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Suite des aventures du jeune Nicolas, pour lycéens & adultes

Monsieur Nicolas, de Nicolas Rétif de La Bretonne (deuxième et troisième époques)

Gallimard, La Pléiade, 1989, Tome 1, 1600 p., 66,5 €.

samedi 8 septembre 2018

Après un premier article consacré à la première époque de Monsieur Nicolas (1796) de Nicolas Rétif de La Bretonne, ce 2e article est consacré aux deuxième et troisième époques (sur 9). On y verra le petit Nicolas s’initier à la pédérastie, puis tâcher de faire oublier ce penchant horrible par des litanies de jeunes filles. La 2e époque est celle d’un séjour à l’hôpital & couvent de Bicêtre auprès de son frère aîné ; la 3e époque est un retour à Courgis auprès de son autre frère prêtre, après la fermeture de l’hôpital janséniste, et le récit de nombreuses frasques auprès de la gent féminine. Reste le goût pour la néologie : philandrique ; pédéraster, monogyne, etc.

Deuxième époque (p. 141 à 185)

Nicolas est conduit à Paris, ou plutôt à Bicêtre, chez son frère du premier lit, Thomas, pour y être enfant de chœur. Il se rend d’abord à pied à Courgis, dont un autre frère est prêtre, et où ses qualités de mémoire étonnent, puis à Auxerre : « À la vue d’Auxerre, qui s’élève en amphithéâtre sur une colline, moi, qui n’avais jamais vu que de chétifs villages, je fus frappé, saisi d’admiration !… Nous avançâmes. Je n’avais jamais vu de pont : nouvelle surprise ! Je tremblotais d’émotion et de respect. Nous allâmes nous loger prés du port. En traversant la ville, mon père me fit passer devant la cathédrale, qui me parut l’ouvrage des fées. Saint Christophe m’effraya [1] ; mais il me rappela Nitry, Montgré… L’horloge me ravit, surtout la boule des lunes, comme celle de la Sorbonne, à Paris. Tout le monde me paraissait riche, et je le dis à ma manière : « Il n’y a donc ici que des monsieu’s… » Toutes les femmes me paraissaient jolies ; semblable aux enfants, j’étais ébloui par les colifichets de ces poupées. » (p. 144). Sa sœur ne le reconnaît pas, à cause de la petite vérole qui a déformé, dit-il, son visage : « J’eus, en cette occasion, une preuve de l’horrible atteinte que le fléau arabique avait portée à ma joliveté ! » (En fait cela ne l’empêchera pas, bientôt, d’emballer les filles, et il n’en sera plus question). Le départ de son père le laisse seul et désespéré, ce qu’il exprime en évoquant le ranz des vaches : « On en a vu expirer en entendant chanter à leurs camarades un air champêtre qu’on appelle Le Branle des Vaches et qui est particulier aux pastoureaux de ce pays montueux : ils pleurent d’abord, ils sanglotent ensuite ; la source des larmes se tarit, et ils cessent de pouvoir respirer ». Passage nostalgique : « Goûts heureux ! goûts paisibles ! c’est vous que je pleurais !… J’ai bu depuis, dans la coupe empoisonnée des villes, non le sordide intérêt, non la basse escroquerie, non la triste fureur du jeu, non la crapuleuse ivrognerie, ou l’insatiable gourmandise, non l’oisiveté, mère-sœur-fille du crime, mais la luxure, le penchant insurmontable pour ces plaisirs homicides, que la Beauté assaisonne par l’art de la parure, et celui, plus coupable, de la lubricité, qui extorque au-delà des forces de la nature. J’ai bu dans la coupe empoisonnée des villes le goût des tailles fines et des pieds mignons, des gorges enchanteresses, des minois chiffonnés, des nez voluptueusement retroussés, du sourire agaçant, des enfantillages mignards, des mots séducteurs, de la parure extravagante, d’une marche lascive, d’une trompeuse facilité, de l’avilissante et perfide prostitution !… Ô goût des forêts, je t’ai perdu, en perdant mon innocence !… Que je devais pleurer ! » (p. 158).

Du vice philandrique

Nicolas connaît une amitié amoureuse avec son « voisin de lit » : « Pour moi, grâce à mes deux aimables camarades, je me calmai petit à petit. Fayel surtout me montra, dans les commencements, une douceur, une aménité qui lui gagnèrent absolument mon cœur. Quant à Jean-Baptiste, il paraissait ressembler d’abord un peu aux coquettes, dont il avait la recherche, l’élégance et les charmes, mais il n’était ni capricieux, ni léger. […] Lié d’une étroite amitié avec ce jeune camarade, je ne fus pas plus heureux qu’autrefois, mais par des causes opposées : mes deux premiers amis, grossiers paysans, manquaient de sensibilité ; celui-ci fut au contraire susceptible, capricieux, jaloux : c’est ce qui, depuis, ma rendu si sensible aux peines des femmes ; nouveau Tirésias, en un sens, j’ai fait le rôle d’amante contrainte, gênée dans ses paroles et jusque dans ses regards. Fayel, une fois préféré, me querellait, me tourmentait, dès que j’avais parlé, ou seulement répondu au joli frère Jean-Baptiste, dont le visage efféminé, les couleurs vives et rosées annonçaient plutôt une fille déguisée qu’un véritable garçon. » (p. 155). Après cette accroche, Rétif déçoit le lecteur : « C’en était peut-être fait de mes mœurs, malgré mon éloignement extrême pour le vice philandrique, si, comme ce Romain, un coup de poignard dans ma vertu n’avait percé l’abcès qui m’eût donné la mort. » Pierre Testud, fidèle à son habitude, cite en note à peu près tout ce que Rétif a écrit sur l’inversion. Il a souventefois exprimé l’« horreur » qu’elle lui inspire. Une idée originale greffée sur l’opinion de Voltaire dans l’article « amour socratique », est qu’« il y a du péril pour les mœurs à souffrir que les parures des deux sexes se ressemblent ; il faut qu’elles tranchent absolument, que rien, s’il est possible, ne soit semblable » (135e Contemporaine, « La jolie parfumeuse », cité p. 1241). « Évitez, dans votre parure, que rien n’approche de notre sexe : cela tribadise une femme » (La Paysanne pervertie). Mais ces dénégations cachent un penchant à lire entre les lignes. Edmond, le double littéraire de Rétif, a une beauté féminine, et Gaudet d’Arras en est amoureux : « Je t’avouerai que toi-même tu m’avais séduit d’abord par ta figure : Formosum pastor Corydon ardebat Alexim ». Et dans une « Revie » : « Deux jolis camarades, le jeune Poquelin et le jeune Fayel, étaient les maîtresses de nos maîtres. Sous prétexte de les fouetter, ils les caressaient des heures entières, le matin. […] Ces deux enfants me prirent en amitié ; ils me caressaient, comme on les caressait. […] Ainsi, l’on peut voir que je n’ai pas tout dit dans mon histoire. Je n’ai jamais pédérasté, tandis que des saints l’ont fait. Ce fut même par cet exemple, que l’abbé Thomas séduisit Poquelin et Fayel, qui tous deux en aubes et en calottes rouges, avaient alors l’air de deux jolies filles » (Les Posthumes, tome IV, cité p. 1242). Ce qui « perce l’abcès » de ce penchant, c’est une aventure avec la secrétaire de la sœur supérieure, qu’il connaît bibliquement tandis que Fayel (qui n’est donc pas que philandre) se tape celle-ci, et cela donne une nouvelle à la Boccace, que l’on peine à croire véridique :
« C’était toute la défense de sœur Mélanie… Elle réussit… Elle me mangeait de caresses. Et comme je paraissais languissant, elle me donna d’un élixir. Je l’avais à peine avalé que Fayel rentra. Nous nous en allâmes. En chemin, nous nous aperçûmes que nous avions bu du même élixir. Mais il fut discret ; je le fus aussi.
On nous avait dit de revenir au bout de quinze jours. Comme nous avions été longtemps, on nous adjoignit le jeune Poquet, également aimé des sœurs. On nous dit, à la gouvernance, que la supérieure et sa jolie secrétaire Mélanie, étaient dans la dernière cour, chez la sœur Saint-Augustin, qui présidait cette partie de la maison. Je ne sais si Mélanie avait parlé. La supérieure emmena Fayel ; sœur Saint-Augustin prit Poquet ; je restai seul avec Mélanie, et la blonde Rosalie, âgée de quinze ans, secrétaire de la sœur Saint-Augustin. Rosalie me dévorait des yeux. « Quoi ! lui ? dit-elle à Mélanie. — « Oui, lui. — Ah ! mon Dieu !… on n’a pas peur de cela ! — Sans doute, c’est une belle occasion de passer ! — Oh ! de passer ! — Certainement ! Vas-tu faire la petite bouche ? comme si je ne te connaissais pas. — Et les mères ? — Bon ! elles en ont pour deux heures à leur tapoter les… (elle éclata de rire). — « Allons donc !… Que faut-il faire ? » Mélanie lui parla bas. « Oh ! commencer la première ? — Pour une fille d’hôpital, tu es bien scrupuleuse ! » Rosalie vint à moi, d’une manière si libre, que je ne l’ai retrouvée depuis qu’une seule fois. […] Nous fûmes presque surpris par les deux mères, que Mélanie, qui faisait le guet, retint un instant à la porte… On nous donna de l’élixir à tous trois, et nous nous en retournâmes… » (p. 160).
Sinon, Nicolas épate ses camarades parce qu’il sait la Bible par cœur. Pour changer, ce petit bougre se tape une noire : « Mais celle qui me causa une plus vive sensation, parce que c’était un objet nouveau, ce fut une jeune et jolie Noire, femme de chambre d’une Américaine, dont l’air de douceur était le plus séduisant que j’aie vu de ma vie. Elle s’aperçut aisément qu’elle me plaisait. Un jour, que j’étais seul à lire (c’était le trait d’Emma que je recommençais), elle entra chez ma sœur et vint lire sur mon épaule. Un divin sourire, que sa noirceur rendait encore plus touchant, pénétra jusqu’à mon cœur, en me rappelant une belle noire que j’avais vue dans l’ancienne estampe de La Toilette d’Esther. Je levai les yeux vers elle en souriant, la bouche entrouverte ; elle crut que je lui demandais un baiser. Elle appuya légèrement ses lèvres brûlantes sur les miennes. Je me sentis tout en feu ! Sans être retenu par ma petite qualité de petit confesseur de Jésus-Christ, qualité qui me donnait une certaine morgue depuis quelque temps, je pris une liberté. Esther, loin de se défendre, se mit à rire en me disant : « Mon pitit Blanc ! mon pitit Blanc ! Je aime lé Blancs et pas lé Noirs ; pis-tu sortir ? » Je lui dis que je ne voulais aller nulle part, mais que ma sœur et mon beau frère ne viendraient pas de plus d’une demi-heure. Je vis les yeux d’Esther étinceler, elle vint sur moi en effrénée… J’étais à demi savant, Esther l’était beaucoup en théorie, et surtout elle était passionnée. « Mon pitit Blanc, me disait-elle, tu auras mon étrenne à cause de ta sœur qui est julie femme et que j’aime bien ; et pis, après, le grand Noir m’ipousera s’il veut… » Je n’entrerai pas dans de lubriques détails ; si j’en faisais jamais de ce genre, il faudrait qu’ils fussent absolument nécessaires à mon but… Je dirai seulement qu’après différentes tentatives, je parvins à ce qu’elle désirait. L’accident qui m’était toujours arrivé, et que les jolies sœurs de Bicêtre aimaient tant, m’arriva encore et fortement ! je m’évanouis… » (p. 184). Les jansénistes sont expulsés de Bicêtre par le nouvel archevêque, et Rétif doit fuir en urgence avec son frère Thomas, scène d’action qui lui permet de faire l’éloge de certains jansénistes, mais aussi de certains molinistes, notamment un nommé Bonnefoi qui se conduit saintement lors de l’expulsion, et en est récompensé par un janséniste.

Troisième époque (p. 187 à 307)

Ils sont accueillis à Courgis fin décembre 1747, chez son frère aîné prêtre, dont il ne donne toujours pas le prénom. En rédigeant et en imprimant son histoire, Rétif rêve d’épouser Jeannette Rousseau sexagénaire et toujours vierge. Cela donne de fréquentes notes datées dans le texte, qui insèrent des réflexions du vieil homme sur le jeune. Une anecdote avec une jeune voisine de Sacy nommée Marguerite, sent aussi son Boccace, du moins voici « une aventure que je ne puis taire, quoiqu’elle doive m’attirer l’accusation d’être immoral ; mot nouveau, que j’entends aujourd’hui retentir de tous les côtés ». Comme elle se marie, il fait l’innocent : « Vous allez vous marier ; vous saurez ce que c’est que le mariage… il faudra me le dire. — Je ne le dirais pas à un autre, répondit Marguerite, mais à vous, je ne saurais rien vous refuser ». Le jour dit : « J’attendais un détail purement oral, et c’était un détail pratique que Marguerite commençait de me donner ! Je fus surpris ! mais les sens l’emportèrent. Ce fut avec un commencement de corruption, que je me laissai conduire pas à pas dans la carrière de la volupté. Marguerite me mena de détails en détails, jusqu’au dénouement, qui fut pour moi plus heureux que tous les précédents. Je fus transporté de joie, le croirait-on ? en songeant à Jeannette ! « Je suis homme enfin ! et je n’aurai plus à rougir de moi-même ». […] Je ne pus cependant recevoir qu’une leçon. » (p. 204). Plus sérieusement, à Courgis, il tombe amoureux d’une femme de quarante ans, et s’en justifie : « D’ailleurs, on sait que cet âge, dans les femmes, n’est pas un obstacle aux désirs pour les jeunes gens qui arrivent à la puberté ; il semble même que la nature les porte de préférence vers les femmes faites, non pour aimer tendrement, mais pour jouir » (p. 215). Il n’est pas épargné par les préjugés de son temps : « On voit que j’étais heureusement tombé, pour ne donner ni dans le libertinage, ni dans le découragement, occasionné par un excès de sévérité, qui aurait pu me conduire au vice infâme de la mast… » (p. 217). Il n’avait pas besoin d’Internet pour fantasmer sur les femmes, et les préfère par douze : « Mon imagination embrasée me donnait quelquefois un sérail, composé de Marianne, d’une jeune Bourdillat, fille d’un marguillier, de sa mère encore jolie, et que je voyais quêter, […] etc., au nombre de douze (car il n’en fallait pas moins à mon appétit). Mon imaginative s’égarait dans un labyrinthe d’obscénités, en m’occupant de toutes ces odalisques. »
Un mariage enfantin est évoqué p. 225 : « Les jeunes époux vivaient à la maison sous les yeux de leur dévote mère et ne pouvaient ni se parler dans la journée, ni coucher ensemble sans sa permission. » Il s’agissait d’émousser le désir en « mariant » des enfants. Reste à savoir si c’était une pratique répandue ? Marguerite raconte son histoire à Nicolas : elle doit son célibat à une passion avunculaire qui l’a privée de fréquenter les garçons : « Mon oncle [qui était le curé de Courgis avant le frère de Rétif] devint jaloux de moi ; mais, retenu par la honte, il n’osait témoigner ses vilaines idées ; ou peut-être les combattait-il de toutes ses forces ; c’est ce que je crois. Je voyais alors fréquemment à la maison M. Rousseau, qui, se destinant à être maître d’école et notaire, recherchait son curé. Je pris du goût pour lui. Mon oncle s’en aperçut, à la joie que je témoignais lorsque je voyais entrer ce jeune homme, à ma gaieté, pendant le dîner ou le souper, lorsqu’il le retenait. Il s’aperçut aussi qu’il m’aurait aimée, mais qu’il n’osait laisser paraître son penchant, de peur de lui déplaire. Il partit de là. Il confia comme en confidence, à M. Rousseau, qu’il ne voulait pas que je me mariasse, qu’il se proposait de me faire religieuse, et que tous ses arrangements étaient pris pour cela ; qu’il ne pardonnerait jamais à un jeune homme qui chercherait à les déranger, en parlant de mariage à sa nièce » (p. 228). Les notes de la Pléiade, basées sur des études d’archives, précisent d’ailleurs que cette histoire est sans doute une affabulation. Rétif profite de la nuit pour violer Marguerite : « Au milieu de la nuit, lorsque je compris, à la respiration de tout le monde, qu’on était sous l’empire de Morphée, je me levai doucement ; sans réfléchir à quoi je m’exposais, j’entrai dans la cuisine, dont la porte ne fermait qu’à la Spartiate. Je cherchai à tâtons le lit de la gouvernante : je le trouve, j’écoute… Elle dormait… Je me glisse auprès d’elle… Marguerite rêvait. Elle disait entre ses lèvres : « Laisse-moi, mon cher Denèvres, laisse-moi ! » Excité par là, guidé par la nature et par mon expérience, je réalisai doucement son rêve… Marguerite s’éveilla trop tard ; elle partageait mes transports… Je demeurai comme anéanti dans ses bras, après une vivacité qui tenait de la fureur. Au lieu de me gronder, il fallut me ranimer sans bruit ; car elle m’avait d’abord cru évanoui absolument… » (p. 232) Plus tard, Rétif fait la connaissance de Colette et de sa sœur Fanchette, de façon très romancée : je cherchai des j’eux cette demoiselle Colette, si intéressante, que Jeannette me faisait oublier. Je ne la vis pas, et je n’étais pas assez hardi pour en demander des nouvelles. Mais en sa place, je vis une charmante blonde, de huit à neuf ans, sur laquelle mes yeux s’arrêtaient avec complaisance ». Les notes précisent qu’il s’agit de Fanchette, mais qu’en réalité, elle devait avoir dans les 15 ans ! Nicolas lit des livres de littérature populaire, où il en apprend de bonnes sur les femmes & l’amour… « Je demandai ces livres à Linard, qui me les prêta, et je les emportai. Cependant je cachai les Sérées et les Poésies de Montreuil ; ce dernier ouvrage m’étonna bien, en me donnant la première idée de la galanterie française. Je ne pouvais en revenir ! Dans mes écarts obscènes, j’avais bien quelquefois désiré des femmes mariées : mais j’étais loin d’imaginer qu’il existât un pays, qui était la capitale du mien, où l’adultère fût une gentillesse ! Je m’abreuvais avidement de ces nouvelles connaissances, qui n’épurèrent pas mes mœurs » […] « À Courgis, loin de me persuader que les femmes pussent céder volontiers, avec goût et en souriant, à un corrupteur, je me les figurais violentées, gémissantes, se refusant à de coupables caresses, et l’homme les forçant, en frénétique, à satisfaire des caprices, que leur vertu assaisonnait autant que leurs charmes… Certainement si ma destinée avait été de rester au village, le livre de Montreuil, qui avait été sans effet sur l’âme et les sens obtus de Miché Linard, aurait été très dangereux pour moi ! Il aurait pu me rendre un scélérat, un corrupteur de filles et de femmes » (p. 236-7). Cela l’encourage à produire un poème sur son sérail de douze : « Avant d’avoir vu Jeannette, j’avais déjà eu l’idée de la pluralité ; mais cette aimable fille l’avait fait disparaître, et ce goût ne revenait que par la force du tempérament non exercé, ou non satisfait ; si Jeannette avait été ma femme, et que je l’eusse calmé autant qu’il était nécessaire par la possession, je serais demeuré longtemps monogyne, mais tout cela n’étant pas, et Marguerite une fois surprise, fermant la porte aux occasions, mon imagination s’égarait ; ce n’était pas elle qui faisait fermenter les sens ; c’était la force de ceux-ci qui portait l’imagination à s’égarer, Aussi mon poème ne fut-il qu’une sorte de délire, en mauvaises rimes, avec tous les hiatus et sans césure […]. Je supposais toutes ces filles cédant par la contrainte, et en gémissant, quoique j’eusse dans la réalité l’expérience du contraire : apparemment la brutalité des Courtcou excitait davantage ma veine grossière… » (p. 240-1).
Marguerite enceinte, tient un long discours qu’il convient de citer pour se rendre compte des mœurs de l’époque, si éloignées de ce qu’on pourrait en croire si l’on s’abstenait de lire une œuvre unique comme celle de Rétif : « Va, mon ami, je n’exigerai pas un pareil mariage. Je t’aime tendrement, mais je t’aime pour toi. Ne crains pas que je dévoile mon état ! Ne crains pas que je veuille te donner une femme qui a plus du double de ton âge, et qui serait vieille dans la force de ta jeunesse ! Non, mon cher ami ; songe à Jeannette, et ne t’occupe que d’elle ; qu’elle soit un jour ta femme ; c’est avec elle seule que tu peux être heureux… Moi, je te ferais manquer ton bonheur ? je t’exposerais aux peines cruelles dont tes frères et tout le monde t’accableraient ? Je t’ôterais ton état, pour en donner un à ton enfant ? Je te sacrifierais à un être qui n’est pas né, qui ne te vaudra peut-être pas ; qui peut-être sera fille, et n’aura pas besoin de légitimité, par les précautions que je vais prendre ? Et quand cet enfant, quel qu’il soit, en aurait besoin, que lui donnera-t-elle ? Nous sommes roturiers ; en vivant à Paris, où je ferai nourrir mon enfant, il sera autant que tout le monde. Tranquillise-toi, mon jeune ami, je ne te ferai pas de reproches. Moi, t’en faire ! Sera-ce de m’avoir rendue mère ? Ah ! c’est par là que je te dois : de toutes les consolations, c’est la plus efficace, et je te la devrai ! Tu me donnes qui aimer avec innocence, pour le reste de mes jours ; un enfant tout à moi, et dont je disposerai seule (bonheur dont je n’ai pas encore joui) : voilà un présent que je n’oublierai jamais… » (p. 249). Rappelons que Nicolas a 15 ans ! Voici une maxime de sa philosophie lubrique : « J’ai fait, depuis, à cette occasion, une remarque : c’est que l’adultère corrompt les mœurs bien plus vite que tout autre genre d’impudicité, et que la moins corruptrice, comme la moins dangereuse pour le moral, est celle avec les filles publiques. C’est l’adultère, et non ces dernières, qui cause l’horrible corruption des grandes villes » (p. 252). À donner comme thème de réflexion pour les séminaires d’été de nos parlementaires ! Mais Rétif a tort de mettre par écrit ses pensées, et ses frères ont tôt fait d’en découvrir un exemplaire, et de le dénoncer, de sorte que voilà un sermon mérité de papa : « Quoi ! à peine né, vous ne respirez qu’après la lubricité la plus raffinée !… Il ne vous suffit pas d’une fille, d’une femme, il vous en faudrait douze ! il vous faudrait un sérail !… Vous ne faites usage de l’esprit que le Seigneur vous a donné que pour l’offenser !… C’est au vice, à la luxure la plus effrontée, que vous donnez les prémices de votre raison, de vos études, de votre progrès dans les lettres ! » (p. 261) Un incendie détruit à moitié Courgis, et le curé fait appel à la solidarité des voisins, occasion d’évoquer une célébrité icaunaise : « le curé écrivit au subdélégué d’Éon, père de la chevalière, qui les fit rentrer dans leurs paroisses. M. de Caylus envoya du riz et du blé ; le seigneur baron prêta de l’argent pour rebâtir, et des semences » (p. 270). Nicolas envisage un temps un mariage de raison, bâti sur des calculs réalistes : « J’étais bien décidé à me faire laboureur ; je ne regrettais plus ni mes livres ni mes études ; je n’en voulais plus à mes frères ; j’envisageais avec transport une vie patriarcale comme celle de mon père ; je faisais déjà les arrangements pour régler ma maison ; je savais, comme tout le monde, ce qui devait composer la dot de Marie-Jeanne […]. En épousant Marie-Jeanne, je me retrouvais où j’avais été, et je faisais avec mon père des arrangements avantageux. Le bien valait beaucoup mieux que son prix. Mais l’argent est si rare dans le pays […]. Toutes ces idées m’occupaient ; au lieu de mes chimères ordinaires, mon imagination se repaissait alors de réalité… » (p. 282). Avec Antoine Foudriat il s’améliore en latin : « ce fut avec ce bon pasteur, le même qui m’avait vu naître, que je m’accoutumai, en moins de six semaines, à parler le latin de la conversation d’une manière courante et facile, que j’ai toujours conservée » (p. 297). À force de frasques, Nicolas est retiré à ses frères, et placé en apprentissage à Auxerre, et c’est la quatrième époque.

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 Site de la Société Rétif de La Bretonne
 L’image de vignette est une gravure de Berthet d’après le portrait de Louis Binet (1785). © Bianchetti / Leemage.
 Lire nos articles sur la 4e époque et la cinquième époque.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Lire la seconde époque sur Wikisource


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[1Il s’agissait d’une statue de 10 m de haut, du saint portant bâton, construite au 16e siècle et démolie en 1768.