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Apologie de la vitesse de vivre, pour étudiants et adultes

Avec mon meilleur souvenir, de Françoise Sagan

Folio, 1984, 152 p., 4,9 €.

samedi 8 février 2020, par Lionel Labosse

Avec mon meilleur souvenir (1984) de Françoise Sagan est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème de BTS « À toute vitesse ! ». Je l’ai choisi en complément des 7 essais déjà chroniqués sur ce site, parce que c’est avec Le Culte de l’urgence de Nicole Aubert les deux seuls livres de la liste qui soient écrits par des femmes ; bel exemple de parité ! Comme mes étudiants ont du mal à s’astreindre à ces savantes lectures, je leur propose un livre plus simple au choix, et puis j’ai une tendresse pour Sagan, bien que je l’aie peu lue – seulement Bonjour tristesse (1954). Elle m’est familière peut-être comme Marguerite Duras parce que c’était une figure culturelle de ma jeunesse, qu’on l’entendait souvent et que sa voix si particulière berçait la chronique de ces années. On peut d’ailleurs l’entendre lire ces textes dans un coffret de 3 CD enregistré en 1986 « Antoinette Fouque présente », collection « des femmes ». Si le texte intitulé « La vitesse », qui est pointé par le BO, occupe la 4e place sur les dix chapitres de ce livre, on peut dire que la vitesse de vivre, la « fulgurance » selon le mot-clé employé par le BO, est prégnante du début à la fin, d’abord par le choix des personnalités dont le portrait occupe la moitié des titres : Billie Holliday, Tennessee Williams, Orson Welles, Rudolf Noureev, Jean-Paul Sartre, puis par les thèmes des 5 autres chapitres.

« Billie Holliday »
Toute jeune, Sagan auréolée de son succès précoce, retourne aux États-Unis après un premier voyage promotionnel, spécialement pour rencontrer la chanteuse de jazz à la vie brève Billie Holliday (1915-1959) : « Notre amie Billie Holliday qui nous tapotait la tête comme à des enfants, et de qui nous séparait, sans que nous en eussions même l’idée, tout un passé tragique, tout un destin terrifiant, toute une vie tumultueuse et violente mais talentueuse et apte à exaucer ses goûts comme à gommer ses dégoûts, simplement en fermant les yeux et en laissant jaillir de sa gorge cette sorte de gémissement amusé, cynique et si profondément vulnérable… inimitable, le cri d’une personnalité triomphante et despotique, royale dans son parfait naturel, car il n’y avait rien de sophistiqué chez elle, rien d’apparemment compliqué. J’ignorais alors qu’une existence en elle-même pût combler tous les dédales du cerveau le plus renfermé et le plus pervers. J’ignorais qu’elle fût un corps à vif, presque en sang, qui s’enfonçait dans la vie à travers des coups ou des caresses qu’elle défiait, semblait-il, par sa simple respiration. C’était une femme fatale, dans le sens où la fatalité s’en était prise à elle dès le départ et ne l’avait jamais quittée ; et ne lui avait laissé comme seule défense, après mille blessures et mille plaisirs également violents, que cette intonation humoristique dans la voix : cette note bizarrement rauque quand elle est partie très loin, ou très bas, et qu’elle venait brusquement à nous par le biais de son petit rire gouailleur et de ses yeux orgueilleux et craintifs » (p. 17). Sagan retrouve brièvement Billie Holliday à Paris, ombre d’elle-même : « Elle parla peu à mes amis, sinon pour demander à mon premier mari s’il me battait, ce que, ironique, elle s’exclamait qu’il aurait dû faire – à mon grand dam. Mes reproches la firent rire, et durant une minute je retrouvai l’écho de son rire chez Eddie Condon ; quand nous étions tous, semblait-il, si jeunes et si heureux et si doués, quand le micro marchait ou plutôt – et ça, je n’osai pas me le formuler – quand elle n’avait pas besoin de micro pour chanter » (p. 20).

« Le jeu »
Dans « Le jeu », Sagan explique son addiction aux casinos, comment elle se fait interdire de jeu en France, mais se retrouve autour d’une table à Londres, ignorant le taux de change, ruinée potentiellement, s’accrochant et sauvée in extremis : « J’ai même été félicitée pour mon flegme par des Anglais plus que flegmatiques, et j’avoue en tirer plus de vanité que des quelques autres vertus que j’ai pu ou cru déployer dans mon existence » (p. 27).
« Il est vrai que le jeu est une habitude profondément absorbante ; il est vrai qu’on peut laisser attendre deux heures l’être humain qu’on aime le plus si on est dans un jeu un peu savoureux. Il est vrai qu’on peut profondément oublier ses dettes, ses contraintes et ses restrictions en suivant un sabot, quitte à se retrouver une heure plus tard avec des problèmes décuplés. Mais cela après une heure qui vous a fait battre le cœur, oublier le sablier du temps, oublier le poids de l’argent, oublier les entraves « tentaculaires » de la société. Il est vrai que, pendant qu’on joue, l’argent redevient ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être : un jouet, des jetons, quelque chose d’interchangeable et d’inexistant dans sa nature même. Il est vrai aussi que les vrais joueurs sont rarement méchants, rarement avares, rarement agressifs ; la tolérance en général les habite comme elle habite tous ceux qui ne craignent pas de perdre ce qu’ils ont ; ceux qui considèrent toute possession matérielle ou morale comme provisoire, qui considèrent toute défaite comme un aléa et toute victoire comme un cadeau du ciel » (p. 28).
« Je ne cessai ensuite de faire tous les bancos qui arrivaient jusqu’à moi. Je « flambais », comme on dit, je flambais et, oh ! miracle, ça rentrait. Je voyais mon petit tas devenir un gros tas à une vitesse à la fois insupportable de lenteur et prodigieuse de rapidité. De temps en temps je demandai au valet de pied de me débarrasser de toutes ces choses encombrantes, moyennant quoi il me rendait un de mes petits billets déchirés » (p. 37).

« Tennessee Williams »
En même temps que Billie Holliday, Sagan fait la connaissance de Tennessee Williams qui l’invite chez lui en Floride, où elle le découvre avec son compagnon, assistant l’écrivaine Carson Mc Cullers : « Tennessee Williams préférait dans son lit la compagnie des hommes à celle des femmes. Le mari de Carson s’était suicidé peu avant, la laissant hémiplégique. Franco aimait les hommes et les femmes mais il préférait Tennessee. Et il aimait aussi, mais tendrement, Carson, malade, fatiguée, épuisée. Toute la poésie du monde, tous les soleils se révélaient incapables de réveiller ses yeux bleus, ses paupières lourdes et son corps efflanqué. Elle avait simplement gardé son rire, ce rire d’enfant à jamais perdue. Je vis ces deux hommes que l’on nommait alors avec une sorte de pudeur méprisante « pédérastes » qu’on nomme maintenant « gay people » (comme s’ils pouvaient être gais d’une manière ou d’une autre, d’être méprisés pour ce que l’on aime par le premier crétin venu). Je vis ces deux hommes, donc, s’occuper de cette femme, la coucher, la lever, l’habiller, la distraire, la réchauffer, l’aimer, bref, lui donner tout ce que l’amitié, la compréhension, l’attention peuvent donner à quelqu’un qui est trop sensible, qui en a trop vu et qui en a trop extrait, qui en a trop écrit peut-être même pour le supporter, le subir encore un peu plus » (p. 47). Sagan retrouve Tennessee à Paris pour la première d’une de ses pièces, dont elle a assuré la traduction. Malgré les remerciements de Tennessee, elle est persuadée d’avoir été mauvaise sur le coup.

« La vitesse »
Voici le chapitre qui nous intéresse le plus, flamboyant dans sa prose autant que flambante son auteure. Voici le début, puis la fin du chapitre.
« Elle aplatit les platanes au long des routes, elle allonge et distord les lettres lumineuses des postes à essence, la nuit, elle bâillonne les cris des pneus devenus muets d’attention tout à coup, elle décoiffe aussi les chagrins : on a beau être fou d’amour, en vain, on l’est moins à deux cents à l’heure. Le sang ne se coagule plus au niveau du cœur, le sang gicle jusqu’à l’extrémité de vos mains, de vos pieds, de vos paupières alors devenues les sentinelles fatales et inexorables de votre propre vie. C’est fou comme le corps, les nerfs, les sens vous tirent vers l’existence. Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de « l’autre » et qui, en même temps, n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n’a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d’une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie – ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne.
D’abord, il y a dehors cet animal de fer apparemment assoupi, tranquille, que l’on réveille d’un tour de clé enchanteur. Cet animal qui tousse, à qui on laisse reprendre comme à un ami réveillé trop vite son souffle, sa voix, sa conscience d’un nouveau jour. Cet animal que l’on lance doucement à l’assaut de la ville et de ses rues, de la campagne et de ses routes, cet engin peu à peu réchauffé, bien dans sa peau, lentement excité de ce qu’il peut voir en même temps que nous : des quais ou des champs, en tout cas des surfaces lisses, coulantes, glissantes où il va pouvoir se dépasser. Frôlement de voitures à droite, à gauche, ou piétinement derrière l’infirme autoritaire juste devant ; et le même réflexe : pied gauche enfoncé, poignet qui remonte, grâce à un léger sursaut, la voiture qui jaillit et double, et qui, revenue à son allure, ronronne, paisible. Cette boîte de fer se coulant dans les artères de la ville, glissant sur ses berges, débouchant sur ses places comme dans un immense réseau veineux qu’elle ne veut pas encombrer ; ou cette boîte de fer roulant dans la campagne au matin, entre des brouillards longitudinaux, des champs roses et des barrières d’ombres, avec la menace d’une côte parfois ; et la voiture qui cliquette ; et à nouveau le pied gauche enfoncé et la main droite relevée et le bond joyeux de la monture, grommelante de ce léger défi mais que la première plaine calme, ramène à son ronronnement. Tout orchestrer soi-même : ces bruits subtilement harmonieux à l’oreille et au corps, cette absence de secousses, ce dédain permanent des freins. Être un œil d’abord, l’œil, l’œil du conducteur de la bête de fer, cette bête exquise, énervée, commode, mortelle, qu’importe, être l’œil attentif, confiant, méfiant, appliqué, désinvolte ; l’œil immobile et rapide cherchant l’autre, dans un dernier effort, non pour retrouver cet autrui à jamais perdu mais pour au contraire l’éviter » (p. 61-63).
« Mais là, nous nous éloignons du plaisir, c’est-à-dire de la vitesse considérée comme un plaisir, ce qui est finalement la meilleure définition. Disons-le tout de suite comme Morand, comme Proust, comme Dumas, ce n’est pas un plaisir trouble, ni diffus, ni honteux. C’est un plaisir précis, exultant et presque serein d’aller trop vite, au-dessus de la sécurité d’une voiture et de la route qu’elle parcourt, au-dessus de sa tenue au sol, au-dessus de ses propres réflexes, peut-être. Et disons aussi que ce n’est pas, justement, une sorte de gageure avec soi-même dont il s’agit, ni d’un défi imbécile à son propre talent, ce n’est pas un championnat entre soi et soi, ce n’est pas une victoire sur un handicap personnel, c’est plutôt une sorte de pari allègre entre la chance pure et soi-même. Quand on va vite, il y a un moment où tout se met à flotter dans cette pirogue de fer où l’on atteint le haut de la lame, le haut de la vague, et où l’on espère retomber du bon côté grâce au courant plus que grâce à son adresse. Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport. De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur » (p. 67).
Voici une magnifique photographie intitulée « Sagan et sa Jaguar », par Michou Simon, le 22 juin 1956 © Paris Match.

« Sagan et sa Jaguar », Michou Simon, 22 juin 1956.
© Paris Match

« Orson Welles »
Le cinéaste est décrit comme un ogre et un Hercule. Par deux fois, à Cannes et à Paris, « il me transporta à travers des escaliers, des couloirs et des portes secrètes », et « il me prit sous le bras comme un paquet de linge ». Dire qu’elle l’admire est bien peu, elle l’idolâtre, et il lui rend le « petit nombre d’illusions » qu’elle avait perdu « sur les hommes » (p. 72). Son génie est de ceux qui la séduisent : « Quel dommage que Welles n’ait pas acheté des actions Shell ou des snack-bars avec ses premiers succès, quel dommage qu’il ait divagué à travers le monde en jetant l’argent par les fenêtres. Quel dommage qu’il n’ait fait d’autres investissements que ceux de son bon plaisir… Je le dis sans ironie. Car en dehors de ses Rolls, il aurait une maison de production et nous, nous verrions un chef-d’œuvre tous les trois ans » (p. 78).

« Le théâtre »
Le chapitre commence avec l’aveu d’une période de décélération du rythme de vie, intéressante pour notre thème : « J’entamai ma carrière théâtrale pour la raison la plus naturelle et la plus modeste qui soit : distraire mon entourage. J’avais loué une charmante maison cet hiver-là, à soixante kilomètres de Paris, pour y traverser une de mes périodes anti-frivolités : foin de la vie parisienne, foin des night-clubs, du whisky, des aventures, de la nouba. Vive la lecture, les feux de bois, la grande musique et les discussions philosophiques. À intervalles réguliers, ces crises sont toujours venues et viennent toujours secouer ma vie, ou plutôt en ralentir provisoirement les secousses. Celle-là s’était produite pendant la rédaction de mon troisième livre, et fort égoïstement, je m’étais enfouie avec mes personnages dans ses dernières pages, je n’avais pas vu tomber les dernières feuilles de l’automne, ni même la neige. Je n’avais pas vu s’écourter les jours ni s’allonger le visage de mes amis. Quand je repris connaissance, si je peux dire, après le mot « Fin » de Dans un mois, dans un an, je ne vis autour de moi que dépressions nerveuses, chagrins d’amour, désordres mystiques et autres désagréments propres à tous les âges de la vie, mais spécialement réservés aux citadins exilés à la campagne. […] » (p. 81). Mais ce qu’apprécie Sagan, c’est la rapidité du théâtre, qui rejoint celle de la nouvelle : « J’écrivis donc Château en Suède en trois semaines, échangeant avec Barsacq des coups de téléphone éperdus et parfois hilares. Je découvrais non pas les difficultés mais les facilités du théâtre. Ses rails vous pilotent de force : l’unité de temps, l’unité de lieu, cette impossibilité de quitter l’action sous peine d’ennuyer le public, cette nécessité d’être rapide et de courir vers un dénouement au lieu de s’abîmer dans des rêveries sentimentales ; cet impérieux besoin d’être nerveux et convaincant, tout cela me paraissait correspondre parfaitement à certaine ambition de mon tempérament d’écrivain. Les nouvelles et les pièces ont toujours été considérées, semble-t-il, comme plus difficiles que le roman : relevant, pour les premières, d’un art plus subtil, et pour les secondes d’un métier plus précis. Or personnellement, il m’a toujours semblé que les nouvelles correspondaient chez moi à un manque de souffle, et les pièces, à une facilité de dialogue. Les nouvelles et les pièces partent de caractères que l’on expose tout de suite, ces caractères entraînent une action que l’on déroule très vite aussi et qui arrive à un dénouement tout aussi inévitable et prévu dès les premières répliques. Le roman, lui, va d’incertitudes en incertitudes, de suggestions en suggestions, de changements de caractère en changements de caractère. Bref, le roman a toutes les libertés périlleuses et si fatalement séduisantes, les dérivations, les vagabondages, que l’on doit écarter automatiquement d’un bref récit ou d’un déroulement dramatique. Disons que les nouvelles et le théâtre sont des axiomes, et que le roman, lui, est un immense et complexe théorème » (p. 85).
Très belle page sur son premier four au théâtre, qui lui vaut l’amitié de Marie Bell : « Nous étions devant l’Arc de Triomphe sous un réverbère, et Marie qui avait oublié ses lunettes me demanda de lui lire, une par une, les critiques du Figaro, de L’Aurore, etc. « Journaux du matin : chagrin. » J’essayai machinalement pendant ma lecture d’éliminer les remarques désagréables pour elle et d’insister plutôt sur les miennes. En vain : elle me faisait tout lire et relire, et c’était catastrophique. Et plus je lisais et plus elle riait, d’un rire qui l’avait prise tout à coup entre deux invectives comme : « Texte exécrable… Acteurs impossibles… mise en scène inexistante… Aucun intérêt », etc., d’un rire qui ne la lâchait plus. Et qui, bien entendu, me gagna ; mais j’avais moins de mérite qu’elle. Car après tout, c’était son théâtre, c’était son argent, c’était son rôle, c’était plus grave pour elle, peut-être, que pour moi. Aussi ce rire merveilleux, irrésistible et tonitruant qui secouait Phèdre près de moi, dans sa belle Mercedes, me sembla-t-il le signe – et je n’avais pas tort – d’une amitié définitive. Il est rare de se faire des amis le soir d’un four dans une équipe théâtrale. J’eus la chance, et je l’ai encore, d’avoir découvert, à l’occasion de ce premier échec, une de mes meilleures amies » (p. 88). C’est encore pire, et elle se délecte à le raconter, lorsqu’elle s’évertue à mettre en scène elle-même, sous prétexte que Jean Anouilh en faisait autant : « Je n’avais peut-être pas absolument tort sur le fond, mais je me trompais sur moi-même. J’avais oublié : 1° que Jean Anouilh avait de l’autorité, 2° qu’il ne bafouillait pas, 3° qu’il n’imaginait pas dans ses interprètes de futurs compagnons de nouba. Moi, si. Malgré le talent, la très bonne volonté et les efforts sincères de mes comédiens, nous commençâmes vite, par mes soins, à patauger » (p. 91). Le four rend le théâtre aussi attirant que le casino : « Et puis trois mois d’efforts, d’agitation, de cavalcades, de réflexions, de travail en fait, réduits à rien en une heure et demie de représentation, il y a là quelque chose d’héroïque, de fou, d’injuste, de romanesque, bref quelque chose qui fait que quoi qu’il arrive, pas plus que je ne saurais renoncer au casino, je ne saurais renoncer, je le crois, au théâtre » (p. 96).

« Rudolf Noureev »
Formidable portrait d’un passionné : « À six ans, ayant été voir au fond de sa Sibérie natale une représentation du Lac des Cygnes, Noureev avait décidé d’être danseur. Pendant onze ans, il sut, sans pouvoir se le prouver un instant, qu’il serait danseur. Il n’y avait pas dans sa ville le moindre cours de danse, et il ne pouvait se montrer au public qu’à l’occasion de spectacles folkloriques. Puis on le reconnut, on le découvrit, et il arriva à Leningrad ou Moscou, je ne sais plus, où en deux ou trois ans il dut apprendre le b-a-ba de sa passion, toutes les sévères contraintes et lois de ses implacables mécanismes. Il n’eut pas de repos pendant trois ans, il n’eut pas le temps de s’asseoir, de se coucher, de dormir, et de laisser ainsi ses muscles se détendre, devenir longilignes et acquérir le délié, l’élégante minceur de ceux de ses compagnons. Les jambes, les cuisses, les mollets de Noureev sont très forts, d’un diamètre rare chez un homme de sa taille ; ils donnent une impression de vigueur incroyable et un côté terrien à ce corps dont le buste, les bras, le cou sont si légers et si élancés vers le ciel. Au bout de ces trois années, on le reconnut comme étant le meilleur danseur de toutes les Russies, le premier et le seul. Seulement ses camarades qui étaient partis voguer dans la lointaine Europe étaient revenus avec des films bâclés, des courts métrages sautillants en 8 mm, mais où ils avaient filmé ce que faisaient les autres, ce qu’inventaient les autres, tout ce que lui, le meilleur, ne connaîtrait jamais et qui l’empêcherait en son âme et conscience de se sentir pour de bon et vraiment, le meilleur. Ce n’était pas de la liberté, ni du luxe, ni de la fête, ni des honneurs dont rêvait Noureev en prenant l’avion qui s’éloignait à jamais de Moscou, de sa terre et des siens, c’était de Balanchine, des innovations, des audaces de l’art de Balanchine » (p. 101).

« Saint-Tropez »
Évocation nostalgique en 5 actes du village qu’elle connut avant qu’il ne soit victime de son succès : « Nous sommes en 1980 et je ne sais pas si nous arriverons à l’an 2000 sans que quelque avion têtu et aveugle, son équipage sourd à tout ordre de rappel (ou quelque fusée inconsciente et monstrueuse comme les dinosaures sans pitié des premiers temps), ne se dirige vers nous, notre mort fulgurante et cendreuse dans ses flancs.
Ce n’est pas que ce soit si important : le soleil est là, dans la paume de ma main, et je tends machinalement cette paume vers lui, mais sans la refermer. Pas plus qu’on ne doit essayer de garder le temps et l’amour, on ne doit tenter de garder ni le soleil ni la vie. Je descends vers des gens qui rient, des gens qui oublient, des gens prêts à repartir vers un ailleurs, un n’importe où, mais un ailleurs qui ressemblerait à ici, ou qui tenterait d’y ressembler, et qui n’y arriverait jamais tout à fait » (p. 123).

« Jean-Paul Sartre »
Le chapitre commence par un hommage publié dans la presse : « Vous n’avez même pas soutenu que se tromper avec talent et bonne foi légitimait l’erreur. En fait, vous ne vous êtes pas réfugié derrière cette fragilité fameuse de l’écrivain, cette arme à double tranchant qu’est son talent, vous ne vous êtes jamais conduit en Narcisse, pourtant un des trois seuls rôles réservés aux écrivains de notre époque avec ceux de petit maître et de grand valet » (p. 129). « […] faisant l’amour et le donnant, séduisant mais tout prêt à être séduit, dépassant vos amis de tous bords, les brûlant de vitesse et d’intelligence et d’éclat, mais vous retournant sans cesse vers eux pour le leur cacher. Vous avez préféré souvent être utilisé, être joué, à être indifférent, et aussi, souvent être déçu à ne pas espérer. Quelle vie exemplaire pour un homme qui n’a jamais voulu être un exemple ! » (p. 130). Puis, après être allé lire son texte chez Sartre devenu aveugle, commence une relation suivie où pendant un an avant sa mort, elle l’accompagne déjeuner une fois par semaine. « Ce qu’il aimait entre nous, me disait-il, c’est que nous ne parlions jamais des autres et de nos relations communes : nous nous parlions, disait-il, comme des voyageurs sur un quai de gare… Il me manque. J’aimais le tenir par la main et qu’il me tînt par l’esprit. J’aimais faire ce qu’il me disait, je me fichais de ses maladresses d’aveugle, j’admirais qu’il ait pu survivre à sa passion de la littérature. J’aimais prendre son ascenseur, le promener en voiture, couper sa viande, tenter d’égayer nos deux ou trois heures, lui faire du thé, lui porter du scotch en cachette, entendre de la musique avec lui, et j’aimais plus que tout l’écouter » (p. 132). À sa demande, elle enregistre sa lettre : « Alors, je lui avais enregistré ma propre déclaration – il m’avait fallu six heures tant je bégayais – et j’avais collé un sparadrap sur la cassette pour qu’il la reconnaisse au toucher. Il prétendit ensuite l’écouter parfois, ses soirs de dépression, tout seul – mais c’était sans aucun doute pour me faire plaisir. Il disait aussi : « Vous commencez à me couper des morceaux de steak beaucoup trop gros. Est-ce que le respect se perd ? » Et comme je m’affairais sur son assiette, il se mettait à rire » (p. 133).

« Lectures »
Dans l’ordre des souvenirs, l’amour de la littérature a une grande supériorité sur l’amour tout court, l’amour humain. C’est que si l’on ne se rappelle pas forcément où et quand on a rencontré « l’autre », si on ne sait pas forcément quel effet « il » vous fit ce jour-là – et si on a même plutôt tendance souvent à s’extasier de ce que, ce soir-là, on ne comprit pas tout de suite que l’autre, c’était justement « lui » –, la littérature en revanche offre à notre mémoire des coups de foudre autrement fracassants, précis et définitifs. Je sais très bien où j’ai lu, où j’ai découvert les grands livres de ma vie ; et les paysages extérieurs de ma vie alors sont là, inextricablement liés à mes paysages internes qui sont généralement ceux de l’adolescence » (p. 139). « Ce n’était pas tellement en l’être humain que je croyais en cet instant précis, je dois bien me l’avouer, mais en un homme nommé Camus qui écrivait bien, et dont la photo sur la jaquette offrait un visage mâle et séduisant. Peut-être la non-existence de Dieu m’eût-elle plus inquiétée si Camus avait été chauve. Mais non : j’ai relu L’Homme révolté depuis, et j’ai trouvé que la foudre avait été plus juste cette fois-là. Car il est vrai que Camus écrivait bien et qu’il semblait avoir confiance vraiment en la nature humaine » (p. 144).
Elle termine ce chapitre par Proust chez qui elle apprend la passion de l’homme : « je découvris qu’il n’y avait pas de limite, pas de fond, que la vérité était partout offerte, et qu’elle était à la fois la seule inaccessible et la seule désirable. Je découvris que la matière même de toute œuvre, dès l’instant qu’elle s’appuyait sur l’être humain, était illimitée ; que si je voulais – si je pouvais – décrire un jour la naissance et la mort de n’importe quel sentiment, je pouvais y passer ma vie, en extraire des millions de pages sans jamais arriver au bout, sans jamais toucher le fond, sans jamais pouvoir me dire : « J’y suis, je suis arrivée. » Je découvris qu’on n’arrivait jamais, que je n’arriverais jamais qu’à mi-côte, à mi-pente, au millième de pente de ce que je voulais faire ; je découvris que l’être humain qui remplaçait Dieu, ou qui ne le remplaçait pas, qui était fiable ou ne valait rien, qui n’était que poussière et dont la conscience englobait tout, je découvris que cet être humain était mon seul gibier, le seul qui m’intéressât, le seul que je n’arriverais jamais à rattraper, mais que je croirais frôler, peut-être, parfois, dans un de ces grands moments de bonheur que donne la faculté d’écrire. Je découvris aussi en lisant Proust, en découvrant cette superbe folie d’écrire, cette passion incontrôlable et toujours contrôlée, je découvris qu’écrire n’était pas un vain mot, que ce n’était pas facile, et que contrairement à l’idée qui flottait déjà à l’époque, il n’y avait pas plus de vrais écrivains que de vrais peintres ou de vrais musiciens. Je découvris que le don d’écrire était un cadeau du sort fait à très peu de gens, et que les pauvres nigauds qui voulaient en faire carrière ou un passe-temps n’étaient que des misérables sacrilèges. Qu’écrire demande un talent précis et précieux et rare – vérité devenue inconvenante et presque incongrue de nos jours ; au demeurant grâce au doux mépris qu’elle éprouve pour ses faux prêtres ou ses usurpateurs, la littérature se venge toute seule : elle fait de ceux qui osent la toucher, même du bout des doigts, des infirmes impuissants et amers – et ne leur accorde rien – sinon parfois, par cruauté, un succès provisoire qui les ravage à vie » (p. 149). Jolie page, mais je n’y crois guère : comme pour la chanson et tous les arts, et c’est de plus en plus vrai, ce sont les faiseurs qui sont montés en épingle par le système médiatique, et ils jouissent toute leur vie durant de leur gloire usurpée qui laisse dans l’ombre les vrais talents. Mais Sagan fut un vrai talent.

 Lire un passionnant article, que l’on peut intégrer dans un corpus : « Françoise Sagan, folle de voitures de sport » de Sylvain Reisser (février 2017). Voir une page recensant des photos de Françoise Sagan au volant. Citation de l’article du Figaro, à propos de son accident en 1957 : « Tous les passagers ont été éjectés, sauf elle. Sa convalescence s’éternisera. Non contente d’avoir compris qu’elle était vulnérable, Françoise Sagan absorbera pendant plusieurs mois un dérivé de morphine qui la laissera dépendante de toutes sortes de drogue et de l’alcool jusqu’à la fin de sa vie, le 24 septembre 2004. »
 À propos de l’adrénaline du jeu, on peut écouter l’émission de France Culture Les Pieds sur terre par Sonia Kronlund & Clément Baudet, « Les jeux de l’argent et du hasard », 30/01/2020. (l’histoire de Junior et celle d’Alexandre, du début jusqu’à 12’35’’).

Lionel Labosse


Voir en ligne : Françoise Sagan présente son livre en 1984 au journal télévisé


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