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Notes de voyage au Japon (2019)

À la fois futuriste et rétrograde : le Japon (3/5)

Article 3 : Transports, vieillissement, musées, histoire.

samedi 7 décembre 2019, par Lionel Labosse

Après un premier chapitre intitulé « Pipi, caca, popo », un 2e chapitre Tatouages, urbanisme & urbanité, nous parlerons dans ce chapitre III des transports, du vieillissement ; enfin des musées & de l’histoire.

Transports

Le réseau de transports est très dense. Le Shinkansen, qui fut mis en service à l’époque des JO de 1964, est le premier en date des trains à grande vitesse au monde. Il détient également le record du monde de la ponctualité (6 secondes de retard moyen, toutes causes confondues), et le record de sécurité : deux déraillements et pas le moindre dommage aux personnes, zéro morts ! Cela est dû à la rigueur nippone, mais aussi au fait que le Shinkansen roule exclusivement sur un réseau réservé, et que les Japonais n’y sont pas allé avec le dos de la cuiller pour construire ces infrastructures. Étant donné le faible nombre de monuments historiques, il leur coûte peu de tailler dans le vif lorsqu’ils construisent ces lignes. Sur le trajet Kanazawa-Kyoto, j’ai pu observer la construction d’une voie de Shinkansen le long de la voie de chemin de fer que nous parcourions. C’était impressionnant car au lieu de construire la ligne progressivement depuis un point de départ, elle était construite par morceaux tout au long. Ici on commençait le gros-œuvre, là on posait les voies. Et cela sur un tablier à une dizaine de mètres de hauteur, passant à proximité d’habitations, sans souci des nuisances. À Tokyo j’ai photographié des autoroutes urbaines suspendues sur des piliers écartelés à une dizaine de mètres plus loin que le tablier, des deux côtés, étonnantes pattes de crabes urbaines, sans doute dues aux précautions antisismiques.
C’est d’ailleurs sur cette ligne-là que lors du seul typhon qui passa pendant notre séjour, le trafic fut suspendu une journée. Heureusement, c’était la journée où nous visitions la ville, et tout était rentré dans l’ordre le lendemain ; mieux, on avait mis en place des trains supplémentaires, de sorte que nous nous retrouvâmes seuls dans une voiture entière, qui partit et arriva à l’heure précise de notre réservation ! Les voitures contiennent non pas 4, mais 5 places de rang, et très confortables. Il n’y a pas de problème de sens de la marche, car tous les sièges, par blocs de 2 ou de 3, sont retournables et retournés au terminus, grâce à une pédale, cela y compris dans les trains de lignes normales, où parfois c’est seulement le dossier que l’on bascule d’une seule main (photos). Ce sont les contrôleurs qui s’en chargent, mais les passagers, s’ils souhaitent se retrouver en famille, peuvent le faire aussi. Même dans ce cas, aucun risque qu’un abruti vous prenne la tête en hurlant sur son smartphone pendant tout le trajet. La règle valable dans tout lieu public est aussi respectée dans le train : respect absolu d’autrui. Assis dans mon premier Shinkansen, entre Tokyo & Nikko, le seul qui arbore ces magnifiques couleurs vert & rose, j’ai entendu un chuchotis : c’était mon voisin qui téléphonait ! Contrairement aux métros qui sont saturés de publicités (jusque sur les poignées en l’air), le Shinkansen est un espace cher, mais zen, sans pub, sans bruit. J’avais été agacé par les annonces sonores incessantes dans le train entre l’aéroport & Tokyo, mais ce n’était qu’au début du parcours, sans doute à l’attention des touristes, et après, dans aucun train vous n’en êtes plus importuné, hormis le minimum : le nom du prochain arrêt. On est loin du vacarme du métro parisien, et de l’absence d’information pour les touristes dans le RER qui mène à l’aéroport Charles-de-Gaulle ! Et quant à l’urbanité, comme je l’avais déjà constaté en Corée, des couloirs sont matérialisées sur les quais pour se positionner ; les trains stationnent au centimètre près soit en face des traces, soit en face de portières dans les gares sécurisées, et l’on monte dans le calme et l’ordre d’arrivée, après avoir laissé descendre les gens, ceci alors que les arrêts sont minutés, ce qui est parfois flippant lorsque vous êtes avec un groupe de douze touristes pourvus chacun d’une valise et que vous faites la queue pour la même voiture ! De nombreux employés sur les quais et dans les trains veillent au bon déroulement des opérations. Si dans les bus les chauffeurs sont seuls et parviennent à faire respecter la loi, dans les tramways il y a souvent un employé, pour veiller à la sécurité je pense. En voici un charmant dans le tramway d’Hiroshima, typique de cette beauté très Tintin du Japonais. Poinçonnez-moi donc le ticket, jeune homme !

Dans le tramway d’Hiroshima. Admirons le paysage !
© Lionel Labosse


Ce jeune homme me rappelle un flic entrevu dans le film de Nagisa Oshima, L’Enterrement du soleil (1960), film dont j’avais adoré l’ambiance de monde en décomposition et la musique flamenco décalée. N’est-il pas significatif de retrouver ce type de sosie vestimentaire à 70 ans d’écart ?

Nagisa Ōshima, L’Enterrement du soleil (1960)
© Oshima

Ce film raconte une histoire de rivalité entre gangs de yakusas, avec une jeune femme qui navigue entre les deux gangs, mais surtout une fascination amoureuse non-dite de Shin, le jeune et beau chef d’un des gangs, pour Takeshi, une nouvelle recrue de son gang. Shin est interprété par Masahiko Tsugawa (1940-2018), acteur fétiche de Oshima, alors dans toute la beauté de ses 20 ans. Un film peut-être inspiré de La Maison de bambou (1955) de Samuel Fuller, qui racontait aussi une jalousie homosexuelle au sein d’un gang japonais. Voir d’autres films japonais dans notre 5e article

Masahiko Tsugawa dans le film de Nagisa Ōshima, L’Enterrement du soleil (1960)
© Oshima

Le fameux Japan Rail Pass (JR pass) vous permet de voyager sur de nombreuses lignes dans tout le pays, rapides ou non, ainsi que sur la Ligne Yamanote, métro circulaire très pratique à Tokyo. Il vous faut simplement montrer le pass en entrant dans la station par une porte devant un guichet, ce qui vous oblige à marcher un peu à l’intérieur de la gare pour trouver ladite porte. Pour certains trajets vous pouvez réserver une place, mais si vous n’avez pas de réservation, les 2 ou 3 voitures de tête sont pour vous, et quand les contrôleurs vous voient debout, ils vous signalent où vous pouvez trouver des sièges. Le métro est dense à Tokyo, et suffisant pour se déplacer ; il faut acheter un pass relativement bon marché valable pour deux ou trois jours, sur la plupart des lignes. Attention : la New Transit Yurikamome est une ligne de métro automatique sur pneus entièrement aérienne qui conduit à la zone d’îles artificielles d’Odaiba. Cette ligne a la particularité d’effectuer un virage de trois quarts de tour sur un pont en spirale avant de traverser le grand pont suspendu Rainbow Bridge.
À Kyoto, on emploie plutôt les bus, là aussi avec un pass. Malgré la barrière de la langue c’est relativement facile de s’y retrouver. Les arrêts sont regroupés par grandes directions. En général c’est assez bien organisé ; j’ai remarqué quand même une sorte d’aberration sur la ligne reliant Kyoto à Nara : quand vous vous arrêtez à Fushimi Inari-taisha, la moitié des passagers descend pour visiter ce site majeur, qui n’est pourtant desservi que par un petit nombre de trains de la ligne, donc vous devez attendre longtemps pour repartir sur Nara ! Dans les bus, des écrans affichent clairement le tarif selon l’arrêt (voyez mes photos). Vous préparez votre monnaie que vous remettez en descendant au chauffeur ou dans une tirelire mécanique, à moins que vous n’ayez une carte. Aux arrêts importants, cela prend du temps, mais mec, tu es au Japon : chacun paie son écot, et en pièces jaunes si nécessaire ! Le même écran affiche aussi les interdictions de fumer et cette phrase que j’aimerais voir écrite en lettres d’or dans les transports de France, où l’on vous casse les oreilles, au contraire avec des truellées d’annonces sonores : « Please set your mobile phones to silent ».

« Please set your mobile phones to silent »
© Lionel Labosse

Tout n’est peut-être pas idéal pour l’autochtone, car il existe encore dans le métro des voitures réservées aux femmes, signalées par un autocollant rose « Women only » sur le quai. Sinon, les gares sont pour la plupart pourvues en restaurants variés, ainsi qu’en échoppes de bento, où l’on choisit sans problème parmi un grand nombre de boîtes de bento, dont le contenu est visible avec un numéro, ce qui supprime le problème de la langue, idem à l’entrée des restaurants où des maquettes des plats en cire ou je ne sais quoi sont exposées pour faciliter choix & commande. Vous mangez froid durant le trajet un excellent repas végétarien, ou à base de viande ou poisson, avec votre boisson. Tous les transports publics autres que les Shinkansen, souvent bondés, ont des places réservées pour les handicapés ou personnes âgées. Vous les repérerez facilement : c’est là que squattent immanquablement les touristes occidentaux, qui ne comprennent pas plus le japonais que le pictogramme… Sur un panonceau que j’ai photographié dans un train, j’ai relevé parmi les catégories bénéficiaires de ces sièges, l’euphémisme anglais « physically challenged » (pour « disabled). Un autre panonceau montrait un personnage pratiquant outrageusement le manspreading avec des rappels multilingues mais écrits en anglais en très gros caractères des principales règles de comportement dans un espace public.

Vieillissement au Japon

L’article vieillissement du Japon de Wikipédia nous apprend que ce vieillissement est un problème majeur. À cause d’un taux très faible de fécondité (1,5 depuis 1993 ; le Guide du Routard édition 2018 imprime même « 1,42 enfant par femme », p. 438), les prévisions officielles font état d’une baisse importante de la population. Une famille de deux enfants constitue un phénomène, quand la plupart des gens se contentent de promener des chiots dans des poussettes !

Record de fécondité au Japon ! Devant la gare de Kanazawa.
© Lionel Labosse

Les chiffres des projections disponibles sont très variables : on passerait de 128 à 100 millions à l’horizon 2050 selon cet article ; 95 millions selon un article plus ancien cité par Wikipédia, mais dans tous les cas avec une telle proportion de vieillards qu’il n’y aurait plus assez d’actifs valides pour à la fois faire tourner l’économie & soigner les vieillards, vu l’obsession du Japon à refuser l’immigration. En dehors des Coréens & Chinois, il n’y a quasiment pas d’immigration au Japon, sauf les cadres supérieurs d’entreprises occidentales. Il est de bon ton de taxer les Nippons de racistes. Une autre façon de voir les choses serait de rendre hommage à cette nation insulaire qui met son honneur dans l’autarcie. En Europe, en gros, tous les métiers mal considérés sont dévolus à des immigrés ou Français d’origine immigrée, et cela va jusqu’aux métiers valorisants des internes à l’hôpital, pour lesquels on ponctionne les médecins du tiers-monde avant de leur envoyer à grand renfort de subventions, des « humanitaires » pour pallier le manque qu’on a créé, ou de recevoir parmi les « migrants » une bonne proportion dont la motivation première est de venir se faire soigner chez nous par leurs propres médecins : serpent caudophage ! Au Japon, toute la merde est nettoyée par des Nippons. Les vieillards incontinents sont torchés par des Japonais. Les vitres sont nettoyées par des cordistes japonais, les jardiniers sont japonais, les égoutiers japonais, les plombiers ne sont pas polonais, et personne n’argue sa fainéantise du fait que ses arrière-arrière-grands-parents furent victime de Colonialisme & Esclavage, qui sont à notre pensée postmoderne ce que Fūjin et Raijin sont aux temples shintoïstes. La « décroissance » est à la mode en Occident, mais quand un grand pays se met à pratiquer la décroissance démographique, et tente de s’en sortir tout seul, alors là c’est pas bien : qu’ils sont racistes, ces Japonais ! Et si c’est eux qui avaient raison ? Et si le moyen le plus radical d’avoir moins de voitures, moins de scooters, de consommer moins de viande, c’était d’être moins ? Allons donc : ce sont des racistes ! Nous ne sommes pas racistes, nous qui prélevons toute la jeunesse diplômée des pays pauvres pour nous torcher. Mais si les Japonais importaient comme nous les Européens donneurs de leçons, des Philippins pour torcher ou soigner leurs vieux, dites-moi, qui soignerait les vieux Philippins ? [1]
Mais les Japonais ont émigré par le passé, et peut-être en ont-ils retenu la leçon :
« Cet attachement et cette fidélité inviolables à leur race, à leur pays et à leurs principes font à cette heure l’inquiétude des nations américaines qui avaient autrefois sollicité chez elles l’émigration japonaise. Confiant d’habitude aux émigrants tous les travaux pénibles auxquels le blanc ne peut, à leur avis, s’assujettir sans déchéance, ces nations considéraient le Japonais, entre tous les hommes de couleur, comme l’être offrant à l’employeur la totalité des conditions requises pour une exploitation avantageuse. Dans les plantations, dans les entreprises de défrichement, de terrassement et de construction, les Japonais excellèrent et s’acquirent la sympathie intéressée des Yankees.
Mais, du jour où ceux-ci s’aperçurent que les serfs voulaient devenir des égaux, et qu’au surplus cet élément japonais, « incorruptible et indéformable », ne pouvait s’américaniser à l’exemple des Européens échoués sur les terres d’Amérique, alors seulement ils comprirent le réel danger qui menaçait leur république.
C’est que non seulement les Japonais s’emparaient des industries du blanc et, par un salaire infime, le mettaient dans l’impossibilité de gagner sa vie ; mais encore, dans les possessions américaines où les Japonais par leur naissance avaient acquis le droit de citoyen, c’était dans un avenir prochain la mainmise sur l’administration et les fonctions publiques, en raison de leur nombre toujours croissant, et la transformation inévitable de terres américaines en colonies japonaises. C’est là ce qui se prépare aux Hawaï, où les Japonais, au nombre de 60 000, ont réduit à l’impuissance l’élément américain ; c’est ce qui menace toutes les îles et les rives américaines du Pacifique.
De là cette rancune et cette explosion de fureur subite qui se traduisirent par cet arrêté illégal d’expulsion des enfants japonais de toutes les écoles de Californie et par le bill rendu contre l’émigration japonaise. De là les soulèvements anti-japonais qui éclatèrent aussi en Colombie britannique, soulèvements plus graves et plus violents que ceux de Californie, mais qui furent étouffés par suite de la bonne entente des gouvernements intéressés : le Japon et l’Angleterre » (Le Voyage au Japon, Léo Byram, p. 958). Mais direz-vous, ce blogueur-là ne nous parle-t-il pas du « grand remplacement » ? De nos jours, oserait-il seulement penser cela ?
Wikipédia nous apprend deux conséquences inattendues du vieillissement de la population : « De fait, le nombre de voleurs âgés (retraités) augmente également : de 5 000 en 1985, il est passé à 10 000 en 1999 et 20 000 en 2004. En 2010, il était de 27 000, soit un quart des voleurs. On trouve ainsi de plus en plus de personnes âgées en prison : entre 2000 et 2006, le nombre de prisonniers âgés a augmenté de 160 %, et a doublé sur la décennie 2000 pour atteindre en 2010 10 000 personnes, soit 16 % de la population carcérale (contre par exemple 4,6 % aux États-Unis en 2005). Les prisons japonaises s’adaptent en aménageant des espaces de gériatrie avec du personnel spécialement formé. » Le Kodokushi est un néologisme désignant les personnes âgées retrouvées mortes à leur domicile longtemps après leur décès. Cela dit, ma voisine du dessus, qui était peu sociable et atteinte du syndrome de Diogène, est également morte dans ces conditions, et j’ignorais qu’il y eût un nom pour cela. J’étais une des rares personnes à échanger parfois avec elle, mais j’ignorais qu’elle fût isolée à ce point, et cela se passa pendant les vacances où j’étais à l’étranger, sans quoi peut-être m’en fussé-je aperçu. Certaines personnes âgées sont contraintes à poursuivre ou reprendre une activité professionnelle. J’ai éprouvé un grand moment de gêne lorsque à la caisse d’une épicerie, un octogénaire a enregistré mes achats, opération assortie comme il se doit de force courbettes. Pauvre vieillard, pensais-je, incapable que j’étais de lui rendre ses courbettes.
Ces courbettes sont d’ailleurs un signe de la Politesse dans la culture japonaise. Vous trouverez dans cet article une analyse d’une fake news du Monde à ce sujet. Mon point de vue est que si la population baisse, forcément cela va faire baisser les prix de l’immobilier (si on passe de 128 à 100 millions d’habitants, cela rend sans doute 20 millions de logements vacants), donc cela devrait atténuer une des causes de la dépopulation, qui est l’exiguïté et le coût des logements. On peut espérer que la perspective de posséder des logements moins exigus contribuera à l’augmentation du taux de fécondité. En attendant, le Japon doit faire face à une crise démographique inédite dans les pays riches : la perspective d’un recul de l’âge de la retraite au-delà de l’âge moyen d’espérance de vie en bonne santé a de quoi inquiéter ! Nos amis Japonais feignent de croire que les robots constituent une meilleure solution que les immigrés pour s’occuper des vieillards (voir ce qu’en dit Sherry Turkle->937]). Grand bien leur fasse ! Pour relativiser la crainte de ne pouvoir faire face aux soins que nécessitera une population vieillissante à ce point, il faut remarquer la politique du plein emploi au Japon, et le fait que personne ne semble rechigner à travailler, même modestement. Myriades d’employés dans les transports, sur les quais, pour nettoyer les rues, les vitrines, cordistes se balançant allègrement sur les façades de verre, etc. Si le besoin s’en faisait sentir, peut-être pourrait-on réaffecter ces contingents excessifs aux soins aux vieillards ?
Parmi les idées reçues sur le Japon, il y a cette réputation du stress qui pèse sur les élèves & étudiants, pour les forcer à obtenir les meilleures notes. C’est vrai que la moitié des élèves que j’ai eus dans ma carrière n’étaient guère stressés, mais certains sont morts dans des accidents de scooters ou en faisant les cons sur des toits. Le fait que tout le boulot au Japon, même le moins qualifié, soit confié à des Japonais, m’incite à relativiser cette idée reçue : est-ce que les multitudes de laveurs de carreaux, d’employés du chemin de fer, ont été violentés pour obtenir des bac + 12 ? Et croyez-vous que les élites françaises, les gamins qui postulent aux prépas, ne soient pas stressés par leurs papas ? Qu’il n’y a pas de suicides parmi eux ? Foutaises ! En l’absence de statistiques sérieuses, tout cela n’est que on-dit. Et puis il y a aussi le stress au travail, le fait que les Japonais n’ont pas ou peu de vacances. Il semble que ce ne soit pas qu’un cliché car plusieurs articles vont dans le même sens. Cependant il semble y avoir pas mal de jours fériés parfois prolongés par des ponts, et puis l’on apprend que les mères ne reprennent pas le boulot immédiatement après un accouchement, donc il convient de nuancer. Mais dans la vie quotidienne, ce stress n’apparait pas. Au contraire, on ne voit guère de gens courir pour attraper un train, s’énerver (très mal vu), s’engueuler. Le mot « zen » semble avoir un sens dans la société japonaise, même dans la foule compacte des grandes villes ou des transports. Mais comment font-ils ?
Depuis mon retour du Japon, je suis excédé par le nombre incroyable de gens en France, qui ont la chance d’avoir un emploi, et qui ne font pas le boulot pour lequel ils sont payés, notamment dans le secteur public. Employés de la RATP qui passent leur journée à consulter leur smartphone et vous envoient balader quand vous les interrompez ; chauffeurs de bus qui font monter sans barguigner tous les fraudeurs, mais qui souvent ne marquent pas l’arrêt alors que vous leur faites signe ; dans les piscines, dans les parcs & jardins, plus tous ces pseudo-employés recrutés par la SNCF en été pour filer de la thune aux banlieues, et qui ne branlent rien. Et alors à la Ville de Paris, les chefs de service, ça n’est guère reluisant. Voulez-vous un exemple avec preuve ? À notre arrivée en France, nous étions dix personnes à avoir fait escale à Varsovie. Trois obtinrent leur bagage, et sept restèrent sur le carreau quand le tapis s’arrêta, vide. C’était l’angoisse car si la chose ne m’était jamais arrivée, j’avais entendu dire que depuis plusieurs années, il n’y avait plus d’êtres humains affectés à ce service, mais que ça se faisait « en ligne », comme disent les bureaucrates. Mais, heureusement, nous tombons sur un guichet avec des êtres humains au look et à l’accent banlieusard, mais fort sympathiques. C’est un peu le bordel, mais on nous confirme que c’est mort, plus de bagage. On nous distribue alors sur une feuille A4 le document ci-dessous, que j’ai numérisé tel quel. Un vieux formulaire que des générations de photocopies de photocopies de photocopies d’un très vieil original des années 1980 disparu depuis des lustres, ont progressivement fait glisser hors du cadre, à la façon des glaciers, de sorte qu’il manque un morceau important du titre et une bonne partie de la droite et du bas du document, avec la partie en anglais… Ai-je besoin de commenter ? Bref, ce ne sont pas les braves bougres qui étaient là qui sont en cause, mais leur chef, sans doute un(e) incapable arrivé à son poste par Le Principe de Peter ou la promotion canapé. Et sa nullité servira aux bureaucrates à supprimer tous les postes et à remplacer ça, bientôt, par un service « en ligne ». Quoi qu’il en soit, à peine avions-nous commencé à remplir ce torchon qu’un nième coup de fil backstage nous annonçait qu’un des gars de la banlieue avait fini par retrouver un petit tas de bagages… Nous on est habitué, on sait ce que c’est en vrai que la France, mais imaginez le Japonais aux yeux pétillants après une nuit de vol, d’être enfin arrivé sur le sol de la France à laquelle il croyait : il comprend tout de suite où il est tombé !

Formulaire bagages manquants en 2019 à l’aéroport de Roissy CDG
© Lionel Labosse

C’est dans les hôpitaux & les écoles, et en général partout où les gens sont en contact direct avec le public, que les gens qui aiment travailler postulent (pour parler du secteur public). Et à côté de cela, on voit dans le bâtiment, dans la restauration, dans les centres d’appel, la distribution, des gens qui se tuent à la tâche, bien obligés. Au Japon, tout le monde travaille avec équanimité, du balayeur septuagénaire au médecin. Notre accompagnateur avait un abcès au pied qui devenait intolérable. À deux reprises, il est allé se faire soigner dans une clinique ou dans un hôpital. Dans les deux cas, il a été traité, soigné, et dans le deuxième cas avec des analyses faites sur place en soirée, et dans l’hôpital même on lui a remis ses médicaments, avec une facture certes élevée, mais le résultat est qu’il a pu, la 2e fois, être guéri, et continuer à nous encadrer. Donc même dans un domaine où il est impossible de reprocher quoi que ce soit aux personnels en France, le Japon est mieux organisé. Où en France, un étranger de passage et pressé serait-il aussi efficacement & rapidement remis sur pied ? Cela veut dire que même dans les hautes sphères, les énarques japonais ne pensent pas qu’à faire carrière, mais font le boulot pour lequel on les rémunère !

Musées

La francophilie au niveau artistique est frappante. J’ai vu à Tokyo et Hiroshima, le Musée National de beaux-arts occidentaux de Ueno, et le Musée d’Art de Hiroshima, qui constituent sans doute les collections d’art français ou sur la France les plus riches en dehors de l’Hexagone. Parmi les tableaux qu’il était possible de photographier au musée d’Hiroschima, je citerai Garçons se baignant au moulin du Bois d’amour, tableau peu connu de Paul Gauguin ; tout un programme ! De Stanislas Lépine, Le quai en face de la mairie et le marché aux pommes nous rappelle que dans les années 1880, toutes les denrées n’étaient pas livrées aux Halles comme pourrait nous le faire croire Le Ventre de Paris. Et puis quel choc pour l’Icaunais que je suis, de tomber en face du magnifique Pont à Auxerre de Paul Signac (1902). On apprécie le commentaire de l’article de l’Yonne républicaine : « Le voyage de la toile jusqu’au Japon demeure un mystère : « Nous ne pouvons pas donner la provenance des œuvres de nos collections », s’excuse Yoh Shoji » ! En octobre 2019, j’admire du même Paul Signac le Portrait de Félix Fénéon (1890), clou de l’exposition consacrée au critique par le musée de l’Orangerie. Le motif du fond du tableau a été inspiré à l’artiste par un morceau de kimono, visible dans l’expo !

Portrait de Juan Martin Diaz, el Empecinado (1809) par Francisco de Goya
Musée National de beaux-arts occidentaux de Tokyo
© Wikicommons

Revenons à Tokyo : le musée d’art occidental d’Ueno vous accueille avec des Rodin dans la cour et à l’intérieur, dont on se demande si ce sont des copies officielles ou des contrefaçons. Voici ci-dessus le célèbre Portrait de Juan Martin Diaz, el Empecinado (1809) par Francisco de Goya, dont vous saurez en lisant cet article quel est son rapport avec la littérature française. Foujita est aussi à l’honneur – comme au musée de Hiroshima susnommé – on ne sait si c’est en tant qu’artiste français ou japonais. Cette francophilie va jusqu’à une campagne de pub d’air Tahiti dans le métro ! Certes, l’archipel français est moins éloigné du Japon que de Paris, mais que peut représenter pour un Japonais un voyage à Tahiti ? Ah ! Gauguin, peut-être ? Cette francophilie s’insinue aussi de façon amusante dans les noms de marques ou de boutiques, sans aucun souci de syntaxe, surtout pour la nourriture. Cela donne (sur mes photos) des « Ice Brulee crêpe » ici, des « N’y pence même pas » (formule imprimée sur un sac de marque), « Café du Mon » à Kyoto (cela dit, « Mon » en Japonais désigne le portail (門), et ce café était situé à la porte d’un temple…), « Bleu bleuet » (marque de magasin), Vie de France, Café étranger, Étienne Marcel, Café de Crié, Entrée marché, Musée de peau ! Les grandes marques de luxe françaises et européennes ont toutes leurs boutiques dans les grands magasins ou les quartiers chics, comme en Corée (Vuitton, Gucci, etc.)
L’art japonais, à l’issue de ce voyage, et j’en suis désolé d’avance pour le lecteur persuadé que tout ce qui est étranger est forcément génial, m’a paru bien modeste. Pour moi, cela relève de l’artisanat de grande qualité, de l’art décoratif. Admirable, certes, mais rien qui atteigne les sommets.
« C’est que, dès qu’il ne s’agit plus seulement de copier, mais que l’initiative devient nécessaire, les Japonais restent d’une infériorité absolue.
Le génie créateur leur manque absolument. À défaut de tant d’autres observations qui le démontrent, il suffit, pour en constater l’absence, de contempler les pauvretés architecturales dont ils sont seulement capables. Anciens ou modernes, leurs temples témoignent de conceptions étriquées et si parfois on est séduit par la joliesse d’un détail, par le pittoresque d’une décoration, par l’harmonieux arrangement des couleurs, on constate toujours que les grandes lignes manquent d’ampleur et d’envolée. C’est un art mesquin où la patience s’affirme bien plus qu’un goût véritable. Nulle part on ne trouve la trace de ces élans merveilleux qui firent jaillir de notre sol les splendeurs des nefs gothiques, qui dressèrent sur l’Acropole les blancheurs sublimes du Parthénon, qui édifièrent aux confins de l’Indo-Chine les prodigieuses galeries d’Angkor » (Le Voyage au Japon, Henri Turot, p. 813).
« À ces deux caractères dominants, il faut ajouter l’absence complète d’esprit d’initiative et d’invention et, comme correctif, une faculté d’imitation et d’assimilation prodigieuse. Le Japonais n’a jamais rien inventé : sa langue lui est venue des Chinois, qui lui ont appris les arts décoratifs, la fabrication des tissus, la culture et l’exploitation du thé, l’art de faire les bronzes et la laque. Les Coréens, qui importèrent au Japon la religion bouddhiste, y introduisirent le mûrier, l’élevage des vers à soie, les procédés d’extraction des métaux précieux, la fabrication de la porcelaine. Plus tard, ce sont les Portugais qui apprennent aux Japonais l’usage du tabac, leur enseignent à extraire le cuivre des gisements inexploités de l’île de Sikok. Mais une fois en possession des premiers éléments de ces arts, cette race industrieuse se les assimile au point de dépasser rapidement ses maîtres et les adapte d’une façon parfaite à son génie propre. Nous la verrons agir de même à l’égard des découvertes modernes » (Le Voyage au Japon, Félix Martin, p. 935).
« Aussi l’artiste, tel que nous l’entendons, n’existe-t-il pas au Japon. Ce n’est qu’un artisan, plus ou moins intelligent, mais de niveau social très inférieur, auquel nul talent ne permet de s’élever à une caste plus haute ; il est assimilé aux marchands, qui forment la quatrième classe de la population. Il demeure un ouvrier comme son art demeure une besogne. Quelquefois, il est vrai, à l’ancienne cour de Kyoto, des kugé, réduits par l’indigence à gagner leur vie, s’adonnaient à des carrières libérales ; mais ils se faisaient surtout professeurs de musique, peintres d’éventails, maîtres d’armes ou même de cuisine ; jamais il ne leur vint à l’idée qu’une argile grossière pût ennoblir les mains qui la touchaient » (Le Voyage au Japon, Georges Bousquet, p. 818).
J’admire les peintures qui ornent les palais, sur les fusuma, leur art du vide et de la suggestion. Les plus belles sont absentes de mes photos car il était interdit de les photographier. Voyez quand même un « Cormoran » de Shinomura au musée d’Ueno, double paravent dont la partie gauche ne contient qu’un canard et un oiseau, et la partie droite un cormoran dressé sur une falaise, le tout en noir sur ocre. Génial, mais purement décoratif. J’ai visité le sympathique Musée international du manga de Kyoto. C’est avant tout une grande bibliothèque où sont proposés à la lecture des milliers de mangas. Les expositions sont passionnantes et concernent toute la bande dessinée, dont le manga n’est que la variante asiatique. J’ai photographié une dédicace d’Emmanuel Lepage lors de son passage dans ce musée. Lors de mon passage, une petite exposition était consacrée… au journal La Vie parisienne ! J’avais aussi photographié une planche de BD en français consacrée aux héros occidentaux où un professeur japonais leur apprend à se déformer et déborder des cases. Malheureusement j’ai perdu la référence de cette BD ! Qui peut m’aider ?
Les sculptures dans les rues sont modernes, bien plus originales que les vieilles merdes ou les étrons pseudo-modernes qu’on se tape à Paris. Parfois nunuches, comme le fameux chien Hachikō de Shibuya devant lequel il se faut photographier, chien censé avoir attendu fidèlement son maître mort, ou à Takayama la mascotte Sarubobo en marbre. Le Musée en plein air de Hakone est réputé. Il présente dans un parc paysagé un grand nombre de sculptures de toutes origines, notamment françaises et japonaises. J’ai apprécié entre autres Prophète (1933) de Pablo Gargallo, les œuvres de Niki de Saint Phalle, deux lapins combattant de Barry Flanagan, Intersecting Space Construction, de Ryoji Goto (1978), sans oublier le petit musée Picasso ; mais mon œuvre préférée, c’est mon ready made d’un jeune Japonais agenouillé photographiant une sculpture. Ça c’est de l’art ! Je ne trouve pas les Japonais a priori séduisants, mais parfois, on tombe sur un gars sublime, alors autant en faire une œuvre d’art !

Ready made au Musée en plein air de Hakone.
Une œuvre originale. Mise à prix 1 million d’euros.
© Lionel Labosse

Au chapitre des nunucheries, la cynophilie ou la félinophilie entraînent un étrange marché de boutiques spécialisées en produits pour chats ou chiens, mais aussi de bar à chats ou à chiens où l’on peut contempler ou caresser les animaux. On promène toutou dans un sac à dos avec hublot, ou bien dans une poussette ; il se substitue à l’enfant qu’on n’a pas pu avoir. Il est vrai qu’avec le puritanisme ambiant et la vogue du féminisme punitif, il est plus prudent de s’intéresser aux chats qu’aux vulves. J’ai photographié une immense peluche dans une gare de Tokyo ! Au temple Fushimi Inari-taisha, c’est la folie du renard, omniprésent en sculpture, et de nombreuses personnes (des adultes) se baladent en ville avec des masques infantiles de renard. Pire, à Nara ou dans l’île de Miyajima, les daims pullulent, et vous ne pouvez plus pique-niquer tranquille sans que ces fils de pute vous piquent votre quatre-heures ! Animaux sacrés, bien sûr ! Tu parles, qu’on organise des barbecues géants, oui !
À propos du renard : « Singulier être que ce Kitsné ! Plutôt loup-garou qu’autre chose, il ne doit son prestige qu’à ses méfaits. Non seulement il aime le saké des bonzes, mais il enlève encore les mousoumés qui s’aventurent le soir à travers champs. Et il joint à sa spécialité de mystificateur les horribles attributions du vampire. Ainsi, il lui est arrivé notamment d’étrangler la jeune épouse d’un prince et de se loger ensuite dans le corps de celle-ci, pour mieux sucer le sang du malheureux mari » (Le Voyage au Japon, Isidore Eggermont, p. 230). Dans le cadre des superstitions, le même Eggermont est conduit par un moine « auprès d’une grosse pierre qui, au premier aspect, me semble tout à fait insignifiante. Toutefois, en y regardant de plus près, je remarque que la pierre est de forme particulière, et que le hasard s’est plu à y représenter ce que Rabelais appelle plaisamment « Crypsimem », nom formé sans doute du grec κρυπτώ, « je cache », et duquel nous avons fait crypte. Les femmes en voie de postérité viennent y péleriner de toutes parts, en vue d’une heureuse et prompte délivrance. Ces sortes de monuments sont très nombreux au Japon » (op. cit., p. 244). À Nikko, Eggermont tombe sur « une interminable collection de gongs, de tambours et de grosses caisses ». Son compagnon de voyage se met à tambouriner hardi donc, et le bonze guide « loin de se formaliser d’une pareille orgie de sons, nous regarde en souriant paternellement, et même en prenant plaisir à cet infernal concert ». C’est un acte de ferveur ! (p. 568).
Revenons à du lourd. Je n’ai pas été bouleversé par le musée du Parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima, encore une œuvre des années 1950 de Kenzō Tange. Le musée propose des reliques de l’explosion, en appuyant le pathétique avec le maximum d’enfants victimes, etc. Mais dans ce qui est accessible avec l’audioguide, je n’ai rien noté qui recadre ce bombardement certes majeur, parmi la totalité des bombardements de la Seconde Guerre & dans son déroulement. Il est facile de dire, comme on le lit souvent : « de toute façon l’empereur allait se rendre ». Ah bon. Mais les amis, en juin et aout 1944, soit un an et deux mois avant, les Américains et autres joyeux lurons débarquaient en Normandie puis en Provence pour se livrer à des activités balnéaires récréatives. L’empereur ne lisait pas les journaux ? L’émotion silencieuse des Japonais était certes émouvante, et chaque recoin du parc, en dehors du musée, en ajoutait.

Un peu d’histoire

Les origines des Japonais : « La race japonaise, noble et fière, toute militaire et féodale, diffère essentiellement de la race chinoise, humble et rusée, dédaignant l’art de la guerre et n’ayant d’attrait que pour le commerce. Le Japonais connaît le point d’honneur ; lui enlever son sabre est une insulte, et, dans ce cas, il ne peut être remis dans le fourreau qu’après avoir été trempé dans le sang. Le Chinois se met à rire quand on lui reproche d’avoir fui devant l’ennemi, ou qu’on lui prouve qu’il a menti : ce sont pour lui choses indifférentes. La race chinoise est d’une saleté dégoûtante, la race japonaise est d’une merveilleuse propreté. Le Japonais est d’un naturel enjoué, intelligent, avide d’apprendre ; le Chinois méprise tout ce qui n’est point de son pays. Tout dénote donc dans l’habitant du Nippon une race supérieure à celle qui peuple la Chine ; et l’on peut raisonnablement admettre que les Japonais appartiennent à la grande famille mongole, et doivent leur origine à une émigration ancienne venue par la Corée » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 16).
La première intrusion d’Européens au Japon se termina tragiquement, par l’histoire des Vingt-six martyrs du Japon qu’illustre le Martyr des frères franciscains à Nagasaki (1627) de Tanzio da Varallo que l’on peut admirer à Milan, ainsi que les statues de 3 jésuites martyrs de Nagasaki réalisées par Juan de Mesa (Séville, 1627), que l’on a pu admirer au Mucem à Marseille en 2020.
« Le taïcoun, lieutenant de l’empereur ecclésiastique, souverain absolu du Japon, établi pour décharger le mikado du poids des affaires, s’en décharge à son tour sur son premier ministre. De nos jours, le taïcoun devient insensiblement un second mikado » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 11). Explication : le « taïcoun » est l’ancienne orthographe pour « Shogun » ; en anglais on écrit aussi « tycoon », et jusqu’en 1868, instauration de l’Ère Meiji, c’est le Shogun qui dirigeait de fait le Japon à l’Époque d’Edo (rebaptisée Tokyo à ce moment). Le Mikado est donc l’ancien nom de l’Empereur du Japon.
Voici un éclairage sur la chute du Shogunat : « C’est que, il y a quatre ans, l’ingérence croissante des Européens a hâté encore, par un coup plus décisif, la révolution sociale et politique dans ce pays, qui était si heureux avant leur apparition ; et, soit manque d’habileté de la part du Taïkoun, qui en disséminant ses vassaux inquiets, presque rebelles, avait espéré écarter les dangers de ses relations avec les Européens ; soit recrudescence d’insubordination et d’insolence de la part des daïmios qui voulaient forcer la main au maire du palais ; bref, l’obligation de résidence et d’hommage rendu à Yeddo fut levée : chaque daïmio retourna dans ses fiefs, où son humeur chevaleresque et patriotique n’est plus aigrie, il est vrai, par le contact immédiat des hommes de l’Occident, mais où il a pu grandir son pouvoir féodal sans être inquiété par la présence du suzerain, fortifier ses ports, équiper de plus fortes armées, lever plus fièrement la tête, et, par une union morale avec tous les daïmios de son parti , créer dans tout l’empire une ligue de rébellion et d’indépendance contre laquelle les troupes taikounales sont venues se heurter pour se faire vaincre. Telle est la cause de l’abandon de Yeddo par toute cette noblesse qui en faisait le plus éclatant boulevard de la chevalerie et qui a donné à cette ville un cachet indescriptible ! » (Le Voyage au Japon, Ludovic de Beauvoir, p. 93).
Lorsque le Japon moderne s’ouvrit aux occidentaux à l’ère Meiji (à partir de 1868), les premières décennies furent meurtrières, et l’on comprend pourquoi parmi les premiers voyageurs ne figurent, à part Loti, aucuns « granzécrivains » : « Près du champ de courses, mais au-delà du canal qui entoure Yokohama, on rencontre le cimetière étranger, au pied des collines, dans un petit vallon paisible et triste. La plupart de ceux qui y reposent, loin de leur patrie, loin de leurs amis, sont morts jeunes, à vingt ans, vingt-deux ans, vingt-six ans. On n’y voit aucune tombe de femme et d’enfant, et on n’y a encore enterré qu’un vieillard, l’infortuné capitaine Decker, qui fut massacré dans les rues de Yokohama. Autour de lui, on a placé les autres Européens qui ont succombé à une mort violente. Le nombre en est grand, excessif même, quand on le rapproche du chiffre total des inhumations. Il y a d’abord la tombe de deux officiers russes assassinés en plein jour pendant qu’ils se promenaient dans la grande rue de Yokohama. Le monument funéraire qui a été élevé en leur mémoire est le plus bel ornement du cimetière et a coûté une forte somme d’argent que le gouvernement japonais a été obligé de payer. Puis vient la tombe modeste d’un domestique du consul français, poignardé à l’entrée de la nuit devant la maison d’un négociant anglais. Une large pierre recouvre les dépouilles réunies des capitaines Vos et Decker, « hachés en morceaux dans la grande rue de Yokohama. » Une autre pierre indique la place où reposent les deux marins anglais qui furent traîtreusement attaqués pendant qu’ils veillaient à la sûreté de la légation britannique de Yédo. Un fanatique, qui se tua aussitôt après avoir consommé son crime, les mit à mort au seuil de la chambre du colonel Neal, chargé d’affaires de la Grande-Bretagne » (Le Voyage au Japon, Rodolphe Lindau, p. 40). Attention : il existe en d’autres langues des récits de voyageurs européens au Japon, par exemple celui d’Engelbert Kaempfer (1651–1716), qui fut traduit en français, et on peut en lire le manuscrit sur Gallica.
Petit rappel historique grâce au Guide Lonely Planet, L’essentiel du Japon (2018) : « Lors de la Première Guerre mondiale, le Japon se rangea du côté des Alliés. Il fut récompensé par un siège à la société des Nations, et fit l’acquisition des possessions allemandes en Asie de l’Est et dans le Pacifique » (p. 328). Wikipédia nous apprend que « Le Japon obtient les îles Mariannes, Marshall et Carolines, dont l’île de Palau, et occupe également les comptoirs et territoires allemands de Chine jusqu’en 1922, date à laquelle ils sont rendus à la République de Chine. » Par « ils », il faut entendre tous ces territoires y compris les îles du début de la phrase.

Sur la route du Tokaido

Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō, Hiroshige. 13e estampe : le mont Fuji.
© Lionel Labosse

L’exposition « Sur la route du Tokaido », au musée Guimet, juillet-octobre 2019 était l’occasion d’admirer la bande dessinée de Hiroshige (1797-1858), Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō. Dans la célèbre 13e (ou 14e) vue, le mont Fuji déborde du cadre, selon un procédé inauguré quelque temps avant par Hokusai, et qui inspirera subséquemment mangakas et autres bédéistes (photo ci-dessus). La 23e station, Shimada-juku, montre un gué sur la route, avec le commentaire suivant : « Le shogunat Tokugawa avait expressément interdit la construction de tout pont ou service de ferry sur la rivière, forçant les voyageurs à patauger dans les bas-fonds ». Le Tokaido était une route créée dans le but d’affermir le pouvoir du shogunat. La 35e station, Goyu-shuku, montre des prostituées tentant désespérément de raccrocher des voyageurs qui eux cherchent désespérément un sauna gay… J’adore cette bande dessinée… Dans la même expo on pouvait également admirer un rouleau tissé du fameux Dit du Genji, réalisé entre 1986 et 2009, par le maître tisserand Itarô Yamaguchi (voyez mes photos).

 Et voilà pour le chapitre 3. Rendez-vous maintenant au chapitre 4 : « Monuments & architecture, Coutumes & progrès, Seppuku, Sexe, Prostitution & rapports entre les sexes, Flore, faune, jardins, gastronomie & traditions, Technologie ».

Lionel Labosse


Voir en ligne : Photos du Japon sur Comboost


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[1Ces considérations peuvent être modérées par l’existence des Burakumin, une sorte de caste de parias, qui constitue 60 % des yakuzas et effectue les tâches considérées comme dégradantes, comme s’occuper de la viande ou des prisons. La question du tatouage est aussi à relire à cette aune.