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Un témoignage-choc sur l’Afrique coloniale, pour lycéens et adultes.

Terre d’ébène, d’Albert Londres

Arléa, 1929, 224 p., 8 € (ou Serpent à Plumes, 6 €)

samedi 5 mars 2011

« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire tort, il est de porter la plume dans la plaie. » : cette phrase devenue une sorte de devise du journalisme se trouve dans l’avant-propos de ce texte polémique publié par Albert Londres au terme d’un voyage de quatre mois dans les deux colonies françaises en Afrique noire : Afrique-Occidentale française et Afrique-Équatoriale française, cette dernière comprenant le fameux Oubangui-Chari, future République centrafricaine. La première comprend la Haute-Volta, qui était le « réservoir d’hommes » de la colonie, même si mes noirs fuient ces pays tant qu’ils peuvent pour échapper au rouleau-compresseur colonial. Albert Londres mourra trois ans plus tard dans l’incendie mystérieux d’un bateau ; un an après, sa fille créera le prestigieux Prix Albert Londres. Le ton de ce livre ne fait pas dans la dentelle, effectivement. Londres rapporte ce qu’il a vu et entendu ; si la façon de traiter les « nègres » le scandalise, c’est surtout qu’elle n’est pas rentable, et que ces colonies sont mal gérées : « La France a travaillé beaucoup mieux dans ses autres colonies. Nous avons été grands au Maroc et en Indochine. Sur la même terre, sous le même soleil, avec des indigènes qui n’étaient ni pires, ni meilleurs que les nôtres, l’Angleterre et la Belgique ont fait œuvre importante. L’Afrique noire française est dans un état d’infériorité incontestable en face de l’Afrique noire anglaise et de l’Afrique noire des Belges. » (p. 219). Certains propos scandaliseront nos élèves, et il conviendra donc de replacer le livre dans son contexte de propagande et d’expositions coloniales, quelques années avant la création du mot négritude. D’un autre côté le livre est riche en formules choc, et chacun y trouvera sa page fétiche. Il est impossible de rendre compte de l’ensemble. En marge du propos principal, on s’amuse à relever les observations sur la sexualité (mœurs africaines et coloniales), et sur le statut de la femme.

La mémoire des nègres

Au terme d’une page comique sur les noirs qui prennent le train pour le plaisir : « Donne-moi pour cinquante francs », Londres introduit son propos principal : « il faudrait […] semer sur le parcours ces fleurs séchées. On serait sûr, de la sorte, d’honorer, à chaque traverse, la mémoire d’un nègre tombé pour la civilisation. » Il s’insurge contre l’exploitation meurtrière du « moteur à bananes » (entendez « le nègre »), à une époque où les camions existent, utilisés par les Anglais et les Belges, qui pourraient économiser des vies humaines : « Le moteur à essence doit remplacer le moteur à bananes. Le portage décime l’Afrique. Au siècle de l’automobile, un continent se dépeuple parce qu’il en coûte moins cher de se servir d’hommes que de machines ! » (p. 221) ; voir aussi p. 147, argumentation d’un planteur sur le même sujet. [1] Même s’il ne le tue pas, le blanc exploite et pressure le noir : « L’administration est le moustique du nègre » (p. 50). On lui prélève des impôts supérieurs à son salaire, alors même qu’il est retenu dans la forêt un peu comme un esclave, et bien hors d’état de profiter de ce que payent ces impôts (p. 158) ! L’apogée du pamphlet est dans les derniers chapitres consacrés au « Drame du Congo-océan ». Londres signale qu’il a pris des photos à l’intention du ministre des colonies. Il existe d’ailleurs un volume signé Didier Folléas chez Arléa, intitulé Albert Londres en Terre d’Ébène, présentant lesdites photos.

Instantanés de voyageur en Afrique

La justice est expéditive ; Londres en donne deux exemples, celle de proximité chez le commandant (pp. 64-72), et celle plus officielle du « tribunal » improvisé (p. 72 sq.). Londres ne se contente pas de polémiquer, il note des traits de civilisation en ethnologue, et construit ses chroniques comme des fables. Sa page sur les griots se termine par une pointe, sur un homme qui se ruine pour que le griot chante ses louanges : « Moi plus argent, mais beaucoup honneur ! » (p. 32). L’évocation d’un coiffeur exilé par dépit amoureux évoque Jacques le Fataliste et son maître : « Ah ! que j’ai bien fait d’être cocu, que j’ai bien fait ! Sans cet incident, que serait Tartass aujourd’hui ! » (p. 43). On relève une réécriture de la fable « La Besace » de La Fontaine : « les gens d’ici sont comme les femmes qui ont deux poches, l’une devant, l’autre derrière. Dans la poche de devant, qui est percée, elles mettent la reconnaissance pour le bien qu’on leur a fait ; dans la poche de derrière, qui est en peau de rhinocéros, elles mettent le souvenir des mauvais traitements et la rancune, et cela ne se perd jamais. » (p. 171). Ce reportage est aussi un journal de voyage. On y trouve ce qui demeure à moindre dose un privilège du voyageur occidental dans les pays pauvres : la discrimination dont il bénéficie sans avoir à la demander. Sur le chantier du chemin de fer dont il dénonce les conditions inhumaines dont souffrent les noirs, il est lui-même porté en chaise par les noirs en question, et se prend au jeu : « Je changeai de porteurs, au grand émoi de la discipline, et, dominé par la splendeur criminelle de la forêt, j’allai. De temps en temps, mes esclaves faisaient : « Hi ! Hi ! » hennissant comme s’ils avaient été des chevaux s’encourageant entre eux dans une montée ». Quand son convoi arrive au train, ses « vingt-sept compagnons inconnus se casent comme ils peuvent dans des wagons pleins de rails. Quant au compartiment des Blancs, il est à bestiaux ! Si l’on veut s’y asseoir, on doit apporter sa chaise. »

Sexualité africaine et coloniale

Le chapitre consacré aux enfants métis (de père blanc) est pathétique. Parias en Afrique et en France, ceux-ci sont abandonnés par leurs pères, souvent, et par la France, toujours. Une fois le père rentré en France auprès de sa légitime, ils ont moins de droits que les noirs électeurs. Londres en appelle à une loi (p. 64). Cela n’empêche pas des exceptions ; un chapitre est consacré à un blanc qui épousa une Gabonaise : « Les Gabonaises sont aux gens d’Afrique ce qu’autrefois les Japonaises étaient aux Extrêmes-Orientaux : les petites alliées. » (p. 183). Londres le rencontre sur le bateau, en pèlerinage sur les lieux de cette femme morte, soi-disant empoisonnée par ses tantes. L’homme est inconsolable, mais aucun enfant n’est signalé.
Les mœurs amoureuses (si l’on peut dire) africaines sont évoquées. Au tribunal, un plaignant, qui a confié sa femme à son frère pendant un voyage, se plaint de ce que celui-ci ne lui a pas fait d’enfant en son absence ! Il obtient réparation du préjudice (p. 77) ! On relève aussi une scène de délibération intéressante au sujet d’un trio de vaudeville, mais à l’africaine (le mari veut seulement que le « n’amant » le dédommage) : « Vaches, bourricots, femmes, on ne sort pas de ces cas. Mais pour les femmes, c’est bien moins grave : on s’entend plus facilement que pour les vaches ! » (p. 79) ; « Dans toute l’Afrique, la femme n’a d’autre valeur que celle d’un objet. » (p. 114) !

Bronze du Benin au British museum
Un bronze du Benin au British museum de Londres, représentant sans doute un « soroné » ou mignon, si l’on en croit ce que raconte Albert Londres.

Un bronze du Benin au British museum de Londres, représentant sans doute un « soroné » ou mignon, si l’on en croit ce que raconte Albert Londres. Voir un autre exemple dans l’article sur le Bénin.

Le Morho Naba possède des mignons, ou « soronés » ; « de jeunes garçons, de huit à quinze ans, choisis parmi les plus jolis » (p. 118), mais Londres ne donne aucune précision sur un rôle sexuel éventuel de ces enfants qualifiés de « mignons ». Il faut lire La Question homosexuelle en Afrique. Le cas du Cameroun, de Charles Gueboguo pour être plus informé à ce sujet. Il existe aussi un « grand eunuque », le « Kamoro Naba ». Londres raconte les funérailles officielles de 40 jours du roi Behanzin organisées vingt ans après sa mort à Abomey, au Bénin, ses cendres étant rapatriées par l’un de ses enfants, devenu avocat en France, époux d’une Française. Celui-ci constitue une figure pathétique, déplacé parmi ses frères et leurs 70 ou 50 épouses, les dons somptueux qu’ils consacrent aux funérailles. En 2010, on put admirer dans l’exposition « La Fabrique des Images » au Musée du Quai Branly cette « statue chimère du roi Béhanzin, roi du Dahomey » représenté en homme-requin (photo © Lionel Labosse).

Statue chimère du roi Béhanzin, roi du Dahomey (le Bénin actuel) au XIXe.
Cette statue représente un homme-requin. Exposition La Fabrique des Images, Musée du Quai Branly, 2010.
© Wikicommons


 Le livre de photos de Didier Folléas publié chez Arléa, intitulé Albert Londres en Terre d’Ébène, avait d’abord paru chez le même éditeur sous le titre provocateur de Putain d’Afrique !, dans une version plus luxueuse. L’auteur replace Londres dans son contexte. Auteur suranné au style rhétorique du XIXe siècle, qui fait le lien entre André Gide et Georges Simenon ou Michel Leiris pour les témoignages sur l’Afrique coloniale, sans parler de Tintin au Congo qui date de 1931, Londres avait fait l’économie d’une documentation, n’avait pas lu par exemple l’Anthologie Nègre de Blaise Cendrars, mais a pris des notes dignes d’un ethnologue, dont beaucoup n’ont pas été utilisées, l’auteur préférant se cantonner à un humour tendancieux sur les « nègres », susceptible de plaire au lecteur du Petit Parisien. Il avait projeté de filmer son reportage, mais cela ne put se faire, et il se contenta de photos d’amateur, à la vérité pas vraiment passionnantes. Didier Folléas remarque que d’après son itinéraire, Londres a sans doute rencontré Albert Schweitzer à Lambaréné, mais il n’en a écrit aucune ligne. Didier Folléas voit en Londres « l’inventeur du grand reportage », caractérisé par « ellipse et vitesse » : « Il croque pour le lecteur une série de portraits sur le vif, compose des saynètes concises et efficaces, drôles jusqu’au pathétique ». Il a par ailleurs « totalement reconstruit son voyage afin d’en faire une progression dramatique » (p. 59). Londres avait quitté en 1915 le journal « Le Matin, qui lui reprochait d’avoir introduit dans ses colonnes le « microbe de la littérature »  » ! (p. 71). En dépit de son ton qu’on jugerait aujourd’hui à la limite du racisme, le reportage de Londres doit être replacé dans son contexte. Tiemoko Garan Kouyaté, leader de la « Ligue de défense de la race nègre », aurait régulièrement invité Londres à témoigner « contre l’impérialisme et le racisme » (p. 88).

Homme-cactus d’Odilon Redon
cactus-man, Odilon Redon


 On peut proposer cette lecture en marge d’un Cours sur la presse, ou en parallèle à Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras, dont l’action se passe dans les mêmes années (Marguerite Duras a 15 ans en 1929), et qui propose également une vision du monde colonial en Indochine. Une image forte à étudier en parallèle serait le fameux Homme-cactus d’Odilon Redon (image empruntée au site en lien juste à gauche, ci-dessus). Pour les TPE sur l’époque coloniale, voir aussi l’article sur La comédie Indigène.
 Qui dit Albert Londres dit dénonciation des bagnes. Voir cette bande dessinée.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article d’Ousmane Ibrahima Dia


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[1En 2010, il existe encore des endroits reculés où tout ou presque se fait par le travail humain. Voir à ce propos mon article sur l’Éthiopie.