les informations bilingues déjà prévues sur le dispositif par le constructeur, par une information supplémentaire en japonais collée à côté, ce qui prouve que certaines innovations restent sans doute problématiques même pour l’autochtone. C’est le problème d’une société cotée en bourse qui doit justifier son existence en apportant des innovations parfois de l’ordre du gadget sur des mécanismes pourtant parvenus à la perfection depuis des lustres ! J’ai traité de cela dans mon article ingénieux ingénieurs.
À part ces inventions, ce qui est remarquable dans tout le Japon – comme en Corée – c’est le fait que des toilettes publiques sont disposées à peu près partout, dans les rues, dans les stations de métro ou de train, dans les magasins, de sorte que vous êtes libéré, surtout quand vous êtes touriste, de cette quête chronophage. J’ai fait l’expérience depuis mon retour, d’une longue marche à travers Paris, où j’ai mis une heure trente avant de tomber sur une « sanisette » en état de marche. Bien sûr une fois que j’eus fait mes besoins, je me rendis compte que le robinet ne fonctionnait pas, et si vous voulez trouver à Paris de quoi vous laver les mains gratuitement, vous pouvez courir. Quand vous en avez terminé, un dispositif de nettoiement se met en branle, puis l’utilisateur suivant peut enfin y aller, de sorte que si un groupe de dix touristes veut faire une pause toilettes, cela prend une demi-heure ; la journée touristique en est amputée d’autant. L’autre solution est la pause dans un café, coûteuse en temps et en argent, et qui vous recharge la vessie tout en la vidant. Nos politiciens à nous ne sauraient s’abaisser à des considérations si basses que de permettre aux millions de touristes qui visitent notre beau pays de le faire sans une envie de chier permanente qui les presse de rentrer à l’hôtel… Je n’ai vu pendant mon séjour qu’une seule fois un homme pisser dans la rue (et ce n’était pas un touriste), c’était à Shinjuku, le quartier le plus grouillant de Tokyo. Ce type de quartier est effectivement le seul type d’endroits où il n’y a pas suffisamment de toilettes par rapport à la population en transit. Mais parfois dans certains lieux touristiques vastes, on est étonné de trouver des toilettes immenses et nombreuses, voire disproportionnées. J’imagine que les édiles rivalisent pour offrir ce confort à leurs électeurs. De plus, ces toilettes sont constamment propres et en état de marche parfait. Il est fréquent de voir une personne âgée se livrer au nettoyage, ou le plus souvent à une simple vérification, car il y a fort peu de vandales au Japon. Même dans les shinkansen, vous avez des toilettes propres dans chaque wagon, voire des urinoirs, table à langer, etc. Les Japonais ont compris qu’à 300 km/h, un urinoir c’est quand même plus stable pour pisser debout sans arroser partout !

Propreté

Nous glissons donc à la question plus large de la propreté. À l’intérieur de la gare de Kyoto, j’ai photographié cette dame qui passait le chiffon derrière une vitrine pourtant parfaitement propre, et elle était vêtue en ville, pas en employée de nettoiement. Cette photo me semble fournir un bon point de départ à cet article.

Gare de Kyoto.
© Lionel Labosse

On pourrait recopier mot à mot certaines remarques anciennes :
« Comme ordre, comme police, comme propreté, le pays peut rivaliser avec nos contrées d’Europe. Peu de mendiants et nulle exhibition de ces maladies, de ces plaies qu’étalent en plein XIXe siècle et dans nos capitales mêmes des misérables qui cherchent à se rendre plus hideux pour exciter la charité publique.
Sous tous ces rapports, quel contraste frappant entre les deux cités de l’extrême Orient, Pékin et Yeddo ! Dans la capitale de la Chine se rencontrent à chaque pas les vestiges d’une ancienne civilisation, les fortifications, les ponts, le grand canal, les temples, l’observatoire ; mais tout cela, ébréché, mal entretenu, tombe de vétusté et va s’écrouler. La misère envahit et écrase ces antiques souvenirs. Les rues, où le balai n’a jamais pénétré, sont devenues des cloaques de boue ou de poussière ; la pluie a creusé au milieu de la chaussée une vaste ornière. Rien ne se bâtit, rien ne se répare ; la maison qui s’est écroulée étalera ses ruines sans que personne y touche, jusqu’au jour où le vent aura tout fait disparaître en poussière. La place des mendiants est la plus épouvantable chose que l’on puisse concevoir : un large emplacement devant l’une des portes de la ville, à l’entrée d’un quartier très fréquenté, est littéralement couvert d’hommes et d’enfants nus ou en guenilles qui exhibent les plus dégoûtantes infirmités. L’étranger qui la traverse hâte le pas ; le Chinois n’y fait pas attention. Sous les portes, des ombres pâles, décharnées, suant la fièvre et la faim, se glissent pour mourir sans que personne leur accorde une marque de sympathie ou d’intérêt » (Le Voyage au Japon, Jules Layrle, p. 85).
« Au Japon, les mendiants qui ne font que mendier me semblent assez rares. La mendicité se dissimule sous les mille petits métiers ambulants : raccommodeurs de pipes, de chaussures, de parapluies, de laques, de porcelaines ; marchands de bambous ; revendeurs de vieux kimono et de minuscules armoires ; fabricants de cure-dents ; pâtissiers ; éventaillistes ; prêteurs à la journée ; montreurs de marionnettes et de chiens savants ; pèlerins dont la besace est pleine d’amulettes et d’indulgences ; acrobates masqués avec des têtes de lion ; escamoteurs ; musiciens ; chanteurs de poèmes légendaires ; conteurs de fabliaux ; colporteurs de fūrin, petites cloches de verre qu’on suspend à sa porte en été, afin de songer au vent chaque fois qu’elles tintent ; et ceux qui font des ponctions avec des herbes enflammées, et les masseurs, tous aveugles, mais divisés en deux écoles : l’école douce qui joue de la flûte et l’école dure qui s’appuie sur un bâton ; et les devins, et les rebouteux, et les donneurs de direction, très consultés : « Dans quelle direction dois-je aller chercher le médecin qui guérira ma fille ? ; « Quel jour et dans quel direction dois-je déménager ? » (Le Voyage au Japon, André Bellessort, p. 299).
« Les Japonais sont-ils si dénués de pitié que, parmi les bonzes et les fidèles dont les donations ont enrichi les temples, personne n’ait eu le cœur de faire ce que font ces protestantes anglaises et ce catholique français ? Il est vrai que leurs lépreux sont peut-être moins à plaindre que ceux de notre Moyen Âge. On ne les oblige ni à la cagoule ni à la cliquette. On ne les maintient pas dans un isolement rigoureux. La populace ne les a jamais massacrés comme des empoisonneurs diaboliques. Mais je ne connais pas un seul exemple d’apôtre indigène s’enfermant avec eux au fond de leurs yadoya, et je ne sais pas de légende nipponne qui, de près ou de loin, nous rappelle notre saint Julien l’Hospitalier. Pourtant, nous aurions tort de nier la bienfaisance japonaise. Je n’ai séjourné dans aucune ville sans y recueillir des histoires authentiques de dévouement et d’abnégation. Seulement, ce n’était qu’entre parents, alliés, voisins, anciens vassaux du même seigneur, membres du même clan, que cette charité, d’une admirable discrétion, s’ingéniait et se prodiguait. Il semble bien que les souffrances des inconnus n’émeuvent guère les Japonais. Et les bonzes eux-mêmes, — soit que leur tempérament asiatique s’y oppose, ou que leur doctrine d’anéantissement recouvre, comme je le crois, un incommensurable orgueil, — n’éprouvent point à l’égard des misérables fantômes de ce monde l’amour passionné des haillons et des plaies que le Christianisme inocule à quelques-uns de ses prédestinés, et plus simplement l’amour de la misère. » (André Bellessort], op. cit., p. 467)
Plus d’un siècle après, le statut des mendiants est toujours le même : inexistant ! On tombe parfois, au détour d’un parc public, sur un SDF squattant un parc, mais mendier ne se fait pas, c’est comme recevoir un pourboire, ce serait recevoir une insulte. On ne donne jamais un pourboire au Japon ! On ne fait jamais l’aumône, à moins de chercher à humilier quelqu’un ! Voici un texte qui témoigne à quel point cette attitude est ancrée dans l’âme japonaise dès l’enfance :
« Ils étaient là une dizaine, assis sur leurs talons, dans le couloir, à me dévisager et à m’interpeller. Tout à coup l’un d’eux, le plus hardi, allongeait le bras de mon côté, la main ouverte ; un second l’imitait, puis un troisième, puis toute la bande. Trompé par le geste, je crus que les garnements quémandaient quelques sens et tirai de ma poche de la monnaie de cuivre. Aussitôt les bras de se replier, les têtes de s’agiter dans un mouvement de dénégation énergique ; en même temps, les sourcils froncés, un pli dédaigneux des lèvres, témoignaient de leur amour-propre blessé. L’aumône ! Fi donc ! Ce n’était pas cela qu’ils voulaient. Quoi donc, alors ?… Des bonbons, peut-être ? Il y avait là, sur un plateau, un assortiment de confiserie de toutes nuances, amalgames de farine de riz, de mélasse et de plâtre, auquel je n’avais point fait brèche et pour cause. Je poussai vers eux ce dessert. On hésita ; pas longtemps. Des bonbons, cela pouvait s’accepter sans déchoir. Les sucreries croquées, ils recommencèrent leur manège. Enfin je compris. Ils m’avaient vu feuilleter un volume à couverture rouge, le Guide Murray du Japon, avec des cartes en couleur. Voilà ce qu’ils sollicitaient. Je leur fis passer le précieux bouquin ; ils se mirent à l’examiner l’un après l’autre, surtout les cartes des différentes provinces, très attentivement, échangeant à leur sujet force commentaires. Très amusants, ces écoliers. L’un d’eux portait, attaché sur ses épaules, son petit frère, âgé de deux ans à peine, qui dormait comme un bienheureux. Pas Japonais de paravent non plus, ces enfants qui refusent les gros sous et tendent la main pour un livre » (Le Voyage au Japon, Marcel Monnier, p. 345).
La notion de « jiko sekinin » (« c’est de votre faute ») explique la culpabilisation non seulement des SDF, mais de toute personne susceptible de faire appel à la solidarité suite à un problème dont elle peut être considérée comme responsable, que ce soit obésité, diabète, cancer du poumon, même le fait d’être victime de violences sexuelle. Un film intitulé Bashing (2005) de Masahiro Kobayashi traite du cas d’un jeune homme pris en otage en Irak, qui a subi un harcèlement pour avoir coûté à l’État.
Des dispositions souvent étonnantes ont été prises. J’ai entendu dire, mais sans pouvoir le vérifier que dans les écoles, il n’y avait pas de personnels pour le nettoyage, mais les élèves le font par roulement. Si c’est vrai, cela explique comment le Japon fait face au vieillissement de sa population avec un nombre de lits d’hôpitaux suffisant par personne. Moins pour les écoles, plus pour les hospices ! La plus sidérante de ces dispositions est l’absence de poubelles publiques. On est prié de porter ses détritus jusqu’à son lieu de travail ou chez soi. Les distributeurs de boissons extrêmement nombreux disposent souvent d’une poubelle pour les cannettes et pour les bouteilles, sauf justement dans les quartiers les plus grouillants (Shinjuku, Shibuya). À ce propos, j’ai trouvé que la Corée du Sud était bien mieux organisée, avec ses distributeurs moins nombreux mais plus pragmatiques, choix de boissons bon marché avec des volumes plus raisonnables, et davantage de distributeurs de thé / café chaud ou glacé. Dans certains lieux touristiques, on finit quand même par trouver des poubelles pour déchets « organiques », mais jamais ou presque vous ne trouvez comme à Paris de poubelles qui débordent depuis trois jours. Le ramassage est fréquent et bien organisé. Dans les rues, il y a de grandes armoires où les résidents viennent déposer leurs sacs poubelles, et non des poubelles pour chaque édifice. J’ai photographié quelques cas de dépôt sauvage, ou des « oublis » de bouteilles vides sur les rebords d’urinoirs ; ce n’est guère esthétique, mais c’est pour montrer à quel point c’est exceptionnel. Un des rares Japonais que j’aie vu en colère, c’est un type furieux d’avoir ramassé une bouteille vide. Comme je passais par là, j’ai bien compris que sa colère s’adressait indirectement à moi, mais on le comprend, parce que dans un ensemble si policé, une telle faute de goût choque, et au bout de quelques jours, on en plaisantait même : « Qu’as-tu vu au cours de ta promenade ? — Oh, un vrai scandale, figure-toi que j’ai vu un mégot par terre. — Shocking ! » En ce qui concerne la cigarette, le système est le même qu’en Corée : « Smoking on the street is prohibited » (ou fumer en marchant), mais attention, non seulement il y a de nombreux coins fumeurs dans les rues ou les parcs, mais de façon étonnante, certains lieux publics comme les salles de Pachinko ou autres jeux, permettent de fumer, ce qui est autrement gênant pour les clients que dans la rue ! Je crois que c’est justement parce que ce sont des lieux privés. Quoi qu’il en soit, jamais de mégots par terre ! La propreté est une obsession, et ce qui est remarquable c’est que tout, absolument tout, est propre. En regardant mes photos vous vous demanderez parfois ce que j’ai voulu montrer, eh bien ! c’est qu’un endroit qui, en France, serait noir de crasse, et qui au Japon est rutilant. C’est-à-dire que lorsqu’un architecte conçoit un édifice, il prévoit la procédure de nettoiement. Où que vous soyez, vous voyez très régulièrement des personnes qui viennent passer un balai, un plumeau, sur tout ce qui pourrait s’empoussiérer, dans une gare, dans un magasin. Je me rappelle dans un train déjà nickel – on aurait mangé par terre – avoir vu une vieille dame passer son balai sous nos pieds ! À Takayama, j’ai photographié une dame qui passait un plumeau sur la rambarde d’un pont, et en passant, sur une statue d’un bonhomme rigolard juchée sur cette rambarde ! Dans un temple de la même ville, j’ai photographié un bel arrangement de balais, pelle & râteau : même les instruments de propreté sont artistement disposés !

Arrangement de balais à Takayama.
© Lionel Labosse

Les Japonais fréquentent assidument les cimetières, où en plus d’honorer leurs morts, ils nettoient les tombes, et renouvellent les fleurs. Il n’y a pas comme dans nos cimetières, un arrosoir en plastique défraîchi et troué à disposition de tous, mais un râtelier entier de seaux en bois, râteaux et brosses, sans doute chacun le sien.
Cette propreté, au XIXe siècle, s’étendait aux prisons, selon un voyageur : « Chaque cellule, pouvant contenir un ou plusieurs prisonniers suivant les cas, est fort bien aérée, haute de plafond et tenue dans un état de propreté remarquable. Le soir, elle est éclairée à la lumière électrique, ce qui permet au gardien de surveiller par un petit guichet ce qui s’y passe.
Le plancher est recouvert par des nattes fort propres, suivant l’usage japonais. Il n’y a naturellement, ni chaise, ni table, ni lit, puisqu’au Japon chacun est habitué à s’asseoir, à écrire et à dormir par terre. Seuls, les futons, c’est-à-dire les grandes couvertures rembourrées qui servent uniquement de literie dans tout le Japon, sont soigneusement pliés dans un coin de la cellule. L’on remarque dans un autre coin une sorte de lavabo muni d’un robinet et d’un tuyau d’évacuation. En outre, on peut soulever une partie du plancher et découvrir ainsi une excavation qui est assez grande pour servir au prisonnier de W. C. Au fond de l’excavation un second couvercle intérieur assure une hygiène parfaite pour les habitants de la cellule » (Le Voyage au Japon, Charles Pettit, p. 890).
Dans beaucoup d’endroits touristiques, des plaques d’égout sont des œuvres d’art représentant les monuments de la ville, en couleurs ! Les Japonais semblent regorger d’idées neuves pour embellir le paysage urbain ; qu’attend-on pour les imiter ? Voici une plaque d’égout de Kanazawa, mais j’en ai aussi photographié de superbes à l’effigie du château d’Himeji.

Plaque d’égout de Kanazawa à l’effigie de la lanterne du jardin Kenroku-en
© Lionel Labosse

Les Onsen

J’avais hâte de découvrir les onsen, ces bains thermaux du Japon, m’attendant à quelque chose d’équivalent aux « jjimjilbang » ou « oncheon » coréens. Mais j’ai été fort déçu. Au Japon, ce qu’on appelle onsen est la plupart du temps une baignoire d’eau thermale très chaude. Les sentō sont des bains publics d’eau non thermale, où l’eau est également bouillante. Je n’en ai vécu que 3 ou 4 expériences, uniquement dans des ryokans ou hôtels, et je ne peux guère généraliser, mais les deux articles de Wikipédia en lien ci-dessus sont très complets. J’y ai même découvert l’existence du Parc aux singes de Jigokudani, onsen pour macaques ! Pour se rendre au bain dans un hôtel, il faut d’abord revêtir un kimono spécial qu’on vous fournit. Attention : il y a un sens pour nouer le kimono, il faut rabattre déjà le côté gauche ou droit, je ne sais plus, car l’autre côté d’abord, c’est la façon dont on vêt les cadavres ! Regardez avant d’imiter ! Les onsen sont des bains où l’on doit d’abord se dénuder entièrement et se laver des pieds à la tête avec douchette, tabouret, bol, et une petite serviette ou éponge en nylon. Le scénario et le décor sont jusque-là identiques aux bains coréens, mais la suite est fort différente. Une fois bien récuré & rincé, on nettoie & range aussi son tabouret par respect pour le suivant, et l’on se dirige vers la baignoire, où l’on se plonge dans l’eau brûlante. L’ambiance est recueillie, comme dans presque tous les lieux publics, et l’on y chuchote si l’on est en compagnie. Les enfants peuvent également venir avec un parent de n’importe quel sexe s’ils ont moins de dix ans, mais il ne m’a pas été donné de voir ce spectacle, fréquent en Corée dans les grands établissements. On fait des allers retours douche-bains. Dans un seul endroit parmi ceux que j’ai expérimentés, il y avait deux baignoires, dont une avec des jets de massage. À part ça, la fréquentation mêlait tous les âges, y compris les jeunes ; j’ai même vu beaucoup plus de jeunes que de vieux. Les Japonais étant très réservés, j’ignore si mon comportement les a heurtés, mais j’ai tâché d’imiter leur façon de faire, et surtout j’ai bien veillé à me laver consciencieusement avant de me baigner. Il est sans doute fréquent que des touristes ignorant les règles, commettent une faute à l’égard de l’usage, l’autre étant sans doute de faire du bruit. Par les températures caniculaires du mois d’août, si le bain était appréciable pour se débarrasser de la sueur, des bassins de températures variées eussent été plus appréciables que cet unique bain bouillant où il fallait s’enfoncer centimètre par centimètre, tandis que les Japonais y plongent direct ! À l’origine les bains étaient mixtes, et la plupart dans la nature. Il existe maintenant certains bains qui ressemblent davantage à des parcs aquatiques et sans doute aux bains coréens, mais j’ai renoncé à cette expérience pour une raison fort simple, la prohibition des tatouages.
Les voyageurs racontent souvent avec humour leur découverte de cette tradition :
« Éveillés de grand matin, un de mes compagnons et moi demandâmes à une des nésans (servantes) de nous conduire à la iuia (salle de bain) ; elle nous mena à une vaste piscine où barbotaient déjà, hommes et femmes, tout le personnel de l’auberge. Loin de paraître étonné de notre venue, tout ce monde nous reçut avec les rires et les bonjours les plus gracieux ; mais la joie fut à son comble lorsqu’on nous vit plonger dans la piscine et en ressortir brusquement en poussant des cris les plus lamentables : l’eau était à une température telle que je me demande encore aujourd’hui comment nous en sortîmes sans brûlures » (Le Voyage au Japon, Alfred Houette, p. 266).
« C’est en effet dans une cuve de bois dont l’eau est chauffée au charbon, que chaque Japonais prend régulièrement hiver ou été, dans sa maison, dans les tcha-ya ou dans les locaux publics exploités dans ce but, son bain quotidien du soir. Bain tellement chaud que nos épidermes européens pourraient à peine le supporter, quand même nous serions tentés de profiter de la première eau, toujours poliment offerte aux étrangers. Tandis que nous préférons nous livrer à des ablutions en plein air, ou peu s’en faut, au milieu des rochers des petits jardins, ou sur les couloirs qui règnent le long des panneaux de papier, nos voyageurs japonais se prélassent un temps infini dans leur cuve quasi bouillante. Avant d’y entrer ils se frottent, se savonnent, nettoient leurs dents ; puis, le bain pris, rouges comme des homards, ils se sèchent en un clin d’œil avec le linge bleu carré, le hatchi-maki, qui est le compagnon inséparable de leur personne.
Au dehors, dans les bains publics et payants, le spectacle de cette toilette quotidienne du Japonais est plus curieux encore par le nombre de gens des deux sexes qui y prennent part ensemble, en se coudoyant le plus innocemment du monde. Quand on les contemple là, à leur plus grand ébahissement, on se demande si c’est seulement pour satisfaire aux exigences nouvelles que, dans les grands centres, le gouvernement a imposé des grillages de séparation au milieu des locaux « ad hoc », et prohibé une promiscuité qui choque nos conceptions occidentales ? Ou bien, s’il veut transformer peu à peu, comme tant d’autres choses, des mœurs primitives, telles cependant qu’aucun moraliste n’y saurait trouver à redire » (Le Voyage au Japon, Hugues Krafft, p. 284).
« Pour moi, dans mon amour de la couleur locale, je n’hésitai pas à me mêler aux Japonais. J’entrai dans la première piscine venue ; l’eau étant trop chaude, je passai dans une seconde où elle était à un degré tolérable. Je m’y trouvai bientôt en nombreuse compagnie des deux sexes. Tout ce monde me faisait bon accueil ; on cherchait à me rendre de petits services ; on me donnait la main pour passer d’un bassin à l’autre ; on m’adressait en souriant des paroles que j’avais le regret de ne pas comprendre ; leur curiosité n’était nullement gênante. Quel singulier peuple, et comme tous ces gens sont vraiment aimables ! » (Le Voyage au Japon, Edmond Cotteau, p. 586).
Un autre voyageur, Ferdinand Lecomte, qui se plaint qu’il y a trop de touristes (en 1891 !) tente en vain de débaucher une servante qui lui sert son bain : « Nouveaux cris de détresse ; elle est incorruptible » (p. 290). Il surprend « une famille d’une dizaine de personnes : homme, femme, enfants des deux sexes, absolument nus, prenant leur bain dans un espace exigu » […] « l’impudeur pour les filles du peuple japonaises ne consiste pas dans l’étalage ou la vue de la nudité, mais seulement dans les actes impudiques » (p. 292).
« Une heure avant d’arriver à Hachiogi, je me délectais à la pensée du bain que j’allais prendre aussitôt à l’auberge. Le Ciel voulut sans doute me châtier d’un tel excès de sybaritisme. Le plancher d’une salle de bain japonaise, légèrement en pente, est d’habitude aussi lisse qu’une patinoire ; avant donc d’avoir atteint le baquet convoité, j’avais fait une magistrale glissade et écrasé ma main sous tout le poids de mon corps ; au bruit de ma chute, tout le personnel de l’hôtel accourut, sans distinction de sexe. La salle de bain d’une tcha-ya n’est pas plus fermée que le reste ; j’étais dans le costume qu’on suppose ; pourtant la douleur que je ressentais ne m’empêcha pas de saisir mes vêtements de la main restée libre et de donner une rapide et sommaire satisfaction à mes préjugés en matière de convenances, bien que cet excès de pudeur ne fût nullement réclamé des gens qui m’entouraient. Dans le vrai Japon, c’est-à-dire celui qui est encore à l’abri du « shocking » britannique, les idées à cet égard sont bien différentes des nôtres ; on ne comprend guère qu’il puisse y avoir quelque honte à dévoiler l’œuvre de la Nature ou de la Divinité. Quant aux hommes de la campagne, en été, leur vêtement habituel est des plus réduits ; il se compose d’une petite pièce d’étoffe formant ceinture et rattachée devant et derrière en passant entre les jambes ; cela cache bien quelque chose, mais ne dissimule rien. Les couroumayas notamment, à mesure qu’ils s’éloignent des villes ouvertes aux Européens, se débarrassent graduellement de tout leur habillement, jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus que le complet que je viens de décrire. Au cours d’un voyage comme le nôtre, la sueur coule de leur corps en quantité invraisemblable, et le moindre vêtement rendrait cette transpiration insupportable ; je suis convaincu que ces braves gens, vêtus comme on veut qu’ils le soient à Yokohama, ne fourniraient pas la moitié de ce que nous avons obtenu d’eux. Cette transpiration continuelle leur permet de boire impunément plusieurs litres d’eau froide dans leur journée. Faisant un métier de cheval, ces hommes-là prennent peu à peu la nature de ce quadrupède » (Le Voyage au Japon, André Lequeux, p. 350).
Un voyageur capricieux fait l’expérience des limites de la politesse japonaise : « Enfin je parvins jusqu’au tub dans lequel je me précipitai la jambe droite en avant… Mais je la retirai aussitôt avec un cri de douleur… l’eau était bouillante ! Les Japonais prennent, en effet, leurs bains à une température qu’il nous est impossible d’affronter.
Furieux, je me tournai vers Araï :
« Animal, tu sais bien que je prends mon bain froid.
— Oui, maître, et je le leur ai dit hier soir, mais ils n’ont pas voulu me croire, ils ont cru que c’était une plaisanterie… »
Il fallut vider la baignoire, grande comme trois tonneaux et la remplir de nouveau. Cela dura trois quarts d’heure, pendant lesquels, « drapé de ma majesté », je fis la statue de marbre ; les autres, c’étaient des bronzes, et vraiment il me semblait qu’ils étaient moins nus que moi !
Quand enfin j’eus pris mon bain froid et que les charmantes petites bonnes m’eurent séché, le gouverneur m’annonça avec force salutations que son tour était venu. Pauvre Excellence ! La politesse japonaise exigeait qu’il se baignât dans mon eau et pour lui, habitué à l’eau bouillante, ce fut vraiment une souffrance affreuse que d’avoir à plonger dans cette eau froide. Mais il s’exécuta bravement avec des petits cris gutturaux et force grimaces. Puis, ce fut le tour de sa femme, de ses filles et des bonnes qui, toutes, poussèrent des hurlements en pénétrant dans cette glacière et en sortirent en claquant des dents.
Je quittai O… le même jour, craignant que toutes ces malheureuses ne fussent prises de pleurésie ou de pneumonie.
Ah ! la politesse japonaise !!! (Le Voyage au Japon, Amédée Baillot de Guerville, p. 653).
« Les Japonais se baignent le plus souvent dans la journée et après le dîner. Ils ne tiennent aucun compte des repas et se plongent indifféremment dans l’eau immédiatement ou très peu de temps après avoir mangé ; leur nourriture, il est vrai, est d’une digestion facile, et la chaleur excessive du bain ne peut leur faire craindre une congestion cérébrale.
En entrant, après avoir déposé sur le comptoir la modique somme de 3 sen (dix centimes), chacun se dépouille de ses vêtements et les dépose dans une des petites cases de bois disposées à cet effet de chaque côté de la porte le long de la muraille. On conserve seulement le ténangoi [tenugui], longue bande de toile bleue ornée de dessins blancs, servant d’éponge et de serviette, et dont on ne se sépare jamais. Il se porte passé dans la ceinture ou enfermé au fond de la manche ; les ouvriers et hommes de peine le roulent en corde autour de la tête, et les femmes du peuple et les servantes s’en confectionnent un bonnet pour faire les ouvrages du ménage, afin de garantir leur chevelure de la poussière.
Après s’être trempé un instant dans la cuve, on y puise un petit baquet d’eau, et assis sur un seul talon, on se frotte vigoureusement avec le ténangoi souvent humecté. Chose bizarre et contraire à toutes les règles de la propreté la plus élémentaire, les Japonais commencent par les pieds, et remontent peu à peu en se nettoyant successivement toutes les parties du corps, pour terminer par le visage.
Les hommes s’en tiennent là, mais les femmes coquettes, comme leurs semblables de tous les pays du monde, se frottent ensuite avec de petits sacs de toile contenant des écorces de grains de riz pulvérisées, afin de blanchir leur peau naturellement un peu jaune ; la pâte onctueuse qui s’en dégage donne une odeur fort désagréable et très persistante. Souvent même pour arriver à un résultat plus satisfaisant, les raffinées s’écorchent-elles l’épiderme avec des morceaux de toile rugueuse. Cette opération terminée, elles se plongent une dernière fois dans l’eau chaude et s’épongent un peu avec le même ténangoi tordu préalablement, avant de reprendre leurs vêtements. La chaleur emmagasinée est tellement considérable, que le corps sèche instantanément sans faire éprouver aucune sensation de froid due à l’évaporation » (Le Voyage au Japon, Raymond de Dalmas, p. 650).
« Les Japonais nous ont tout emprunté : ils ont commencé par les canons, ils ont continué par la redingote et le chapeau haut de forme, et sont en train de finir par notre pudibonderie polissonne et jésuitique. » [l’auteur apprend que tout a changé depuis son voyage en 1897]. […] « les charmants bains japonais d’Unzen sont maintenant fréquentés par des Européens guindés. Aux pittoresques auberges japonaises ont fait place de (sic) monumentaux hôtels, éclairés électriquement, pourvus d’importants directeurs, de maîtres d’hôtels stylés ; on y dîne en habit et robe basse. Mais la civilisation – ou ce que nous considérons comme tel – en s’installant autour des solfatares d’Unzen en a effacé l’intérêt. Notre pudeur eût été choquée par le nu indigène, et maintenant Japonais et Japonaises doivent s’habiller pour se baigner.
Il n’en était pas de même il y a quelques années à peine, et nous ne pouvons que regretter cette transformation » Arrivant dans cette région d’Unzen, le voyageur se voit entouré au débarcadère d’une vingtaine de curieux sortis du bain en tenue d’Ève ou Adam, ou bien il croise des nudistes dans la rue, et il remarque que les curistes « ne s’essuient pas » mais se font sécher à l’air ambiant après le bain ; prévenant les récriminations d’Anglais qui d’ailleurs se plaignent à l’autorité japonaise, il fait remarquer en connaisseur, que « À Brighton, on peut voir tous les jours, pendant la belle saison, les hommes se baignant en « adamistes » ». Cette remarque m’étonne, car à la même époque la nudité était à la mode en peinture en Angleterre ; voir par exemple August Blue de Henry Scott Tuke qu’on peut admirer à la Tate Britain à Londres.
« Plus voisins que nous de l’âge d’or – qui, hélas ! pour le Japon touche à sa fin, — les Japonais sont restés fidèles aux idées de leurs ancêtres : le nu n’est pas obscène. Mais notre civilisation, pénétrant à grands pas, les oblige, peu à peu, à modifier leurs costumes et leurs idées morales. Est-ce un bien ? Dans tous les cas, ce soi-disant progrès enlèvera au Japon de plus en plus de son originalité et le rendra de moins en moins intéressant au voyageur ». Matignon remarque aussi que les massages pratiqués après le bain sont particulièrement utiles aux traîneurs de jinrikisha. (Le Voyage au Japon, Jean-Jacques Matignon, p. 650-658).

 Et voilà pour le chapitre 1. Rendez-vous maintenant au chapitre 2 : « Tatouages, jinrikisha, urbanisme & urbanité ».

Lionel Labosse


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[1Comme il y aura beaucoup de citations de cette anthologie Bouquins dans ces articles, je me contenterai de mentionner l’auteur et la page, avec un lien sur Wikipédia le cas échéant.