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Au programme des classes de 1re techno en 2019-2021, parcours : « Notre monde vient d’en trouver un autre »

« Des cannibales », de Michel de Montaigne

Édition de Michel Tarpinian, Ellipses, 1994 (1580).

samedi 31 août 2019, par Lionel Labosse

L’essai « Des cannibales », 30e chapitre du tome I des Essais de Michel de Montaigne [1] est une des trois œuvres au programme de 1re technologique en 2019-2020 pour le genre argumentatif. C’est une œuvre commune aux programmes de 1re générale, sauf que les élèves de 1re générales ont aussi l’essai « Des coches », avec le même parcours : « Notre monde vient d’en trouver un autre ». Comme pour le théâtre et contrairement au roman, je choisis Montaigne de bon cœur car ce texte plaît en général aux élèves, vu le thème à la mode de l’autoflagellation de l’Occident. J’ai éliminé La Fontaine et Montesquieu parce que pour moi l’étude de l’argumentation, c’est avant tout celle de l’argumentation directe, et j’ai trop subi les descriptifs de mes chers collègues dans lesquels la séquence sur l’argumentation était une 2e séquence sur le roman. Les textes en complément ne manquent pas, à commencer par Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry, paru deux années avant la première mouture des Essais, et dont Montaigne s’est fortement inspiré. J’ai choisi une édition datant de 1994 de Michel Tarpinian, aux éditions Ellipses, publiée naguère à l’occasion de la programmation en terminale littéraire de la même couple d’essais. L’introduction est fort brève, suivie du texte original et d’une traduction. Chaque enseignant aura intérêt à établir sa propre « traduction », mais pour ce texte, encore plus que pour les autres, on sera tous forcément obligés de choisir les mêmes extraits, et bonjour l’ennui lors des oraux avec les explications apprises par cœur et pompées sur Internet… J’ai complété les notes par la consultation de l’édition Pléiade 2007 de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (et j’ai aussi jeté un œil sur la précédente édition de 1962 par Albert Thibaudet et Maurice Rat). En fin d’article vous trouverez un sujet de bac original (contraction / essai). J’ai choisi Supplément au voyage de Bougainville en lecture complémentaire.

Préface de Michel Tarpinian

Les propos de Michel Tarpinian me semblent sensés s’agissant d’élèves de Terminale L en 1994, et d’autant plus pour des 1re techno de 2019 ! « Est-ce faire injure aux lycéens d’aujourd’hui que de leur offrir un accès moins ardu à un texte qui a beaucoup à leur dire, mais dont la réception risque d’être brouillée et dont la formulation risque de susciter des stratégies d’évitement très regrettables ? » Il revendique une traduction hybride, voire volontairement « maladroite », destinée à « éliminer, de façon empirique et discrète, les opacités syntaxiques et lexicales propres à décourager le lecteur », tout en conservant les caractéristiques syntaxiques : « La langue de Montaigne peut, à ce niveau, susciter parfois un sentiment d’étrangeté, mais elle n’offre pas d’obstacle à la compréhension ». Les citations latines sont traduites de façon « plus littérale que littéraire », et le lexique est modernisé.
Michel Tarpinian présente Michel de Montaigne comme un solitaire, mélancolique à cause de la perte de son ami Étienne de La Boétie, dont il place l’œuvre posthume au centre littéralement de son premier volume d’Essais en 1580, soit au chapitre 29 sur 57, constitué de 29 sonnets de La Boétie, au lieu de son Discours de la servitude volontaire, que Montaigne n’osa pas publier pour ne pas passer pour calviniste. Les sonnets sont d’ailleurs absents des éditions parues du vivant de Montaigne, remplacés, après une dédicace d’une page à Madame de Grammont, pas cette courte phrase : « Ces vingt neuf sonnets d’Estienne de la Boëtie qui estoient mis en ce lieu ont esté despuis imprimez avec ses œuvres » (édition Pléiade, 2007). C’est donc un vide abyssal à l’épicentre de ce premier volume, qui évoque l’absence de La Boétie. Le chapitre 28 est le fameux « De l’amitié », consacré à son amitié pour La Boétie, une des plus belles déclarations d’amour d’un homme à un autre homme. Le chapitre 30 est « De la Modération », et nous voilà au chapitre 31 « Des cannibales ». Quant à « Des coches », c’est le chapitre 6 du livre III. Les nombreuses citations grecques et latines sont à la fois pour Michel Tarpinian caractéristiques de l’humanisme au sens premier (goût et connaissance des chefs-d’œuvre de l’Antiquité), mais aussi un autre signe de cette mélancolie : « Dans ce dialogue à travers le temps, l’interlocuteur privilégié, c’est Socrate, mentionné de plus en plus fréquemment d’une édition à l’autre, à qui Montaigne cherche sans doute à s’identifier (il recevra d’ailleurs le titre de « Socrate français » à Rome en 1581) et en qui il trouve peut-être aussi un substitut à l’ami perdu » (p. 11).
Avis de l’édition de la Pléiade 2007 : « Ce chapitre, sans doute assez tardif (Montaigne y utilise la traduction française de l’ouvrage de G. Benzoni publiée en 1579), a trouvé sa configuration définitive dès sa première édition : on y relève quelques ajouts — qui n’en modifient pas du tout le propos — mais, en revanche, on note une attention continue à la forme comme le prouvent les variantes d’expression, beaucoup plus nombreuses qu’à l’accoutumée. Il s’ouvre sur la remise en cause de la notion de barbarie (« chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ») pour établir la relativité du jugement des peuples les uns sur les autres (« opinion vulgaire, voix commune ») à laquelle est bien vite associée l’incertitude de nos connaissances géographiques. Le chapitre prétend avec insistance s’appuyer sur les témoignages directs, recueillis par l’auteur auprès d’acteurs du malheureux épisode de la France antarctique (dans la baie de Rio de Janeiro, de 1555 à 1560), de matelots ou même d’Indiens sur le port de Rouen en 1562 [2]. Contrairement à ce qu’on a dit un peu vite, Montaigne ne construit pas ici le mythe du « bon sauvage » : ses Indiens sont sanguinaires et cruels, anthropophages et polygames. Ces deux derniers traits, longuement analysés, invitent à envisager le caractère à la fois paradoxal et provocateur de ce chapitre très travaillé dans son éloquence, emporté même par l’enthousiasme. Car ce qui séduit Montaigne chez les habitants de la côte brésilienne, c’est leur courage, leur vertu, leur ascétisme à la Spartiate. Vivant de peu, ils sont « encore tous nus au giron de leur mère Nature », citoyens idéaux d’une Grèce onirique unissant pour une fois Sparte et Athènes : « Il me desplaist que Lycurgus et Platon ne l’ayent [la connaissance du Brésil] eue ». En fait l’idée directrice de ces pages réside dans la supériorité des hommes, et de toutes les créatures, dans leur « naifveté originelle », à l’état de nature, sur les produits de la culture européenne, abâtardie par l’« art » identifié à l’artifice.
Avec son titre accrocheur et au prix de quelques malentendus, « Des Cannibales » séduira par exemple Shakespeare [La Tempête, I, 2] ou Rousseau [Discours sur l’Origine…] À la suite de Géralde Nakam, les critiques contemporains y voient l’évocation de l’Éden américain, dont le chapitre 6 du livre III fournira le pendant antithétique en dénonçant les atrocités de la conquête à peine esquissées ici » (p. 1423).

Extraits pour la lecture expliquée

Vous trouverez sur Internet une traduction anonyme que j’ai utilisée comme base pour cet article, mais attention, elle inclut des explications dans le fil du texte, ce que j’ai rectifié dans les extraits ci-dessous, en faisant finalement ma propre « traduction » guidé par ces trois sources, la version Tarpinian, la version Internet anonyme, et la version Pléiade 2007, que j’ai calquée au maximum, notamment pour la ponctuation, en restant encore plus que les deux versions, au plus près du texte original. À noter qu’il n’y a quasiment pas d’alinéas dans la version Pléiade, sauf pour les citations latines.
Les extraits célébrissimes ne laissent guère le choix, et ils sont à la suite les uns des autres. L’incipit est une amorce à propos de rois de l’Antiquité reconnaissant en leurs ennemis (barbares au sens premier, c’est-à-dire qui ne parlent pas la même langue) des semblables et non des barbares. Puis il annonce « J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France Antarctique ». Ce qui est étonnant c’est que Montaigne ne précise rien sur l’homme en question, ce qui pose une question déontologique.
Le texte original et la traduction sont dépourvus de notes, ce qui est un manque rédhibitoire pour cette édition Ellipses. Je remarque par exemple une incohérence fort gênante pour nos élèves : on trouve à la suite le mot « Espagne » ou singulier, puis au pluriel : « pour cet effet, traversèrent les Espagnes, la Gaule, l’Italie, jusques en la Grèce, où les Athéniens les soutinrent », puis « Mais il n’y a pas grande apparence que cette Île soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir ; car elle touchait quasi l’Espagne ». La réponse est dans cet article de wikipédia « Espagnes médiévales », mais quand on met dans le commerce un parascolaire de ce type, n’est-ce pas un peu léger de laisser les élèves résoudre tout seuls toutes ces subtilités culturelles ? [3] L’édition Pléiade de 2007 n’est guère plus utile ; l’apparat critique est réduit au strict minimum, les références des citations latines, et quelques rares renseignements encyclopédiques, mais par exemple rien sur « les Espagnes ».

Extrait n° 1. Les fake news à l’époque de Montaigne.
On pourrait mettre cet extrait en parallèle avec L’Histoire des oracles de Fontenelle, ou l’article « AGNUS SCYTHICUS » de l’Encyclopédie (1751), de Denis Diderot (ce que j’ai fait dans cet article) ; mais on s’éloigne du « parcours » prévu pour ce texte. L’extrait 3 poursuivra ce fil.
« Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent : et, pour faire valoir leur interprétation, et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire : ils ne vous représentent jamais les choses pures ; ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu : et pour donner crédit à leur jugement, et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé.
Le mien était tel : et, outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes, qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière, ou d’une fontaine, qui ne sait au reste, que ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommodités. »

Le Massacre de la Saint-Barthélemy, de François Dubois
© Wikicommons

Voici la célèbre peinture Le Massacre de la Saint-Barthélemy (1576) de François Dubois (1529-1584), dont vous trouverez une analyse sur L’Histoire par l’image.

Extrait n° 2. La nature plus forte que l’art.
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût même excellente en comparaison des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons totalement étouffée. En tout cas, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises,
Et veniunt hederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt
. (Properce, Élégies, I, II, 10-11 et 14 : « Le lierre vient mieux de lui-même dans les grottes solitaires ; l’arbousier croît plus beau et les oiseaux ont un chant plus mélodieux sans travail » (trad. Pléiade))
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté, et l’utilité de son usage : ni même la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre des deux premières : les moindres et imparfaites, par la dernière »
 Cet extrait pourrait être mis en parallèle avec de belles pages de Georges-Louis Leclerc de Buffon, dans son chapitre sur « Le Chien » : « Les espèces que l’homme a beaucoup travaillées, tant dans les végétaux que dans les animaux, sont donc celles qui de toutes sont le plus altérées ; et comme quelquefois elles le sont au point qu’on ne peut reconnaître leur forme primitive, comme dans le blé, qui ne ressemble plus à la plante dont il a tiré son origine, il ne serait pas impossible que dans la nombreuse variété des chiens que nous voyons aujourd’hui, il n’y en eût pas un seul de semblable au premier chien, ou plutôt au premier animal de cette espèce, qui s’est peut-être beaucoup altérée depuis la création, et dont la souche a pu par conséquent être très différente des races qui subsistent actuellement, quoique ces races en soient originairement toutes également provenues. »
Et dans son chapitre sur « Les animaux sauvages » : « Amour et liberté, quels bienfaits ! Ces animaux, que nous appelons sauvages parce qu’ils ne nous sont pas soumis, ont-ils besoin de plus pour être heureux ? ils ont encore l’égalité, ils ne sont ni les esclaves, ni les tyrans de leurs semblables ; l’individu n’a pas à craindre, comme l’homme, tout le reste de son espèce ; ils ont entre eux la paix, et la guerre ne leur vient que des étrangers ou de nous. Ils ont donc raison de fuir l’espèce humaine, de se dérober à notre aspect, de s’établir dans les solitudes éloignées de nos habitations, de se servir de toutes les ressources de leur instinct, pour se mettre en sûreté, et d’employer, pour se soustraire à la puissance de l’homme, tous les moyens de liberté que la Nature leur a fournis en même temps qu’elle leur a donné le désir de l’indépendance ».
Extrait n° 3. Contre les faux prophètes. Reprend le motif de l’extrait 1
« Ils ont je ne sais quels prêtres et prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montagnes. À leur arrivée, il se fait une grande fête et assemblée solennelle de plusieurs villages (chaque grange, comme je l’ai décrite, fait un village, et sont environ à une lieue Française l’une de l’autre). Ce prophète parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir ; mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles de la résolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Celui-ci leur pronostique les choses à venir, et les évènements qu’ils doivent espérer de leurs entreprises : les achemine ou détourne de la guerre : mais c’est à une telle condition que, au cas où il échoue à bien deviner, et s’il leur advient autrement qu’il ne leur a prédit, il est haché en mille pièces s’ils l’attrapent, et condamné pour faux prophète. À cette cause, celui qui s’est une fois trompé, on ne le voit plus.
C’est don de Dieu, que la divination : voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable d’en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avaient failli dans leurs prédictions, on les couchait, les fers aux pieds et aux mains, sur des chariots pleins de bruyère, tirés par des bœufs, en quoi on les faisait brûler. Ceux qui manient les choses sujettes à la conduite de l’humaine suffisance, sont excusables d’y faire ce qu’ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d’une faculté extraordinaire, qui est hors de notre connaissance : faut-il pas les punir, de ce qu’ils ne maintiennent l’effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ? »

Gravure de Théodore de Bry (1592)
© history.org

Gravure (1592) de Théodore de Bry (1528-1598).
Extrait n° 4. Anthropophagie : au vif du sujet, après ces préliminaires.
« Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n’ayant d’autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout, à la mode des embouts ferrés de nos épieux. C’est chose émerveillante que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car, de déroutes et d’effroi, ils ne savent ce que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités, dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissances. Il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’en être attaqué, et donne au plus cher de ses amis, l’autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée l’assomment à coups d’épée. Cela fait ils le rôtissent, et en mangent en commun, et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes, c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusque à la ceinture, et tirer au haut du corps force coups de flèches, et les pendre après : ils pensèrent que ces gens-ci de l’autre monde (comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice), ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, si bien qu’ils commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais au contraire de ce qui, jugeant à point de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé ».

Extrait n° 5. Vertu des barbares.
« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir : elle n’a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres : car ils jouissent encore de cette fécondité [4] naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent : tout ce qui est au-delà, est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge « frères » ; « enfants », ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont « pères » à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivision, sans autre titre, que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et vertu : car autrement il n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leur pays, où ils n’ont faute d’aucune chose nécessaire ; ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus. Mais il ne s’en trouve pas un en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole, un seul point d’une grandeur de courage invincible. Il ne s’en voit aucun, qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas ».

Extrait n° 6. Polygamie : ah ! là, ils exagèrent !
« Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance. C’est une beauté remarquable en leurs mariages, que la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l’amitié et bienveillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquérir. Étant plus soigneuses de l’honneur de leurs maris, que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles peuvent, d’autant que c’est un témoignage de la vertu du mari.
Les nôtres crieront au miracle : ce ne l’est pas. C’est une vertu proprement matrimoniale : mais du plus haut étage. Et en la Bible, Léa, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris, et Livia seconda les appétits d’Auguste, à son détriment ; et la femme du Roi Dejotarus, Stratonique, prêta non seulement à l’usage de son mari, une fort belle jeune fille de chambre, qui la servait, mais en nourrit soigneusement les enfants : et leur fit épaule à succéder aux états de leur père. »

Michel de Montaigne, le fondateur du genre « essai » en France, est pour moi quasiment l’inventeur du storytelling. Ses thèses sont toujours exprimées au détour d’histoires personnelles ou d’anecdotes. Voyez par exemple le chapitre II du livre I, « De la tristesse ».
Pour les textes à proposer en regard dans le parcours « Notre monde vient d’en trouver un autre », voilà (entre autres) ce que nous avons en magasin :
 L’Enquête, Hérodote, Pléiade, 445 avant J.-C.
 Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Jean de Léry, 1578
 Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, Inca Garcilaso de la Vega, 1609
 L’Autre monde, Savinien Cyrano de Bergerac, Gallimard, La Pléiade, 1657
 Œuvres, Georges-Louis Leclerc de Buffon, 1749, chapitre « Variétés dans l’espèce humaine »
 Voyages en Perse, Jean Chardin, 1686, Phébus (2007)
 Supplément au voyage de Bougainville, Denis Diderot, 1796
 Explorations dans l’Afrique australe, David Livingstone, Karthala, 1868 (1981)
 Le Procès des Étoiles, Florence Trystram, Payot, 1979
 En attendant les barbares, J. M. Coetzee, Points Seuil, 1980
 Qui se souvient des hommes…, Jean Raspail, Robert Laffont, 1986
 Le Corps du monde, Patrick Drevet, Le Seuil, Fiction & Cie, 1997
 Un article de Nadine Bernard : « Voyage en terres gérontocides : l’élimination des vieillards comme remède à la vieillesse ? » propose de nombreuses références issues des langues et cultures de l’Antiquité.

Sujet de bac original : contraction / essai

Voici enfin une proposition de sujet de bac original que j’ai concocté pour mes élèves de 1re techno, pendant le confinement du coronavirus

 Contraction
Extrait de « Du « grand tour » à Sciences Po, le voyage des élites » (juillet 2012) de Bertrand Réau ; article paru dans le mensuel Le Monde diplomatique. Bernard Réau, sociologue, est auteur de l’ouvrage Les Français et les vacances, CNRS Editions, Paris, 2011.

Le texte fait 1000 mots. J’ai écourté l’article entier qui faisait 1700 mots. Il doit être réduit à ¼, soit 250 mots +/- 10 % donc entre 225 et 275 mots. Vous indiquerez le nombre de mots à la fin de votre contraction.

« Du « grand tour » à Sciences Po, le voyage des élites. »

Pour qui aspire aux positions sociales les plus élevées, apprendre à être à l’aise dans des contextes sociaux et culturels divers représente un atout majeur. Au XVIIe siècle déjà, le « grand tour » parachevait l’éducation des jeunes aristocrates. Ce voyage de plusieurs mois les amenait non seulement à rencontrer des savants et à se mêler à leurs pairs d’autres pays, mais aussi à s’encanailler en vivant dans des conditions matérielles moins confortables qu’à l’accoutumée.
Le « grand tour » n’a pas disparu. Des écoles prestigieuses ont même intégré ce type de séjour à leur cursus […]. À l’origine, le « grand tour » — qui a donné le mot « tourisme » — représentait la dernière étape de la formation des jeunes aristocrates dans la quasi-totalité des pays européens, et en particulier en Grande-Bretagne. […]
Certains se mettent en quête de sacré, d’autres d’érudition ou encore du sentiment de découverte, d’esthétisme. Mais, durant leur voyage, ils font largement ce qu’ils veulent, car […] leurs apprentissages fondent avant tout ce qui les distingue en tant qu’élite par rapport aux autres. […] Le voyage enseigne surtout ce qu’on ne peut apprendre sur le sol natal. Il permet de réfléchir à la fois sur soi et sur sa propre société. En ce sens, c’est bien l’objectif du retour qui guide les voyageurs. […]
Le jeune homme va d’un point à un autre (Paris, Rome, Florence), se familiarisant avec des pays différents, leur géographie, leur terroir, leurs œuvres d’art, leurs hommes de lettres et leurs artistes, leurs lois et leurs usages. Il rencontre des hommes d’État, des secrétaires d’ambassade ; il fréquente les cours de justice et les églises ; il visite monuments, bibliothèques et collèges ; il assiste aux exécutions capitales, etc. Même si le sensationnel l’emporte souvent sur la rigueur de l’étude scientifique, il retient ainsi des éléments d’un parcours préconstruit.
Les loisirs qu’offrent des villes comme Paris, Berlin, Turin, Florence ou Rome sont également une motivation puissante. N’ayant besoin ni de gagner leur vie, ni de mettre en pratique leur connaissance des pays visités, les « touristes » peuvent se dispenser de procéder à des recherches approfondies. Les visites de monuments les ennuient-elles ? Ils jouent aux cartes, observent les arrivées et les départs des diligences. Les lieux à visiter étant largement balisés, ils essayent d’y passer le moins de temps possible. […]
Pour la famille, les excès des jeunes aristocrates en vadrouille sont un moindre mal. Le voyage offre enfin l’occasion de se soustraire à la contrainte familiale. La camaraderie avec les pairs, les rencontres amoureuses, le jeu et l’alcool font partie intégrante de la socialisation. Pour ces jeunes en bonne santé et peu encadrés, les occasions d’aventures sexuelles et/ou amoureuses sont nombreuses. Certes, l’opinion publique y est largement hostile, non seulement pour des raisons morales, mais également à cause des maladies vénériennes qu’ils pourraient rapporter en Grande-Bretagne. […]
Dès le milieu des années 1990, Sciences Po – dont une large majorité d’étudiants appartient aux classes sociales supérieures – a renforcé son programme international. […] L’Institut d’études politiques de Paris a rendu obligatoire depuis 2000-2001 une troisième année à l’étranger, en stage ou à l’université. […]
L’une des fonctions de ces séjours pourrait bien être de favoriser ce sentiment d’ouverture, ce goût pour la mobilité que donne une expérience encadrée de la position d’étranger. Plus ou moins guidés dans leurs activités de loisirs et dans les offres de logement, les étudiants sont largement pris en charge par les institutions d’accueil ; habitués aux voyages à l’étranger, ils ont déjà un certain nombre de repères et de savoir-faire. Quand ils sont livrés à eux-mêmes, ils peuvent compter sur le soutien moral et financier de leur famille et de leurs amis, même si leur réseau de relations habituelles ne peut être aussi facilement mobilisé que chez eux. Ces expériences leur donnent l’assurance de ceux qui ont un regard « international », par rapport à ceux qui se retrouvent dès lors cantonnés au local.
Les participants aux programmes de mobilité institutionnalisée se voient également faciliter les démarches administratives que tout migrant doit effectuer (logement, visa, banque, etc.). Ils doivent s’adapter à des modes de vie étrangers, mais il s’agit de ceux d’étudiants aux origines sociales souvent homologues, vivant dans un cadre protégé. Cela ne signifie nullement qu’ils n’éprouvent pas ponctuellement des difficultés pratiques, morales et parfois financières ; mais ces obstacles contribuent également au sentiment d’une « expérience qui rend autonome ». C’est aussi un moment privilégié pour voyager sur place. Ainsi, les rencontres avec des étudiants d’autres nationalités (mais de classe sociale comparable) et, de temps à autre, avec des individus d’autres milieux contribuent à cet effet d’ouverture culturelle si valorisée, notamment chez ceux qui prétendent à des postes de responsabilité ou d’encadrement. La connaissance pratique des impondérables de la vie quotidienne dans un pays étranger, les « combines », les « bons plans » sont très appréciés ; ils manifestent et développent les capacités de l’étudiant à se débrouiller, à faire face à l’imprévu – dans une situation, il est vrai, quelque peu biaisée, parce que institutionnellement éphémère et socialement garantie.
« Les voyages forment la jeunesse », dit-on. Peut-être, mais pas toutes les jeunesses. À la différence des travailleurs immigrés – parfois jeunes, eux aussi –, les étudiants de Sciences Po qui voyagent se trouvent, tout comme les aristocrates avant eux, dans une position de « double présence » : ils sont à la fois soutenus à l’étranger et attendus chez eux, alors que l’immigré, lui, est pris […] dans une « double absence » : il part vers un horizon incertain avec l’espoir d’un retour, et, bien souvent, doit faire sa place dans la société d’arrivée. Le retour devient rapidement une illusion, et quand il a lieu, le migrant n’en retire pas nécessairement un avantage, car son absence peut l’avoir exclu des relations sociales locales. Tout voyage à l’étranger ne constitue donc pas un capital. La valorisation de l’« international » comme ressource ne s’opère que sous certaines conditions, celles-là mêmes qui contribuent à la reproduction de l’ordre social national.
Bernard Réau

 Essai
Sujet : « Les voyages forment la jeunesse », dit un proverbe. Les voyages sont remis en question actuellement, voire rendus impossibles, pour des raisons écologiques ou sanitaires. Pensez-vous que les voyages apportent un complément à la formation de l’esprit des citoyens ? Vous répondrez à cette question sous la forme d’un essai, en vous appuyant sur le texte de Bertrand Réau, sur « Des cannibales » de Montaigne, sur le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot et sur les autres textes & documents étudiés en classe, ainsi que sur vos connaissances personnelles.

 En histoire des arts, en lien avec l’étude de L’Île des esclaves de Marivaux, pourquoi ne pas inclure « forêts paisibles », extrait des Indes galantes (1735) de Jean-Philippe Rameau ?

Lionel Labosse


Voir en ligne : J’ai lu pour vous Des cannibales de Montaigne, sur le site des éditions des Chavonnes


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[1Attention, la numérotation des chapitres varie selon le choix de l’éditeur moderne de privilégier telle ou telle édition ancienne. L’édition Pléiade 1962 numérotait « Des cannibales » en 31e chapitre, alors que l’édition 2007 le numérote 30e.

[2Bizarrement, la mention initiale de Montaigne « J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde » ne fait l’objet d’aucun éclaircissement dans cette édition Pléiade, pourtant elle suppose un contact bien plus sérieux que de draguer matelots ou Indiens sur les docks !

[3L’ensemble de la péninsule ibérique, regroupant plusieurs royaumes, y compris le Portugal. On retrouvera cette expression dans le monologue de Figaro, dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais : « il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ». Le manuel Belin Français 1re 2011 propose ce texte à la p. 340, avec pour note, je cite : « Du Nord-Ouest, du Sud, de l’Ouest », ce qui est fort éclairant pour des élèves de 1re…

[4Le mot original est uberté, un mot de moyen français disparu de nos tablettes.