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Comment les histoires tiennent lieu d’idées, pour lycéens & éducateurs

Storytelling, de Christian Salmon

La Découverte, 2007, 252 p., 9,2 €.

mercredi 10 mai 2017

J’avais entendu parler de ce livre lors de mes recherches pour Le Mariage de Bertrand, d’Essobal Lenoir. La nouvelle éponyme évoquait un certain Bertrand, maire de Paris et candidat à la présidence de la République, qui utilisait des techniques de communication politique innovantes pour sa candidature. Essobal Lenoir te vous lui avait dégotté un « spin doctor », Erico Lusso, chargé de créer l’événement par d’émouvantes histoires autour de la vie privée du candidat. Je connaissais donc la notion, et en faisais régulièrement état depuis cette époque à mes élèves lors du cours sur l’argumentation, mais je n’avais pas pris le temps de lire ce livre jusqu’en 2017. Eh bien, c’est un des essais les plus intéressants que j’aie jamais lus. Il retrace l’origine de cette mode qui s’est répandue en gros depuis les années 1980, principalement dans 3 domaines, l’entreprise et sa communication interne et externe, la politique, et le monde militaire. Je parlerai un peu du livre dans cet article, mais fournirai surtout des exemples littéraires du storytelling, dans le but de proposer une idée de séquence sur l’argumentation en classe de Première, séquence ancrée sur des préoccupations plus actuelles que les sempiternelles séquences sur les fables de La Fontaine ou sur Candide de Voltaire. Cela pourrait même constituer une idée de corpus de bac.

« Storytelling » est un mot anglais qui désigne tout simplement une pratique vieille comme le monde : raconter des histoires. Christian Salmon évoque donc les griots et autres gourous et conteurs à la base du principe, et nous verrons que les plus grands philosophes ont souvent pratiqué le storytelling avant la lettre. La pratique n’est pas forcément à condamner, car les anecdotes ont toujours été au cœur d’une argumentation efficace. Les enseignants en ont souvent fait l’expérience : oublier les programmes le temps d’une anecdote, offrir cinq minutes de sa propre histoire, enjolivée pour les besoins de la cause, a souvent apporté bien plus aux élèves que de leur seriner des leçons qui leur glissent sur les neurones. Encore faut-il savoir ne pas en abuser…

Monde du travail et communication publicitaire

Christian Salmon se base sur des exemples variés, et remonte le temps pour comprendre que raconter des histoires n’a pas toujours été aussi évident. Dans les manufactures, jusqu’à une époque très récente, il était interdit de parler, tant on craignait le syndicalisme et les meneurs de grève, et l’action ouvrière, plus que sur des idées, était souvent basée sur l’émotion suscitée par certains récits. On en trouvera des traces dans les romans sociaux, de Germinal d’Émile Zola (1885) à Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli (1967), en passant par Le Docker noir (1956) ou Les Bouts de bois de Dieu (1960) d’Ousmane Sembène. À un niveau très simple, des managers se sont rendu compte que lorsque par exemple des réparateurs de photocopieurs échangent leurs histoires, cela permet d’affiner les diagnostics (p. 55). L’histoire de la faillite d’Enron (p. 104) a droit à un développement qui constitue un des meilleurs exemples de montage financier bâti sur du vent, c’est-à-dire sur des histoires. Et voici la conclusion de la première partie du livre : « Dans un monde rationnel, ce fiasco exemplaire aurait signé la mort du storytelling et de ses vertus hypnotiques. Et pourtant, près de dix ans plus tard, il reste plus que jamais la bible des « gourous du management ». Mais aussi celle des spin doctors, ces « gourous du politique » ». J’ajouterai dans ce domaine un exemple très simple mais auquel Salmon n’a pas pensé, celui de la médecine alternative. Pour ne pas encourir les foudres de la loi, toute personne, médecin ou non, qui prône une médecine alternative non labellisée par la voie officielle et coûteuse de la médecine allopathique et de ses procédures d’autorisations de mise sur le marché, se doit de pratiquer un prudent storytelling, d’où la structure obligée de tous les articles de Michel Dogna par exemple, contenant des séquences de ce type : « Le temps passa, et un jour, je reçus un coup de téléphone d’un certain Monsieur Pierre L. de Bretagne qui me dit : « Monsieur Dogna, grâce à vous, je fais de véritables miracles ». Si l’on raconte une simple anecdote où la poudre de perlimpinpin X a donné un bon résultat, on ne peut pas être accusé d’exercice illégal de la médecine…

Storytelling en politique et « spin doctors »

Selon Christian Salmon, le sens actuel de cette expression apparaît en 1984, à l’occasion d’un débat entre Ronald Reagan et Walter Mondale. Le verbe « spin » fait référence à l’effet donné à une balle de tennis ou de billard, ou à une toupie (p. 116), métaphore de l’effet qu’on souhaite engendrer sur l’opinion par la torsion d’une belle histoire. Voici un des meilleurs extraits du livre : « Interrogé par Newsweek en octobre 2006, en pleine campagne pour les élections de mi-mandat, James Carville oppose à nouveau le récit républicain à la litanie démocrate : « Pourquoi les démocrates ont-ils tant de difficultés à gagner les élections ? Parce qu’ils récitent une litanie prévisible : "Je crois dans le droit des femmes à choisir leur vie. Je crois qu’un bon système scolaire est essentiel à ce que nous sommes. Je suis pour un salaire minimum." Bla bla bla. C’est comme quand j’étais enfant de chœur : "Je crois à la virginité de Marie. Je crois en ceci et cela." Mais le "vrai" récit [de l’Évangile], c’est celui-là : "Nous étions une bande de pécheurs et Jésus est venu : il est mort et il a donné son sang pour nous sauver tous." John Kerry a récité sa litanie lors de la campagne [de 2004], alors que Bush disait : "J’étais alcoolique et j’ai été sauvé par le pouvoir de Jésus et j’ai été sauvé par le 11 septembre et je vais vous protéger des terroristes de Téhéran et des homos d’Hollywood." Les démocrates ont tendance à réciter une litanie, plutôt que de développer un récit cohérent. Je suis d’accord avec de nombreux éléments de cette litanie. Mais ce n’est pas en la récitant que nous allons gagner. »
Le storytelling provient de la vogue aux États-Unis des structuralistes français ou francophones, Barthes, Greimas, Genette, Todorov : « L’idée de Barthes selon laquelle le récit est l’une des grandes catégories de la connaissance que nous utilisons pour comprendre et ordonner le monde, idée apparue à Paris dans un petit cercle de chercheurs de l’École des hautes études, avait connu un tel succès aux États-Unis qu’elle était en passe de devenir un des ponts aux ânes de la science politique ». Reagan a été le premier président à utiliser consciemment et avec une équipe consacrée à ça, les techniques de détournement de l’attention du public fournies par le storytelling (p. 135). Une fois ces techniques connues par chacun des camps, selon Evan Cornog cité par Salmon, « Les campagnes sont des duels d’histoires à grande vitesse, qui durent pendant des mois. […] Le candidat qui gagne est celui dont les histoires sont en connexion avec le plus grand nombre d’électeurs ». Karl Rove, conseiller de George W. Bush, fut un partisan de « la « stratégie de Schéhérazade », qui consiste en un principe simple : « Quand la politique vous condamne à mort, commencez à raconter des histoires — des histoires si fabuleuses, si captivantes, si envoûtantes que le roi (ou, dans ce cas les citoyens américains qui, en théorie gouvernent notre pays) oubliera sa condamnation capitale ».
La campagne électorale de 2007 en France aura constitué un grand moment du storytelling appliqué, quand Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy se sont mis à rivaliser dans un concours d’histoires de victimes convoquées en lieu et place d’arguments. Salmon invoque malicieusement des propos de Barthes dans Mythologies : « Comme Roland Barthes l’écrivait de l’abbé Pierre, le mythe de Ségolène a bénéficié d’un atout précieux, la tête de la candidate. Ou plus exactement son sourire. Son iconographie abusait des effets de lumière et d’une gestuelle quasi christique. La « fulgurance » — le mot a été employé par l’un de ses conseillers — des débats participatifs s’est substituée à l’exercice de la démocratie, l’affichage de la compassion à l’expérience réelle de la solidarité. Et l’on pourrait alors se demander, avec Roland Barthes, « si la belle et touchante iconographie n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice » (p. 207). Et dès son élection, Sarkozy « transform[a] les cérémonies du 14 juillet en défilé des victimes ».
La campagne de 2017 a consacré la victoire d’un maître du storytelling, mais qui au lieu de l’appliquer au soutien de sa politique, l’a restreint à la construction de son image personnelle d’époux de son ancienne prof, situation qui sans une campagne médiatique méticuleusement planifiée par Paris Match, organe de propagande propriété de l’un de ses principaux soutiens, aurait senti le soufre (voir à la fin de cet article). Au contraire son adversaire du second tour, qui aurait bénéficié d’un boulevard pour nous raconter de belles histoires de bons Français spoliés par le libéralisme de l’UMPS, n’en a pas usé un instant, et n’a fait que seriner ses vieux thèmes de campagne, comme le faisait papa. Le malheureux candidat des Républicains a vu son storytelling matrimonial potentiel de bon père de famille catho tué dans l’œuf par un anti-storytelling bien canardé ! Enfin, le candidat insoumis était trop honnête sans doute pour user de ces techniques sulfureuses… et voilà le résultat ! Lire un article forcément complotiste sur la façon dont le produit Macron a été concocté dans les cuisines de l’oligarchie libérale. Voir une vidéo de Michel Onfray le 10 mai 2017. Et un article du Monde à propos des « critiques sur Brigitte Macron », qui omet consciencieusement de pointer le fond du problème : pourquoi ce produit marketing du couple Macron est-il à vomir, comme l’ensemble du produit marketing Macron ? [1]

Storytelling dans le domaine militaire et médiatique

Les États-Unis ont toujours utilisé les ressources du cinéma pour leur propagande. J’ai par exemple vu récemment lors de la rétrospective Capra à la cinémathèque, l’un des films de propagande de celui-ci, La Bataille de Chine, que l’on peut trouver dans un coffret de 6 DVD intitulé L’Amérique en guerre, avec les contributions de John Ford, John Huston, etc. Ce ne sont pas des œuvres mineures. Depuis les années 1990, ce ne sont plus seulement des films, mais une collaboration de conseil, mais aussi l’utilisation de jeux vidéos et de jeux en ligne, que ce soit pour le recrutement de soldats, pour l’entraînement, ou pour la cure des traumatismes post-conflit (d’où le calembour : « guérir et aguerrir, c’est tout un… », p. 160). Les militaires avaient même jugé selon le New York Times, que « La plupart des jeux d’ordinateurs sont trop militaristes pour l’armée » ! (p. 149). Salmon cite Paul Virilio, qui dans Guerre et cinéma, « rappelle que Joseph Goebbels voulait rivaliser avec Hollywood : ses adjoints chargés de la défense passive reconstruisaient des villes avec des colonnes de lumières, illustrant l’ancienne connivence / concurrence entre guerre et cinéma, qui sont tous deux des arts de la mise en scène. » (p. 150). Les séries télévisées ont un impact démesuré sur la démocratie. Ainsi, en juin 2007, Antonin Scalia, juge à la cour suprême des États-Unis, a dans un colloque « justifié l’usage de la torture en se fondant non pas sur l’analyse de textes juridiques mais sur l’exemple de… Jack Bauer, principal héros de la série télévisée 24 heures chrono (p. 168).
À propos de la chaîne de désinformation Fox News, Salmon cite malicieusement Walter Benjamin, qui aurait écrit en 1931 : « Chaque matin, on nous renseigne sur tout ce qui s’est passé à la surface du globe, et cependant nous sommes pauvres en histoires surprenantes. Cela tient à ce qu’aucun événement n’arrive plus jusqu’à nous sans être accompagné d’explications. Autrement dit, à peu près rien de ce qui advient ne profite à la narration, presque tout sert à l’information. Pour une bonne part, l’art du narrateur tient à ce que l’histoire qu’il nous rapporte se passe de toute explication ». Fox News a pris Benjamin au mot : « elle s’est détournée de l’explication au profit de la narration. Aux faits réels, elle a substitué des stories » (p. 179). Une preuve récente de ce processus est fournie par l’amuseur public Trump, qui semble avoir surpassé ses prédécesseurs dans l’art de bercer sa clientèle d’histoires : le 18 février 2017, il suggère dans un discours, qu’un attentat se serait produit la veille en Suède. Or, prié de s’expliquer sur ce mensonge, Donald Trump a confirmé avoir repris une « information » entendue sur la chaîne conservatrice Fox News, avant son discours ! Voir cet article du Monde.

Dans sa conclusion, Salmon évoque un « NON », « Nouvel Ordre Narratif » « qui préside au formatage des désirs et à la propagation des émotions — par leur mise en forme narrative, leur indexation et leur archivage, leur diffusion et leur instrumentalisation à travers toutes les instances de contrôle ». Il cite à ce propos une déclaration de Henri Guaino au Monde en juillet 2017 : « La politique, c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire. » Salmon conclut que : « On est insensiblement passé de la « fonction » à la « fiction » présidentielle et le scénario remplace désormais le protocole dans l’exercice ritualisé du pouvoir ».

Question : lors de ces élections présidentielles inédites de 2017 : lequel des candidats utilise le mieux ce bon vieux filon du storytelling ? Lequel nous raconte les plus belles histoires, complaisamment relayées par les médias (propriétés des industriels qui financent ces candidats) en lieu et place d’un programme et d’arguments ?

Sinon, n’est-il pas temps que les citoyens répondent à leurs histoires par d’autres histoires ?

Exemples de Storytelling littéraire
 Essais, Michel de Montaigne, 1580
 « J’ai vu le reître noir… », Théodore Agrippa d’Aubigné, 1616
 Fables, « Le pouvoir des fables » (VIII, 4), Jean de la Fontaine, 1678
 Émile ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau, 1762
 « Le mensonge devenu vérité » d’Amadou Hampâté Bâ.
 « Mensonges d’État », Le Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, 2003.
 Soumission, Michel Houellebecq, Flammarion, 2015

Exemples littéraires de storytelling

 Le Banquet de Platon, avec sa maïeutique socratique, est un exemple canonique d’utilisation d’histoires à des fins argumentatives.
 Michel de Montaigne, fondateur du genre « essai » en France, est quasiment l’inventeur du storytelling. Ses thèses sont toujours exprimées au détour d’histoires personnelles ou d’anecdotes. Prenons l’exemple du Chapitre II du livre I, « De la tristesse » :
« La tristesse est une disposition d’esprit des plus déplaisantes. — La tristesse est une disposition d’esprit dont je suis à peu près exempt ; je ne l’aime, ni ne l’estime ; bien qu’assez généralement, comme de parti pris, on l’ait en certaine considération et qu’on en pare la sagesse, la vertu, la conscience, c’est un sot et vilain ornement. Les Italiens ont, avec plus d’à propos, appelé de ce nom la méchanceté, car elle est toujours nuisible, toujours insensée ; toujours aussi, elle est le propre d’une âme poltronne et basse ; les stoïciens l’interdisent au sage.
Effet des grandes douleurs en diverses circonstances ; tout sentiment excessif ne se peut exprimer. — L’histoire rapporte que Psamménitus, roi d’Égypte, défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer sa fille, captive comme lui, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, demeura sans mot dire, les yeux fixés à terre, tandis qu’autour de lui, tous ses amis pleuraient et se lamentaient. Voyant, peu après, son fils qu’on menait à la mort, il garda cette même contenance ; tandis qu’à la vue d’un de ses familiers conduit au milieu d’autres prisonniers, il se frappa la tête, témoignant d’une douleur extrême.
On peut rapprocher ce trait de ce qui s’est vu récemment chez un de nos princes qui, étant à Trente, y reçut la nouvelle de la mort de son frère aîné, le soutien et l’honneur de sa maison ; bientôt après, il apprenait la perte de son frère puîné sur lequel, depuis la mort du premier, reposaient toutes ses espérances. Ces deux malheurs, il les avait supportés avec un courage exemplaire ; quand, quelques jours plus tard, un homme de sa suite vint à mourir. À ce dernier accident, il ne sut plus se contenir, sa résolution l’abandonna, il se répandit en larmes et en lamentations, au point que certains en vinrent à dire qu’il n’avait été réellement sensible qu’à cette dernière secousse. La vérité est que la mesure était comble, et qu’un rien suffit pour abattre son énergie et amener ce débordement de tristesse. On pourrait, je crois, expliquer de même l’attitude de Psamménitus, si l’histoire n’ajoutait que Cambyse, s’étant enquis auprès de lui du motif pour lequel, après s’être montré si peu touché du malheur de son fils et de sa fille, il était si affecté de celui d’un de ses amis, n’en eût reçu cette réponse : « C’est que ce dernier chagrin, seul, peut s’exprimer par les larmes ; tandis que la douleur ressentie pour les deux premiers, est de beaucoup au-delà de toute expression. »

 « J’ai vu le reître noir… » (1616), de Théodore Agrippa d’Aubigné, est un extrait que j’ai souvent étudié avec mes élèves de première dans le cadre d’une séquence sur la guerre en poésie.
J’ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu’il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d’un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J’ouïs d’un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l’instant
D’un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d’un huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix, cet esprit demi-mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus sûre
Que j’espère de vous, le moyen de guérir ;
Faites-moi d’un bon coup et promptement mourir.
Les reîtres m’ont tué par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;
D’un coup de coutelas l’un d’eux m’a emporté
Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;
J’ai au travers du corps deux balles de pistole ».
Il suivit, en coupant d’un grand vent sa parole :
« C’est peu de cas encore et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque lieu, grosse1, est morte de coups.
Il y a quatre jours qu’ayant été en fuite
Chassés à la minuit, sans qu’il nous fût licite
De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »

Pour faire passer ce poème à nos élèves d’aujourd’hui, j’ai toujours tenté de leur montrer que d’Aubigné inventait le journalisme de guerre. On a l’impression d’être derrière notre écran en train de visionner les images filmées par un reporter au péril de sa vie, qui nous raconte sa guerre. Le lien avec le texte d’Ignacio Ramonet ci-dessous est évident. Vous trouverez une analyse de ce texte sur un « site google » anonyme (mais sans pub) qui m’a « volé » mon descriptif (l’ensemble du travail d’une année avec une classe de Première) des années disons 2013-2014. J’imagine qu’il s’agit d’un(e) collègue qui a interrogé mes élèves au bac, et qui a dû se dire : « Quel excellent descriptif ; je vais le faire l’an prochain ». Et ce qui est incroyable, c’est qu’il s’agit à 100 % des textes que j’ai étudiés cette année-là ! Aucun apport personnel du collègue dans le choix des textes. L’autre hypothèse est qu’il s’agit d’un ancien élève qui aurait poursuivi des études de lettres, et aurait construit ce site comme exercice. Les analyses ne se contentent pas de reprendre mes cours, mais y ajoutent bien d’autres éléments, ce qui fait que je penche plutôt pour un collègue. Je prends donc ce plagiat comme un hommage, mais je m’étonne que ce collègue n’ait pas eu la courtoisie élémentaire de me contacter, ou bien de me nommer, ou encore de faire un lien vers les articles de mon site qui présentent certains de ces textes ! En plus, faire des articles sur tous les textes que j’ai proposés à mes élèves de Première, c’est un truc dont je rêve pour ma retraite ! Donc ce voleur anonyme a en fait fait une partie du boulot que je voulais faire ! Au moins il ne cherche pas à s’enrichir avec…

 Avec « Le pouvoir des fables » (VIII, 4), Jean de la Fontaine expose la force argumentative de la fiction, en la comparant à l’argumentation, y compris quand celle-ci se pare des atours clinquants de la rhétorique. Lisez le texte complet sur le site du musée La Fontaine dans sa maison natale à Château-Thierry, puis lisez un commentaire, et écoutez une lecture de la fable, sur bacdefrancais.net.-

 Émile ou De l’éducation, de Jean-Jacques Rousseau (1762), est un autre exemple d’une histoire à génération spontanée qui prend la place de l’argumentation, comme s’en explique l’auteur dans son livre I : « Il est arrivé de là que j’ai d’abord peu parlé d’Émile, parce que mes premières maximes d’éducation, bien que contraires à celles qui sont établies, sont d’une évidence à laquelle il est difficile à tout homme raisonnable de refuser son consentement. Mais à mesure que j’avance, mon élève, autrement conduit que les vôtres, n’est plus un enfant ordinaire ; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors il paraît plus fréquemment sur la scène, et vers les derniers temps je ne le perds plus un moment de vue, jusqu’à ce que, quoi qu’il en dise, il n’ait plus le moindre besoin de moi. »

 Le conte traditionnel « Le mensonge devenu vérité » d’Amadou Hampâté Bâ :

La Hyène et le mensonge

« Un jour, une hyène, furetant aux abords d’un village, trouva un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa, s’éloigna du village et le traîna dans un bosquet pour y faire tranquillement ripaille. Mais au moment où elle s’apprêtait à manger, elle aperçut au loin un troupeau d’hyènes qui venait droit sur elle.

De peur que ses congénères ne lui ravissent son déjeuner, elle se hâta de cacher le chevreau, puis vint s’installer au bord de la route. Là, elle se mit à roter et à bâiller bruyamment : « Bwaah ! Bwaah ! Bwaah ! ». 
Les coureuses s’arrêtèrent : « Eh bien, Hyène-sœur, qu’y a-t-il ? » « Courez vite au village ! Tout le bétail est mort et on a jeté les cadavres sur le « village d’ordures ». Je me suis bien régalée. Maintenant, je rentre tranquillement dormir chez moi. »
À cette nouvelle alléchante, la troupe d’hyènes fonça vers le village avec une telle ardeur qu’elle souleva sous ses pas un véritable nuage de poussière. Contemplant ce spectacle, l’hyène se dit : « Voilà que mon mensonge est devenu Vérité, car jamais un mensonge à lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière ! Courons vite, c’est devenu la Vérité ! C’est devenu la Vérité ! Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour vers le village…
Telle est la force du mensonge qu’à force d’être répété, un beau jour le menteur lui-même finit par y croire. »

 Ignacio Ramonet, à l’époque directeur du Monde diplomatique, signait un article mémorable et littéraire, « Mensonges d’État » (juillet 2003), repris par Acrimed en août 2003 : « Sauver le soldat Lynch, une fiction à grand spectacle ». J’ai étudié une partie de ce texte (le chapitre sur la soldate Jessica Lynch) en lecture analytique à plusieurs reprises avec des élèves de Première, l’ayant trouvé dans un classique des éditions Magnard, La Presse dans tous ses états - Lire les journaux du XVIe au XXIe siècle (Jocelyne Hubert, 2007). Le mot « storytelling » ne figure par dans l’article de Ramonet, pas plus que l’article de Ramonet ni l’affaire Lynch ne sont mentionnés dans le livre de Ch. Salmon ; mais il s’agit bien de la même chose.

Dans Soumission, roman d’anticipation, Michel Houellebecq imagine les élections de 2022, qui voient la victoire d’un leader d’un parti musulman, qui parvient à rallier les partis prétendument républicains contre le Front national. Ce candidat a recours, sans que le mot soit prononcé, au storytelling : « le candidat musulman faisait parfaitement oublier qu’il avait été un des plus jeunes polytechniciens de France avant d’intégrer l’ENA […] Plus que tout autre, rappela-t-il cette fois-ci, il avait bénéficié de la méritocratie républicaine ; moins que tout autre, il souhaitait porter atteinte à un système auquel il devait tout, et jusqu’à cet honneur suprême de se présenter au suffrage du peuple français. Il évoqua le petit appartement au-dessus de l’épicerie, où il faisait ses devoirs ; il ressuscita brièvement la figure de son père, avec juste ce qu’il fallait d’émotion ; je le trouvais absolument excellent. »

Voir aussi notre article sur les fake news. Sous l’ère du covidisme ou coronalithique, les rares citoyens encore éveillés identifièrent sous l’avatar de « narratif » le storytelling à la manœuvre.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Wikipédia sur le livre


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[1Bien évidemment, comme à chaque fois que je vous propose un lien vers un article, cela ne signifie aucunement que je sois entièrement d’accord avec les propos tenus dans ce document. Par exemple, parmi les nombreux arguments d’Onfray, sa sortie caricaturale sur, je cite, « Cohn-Bendit, pédophile au siècle dernier, Pierre Bergé, locataire d’utérus d’autrui », me semble caricaturale et pour le moins populiste, en le sens qu’elle semble appeler au lynchage d’une personnalité sur un détail, très ancien en ce qui concerne Cohn-Bendit, et qui nécessiterait des pages d’explications et de contextualisation plutôt qu’un lynchage expéditif. Si ces deux apparatchiks sont haïssables, comme les autres auxquels Onfray s’attaque, c’est pour bien autre chose que ces caricatures, parce que ce sont deux « chiens de garde », qui abusent d’une notoriété contestable pour influer sur le débat public. On a juste envie de leur crier « dégagez, on vous a assez vus, et vous n’avez jamais mérité la place que les médias vous accordent ».