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Sur les traces des derniers « Alacalufs », pour lycéens et adultes

Qui se souvient des hommes…, de Jean Raspail

Robert Laffont, 1986, 290 p., épuisé

jeudi 29 octobre 2009

Suite à un voyage en Patagonie, j’avais envie de lire ce roman de Jean Raspail sur les fameux alacalufs, ce peuple du paléolithique [1] égaré à l’époque moderne, auquel le contact avec les Européens a été fatal. Mais de là à en faire un article, non : juste une lecture-plaisir. Ça tombe bien, je cherche désespérément à dégager du temps pour « écrire pour moi » comme on dit. Hélas, cette épopée d’un peuple perdu se révèle entre les lignes un passionnant cas clinique d’altersexualité, et je ne peux pas ne pas vous encourager à découvrir ce « roman » qui est plutôt un récit historique discontinu, la relation de la fin programmée des alacalufs depuis Magellan, ou même depuis le passage du détroit de Béring par ces tribus dont le destin danaïde semble avoir été de passer leur temps à fuir devant de redoutables étrangers ! À ranger dans la même catégorie que Le Procès des Étoiles de Florence Trystram, ou bien Le Corps du monde, de Patrick Drevet, lequel se rapproche davantage de ce qu’il est convenu d’appeler « roman ». À lire certains articles savants, il semble cependant que Jean Raspail ait condensé, sous le nom « alakaluf », les mésaventures de tous les peuples fuégiens (i.e. de la Terre de Feu), car on voit mal les marins faire la différence entre les uns et les autres ; sauf dans les toutes dernières années, où les alakalufs se comptent sur les doigts d’une main. Voir l’article de Wikipédia Kawésqar. Ce mesclun justifierait le terme « roman ». Vers la fin du récit, un « méchant », qui exploite quatre indigènes capturés en Terre de Feu dans un « zoo humain », s’exclame : « Ils ont de la chance, vos Alakalufs, de ne pas être Onas ou Tehuelches. » (p. 226). Le sort des uns et des autres sera à peu près semblable, disons que tous ces Fuégiens étant peu nombreux, n’auront pas à bénéficier d’une mission civilisatrice aussi organisée que la conquête du désert en 1879/81 !

Un monde vraiment nouveau

« Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse. » (p. 26). Voici un exemple de la prose de Jean Raspail égalisée à la coquille de moule, comme l’est le menton des alakalufs ! Les noms successifs de ce peuple proviennent de quiproquos : « alakaluf » signifierait « donne-moi » dans la langue kawésqar ; « kawésqar » signifiant « mangeur de moules » [2] ; le premier nom donné par les Européens, « Pêcherais », n’était lui aussi — à l’instar d’alakaluf plus tard — qu’une déformation, selon Raspail, du mot « pektchévés » (« étrangers ») que les indigènes lançaient en les voyant débarquer ! Quand le mépris laisse place à la compassion, cela ne se fait pas sans drames. Voir l’intéressante relation du retour de l’explorateur John Byron, qui renonce malgré sa bonne volonté à reconnaître ceux qui l’ont sauvé vingt ans plus tôt (p. 125 à 144). Après l’ouverture du canal de Panama en 1913, l’économie locale s’effondrera faute de navires traversant le détroit. Des officiers chiliens recensent 35 derniers alakalufs, qu’une loi est censée protéger, mais trop tard.

Aimer : « Ouvrir les cuisses »

La sexualité alakalufe a quelque chose de bestial, on va dire de « roots », pour parler politiquement correct, mais pour faire moderne on pourrait invoquer le mélangisme, avec ce reste de barbarie que c’est Monsieur Alakaluf qui « donne la permission » à Madame : « Lafko regarde Wauda, debout sur son rocher, devant les hautes flammes du feu, et son sexe se dresse aussitôt. Le petit Tonko regarde le sien avec tant de dépit que cela fait rire Lafko. Kostora s’approche et se couche, ouvrant ses larges cuisses, permission accordée par Yannoek, qui rit aussi. Lafko la repousse d’un coup de pied et plonge. Il nage vigoureusement. [3] Il prendra Wauda sur son rocher. Après il prendra Kala, qui a le corps comme celui d’un phoque auquel auraient poussé des mamelles. Puis encore une fois Wauda qui guide son sexe fatigué de ses mains. […] Tel est le bonheur de Lafko, qui n’a pas de mot pour l’exprimer » (p. 79). « Ouvrir les cuisses », tel est le seul remède que connaissent les Alakaluf à l’angoisse existentielle. [4] On citera la scène amusante où un pasteur recueille le vocabulaire alakaluf pour un dictionnaire, et pousse une femme dans ses retranchements pour qu’elle lui apprenne un équivalent du mot « amour » en sa langue. Elle finit par lâcher : « Ah oui, avait-elle répondu, on dit : Tsohak Tyako, ouvrir les cuisses » (p. 149).
Il est fréquent qu’une femme se donne successivement à plusieurs hommes, que ce soit des indigènes ou des Européens : « Il n’y a pas d’autre recours dans l’univers des Kaweskars. Pas de divinité féminine bienfaisante » (p. 95). Raspail recopie un long passage du Voyage du Beagle, où Charles Darwin aiguise sa théorie de l’évolution en germe sur son observation amusante et condescendante des rapprochements dudit pasteur et de la jeune femme qu’il finira par épouser avant de connaître une fin tragique. Darwin observe le comportement de la jeune indigène, qui se donne à tous les marins avant le pasteur : « Depuis, ceux qui partagent ce goût honteux, que j’apparente à la zoophilie, se succèdent dans ses faveurs. Il suffit de lui adresser un signe […]. D’ailleurs elle ne dit pas un mot, elle ne manifeste nul élan de quoi que ce soit qui rappelât la moindre connivence sexuelle, mais se dévêt complètement et ouvre les cuisses largement. Après quoi elle ne bouge plus, aussi morne qu’une bête » (p. 160) [5].

Anne Chapman, Les Selk’nam de Terre de Feu

Une altersexualité très hétérosexuelle

Les rencontres de ces deux groupes humains incompatibles, quand elles ne se limitent pas au mépris (« regardez cette portée de rats », p. 105), donnent lieu à des relations qui frisent la mythologie : « Il y aura des batailles et des morts de part et d’autre, et des copulations étonnantes entre ces femmes-montagnes à quatre pattes et ces chrétiens à peau blafarde, avant-garde de l’Occident, qui s’activent debout dans la neige, comme des boucs, leurs chausses sur les talons. Les enfants qui naîtront plus tard de ces unions seront étouffés par leur mère sitôt le cordon ombilical coupé… » (p. 71). Comme dans toute invasion, les femmes indigènes sont ou enlevées, ou monnayées, et pallient l’absence de femmes parmi les marins, voire les pasteurs.
Tout briseur d’idées reçues soit-il, Jean Raspail semble incapable de conjuguer le verbe « ouvrir les cuisses » à un autre mode que l’hétérosexuel. De même, bien qu’il montre une certaine sexualité de groupe, on ne trouve pas mention d’une polygamie (polyandrie en l’occurrence) explicite, comme signalé par Lucas Bridges, auteure du fameux The Uttermost Part Of The Earth, non encore traduit en français (voir ici). Certains signes laissent pourtant penser à une société matriarcale, et Raspail note, dans un épisode où les femmes se vendent littéralement à des marins, partagées entre « babordais » et « tribordais » (p. 196), que même si la « permission » est demandée aux hommes, ce sont les femmes qui prennent l’initiative, et que celles-ci « étaient toujours consentantes ». Le fait d’« ouvrir les cuisses » est considéré comme une fonction fondamentale des femmes, inéluctable en présence d’un si grand nombre d’hommes sans femmes (p. 196). Quand les derniers Fuégiens seront regroupés par le gouvernement chilien dans une mission salésienne, ce sera « toute promiscuité incompatible avec la morale chrétienne interdite, couple par couple en compagnie de leurs seuls enfants, plus question de ces entassements chaleureux de corps nus enduits de graisse s’étreignant un peu au hasard sous les couvertures de peaux de phoque. »(p. 252). Au hasard ? phoques ? tiens, je n’ai pas noté dans cette lecture que le hasard selon Raspail ait jamais mis en contact deux épidermes de même sexe ! La seule allusion — qui empeste la calomnie — concerne les Chilotes (habitants de l’Île de Chiloé), qui « exploitent [les alakalufs], et couchent avec leurs femmes et leurs filles et même les petits garçons » (p. 267). La suite est connue : la pudeur chrétienne interdit la graisse de phoque pour tout vêtement, et l’utilisation d’habits est rendue obligatoire, ce qui contribue à décimer les indigènes parce que leur organisme est habitué autrement [6].

 On peut lire la préface de l’auteur sur un site consacré à Jean Raspail.
 Les « Pécherais » observés par Louis-Antoine de Bougainville dans son Voyage autour du monde préfigurent les Fuégiens de Raspail.

 Lire mon article sur En Patagonie, de Bruce Chatwin.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Tout savoir sur les alakalufs / kawesqars


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[1L’expression « êtres les plus primitifs de la terre » est employée p. 182 ; et « hommes du paléolithique » p. 199.

[2Selon l’article de Wikipédia à l’époque où fut publié cet article « Alakaluf » ; mais pour Jean Raspail, « kawésqar » signifierait simplement « hommes » (p. 145). L’article de Wikipédia a désormais été rectifié dans le sens de Raspail.

[3Sur le site ci-dessus, on apprend que chez les Fuégiens, alakalufs ou yamanas, seules les femmes savaient nager…

[4Un vieil ami kiné fort bon vivant m’a appris jadis le mot de son invention « pinothérapie ». Aurez-vous la curiosité de le chercher sur Google, puis sur Google Livres ?

[5J’ignore si J. Raspail a romancé la citation de Darwin, comme le laisse supposer l’emploi du mot « zoophilie », dont l’apparition, du moins en français, est postérieure.

[6À moins de supposer, comme le rappelle Claude Lévi-Strauss dans une anecdote de Tristes Tropiques au sujet du Brésil, que les colons se soient amusés à collecter des « vêtements infectés des victimes de la variole » (éd. Pocket, p. 49).