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Subjectif, sans complaisance, amoureux des livres

Déontologie critique

Y a-t-il une critique sans morale ?

mercredi 20 juin 2007

Il ne vous aura pas échappé que le site altersexualite.com sur lequel vous avez l’extrême plaisir de naviguer est d’une part brut de décoffrage (aucun zigouigoui pour faire joli), d’autre part sain de toute publicité. Cela signifie que, non seulement, au lieu de cachetonner dans les cours privés ou de courir le guilledou – moi ? jamais ! – votre serviteur sacrifie son temps libre à vous fournir gratuitement les fruits de ses cogitations, mais qu’en plus il paie pour vous les offrir. Cela vous fait une belle jambe, mais ce don et cette indépendance ont deux ou trois contreparties qui seront exposées dans le présent article. Premièrement, je paie donc je m’exprime à ma façon, et tant pis pour les mécontents (et tentes), ils n’ont qu’à créer à leurs frais leur site à eux (zéelles). Deuxièmement, le forum est limité aux lecteurs inscrits montrant patte blanche, et si je publie avec intérêt les avis divergents, je ne vais pas souiller mon site de messages insultants ou hors sujet envoyés par de courageux anonymes sans couilles (ou sans clitoris, ne soyons pas sectaire !) qui m’honorent de leur bave de crapaud, la plupart du temps parce qu’ils ne supportent pas qu’un critique littéraire, dans un système démocratique, dise ce qu’il pense d’un livre que eux, les braves chéris, ils ont a-do-ré ! [1] Troisièmement, c’est comme dans le métro, si vous estimez que toute peine mérite salaire, c’est à votre bon cœur, m’sieur dames. Aucun chapeau ne circule, vous êtes totalement libres, mais sachez que la seule façon de me gratifier est d’acheter ou de faire acheter, mais surtout de lire mes livres !

En épigraphe, cet extrait du fameux texte de Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? (pour ceux qui s’étonneraient qu’un enseignant puisse s’exprimer librement et subjectivement sur un site web).

« l’usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais l’usage privé peut souvent être très-étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrès des lumières. J’entends par usage public de sa raison celui qu’en fait quelqu’un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J’appelle au contraire usage privé celui qu’il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une certaine fonction qui lui est confiée. Or il y a beaucoup de choses, intéressant la chose publique, qui veulent un certain mécanisme, ou qui exigent que quelques membres de la société se conduisent d’une manière purement passive, afin de concourir, en entrant pour leur part dans la savante harmonie du gouvernement, à certaines fins publiques, ou du moins pour ne pas les contrarier. Ici sans doute il n’est pas permis de raisonner, il faut obéir. Mais, en tant qu’ils se considèrent comme membres de toute une société, et même de la société générale des hommes, par conséquent en qualité de savants, s’adressant par des écrits à un public dans le sens propre du mot, ces mêmes hommes, qui font partie de la machine, peuvent raisonner, sans porter atteinte par là aux affaires auxquelles ils sont en partie dévolus, comme membres passifs. »

Objet de la rubrique livres du Collectif HomoEdu

La première fois que Philippe Clauzard, le créateur et administrateur du Collectif HomoEdu, m’avait proposé de prendre la responsabilité de cette rubrique, j’avais refusé en prétextant que, moi-même auteur d’un ouvrage pour les jeunes, je ne pouvais être juge et partie. Si j’ai accepté un an plus tard, c’est que le poste n’était toujours pas pourvu, que la cause avait plus que jamais besoin d’un défenseur, et que la renommée de mon premier livre demeurait confidentielle. J’assume toujours seul cette rubrique, mais en étant à l’écoute des avis publiés ici ou notamment , et des messages qu’on m’envoie. On brandit l’étendard consensuel de « lutte contre l’homophobie », mais la meilleure chose à faire à l’école n’est-elle pas de reconnaître aux altersexuels la place qui est la leur dans la société, notamment en proposant à lire des textes qui n’occultent pas leur existence ? Voir à ce propos les Propositions altersexuelles d’HomoEdu. Il s’agit de rompre avec l’altersexophobie passive, le tabou dont ces questions ont été et sont encore l’objet dans l’esprit de bien des enseignants et autres prescripteurs. Heureusement, ils ne le sont plus dans l’esprit des élèves, et de moins en moins dans celui des parents d’élèves. Quant à nous les profs, c’est souvent la peur plus que le tabou, qui nous retient.

Mon point de vue n’est pas de dire béni-oui-oui à tout ouvrage étalant de bons sentiments sur des lesbiennes idéales, de gais gais, de touchantes trans et de chéris bis. Les qualités littéraires de l’ouvrage seront mon critère d’élection, sans oublier l’intérêt pour les jeunes lecteurs (jusqu’au lycée), la place dans l’histoire de l’émergence de sujets tabous, et l’absence de sectarisme dans la thématique altersexuelle ou féministe. Ce qui compte, c’est la réflexion et l’ouverture sur la diversité sexuelle qu’apporte l’ouvrage, et non une leçon de morale pré-mâchée, qui pourrait au contraire entraîner un sentiment de rejet. Un de mes a priori est que les ouvrages s’adressent à tous les jeunes, et pas seulement, sous le manteau, à ceux d’entre eux qui se pensent « différents ». D’autre part, en passant du Collectif HomoEdu à ce nouveau site, l’objectif est de continuer à étendre notre champ d’intérêt à tous les ouvrages permettant une conception de la sexualité moins entachée de morale judéo-christiano-islamiste. Et si le véritable problème n’était pas tant l’homophobie que la « sexophobie » ? À l’heure actuelle, la sélection HomoEdu / altersexualite.com propose des ouvrages sur tous les aspects de la sexualité humaine, mais seuls ceux abordant des thèmes altersexuels au sens strict (LGBT) peuvent prétendre aux « Isidor ». Dans un proche avenir, l’évolution des esprits permettra peut-être d’envisager la question d’une façon plus globale, et l’on pourra passer à des « Isidor » altersexuels au sens large (toute conception de la sexualité non normative, pour faire simple, mais ne réduisons pas en un seul mot ce qui est expliqué en détail ici.

Le classement, les catégories

Les ouvrages ne sont pas classés selon des catégories de spécificités sexuelles. Elles sont simplement indiquées, avec les sigles L G B T P H S, dans la sélection uniquement, jamais dans les critiques. Agissant ainsi, je m’inscris en faux (et c’est une conviction partagée au sein du Collectif HomoEdu, avec l’idée en vogue au sein des instances de l’Éducation nationale selon laquelle il faudrait aborder ces questions du bout des doigts, uniquement en cas de questionnement d’un élève. À les en croire, il faudrait planquer un bouquin sur les pédés et un sur les lesbiennes en haut d’une étagère, et au cas où un élève aurait le courage de briser le tabou, le lui refiler en douce. Ne croyez pas que je rigole ! J’aimerais qu’une étude soit faite sur la présence ou l’absence dans les C.D.I. des établissements privés ou publics, des livres de notre sélection ; il y aurait des surprises ! Non, ces livres sont des œuvres de l’esprit qui feront du bien à tous les esprits de tous les élèves pour une éducation à la sexualité moderne et sans tabous. La lecture de ces ouvrages m’a également fait progresser à titre personnel, et je dois avouer à ma grand honte que je n’avais quasiment jamais lu auparavant de littérature lesbienne par exemple. J’y ai éprouvé un grand plaisir, plaisir de lecteur. Cela a été un réconfort de constater sur moi-même que, lorsque je reçois un livre de filles, ou un roman dont l’histoire est globalement hétérosexuelle, je ne ressens aucun manque d’envie, comme une corvée que je ferais pour la bonne cause. Au contraire, le plaisir toujours neuf d’aller par la plongée dans un univers autre, chaque jour vers des délices toujours nouvelles. J’aimerais que ceux qui se disent hétérosexuels ne se privent pas — qu’on ne les prive pas — de cette jouissance, la même qu’il y a, quand on n’est pas Arabe, à se délecter des Mille et une nuits, justement parce que ce n’est pas notre univers de référence.

Les critiques

« la chanson est si peu souvent l’oeuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur » (Arthur Rimbaud).
Les critiques seront pour commencer de mon ressort, subjectives et partiales, comme toute critique, mais dans la mesure du possible orientées vers une utilisation pédagogique. Par exemple, j’indiquerai le plus possible de références précises, et de passages qui me semblent susceptibles d’une lecture isolée, afin que les enseignants puissent utiliser ces articles à des fins pédagogiques. Critiquer des livres pour les jeunes avec la même exigence et la même liberté de ton que des livres pour adultes, c’est leur rendre hommage, respecter les auteurs et respecter les lecteurs enfants ou adolescents, rompre avec cette pratique exaspérante des critiques de complaisance écrites sur le ton mièvre avec lequel on s’adresse aux enfants. Le Collectif HomoEdu ainsi que le site www.altersexualite.com sont indépendants de tout pouvoir commercial, politique, syndical, religieux, etc. Sur un site financé par des librairies ou par des pubs d’éditeurs, la liberté de ton ne peut être la même. Voir l’Entrevue de Lionel Labosse par Thierry Lenain. Autre détail : je ne lis jamais d’autres critiques avant de lire un ouvrage, ni le dossier de presse. J’y jette parfois un œil après. Cela diffère de la pratique du copier-coller qu’affectionnent certains échotiers, à l’instar des plus fumistes de nos élèves. J’ai pu l’observer avec consternation puis amusement, depuis que je m’intéresse de près à la chose, mais quand je pense que ces gens-là sont payés pour faire ce travail de copistes, je trouve qu’il y a des coups de pied quelque part qui se perdent. L’inconvénient c’est que des pans entiers du livre m’échappent. Mais vous lecteurs du site êtes là pour compléter, rectifier, en m’envoyant des messages. Je me souviens par exemple pour ma critique de Les Roses de cendre, d’Erik Poulet-Reney, avoir découvert en lisant celle de Benoit Anciaux dans Ado-Livres, revue belge de critique littéraire, que j’étais passé à côté de certains aspects du roman. Malgré ces ratages, j’assume cette méthode, plus gratifiante intellectuellement. Et je puis me tromper, bien entendu, sur un livre… et alors ? Que celui qui n’a jamais commis de solécisme esthétique me jette la première pierre ! N’avoir que des critiques dithyrambiques est un rêve d’éditeur, mais trouver des critiques subtiles et acérées comme des roses est un rêve de lecteur !

La part de morale

Il me faut assumer une part de morale dans ce point de vue critique. Ce que j’entends privilégier, en tant que militant bénévole, ce n’est pas une image lisse des altersexuels, jouant sur la victimisation pour faire pleurer Margot. Des ouvrages comme Vue sur crime, de Sarah Cohen-Scali ou comme Maïté Coiffure, de Marie-Aude Murail ou encore Histoire d’Alban Méric, de Frank Giroud & Paul Gillon et Les Voisins du 109 : T1, « Vendredi », de Nini Bombardier et Coyote, se sont vu reprocher de donner une image trop efféminée des gays, souvent par peur de cautionner un ouvrage homophobe. C’est comme quand un ouvrage met en scène un personnage maghrébin qui flirte avec certains stéréotypes. La plupart des lecteurs de cette communauté n’y voient pas scandale, mais les critiques ont une peur panique de passer pour racistes, et crient au loup. C’est précisément ce qui m’est arrivé avec L’Année de l’orientation. Cela donna lieu avec Thierry Lenain à un dialogue de sourds en 2005, qui n’est malheureusement plus disponible sur le Net. Je ne nie pas pour autant que la question morale n’intervienne pas dans mes critiques. Ce que je rejette n’est surtout pas la présence de personnages de folles ou de camionneuses — lesquelles pour moi sont bien plus courageuses que le pédé viril planqué — mais le gai parisianiste imbu de lui, nombriliste, méprisant ; mais le couple modèle d’homomamans élevant leur fille sans la moindre mention de quelque père que ce soit. C’est ce type de personnages qui peut donner une « mauvaise image » de la communauté. Est-ce du ressort de la critique littéraire ? En tout cas cela joue dans le choix d’attribuer ou non des « Isidor ». Ce qui m’amuse c’est à quel point ce très modeste label lancé par une poignée de profs militants et, martelons-le, bénévoles, a pu engendrer à la fois de fierté chez certains heureux élus, des écrivains ouverts, pas blasés, par stars pour un sou — souvent les plus cotés dans le milieu — et de dépit voire de ressentiment chez les déboutés ou leurs éditeurs. Or nous insistons lourdement sur le fait qu’il ne s’agit que d’un label assorti d’un diplôme, une sorte de « Diapason d’or », et que les autres ouvrages, que nous tenons à présenter dans la même liste, juste un peu en-dessous, ont aussi de la valeur au gré de la subjectivité de chacun.

Déontologie

Ma déontologie consiste également à faire un papier sur tout ce que je reçois. Les seules exceptions sont les livres qui manifestement ne sont pas destinés aux jeunes dans le cadre de leur scolarité (jusqu’à la terminale). Pour les militants altersexuels extrémistes qui pensent que je devrais prôner la lecture des œuvres de Sade dès la 5e, rappelons-leur que si le travail accompli depuis octobre 2005 a été dans l’ensemble salué par un assez grand nombre d’acteurs de l’éducation, c’est justement parce que je n’ai jamais outrepassé les bornes de ce qui est possible ici et maintenant. Et qu’on se rassure, les jeunes scolarisés bons lecteurs (il y en a) savent aussi se servir d’Internet et se piloter eux-mêmes pour trouver ce qui leur convient ! Depuis que j’ai créé mon propre site autour de la rubrique livres décentralisée du Collectif HomoEdu, je me suis accordé la possibilité de rédiger quand même un papier sur de bons livres à réserver aux adultes (ou aux grands ados hors cadre scolaire), dans la rubrique Culture, divertissement & copinage…. Cette rubrique quasi fantôme dans le site, sera semblable aux mondes parallèles : un seul point de passage, bien caché, existera depuis la rubrique réservée aux livres pour les jeunes vers celle pour les adultes, et je ne le révélerai que sous la torture. Non, arrêtez, pas ça, non ! Bon, allez, je suis obligé de vous le révéler, victime d’une torture atroce (je ne vous dis pas ce qu’ils m’ont fait !) C’est dans une critique sur un livre de Gudule, il y a un de ses autres livres signalés qui se trouve en rubrique adultes. Ne le répétez à personne, surtout pas aux enfants innocents qui pourraient se transformer en loups-garous à la simple lecture de ces critiques ! Par contre, dans l’autre sens « tout est possible ! » Les éditeurs ou auteurs qui souhaitent m’envoyer d’autres ouvrages peuvent donc le faire (avec parcimonie, car j’aimerais aussi poursuivre mon œuvre). En principe dans cette rubrique personnelle, je ne publierai que des critiques sur les livres qui me plaisent globalement, mais vous êtes prévenus, ce sera sans complaisance, et parfois avec un humour tout personnel. Certaines critiques me fournissent l’occasion de glisser, parfois en détail, mon point de vue sur certains sujets abordés. Merci aux auteurs de ne pas m’en tenir rigueur.

De l’ego des écrivains

Mon souhait est d’être exhaustif sur le sujet altersexuel au sens strict (du moins en ce qui concerne les livres parus pour les jeunes, qu’ils soient ou non soumis à la loi de 1949), et je préfère parler d’un ouvrage en mal que de le passer sous silence. En ce qui concerne les autres ouvrages, ceux que j’englobe dans l’appellation « altersexuelle » au sens large, je ne leur consacre un article que si j’estime qu’ils en valent la peine, ce qui ne veut pas dire que mon article sera une promotion déguisée. Les auteurs, malheureusement, j’entends ceux qui sont entrés dans le « milieu » de l’édition avec toutes les connotations péjoratives que cela inclut, sont tellement habitués à ces papiers de pure promotion, issus de journalistes appartenant peu ou prou aux mêmes groupes que leurs éditeurs, ou travaillant pour des organes de presse qui dépendent de la publicité payée par lesdits éditeurs, des papiers insipides copiés-collés sur le dossier de presse, qu’ils sont déstabilisés, qu’ils se sentent attaqués dans leur chair quand pour une fois paraît une critique — subjective — basée sur une lecture approfondie, stylo en main, de leur œuvre. Alors cela dépend des personnalités. J’ai eu affaire à des auteurs — souvent les plus célèbres, les plus sollicités — qui ont accepté avec grandeur d’âme la critique (positive ou négative) comme une œuvre de l’esprit en elle-même et ont entamé un débat constructif. Parfois des relations amicales en sont nées, jusqu’à Gudule qui a accepté quand, au culot, je lui ai demandé de préfacer mon dernier roman (précisons pour les mauvaises langues qu’elle ne m’a pistonné nulle part et que ledit roman est tout aussi ignoré par les critiques officiels que le précédent). J’ai eu affaire à des auteurs qui se sont drapés dans leur tour d’ivoire. Souvent les moins célèbres. J’avoue, il est vrai, un côté obsessionnel qui me pousse à chercher la petite bête au fin fond de la page 153, et de ne pas pardonner la moindre coquille. Mais soyez indulgents et considérez qu’on ne consacre un long article à un livre avec cette rigueur, cette minutie voire cette obsession pathologique du détail, que si on aime profondément les livres, et qu’on tente de communiquer cet amour. De toute façon, les auteurs — et leurs aficionados — sont cordialement invités à répondre, sans censure, à ces articles, et je m’abstiens en principe de répondre à leurs réponses, car j’estime fair-play de laisser le dernier mot aux auteurs. Voyez par exemple ces articles : Ces intolérances « ordinaires », de Philippe Godard, Point de côté, d’Anne Percin, ou cette critique d’une de mes critiques par Pedro Torres. Voyez au contraire ces articles : Pensée assise, de Mathieu Robin, ou Requiem Gai, de Vincent Lauzon. Merci enfin aux auteurs qui ont signalé ma critique ou le site en lien sur leur site, et aux éditeurs qui ont signalé les « Isidor » sur les ouvrages ou dans leur catalogue.

Certains auteurs, bien que gratifiés d’une critique à 95 % élogieuse, se sont offusqués d’un adjectif pas aussi flatteur qu’ils l’eussent rêvé, et ne m’ont plus adressé la parole pendant six mois. Souvent, ces derniers, l’adjectif digéré, ont refait signe de vie. Ils ont dû comprendre, au terme de cette quarantaine, qu’après tout il était peut-être nécessaire qu’existât encore, à titre purement nostalgique, noyés dans une masse de polisseurs de souliers, quelques exemplaires de critiques littéraires. Je ne me prends pas pour unique, heureusement : voyez sur la question les réflexions d’un collègue critique bien plus reconnu — apprécié et détesté — que moi, Benoit Anciaux. Une critique même négative publiée vaut mieux que le silence, lequel me semble le plus insultant. Ma référence en la matière est La Littérature sans estomac, de Pierre Jourde, suivi du réjouissant Petit déjeuner chez Tyrannie de Jourde & Naulleau [2]. Voici un commentaire issu du premier lien, qui me plaît bien : « Pierre Jourde n’est pas particulièrement féroce, ni élitiste. Il lit vraiment les livres, voilà tout, en toute indépendance. Il regrette que sa démarche paraisse aussi atypique et agressive, alors qu’elle devrait constituer la norme, si le monde de l’édition n’était pas aussi sclérosé par les participations croisées ». Pour en finir avec les mauvais coucheurs qui croient, dès lors qu’elle porte sur leur Œuvre immortelle, que la critique est une insupportable atteinte au droit d’écrire des conneries en toute quiétude, voici un trait voltairien : « — Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. — Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c’est ici une affaire de goût ; le mien ne doit pas encore être formé : je peux me tromper ; mais vous savez que je suis assez accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. » (L’Ingénu, chapitre douzième). Et un trait Balzacien : « D’ailleurs, l’auteur qui ne sait pas se résoudre à essuyer le feu de la critique ne doit pas plus se mettre à écrire qu’un voyageur ne doit se mettre en route en comptant sur un ciel toujours serein. » (« Avant-Propos » de La Comédie humaine, 1842). Enfin, ce joli trait extrait de Splendeurs et Misères des courtisanes du même Balzac, vengera messieurs et dames les Hauteurs de la hargne des critiques : « Elles [les prostituées] ressemblent au critique littéraire d’aujourd’hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d’art : il a tant lu d’ouvrages, il en voit tant passer, il s’est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d’articles sans dire ce qu’il pensait, en trahissant si souvent la cause de l’art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu’il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une œuvre, de même que l’amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le cœur d’une courtisane. »

Voici le message que m’a envoyé Charles Gueboguo, alors que je lui demandais son avis sur ma critique de La Légende du sexe surdimensionné des Noirs, de Serge Bilé. En effet, j’ai l’habitude — est-elle bonne ou mauvaise ? — de douter de moi, et je sollicite souvent l’avis d’amis qui me semblent calés dans un domaine. J’ai donc demandé à Charles si je n’étais pas trop tombé à côté de la plaque dans ma critique sur ce livre. J’ai beaucoup apprécié sa réponse, publiée ici avec son autorisation : « Moi je ne me vois ni ne me sens comme noir. En tout cas mon identité ne se résume pas à la couleur de ma peau, parce que Noir, Blanc ou Jaune sont des constructions sociales arbitraires. Idem pour les a priori sur la grosseur supposé des pénis noirs, et partant leur longueur. Ce sont des mythes qui courent et je ne veux pas faire partie de ceux qui les poursuivent ou qui à travers des discours fallacieux essaient mal de les stopper. Ce qu’on ne dit pas assez c’est que les Noirs ont aussi leurs mythes sur les Blancs, et que quand on parle de racisme, on le voit seulement du Blanc vers le Noir, alors que des cas de racismes passifs sont observés quotidiennement et qui sont le fait des Noirs. Mais tu sais, chacun essaie de se positionner comme il peut, avec les moyens qu’il a dans la sphère publique. J’aime le ton que tu utilises dans tes critiques, et j’apprécie grandement ton sans parti-pris. Quand quelque chose est bon, il faut le dire, quand ça ne l’est pas il faudrait aussi le signaler (tiens par exemple, j’aurai pu mal prendre tes critiques par rapport à mon ouvrage : mais le fait est là, tu as perçu quelques lacunes dans l’ouvrage et tu l’as dit, et aujourd’hui cela m’aide beaucoup. Si tu t’étais limité au fait que je suis Noir, Africain, et pionnier en la matière pour seulement m’encenser, tu ne m’aurais pas du tout aidé. (C’est pourquoi en réponse à ta critique, j’avais dit sur le site : « enfin une lecture qui a un regard critique », et je n’en demandais pas plus). Sous prétexte d’être Noir on ne doit pas balancer n’importe quelle ânerie au public. On a tous nos complexes, nos difficultés et nos tares, et ce, indépendamment de la couleur de la peau qu’on n’a. je m’insurge donc contre un certain type de discours à portée victimisante. On fait bien des blagues sur les blondes, sur les juifs, sur les Belges : pourquoi est-ce que cela poserait-il un problème si l’on en fait sur les Noirs ? Ne font-ils pas partie des socialités mondialisées ? Je ne pense pas que tu doives gérer les détails, j’ai parcouru ta critique, elle me semble fondée. En outre, chacun est libre d’avoir son opinion sur une production littéraire donnée, pourvu qu’on assume. » Voir aussi le message de Charles Gueboguo à l’article VIH-Sida : la vie en danger, d’Aggée Célestin Lomo Myazhiom.

Du commerce du livre

Une autre considération qui échappe aux auteurs chanceux d’être diffusés par un réseau efficace, c’est la situation d’apartheid qui existe en France entre les marques de livres appartenant à des groupes industriels, et les marques indépendantes. Les premières bénéficient d’une diffusion rouleau-compresseur, des tonnes de bouquins envoyés en « office » aux libraires, dont la trésorerie est plombée par ces ventes forcées, de sorte que même avec la meilleure volonté du monde, étranglés, ils ne peuvent plus s’intéresser aux secondes. Cela va de pair avec des réseaux de promotion et de médiatisation appartenant aux mêmes groupes. Mon travail de critique indépendant ne tient pas compte de ces considérations industrielles. Je me contrefiche qu’un livre soit pourvu du logo de Tartempion ou de Tartenfion ; seul m’intéresse ce qu’il y a dedans. La date de parution, le fait que l’ouvrage soit encore disponible ou non, qu’on doive pour se le procurer, se rendre à la supérette du coin ou bien faire l’effort de le commander auprès d’un libraire ayant une conception de son métier comme n’étant pas celui d’un épicier, cela m’indiffère. J’ai dégoté des bouquins au fin fond de bibliothèques publiques, et je les ai traités comme la dernière nouveauté parue chez l’éditeur le plus coté. J’ai au contraire descendu en flammes des bouquins d’auteurs cotés comme d’auteurs inconnus. L’œuvre existe, cela suffit, elle doit parvenir au lecteur, et le critique est là pour faciliter son choix. Il y a toujours eu des auteurs pour se ridiculiser en tentant de vilipender la profession de critique dans son ensemble. Par exemple Romain Rolland, dans la préface d’Amok de Stefan Zweig, lance au critique : « ôte-toi de mon soleil », à quoi celui-ci aurait beau jeu de répliquer : « sors de mon ombre » ! C’est prendre pour des imbéciles les lecteurs, de livres comme de critiques. Pour ma part, j’ai souvent utilisé les critiques spectacle de Télérama a contrario, allant voir les spectacles vilipendés et boycottant les encensés. Si mes critiques vous déplaisent, agissez de même, mais par pitié, arrêtez de me submerger de mails haineux où votre seul argument est que comme mon livre à moi ne serait pas bon ou alors publié chez un mauvais éditeur, mes opinions ne sont pas recevables (si, si : je reçois régulièrement ce genre de prose).

L’antilibéral du dimanche choisissant ses marques de livres

Dans la profusion actuelle, comment s’y retrouver en se contentant de manipuler les livres sur les tables des libraires ? Ce faisant, c’est nous qui sommes manipulés par les marques industrielles de livres qui achètent les places sur ces tables de façon à empêcher la concurrence modeste d’y accéder. Pour vous ennuyer encore avec mon cas personnel, j’ai choisi les Éditions Publibook pour mes ouvrages. Maison non diffusée en « office », bien que référencée sur les réseaux de libraires. Le résultat est simple : les ventes sont à peu près cent fois moins importantes que si j’avais bénéficié d’un éditeur du « milieu ». Ce qui m’amuse c’est, à l’occasion des élections de 2007, d’avoir entendu tous les antisarkozystes bon teint découvrir soudain le danger de la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires domiciliés à Neuilly-sur-Seine. Ah ! que de lazzi pour fustiger le satrape ami des Bouygues, Lagardère et tutti quanti ! Mais après cela, parlez-leur de votre livre, et ces nouveaux convertis de l’altermédiatisation vous demandent rarement : « Et ça parle de quoi, ton livre ? », mais bien plus souvent : « Chez quel éditeur ? », et ce n’est pas pour l’acheter, mais pour savoir — sans la moindre intention de lire ledit ouvrage — vous situer en haut ou en bas de l’échelle. Le Français moyen culturisé trouvera toujours meilleure une sombre merde publiée chez Gallimatias qu’un chef d’œuvre publié à compte d’auteur ; réflexe normopathe inexistant dans d’autres cultures, ou même chez le Français de milieu modeste. L’éditeur que j’ai choisi est le plus « en bas » de tous les « en bas ». Chez la plupart des professionnels de la critique (salariés des mêmes industriels qui possèdent les maisons d’éditions), le logo de cet éditeur en couverture est un symbole induisant : « direct poubelle ». Ces lignes, j’espère, relativiseront l’amertume de quelques auteurs trop gâtés qui se plaindraient de ma liberté de ton. Eh oui, dans un pays où la « liberté de blâmer » est de plus en plus rognée par toute une série de lois prétendument protectrices de minorités, la flatterie n’est plus que rarement un éloge.

Les entrevues avec les auteurs

L’auto-entrevue permettra une sorte de table ronde permanente sur la littérature jeunesse, puisque les auteurs pourront répondre après avoir pris connaissance des réponses des autres auteurs. Ils réagiront aux critiques, y compris ceux dont les ouvrages auront été « étrillés ». Pour les quelques ouvrages que j’ai eu l’occasion de donner à lire à des élèves, je tâcherai d’en rendre compte, et de citer le cas échéant des traces écrites. La collaboration de nos collègues utilisateurs du site, mais aussi de libraires, bibliothécaires et autres prescripteurs, sans oublier les élèves de tout âge et de tout horizon (qui sont priés de faire l’effort de rédiger des phrases cohérentes avec des mots entiers !) sera essentielle : complétez mes articles par des avis divergents, des réactions, des informations, de façon à créer une sorte de banque de ressources. Certains jeunes lecteurs nous font fréquemment part de leur avis, hors du cadre scolaire. Les critiques ne prennent tout leur sens que grâce à vos commentaires, voir par exemple l’article sur Les Garçons, de Xavier Deutsch, un livre que j’ai détesté mais que nos lecteurs ont défendu, ou bien la réaction d’un libraire sur Tout doit disparaître, de Mikaël Ollivier, sans oublier les nombreux auteurs qui ont réagi à la critique de leur ouvrage (en dehors de l’entrevue qu’ils ont pu nous accorder). Je terminerai, à destination des mauvais coucheurs, par un conte à méditer :

Le pauvre et le roi d’or

Un pauvre homme, qui vivait dans le gémissement et qui mendiait de porte en porte, aperçut un jour un chariot d’or qui entrait dans le village, et sur ce chariot un roi souriant et splendide.
Le pauvre se dit aussitôt : c’en est fini de ma souffrance, c’en est fini de ma vie démunie. Ce roi au visage doré n’est venu jusqu’ici que pour moi, je le sens. Il va me couvrir de miettes de sa richesse et je vivrai calme désormais.
Comme s’il était venu, en effet, pour voir le pauvre homme, le roi fit arrêter le chariot à sa hauteur. Le mendiant, qui s’était prosterné sur la terre, se releva et regarda le roi, convaincu que l’heure de sa fortune était enfin là. Alors, avec soudaineté, le roi tendit une main vers le pauvre et lui dit :
— Qu’as-tu à me donner ?
Le pauvre, très étonné et très désappointé, ne sut que dire. Est-ce un jeu, se demandait-il, que le roi me propose ? Se moque-t-il de moi ? Est-ce quelque peine nouvelle ?
Puis voyant le sourire persistant du roi, son regard lumineux et sa main tendue, il puisa dans sa besace qui contenait quelques poignées de riz. Il y prit un grain de riz et le tendit au roi qui le remercia et partit aussitôt, tiré par des chevaux étonnamment rapides.
À la fin du jour, en vidant sa besace, le pauvre y trouva un grain d’or.
Il se mit à pleurer, en disant :
— Que ne lui ai-je donné tout mon riz !

Le Cercle des menteurs, Jean-Claude Carrière, Pocket, 1998, p. 58. [3]

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 Lire la suite de cet article : Du bon usage d’Internet.
 Voir notre article sur les polémiques créées de toutes pièces fin 2013 début 2014 par certaines associations familialistes de droite dure à propos de livres ou albums jeunesse.

Lionel Labosse


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 Un grand merci à Robert Vigneau pour m’avoir autorisé à illustrer cet article de son dessin Écrire tous azimuts. Pour acheter les œuvres graphiques de Robert Vigneau, voir Le blog de Robert Vigneau.


[1Depuis l’automne 2009, le site étant vérolé par des messages bidons, le forum est désactivé. Pour réagir à un article, prière de m’envoyer un message en cliquant sur mon nom qui figure en sous-titre de l’article.

[2Malheureusement, depuis que j’ai écrit ces lignes, il semble qu’Éric Naulleau se soit livré à un jeu qui n’honore pas le métier de critique. Voir cet article.

[3Au chapitre I de ses Mémoires (Mercure de France 1980), [Lorenzo da Ponte] raconte une anecdote censée lui être arrivée alors qu’il était jeune homme, à Venise. Un homme lui demande « une pièce de menue monnaie » ; Lorenzo retrouve en fouillant dans sa poche une poignée de sequins (grosses pièces) qu’il croyait avoir perdus, et de joie, en donne un à l’inconnu. Celui-ci lui donne alors sa carte et le prie de passer le voir. C’est en fait un homme riche qui cherche un homme honnête pour marier sa fille. Cela fait un moment qu’il a remarqué Lorenzo, qui chaque jour lui faisait l’aumône, déguisé en mendiant…