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Nicolas apprenti et coureur de jupons, pour lycéens & adultes
Monsieur Nicolas, de Nicolas Rétif de La Bretonne (4e époque)
Gallimard, La Pléiade, 1989, Tome 1, 1600 p., 66,5 €.
samedi 15 septembre 2018
Après un premier article consacré à la première époque de Monsieur Nicolas de Nicolas Rétif de La Bretonne (1796), et un 2e article consacré à la deuxième & troisième époques (sur 9), nous voici à la 4e époque (voir la cinquième époque. En apprentissage à Auxerre à 17 ans, après une courte période de bizutage, Nicolas acquiert rapidement une réputation professionnelle méritée, et une réputation morale imméritée, parce qu’il parvient plus ou moins à dissimuler ses goûts pour la bagatelle. Mme Parangon, la jeune épouse de l’imprimeur coureur est la figure centrale, mais l’admiration qu’elle lui inspire n’empêche pas le jeune Nicolas de se dépraver autant qu’il est possible dans une ville de province dont les mœurs telles qu’elles sont relatées n’ont rien à envier sans doute à celles de notre époque moderne d’Internet et de plans culs. La 4e époque est bien vite parasitée par l’usage immodéré de ses premiers cahiers (ou « codex »), à la fois journal et poésies, du moins ceux qu’il a conservés et qu’il inclut abondamment, soit tels quels, soit en les résumant quand ils lui semblent trop mauvais (et ils le sont !) soit en les mettant en prose tout en conservant les rimes, ce qui n’est pas le pire. S’il est usant d’avoir la liste exhaustive et narrative de ses mille et trois femmes, cela constitue, plus que de la littérature, un document sociologique sur la vie sexuelle réelle au XVIIIe siècle dans une petite ville de province… La foire aux néologismes continue. J’ai relevé capuciner, trésoriser, dévirgineur, flagrer, commiscéabilité, érotifurieuse… et ces mots sont toujours employés non par pédantisme mais parce que manquait le mot qui aurait exprimé la nuance de pensée précise. Il s’amuse aussi à féminiser des noms masculins : la coryphée, la marguillière… Rétif fait également de fréquentes allusions à ses œuvres antérieures, quand il ne les cite pas, de sorte qu’on a parfois l’impression qu’il s’adresse à des lecteurs initiés, qui connaissent déjà son œuvre abondante, ou qu’il discute avec lui-même. Le travail de Rétif imprimeur de ses œuvres vaut quelque commentaire. Pierre Testud signale les variations typographiques, dues sans doute au manque de caractères. Rétif a recours à des subterfuges visibles par exemple sur cette page. Il alterne les corps de caractères, et ici il utilise des U de corps supérieur, sans doute parce qu’il ne lui en reste plus du corps inférieur ! Bricolage émouvant !
Quatrième époque (p. 309 à 897)
Rétif est placé comme « apprentif » auprès de M. Parangon, imprimeur à Auxerre (ce qui veut dire qu’il avait l’exclusivité de cette charge pour la ville). Il s’en accommode facilement : « Comme je l’ai dit, je commençais d’aimer la ville, et je tremblais de la quitter !… Il faut vous en découvrir le motif, honnête et cher lecteur : c’est que j’étais moins amant d’une femme que des femmes, et plus épris du sexe que de l’individu, quelque charmant qu’il fût ; je voyais dans mon nouveau séjour des moyens multipliés de satisfaire un penchant, qui de jour en jour se fortifiait » (p. 323). Il se fait bizuter, et tout le monde le prend pour un benêt. En l’absence de sa jeune femme qui séjourne à Paris, le maître strausskahnise à couilles rabattues, et Nicolas prend ses leçons : « Un dimanche, que M. Parangon avait exprès éloigné tout le monde, excepté moi, dans la vue de triompher de Tiennette, il la pressa si brutalement, que la pauvre enfant désolée se jeta en pleurs à ses genoux, en le priant d’épargner son honneur. Il ne tenait pas grand compte de cette prière : il lui ordonna de se lever. Elle obéit par simplicité. Il se jeta sur elle. Alors la pauvre fille, renversée, se mit à crier avec effroi : « Monsieur Nicolas ! à mon secours ! » J’y volai, croyant que c’était le feu. J’entrai brusquement, en poussant la porte avec violence, et prompt comme l’éclair je me trouvai au fond de la chambre. Je fus pétrifié en voyant le maître !… Mais lui, effronté comme tous les vicieux endurcis, méprisant un jeune paysan timide, me dit avec un ton sévère : « Vous êtes bien hardi d’entrer où je suis !… Retirez-vous ! » J’eus, pendant environ une tierce, envie de le dévisager. Mais la timidité l’emporta, et j’aurais eu la faiblesse de laisser Tiennette à sa discrétion, si cette pauvre fille, profitant du moment de relâche, ne fût venue se jeter à moi… Une fois dehors de l’appartement, M. Parangon sentit bien qu’elle n’y reviendrait pas. Il fit aussi réflexion que je connaissais la famille de sa femme ; il nous laissa, et il alla se divertir avec Manon la frotteuse » (p. 331). On peine à croire le romancier de soi quand il prétend qu’en récompense, Toinette lui propose son pucelage : « Ah ! Monsieur Nicolas ! ils ont eu soin de m’expliquer ce qu’ils voulaient de moi, surtout M. Parangon, qui voulait que je lui aide, et ils ne l’ont pas eu… Oh ! je mourrais de douleur, si votre vilain bourgeois (comme on l’appelle), ou ce gros prote moitié roux, ou quelqu’autre des ouvriers, tous libertins, ou cet écrouelleux de Tourangeot, qui se donne aussi des airs, venaient à me le prendre… Mais, pourtant, je vois bien que je ne pourrai jamais garder mon pucelage, ni dans cette maison, ni ailleurs, car j’ai été attaquée partout. Puis donc que je ne le peux conserver… (elle cacha son visage dans ma poitrine), je vous le donne… Prenez-le moi ; j’y consens… du moins, celui qui l’aura sera un sage et honnête garçon, devant qui je n’aurai pas à rougir. Et quand je ne l’aurai plus, ils me laisseront tranquille, car je leur répondrai, quand ils viendront me dire : « Tiennette, il faut que je te prenne ton pucelage. — Allez le chercher, car je ne l’ai plus !… Oui, Monsieur Nicolas, il faut me le prendre, afin que ne meure pas de douleur, si un autre venait à me l’ôter ! » (p. 333). Nicolas s’imagine qu’elle est fine et veut lui mettre une grossesse sur le dos, mais finalement lui fait confiance et la protège, ce qui lui vaudra l’affection de Mme Parangon à son retour. Rétif avance l’idée selon laquelle à travers son libertinage, « Non, je n’ai jamais aimé qu’une femme, et je le prouverai, car je reviendrai souvent à cette idée » (p. 342). Nicolas a la mauvaise idée d’envoyer à Jeannette Rousseau une lettre d’amour, laquelle est évidemment lue par ses parents et dénoncée au frère curé. Mais il se rend à Courgis, accompagné d’un bon gars nommé Tourangeot, qui moque les réactions outrées de ce beau monde : « Vous n’auriez pas été bons en Flandres, ce père-là, ç’te fille-là, ni vous. Quand nous rencontrions une fille de fermier ou une autre : « Mets-toi là !… » Et quand après, nous ne la livrions pas aux valets de l’armée, elle nous baisait les mains, et nous remerciait de notre bonté… » (p. 349). Note instructive sur la découverte de Voltaire grâce à Mme Parangon, qui revient enfin à Auxerre, favorablement prévenue envers Nicolas dont elle améliore le sort : « Après cet entretien, elle me fit lui lire la Zaïre, de M. de Voltaire (auteur que je ne connaissais pas encore, ses ouvrages n’étant pas à la maison ; Mme Parangon avait vu représenter cette pièce à Paris, pendant son dernier voyage, et elle était encore dans l’enchantement que Zaïre et Gaussin lui avaient causé) » (p. 368). Rétif annonce à dix reprises, scrupuleusement signalées par les notes de la Pléiade (alors qu’il n’est fait aucun compte des nombreux enfants que Nicolas sème au fil des pages et des donzelles séduites !), le viol qu’il commettra sur Colette en 1754, trois ans plus tard, et il se proclame « agresseur », tout en se trouvant des excuses. Il jauge les filles d’un œil intéressé : « Tiennette était jolie ; ses manières avec moi, étaient aimables, engageantes ; quelquefois mon cœur, révolté de sa chaîne, s’élançait vers cette aimable fille… Mais elle était servante ! Et mes parents m’avaient inspiré une sorte d’horreur pour la servitude de la ville, surtout pour celle des filles : aimer une servante me paraissait déroger à l’honnêteté naturelle » (p. 370). Il a une discussion sérieuse avec Madelon Baron, qui lui déconseille au non de la raison d’épouser Manon Prudhot, car cela l’obligerait à se faire épicier et entraverait sa destinée, mais elle ne tarit pas d’éloge sur la personne de Manon : « J’ai désiré deux choses en ma vie, à son sujet : d’être homme, pour en faire ma femme ; qu’elle fût homme, pour en faire mon amant » (p. 390). C’est alors l’entrée fort romanesque de Gaudet d’Arras, cordelier futur défroqué dont les frasques ont déjà été racontées de façon fort différente dans Le Paysan-Paysanne pervertis. Il vient de se faire surprendre en galante compagnie et dérober sa robe de moine ; sans le connaître, Nicolas lui sauve la mise, et s’en fait un ami qui l’incite plutôt à la débauche. Pierre Testud estime que la trouvaille romanesque est du côté de l’autobiographie ! Certains exégètes ont vu dans ce personnage pervertisseur une source possible du Vautrin de Balzac, homosexualité latente comprise : « Je veux t’avoir toutes les obligations possibles, afin de te vouer une amitié à toute épreuve. Confions-nous tous nos secrets, nos peines et nos plaisirs. J’ai plus d’expérience que toi ; je te guiderai » (p. 407). Le fétichisme du pied connaît en cette époque une de ses plus belles pages : « En rentrant à la maison pour étudier, je vis Mme Parangon élégamment parée, chaussée en souliers roses à languettes, bordure et talons verts, attachés par une jolie rosette en brillants. Comme ils étaient neufs, ils la gênaient apparemment, ou bien, après avoir été à la grand-messe, où elle avait rendu le pain bénit, elle voulut les conserver ; elle prit des mules vertes non moins provocantes, à talons et falbalas roses. Je restais immobile, la dévorant des yeux. Toinette mit les souliers de sa maîtresse sur une tablette, à côté de la porte, et toutes deux montèrent au premier, en me recommandant de rester jusqu’à leur retour. Emporté par la passion la plus fougueuse, idolâtre de Colette, je croyais la voir, la toucher, en palpant ce qui venait de la porter. Mes lèvres pressèrent un de ces bijoux, tandis que l’autre, égarant la nature, et trompant son but sacré, remplaçait le sexe par excès d’exaltation… Les expressions plus claires se refusent… La chaleur qu’elle avait communiquée à l’insensible objet qu’elle avait touché subsistait encore, et y donnait une âme ; un nuage de volupté couvrit mes yeux… » (p. 427). Chaud ! Et il n’y a pas que les shoes : « Je baisais avec transport, avec rage d’amour, tout ce qui l’avait touchée, et mes désirs n’en flagraient que davantage ; surtout un jour que, me trouvant dans l’endroit où cette femme modeste faisait serrer le linge qu’elle quittait, je saisis avidement ce qui avait touché ses charmes, portant une bouche altérée de volupté sur son tour-de-gorge, sur… ce que j’imaginais vela secretoria penetralium [ces voiles plus cachés encore de son intimité], avec un emportement… qu’on ne peut exprimer. Si, dans les accès de cette frénésie, je l’avais trouvée seule, j’aurais employé la violence… » (p. 427). Gaudet d’Arras lui substitue sa promise au lieu d’une souillon qu’il croit posséder à la faveur de l’obscurité, scène dont la clé nous sera fournie bien plus tard. Le pacte autobiographique est exprimé lyriquement : « C’est ainsi qu’en sondant scrupuleusement les replis de mon cœur, j’y trouve la vérité, pour la dire et dévoiler tous les ressorts de ma conduite. C’est par la vérité toute nue que je veux finir, car cet ouvrage terminera ma carrière, et lorsque tu le tiendras, Lecteur, je ne serai plus. Mais je vivrai cependant avec toi, par le mélange de mes pensées avec les tiennes ; je remuerai encore ton âme, et nous existerons ensemble » (p. 446). Pierre Testud précise que ce motif est fréquent chez Rétif, et qu’il mélange souvent fécondité littéraire et humaine, en faisant un parallèle entre livres et enfants. Un peu plus loin, on trouve cette expression : « vois, lecteur […] vois mon néant, dans le cours de toute cette Anatomie de moi-même !… » (p. 520).
Encore timide avec Mme Parangon, Nicolas réalise un charmant fantasme : « Apercevant son pied à la hauteur de mon genou, une de mes mains chercha un léger contact. J’y parvins… Comment se peut-il qu’une matière insensible, parce qu’elle touche l’objet aimé, électrise l’âme, et la remplisse d’une surabondance de feu ! Je brûlais ! j’étais dévoré !… Je fis un mouvement pour m’approcher ; j’aurais voulu pouvoir faire toucher ses genoux aux miens. J’y réussis. » (p. 449). Mais il est amoureux de toutes (sans aucune référence à Don Juan, dont le mythe était en éclipse à cette époque en France) : « Qu’on ne soit pas surpris de ce qui va m’arriver, relativement à Madelon Baron : les sens et le désir du mariage m’entraînaient. Je l’éprouve encore, ce désir du mariage : aujourd’hui 16 Nivôse (6 Janvier 1794), attaqué en divorce par l’infâme Agnès Lebègue, je médite une lettre pour demander en mariage Jeannette Rousseau, née le 19 décembre 1731 » (p. 463). Un songe contient une scène de travestissement, mise dans la bouche d’Edmée : « Je te suivrai au bout du monde, reprit-elle. Habille-moi en homme : j’apprendrai ton état avec toi ; nous travaillerons ensemble ; notre gain sera double. Le bien de mon père, un jour, sera notre asile. — Oui, tu as raison : je me donne à toi, mon Edmée… Et nous aurons encore un compagnon, Jeannette Rousseau » (p. 477). Le bon Sigmund verrait un aveu dans ce travestissement… qui d’ailleurs avait déjà été mentionné dans un rêve antérieur : « En ce moment, Madelon Baron, Edmée Servigné, la jolie Prudhot, métamorphosées en jeunes hommes, se rapprochèrent. Je fus transporté de joie ! Elles me dirent : « Nous allons entrer en apprentissage ; nous sommes des jeunes gens qui nous étions fait passer pour filles. Adieu. » Elles partirent, habillées en jeunes écoliers » (p. 381). Nicolas a la manie des anniversaires, qu’il célèbre pour tout événement mémorable : « Cette pensée me chatouille ; j’en suis le développement toute l’année ; et comme presque tous les jours sont des anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées amènent une jouissance nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à cet avenir dont je n’aurais osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! il est à présent ; je le vois ; tout à l’heure il sera le passé, comme le fait qui paraissait me l’annoncer ! » Je savoure le présent ; ensuite je me reporte vers le passé ; je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est plus ; et si mon âme est dans une disposition convenable (ce qui n’arrive pas toujours), je jette dans l’avenir une nouvelle pierre, que le fleuve du temps doit, en s’écoulant, laisser à sec à son tour… Voila quelle est la raison de mes dates, toujours exactes dans mes cahiers, et de celles que je fais encore tous les jours » (p. 480). Rétif truffe ses mémoires des nombreuses poésies conservées dans ses cahiers, la plupart amoureuse, mais une philosophique. Ce n’est pas la partie la plus intéressante, et heureusement il abrège souvent. Les alexandrins sont souvent faux, comme celui-ci dans lequel il faudrait faire une improbable diérèse à « cuisant » : « Où les soins, la douleur, les soucis cuisants » (p. 482). Un poème très libre publié précédemment et auquel Rétif renvoie son lecteur est cité en notes (p. 1364) : « Transporté de fureur, dans ma lubrique rage / J’allais multiplier les assauts, le ravage / Quand la belle changea de place avec une autre… / Me voilà démonté ! / Mais mon corps agité / Sous celle-ci se vautre ; / Je lui trousse la jupe, / Et mon siège j’occupe / Au soyeux carrefour. / Je ne fus pas la dupe / Du changement de four : / J’enfilai sur-le-champ ce nouveau pucelage ». Bigre ! Une grande affaire est quand il se tape Madelon : « bis terna venere fuit locupletata » (à deus reprises enrichie trois fois par l’amour). Pour une fois, « Je m’applaudis de m’être lié (car j’étais alors assez honnête homme pour croire que les faveurs de Madelon venaient d’en faire ma femme) » (p. 497). Il reconnaît que l’intérêt se mêle au désir : « Dans nos fréquents pourparlers au soir, pendant la danse, nous décidâmes que si elle ne devenait pas grosse, nous attendrions la fin de mon apprentissage ; que si elle l’était, elle m’avertirait au premier indice, et que pour ne pas l’exposer à rougir, on conclurait, sous un prétexte tout simple : celui de quitter mon état pour en prendre un autre plus avantageux, que son frère de Dieppe me procurerait » (p. 505). Il se fait engueuler par Mme Parangon : « Je me retirai, encore plus ému qu’après mon entretien avec Madelon. J’étais… dans une situation inconcevable, déchiré, content, craintif, éprouvant le remords, et ne pouvant me repentir… Oui, je souffrais cruellement, mais d’un supplice que je n’aurais pas voulu qui cessât… » (p. 506). Alors qu’il se lamente sur soi-même à voix haute dans un recoin sombre d’Auxerre, il est entendu par « Un homme, que je pris pour un de ces misérables qui vont là chercher avec des servantes sans condition une crapuleuse volupté » (p. 535), ce qui nous révèle encore un trait des mœurs auxerroises ! Un paragraphe fournit une belle preuve de l’écriture sédimentaire de ce livre : « Je m’endormis paisiblement, et j’eus un véritable songe, dont le charme se fait sentir encore aujourd’hui [j’étais dans ma dix-neuvième année, et je suis dans ma quarante-neuvième, en composant ; dans ma soixantième, en faisant la forme à la casse, le Ier mars 1794 (II Ventôse)]. On le trouvera, tel que je le versifiai sur mon Quartus codex, le I5 Auguste, à 8 heures du matin, lorsque les idées en étaient encore fraîches et dans toute leur force, pages 1218-1220 du Drame de la vie. Mais comme j’en fis le même jour un récit en prose plus intéressant, je vais l’employer » (p. 538). Il évoque ensuite un « ouvrage, de plus de quatre mille vers lorsqu’il fut détruit, [qui] tomba sous la main fatale d’Agnès Couillard, veuve de René Lebègue, qui en déchira les feuillets et les brûla, ainsi que les dates des temps les plus importants de ma vie, c’est-à-dire depuis le II Novembre 1753 jusqu’au 25 Mars 1754 ; c’est une perte irréparable pour ces Mémoires » (p. 540). Euh ? En es-tu sûr, Nicolas ? Heureusement en lieu et place de ces 4000 vers perdus, la mémoire phénoménale de l’auteur nous retrace, avec ses notes en latin, le menu de ses désirs : « Aut habere, aut mori… Hodie probam legendo, illa adstante, tanta nobis fuit erotica rigiditas, ut dorsum exeundo erigere nequebamus » (la posséder ou mourir ! Aujourd’hui, en lisant une épreuve en sa présence, l’érection due au désir fut si grande qu’il m’était impossible de redresser le dos en sortant). Où l’on voit que Guillaume Dustan et Érik Rémès ont une généalogie en ce grand écrivain qui n’épargnait à la postérité aucune de ses émissions ! P. 544, on trouve encore en latin une information essentielle de la chronologie du siècle des Lumières : « je ne perdis pas toute cette nuit : grâce aux bons soins de d’Arras, je fus gratifié d’un triple coït avec Goton la servante… cela hier 28 novembre 1753 » (note p. 1386).
Viol promis, viol dû !
Le récit du viol de Mme Parangon, annoncé à dix reprises depuis des centaines de pages, arrive enfin. Il est précédé de plusieurs tentatives ratées, où Nicolas s’introduit nuitamment dans la chambre de l’aimée, puis fait machine arrière. Justement son ami Gaudet d’Arras lui envoie un cadeau : « Quand elle s’en alla, je reconnus Goton Pouillot, cette appétissante chambrière de la seconde… Ô Gaudet d’Arras ! tu employais trop de moyens pour une corruption qui marchait seule !… » (p. 549). « Il me traitait comme un jeune chien : il me donnait la curée d’amour, pour m’affriander à la chasse. » (p. 550). Rétif note par le menu ses frasques : « Mais je ne pouvais m’empêcher d’écrire : je ressemblais au barbier du roi Midas : je ne voulais pas de confident vivant, et je ne pouvais me passer des confidents inanimés, qui devaient me retracer un jour ce que je ne voulais jamais oublier » (p. 550). Une nuit il trouve porte close et se fait héberger par Gaudet dans sa chambre. Il en profite pour se faufiler nuitamment dans la chambre d’une belle, croyant doubler son hôte : « Je croyais jouer un bon tour à Gaudet, et je me promettais de bien rire, quand il allait venir me surprendre… Cependant j’étais auprès d’une fille qui avait beaucoup d’embonpoint, et qui, après quelques baisers, laissa les façons, et me traita en homme attendu, désiré » (p. 553). Dans ces mêmes occurrences, il joue un autre tour à Gaudet et baise Flipote, une servante, à sa barbe, dont il aura un fils, qu’il évacue en quelques ligne en ces termes : « J’ignorai la suite jusqu’en 1759, que je revis Flipote à Paris, à l’aide de Gaudet. Elle était mariée, mais elle avait avec elle son fils et le mien, que son mari, homme âgé, fort à son aise, aimait beaucoup… Il l’avait reconnu en épousant la mère. Ce fils est aujourd’hui marchand mercier à la pointe Saint-Eustache ; il a une jolie femme, de très jolis enfants, fait bien ses affaires… Le crime (si c’en est un de faire un enfant) donnerait-il plus de consolations que la vertu ? J’en ai plus trouvé dans mon fils naturel que dans mes enfants légitimes, dont les malheurs, presque tous causés par leur misérable mère, abreuvent de chagrin mes dernières années ! » (p. 556). C’est tout ce qu’on saura du fruit de ce plan cul d’un soir !
Fin 1753, Rétif apprend à danser auprès de maîtres, sérieusement comme je l’ai appris en lisant La Valse. Un romantisme révolutionnaire de Remi Hess, quelques années avant Goethe, et ce n’est pas encore la valse, mais ses récits ont une grande valeur ethnographique : « Il se fit alors en moi une grande métamorphose ! Rassis, modeste jusqu’alors, je devins étourdi, dissipé, faraud (non pas cependant avec mes anciennes et honnêtes connaissances, mais avec les nouvelles). J’eus alors deux sociétés : ma fréquentation ordinaire en hommes, en femmes et jeunes gens pendant le jour, et celle des soirs après souper, qui n’était composée que de danseurs et de danseuses de salle » (p. 557). Il est conscient de la nature de ses désirs : « Je fais ici une observation : c’est que la belle Douy au teint bilieux, dont je savais que Baras-Dalis était l’amant aimé, m’inspirait des désirs qui allaient jusqu’à la frénésie. Ce n’était pas de l’amour, mais un priapisme presque involontaire » (p. 539). Observation sociologique : « Les hommes priaient seuls, de sorte qu’une fille pouvait ne pas danser. Ce qui cependant n’arrivait jamais. Le maître de danse y avait l’œil, et il engageait adroitement ceux des hommes qui n’avaient pas amené de femmes, ou un de ses écoliers, à danser deux menuets de plus avec la délaissée… » (p. 560). Son maître de danse est satisfait de lui : « Il était transporté de joie d’avoir trouvé un sujet unique, et tel qu’il n’en avait jamais vu. »
Gaudet d’Arras influence aussi sa façon de penser, et lui donne à lire Cyrano de Bergerac, qui est une révélation : « il me procura Cyrano Bergerac, et d’autres ouvrages. Ce fut à la lecture de Cyrano qu’il me trouva fondant en larmes. Surpris, il me demanda ce que cette lecture avait de si touchant. « Ah ! lui répondis-je, j’ai trouvé seul la vérité, que je retrouve chez les autres ! c’est donc la vérité ! » (p. 567). Il lui organise une partie carrée avec « la libertine » Tonton Lenclos, qui « fit plus que moi-même pour me procurer les faveurs de Marianne ; elle la gronda, la caressa, la tapota : « Tu fais la bégueule, je crais, petite gaupe ? » lui disait-elle. Ensuite : « Ma chère amie ! ma bonne amie ! tu n’en seras pas fâchée : c’est un joli garçon, qui ne te compromettra pas… non, en aucune façon… Tiens !… » Elle lui dit une chose qui ne peut s’écrire. Mais ce fut ce soir-là que j’appris de Gonnet et de Tonton une précaution criminelle […]. Quant à la précaution, que je n’employai cependant pas, jamais je ne l’ai mise en usage, pas même avec Toinette !… » (p. 571). Les notes ne nous éclaircissent pas sur ce point, mais le libertinage est complet : « La blonde Lenclos était déjà si corrompue, qu’elle fouetta Marianne en jouant, ce qui nous donna pendant un demi quart-d’heure, les plus provocantes attitudes… Les désirs revinrent. Alors elle me dit à l’oreille de proposer le changement à Gonnet. J’eus horreur de cet excès de libertinage ! » Le frère de Tonton, se promenant avec Rétif un soir, surprend un couple. Il force la jeune fille à se montrer à sa lanterne, et découvre… sa propre sœur, en compagnie de M. Parangon ! (p. 574). Cela aussi sent sa saynète, mais prépare le viol de Mme Parangon : « Je conclus de tous ces faits, fort mal à la vérité ! que Mme Parangon pouvait être infidèle, et qu’un peu d’audace de ma part, pour y contribuer, n’attirerait sur le gros Parangon qu’une peine justement méritée. Je m’érigeais ainsi en punisseur, moi qui étais déjà presque aussi coupable que lui… » (p. 575). Quant à Tonton : « Elle se livrait sans motif, sans intérêt, pour le seul plaisir de se donner et de changer d’hommes. Elle a été fille publique à Paris pendant huit jours en 1757, et elle prit, dans un mauvais lieu, une si grande horreur de la débauche qu’elle est redevenue honnête femme pour le reste de sa vie » (p. 648).
Si Gaudet d’Arras lui procure des occasions, c’est « Par amitié d’abord : il ne savait pas toutes mes ressources en femmes et il redoutait pour moi le vice destructeur de la masturbation. […] D’Arras voulait me rassasier de femmes, pour m’ôter la manie des profondes amours, qu’il croyait devoir me perdre. Il m’aurait, pour remplir ce but, donné jusqu’à la jouissance de sa Manon, s’il n’en avait pas eu d’autres. Il m’aimait pour moi-même » (p. 576). Rétif essaie de se taper la servante de Mme Parangon, Toinette, mais elle lui fait un reproche si touchant qu’il la laisse : « c’est peut-être le dernier jour de ma vie que j’eus des sentiments d’honneur… » (p. 577). En rangeant des paquets, il est tellement excité par la vue des jambes de Mme Parangon, que c’est enfin la scène du « viol » tant annoncée : « Je ne l’écoutais pas… J’étais… un héros… devenu frénétique par la plus violente des passions… Je la meurtrissais au lieu de la caresser… Dés le moment de la chute sur le lit, je l’avais mise, en la renversant, dans une situation où la défense était presque impossible. Elle ne pouvait en changer, malgré ses efforts, ensevelie qu’elle était, par un effet de la bonté du coucher… La fureur érotique qui m’animait semblait suspendre la molle éruption des sens, pour n’être que de la vigueur. Ainsi rien ne précipitait cette explosion qui fait quelquefois échouer la témérité… Elle s’épuisa en vains efforts, qui, loin de m’éloigner, irritaient mes désirs et me faisaient multiplier les attentats… Elle en vint aux prières… Ce fut un nouvel aiguillon… Les débris sanglants de la pudeur, déjà trois fois immolée, m’embrasaient au lieu de m’assouvir. » (p. 580). On apprécie le feu roulant des périphrases érotiques. Mais le plus étonnant est la longue discussion qui suit cet attentat, où Colette lui pardonne et lui s’explique : « Je vous adorais avant que de vous connaître ; vous étiez pour moi le prototype de la beauté ; oui, c’est vous que j’adorais dans tout ce que j’ai vu d’aimable » (p. 583). Il ignore qu’il l’a déflorée, car l’épouse est vierge (là aussi, motif fort romanesque !) et bien qu’il soit déjà père une bonne douzaine de fois, n’envisagera même pas cette fois-ci qu’il ait pu faire subir cette conséquence à Colette. Ses excuses sont parfois étonnantes : « Telle est la loi de la Nature : quand un homme a joui d’une femme malgré elle, il s’est rendu son esclave, et je suis le vôtre ; vous verrez si je vous enlève votre propriété !… » (p. 584). Le pardon de Colette ferait d’elle une renégate à notre époque où le consentement doit être certifié par huissier en 3 exemplaires : « Mais… je te pardonne… va, je te pardonne… Ah ! je t’a’ime… Tu m’aimes ? Je t’aime aussi… Sans expérience, je n’ai pas su me défendre… mais je n’ai pas consenti… Non, je n’ai pas consenti… Celle que tu aimes… que seul tu as rendue femme… sera toujours digne d’être aimée, estimée…honorée… Jamais elle ne perdra… volontairement la vertu… » (p. 587). Mais Rétif est conscient de ses torts : « Pardonnez-moi, grand Dieu ! » m’écriai-je, j’ai violé la loi de la Nature : elle ne permet pas qu’on arrache les faveurs… de la femme… qui doit être libre de refuser… Je suis donc coupable contre les lois éternelles ! » (p. 593). Le fétichisme est de la partie : « Je serrai ensuite dans ma cassette la jolie chaussure de Colette, dont je m’étais emparé, après l’avoir enveloppée de plusieurs doubles de papier blanc et bleu. Je l’ai toujours conservée, et je veux qu’on la mette dans mon tombeau » (p. 589). Gaudet d’Arras expose ses vues à Colette Parangon : « Il lui fit une peinture effrayante des désordres de l’onanisme, de la masturbation ; il lui représenta le danger que je courais de faire un enfant à Toinette ou à quelque autre chambrière ; ou bien à la fille jolie d’un teinturier » (p. 603). Le 15 juillet 1754, il fait la connaissance de Loiseau, qui entre en apprentissage, et qui deviendra à Paris son ami intime, mais c’est une amitié qui procède comme un amour : « il voulait m’aimer malgré moi, et auparavant que je l’aimasse, me rendre digne d’être son ami » (p. 622). Une saynète ondiniste et coprophile est contée comme en passant : « Elle lui tournait le dos ; un petit besoin l’a prise ; l’endroit est solitaire, autant que sombre ; elle s’est à demi troussée, à demi accroupie, et, tendant le derrière justement sur Yon, elle l’a baptisé complètement ; il n’en a pas perdu… une goutte… Il n’osait souffler, comme bien vous pensez, quoique la douche l’obligeât quelquefois à serrer les dents et à fermer les yeux… Quand elle eut fini, elle s’aperçut qu’une de ses mules d’étoffe d’or (car elle est très coquette pour cette partie de sa parure) avait donné dans quelque chose de malpropre ; elle a senti comme un chiffon sous ses pieds ; elle chercha de la résistance, et trouvant un point d’appui, elle essuya sa mule au jabot du pauvre Yon, qui de son côté est un propret, comme tous les gens de plume qui paraissent continuellement devant les premiers magistrats ; ensuite elle s’en est allée, ne se doutant de rien » (p. 631). Rétif s’éprend d’une laide : « La passion extraordinaire que m’inspira Rose Lambelin ne fut certainement pas de l’amour : je serai pris par l’esprit. Je n’ai jamais aimé l’esprit du sexe que cette fois-là ; auparavant, j’aimais le cœur et la beauté ; depuis, j’ai aimé la beauté, puis le cœur, mais la beauté surtout… Je puis donc t’assurer, honnête lecteur ! que le charme qui m’a subjugué fut unique » (p. 639). Mme Parangon annonce son départ, et Rétif fait celui qui ne comprend pas, alors qu’il se vante d’avoir déjà engrossé force pucelles : « Ce n’est qu’à sa mort que j’en ai découvert le sens… » (p. 646) ; « Colette se leva. Je crus voir que sa taille, toujours aussi parfaite par derrière, changeait un peu de forme par devant ; mais je n’eus aucune idée » (p. 655). Cela sent son roman à plein nez. Rétif signale en passant ses démêlés avec un « censeur royal », l’abbé Simon, qui lui refuse son imprimatur. Il change le titre et propose le manuscrit à un autre censeur, Lebrun-Meaupou, qui le lui « parapha sans difficulté, en louant la vérité des mœurs, et le naturel du langage » (p. 649). Gaudet d’Arras use de sa fortune pour arrondir les bonnes fortunes de son ami : « Elle est grosse, je t’en avertis… » Je devins pâle. « Ne t’effraie pas ! je t’en ai débarrassé… Elle est à moi… » (Il s’agit de la « petite Marianne », dévergondée par Tonton Lenclos, p. 656). À défaut de soubrette, Nicolas se br… dans les mules de Colette, et c’est dit en latin : « In albis socculis fallor… » (p. 673). Pour situer la pratique de la strausskahnisation dans l’imprimerie, voici une anecdote truculente : « la servante de Mme Chouin la chaircuitière vint à passer ; Tourangeot l’appela. Cette bonne fille monta, croyant voir faire des livres. J’étais au fond d’une autre chambre, entouré de papier. Le tartare, malgré sa défense, la renversa sur des rognures, et il en triompha… J’entendais faiblement ; ainsi je pensais que c’était un jeu. À la fin, ennuyé, j’allai chercher Edme […]. Il accourut, et trouva le tartare encore, acharné sur sa proie. « Ma fille ! cria le dévot, en se jetant à genoux, invoquez le bienheureux diacre Pâris, et le serpent tentateur perdra toute sa force ! Faites une oraison éjaculatoire ! » Au même instant, il déchargea sur les reins de Tourangeot un coup de sa bûche secouriste. Le tartare fit un jurement épouvantable, et se redressa : « Heureusement, dit le tartare, que j’en étais à ma troisième fournée… » La servante était brisée ; Edme fut obligé de la soutenir, pour descendre, tout en lui disant de se recommander au bienheureux Pâris, pour ne pas devenir grosse… Mais ce Tartare n’était-il pas moins brutal que moi ? » (p. 677). « Oraison éjaculatoire » constitue bien sûr un jeu de mots, l’adjectif correct étant « jaculatoire » ! Une phrase nous fait rire jaune : « Il ne m’arriva rien de remarquable jusqu’à la fin de l’année » (p. 681), signe qu’il suit son journal de l’époque. Il viole nonobstant Toinette, qui se laisse faire : « La fureur de jouir me ressaisit… Toinette, suppliante, égarée, se livrait, au lieu de se défendre, avec l’énergie d’une fille de vingt-deux ans, forte, bien constituée, en poussant de profonds soupirs, entremêlés dé cris inarticulés. Elle se roidissait ; elle me pressait dans ses bras, elle ne se connaissait plus… Enfin, quelques mots tendres lui échappèrent… » (p. 683). Il la fait raisonner : « Ainsi, je ne vous en veux pas. Mais je vous en prie ! que nous ne soyons pas deux misérables sans conscience, qui nous livrons au libertinage ! Respectons nos corps, et si nous succombons encore, que ce ne soit qu’à la force, et jamais de propos délibéré… » (Tel fut le raisonnement de Toinette : mais ce qui aurait été une dérision dans une héroïne de Crébillon fils était en elle une ingénuité vertueuse et touchante…) » (p. 684). Nous arrivons au 1er janvier 1755 ; l’année 1754 aura donc occupé 126 pages, mais ce n’est rien car 1755 occupera 226 p. ! Colette Parangon revient vite de Paris, et raconte ses mésaventures. Elle a par hasard fait la connaissance de Marguerite Pâris, mère de « sa fille et la vôtre » (p. 693). Cette nouvelle surprend Nicolas, qui ne fait pas le rapprochement avec ce qui pourrait être arrivé à la femme qu’il a violée. Colette fait toujours de gentilles leçons : « Une femme, à vos yeux, est un mets, un plaisir, un bonheur, votre désir vole à elle, et vos bras l’étreignent. Gaudet d’Arras dit que c’est que vous êtes bien constitué. Oui, si la destinée de l’homme n’avait que ce but, comme celle des chefs qu’on donne aux troupeaux et aux haras… » (p. 694) ; « Je distinguerai, tout comme lui [Gaudet d’Arras], entre les crimes contre la Nature, et les fautes qui ne sont que contre les instituts humains ; celles-ci n’entament point un cœur tel que le votre » (p. 695). Une phrase nous apprend qu’une ville de province pouvait être cosmopolite : « Cet acte de vigueur étonna les étrangers, Allemands, Flamands, Lyonnais, Provençaux, Gascons, et Loiseau reconduisit chez elle Tonton délivrée » (p. 709). Rétif explique bizarrement son succès auprès des femmes : « C’est que les femmes voyaient, sentaient que je les adorais, et, ce qui vaut mieux, que je les chérissais, même en les trahissant. C’est que jamais je n’eus la petitesse méchante, et vraiment efféminée, d’insulter à leurs faiblesses » (p. 722). Il rédige un journal qui lui sert quarante ans plus tard, et dont malheureusement il n’omet presque rien : « Je me retirai seul, pour écrire dans mes cahiers tout ce qui venait de se passer, tâchant de ne rien omettre » (p. 733). Toinette regrette de ne pas être enceinte de Nicolas : « Celles qui redoutent… sont prises : moi… qui le désirais… » (p. 733).
Voici une des scènes les plus érotiques du volume, une sorte de peep show avant la lettre. Excité par la vue surplombante de son ami en pleine strausskhanisation de soubrette, Nicolas s’en tape deux ! La scène presque entière vaut la citation : « Gaudet d’Arras, de retour de Troyes depuis deux ou trois jours, et dont la femme était alors malade, avec Goton, la chambrière de Mlle Hollier !… Ils étaient sous le pouvoir de l’Amour… (D’Arras avait acheté à vie ce jardin, depuis recédé à un Raffin.) Cette vue me transporta ! J’entrai dans une sorte de délire d’aise et de luxure… Mais comment faire ?… Elles étaient deux !… J’appelai la fille de la maison. Toinette et Marote firent un petit cri de frayeur ! Puis reconnaissant ma voix, elles vinrent à moi. La fenêtre flamande était partagée en deux par une poutre ; je voulus renvoyer Marote, en disant qu’on l’avait appelée ; mais la friponne avait vu où se portaient mes regards, et l’objet qui les attirait frappa les siens ; elle s’empara de l’autre côté de la fenêtre. Je mis, à ma place Toinette, qui voulait descendre pour son amie… Je ne savais ce que je faisais… On ne distinguait rien ; on ne reconnaissait personne ; mais Toinette se douta de ce que c’était : elle voulut se retirer. Je la saisis alors. Voyant mon dessein, elle se remit à sa fenêtre. J’essayai là une attaque, mais elle prit des précautions… Cependant Marote dévorait des yeux des objets confus. « Venez donc voir… venez donc voir, nous dit-elle… ce que je vois. » Toinette avança la tête, et Marote lui désigna du doigt… J’étais dans une frénésie d’amour. J’avais envie de me jeter sur Toinette… Mais l’exposer devant Marote… Pendant que j’étais dans une situation de forcené, la curieuse Marote s’agitait, et faisait faire à sa croupe mille mouvements différents. Une position entre autres fut si voluptueuse, que je n’y pus résister ; je la découvris insensiblement jusqu’au dessus des reins, et, mes dimensions prises, je l’attaquai si brusquement que je triomphai de cette vierge, à qui la douleur fit pousser un cri !… « Paix ! lui dis-je, en la tenant si ferme qu’elle ne pouvait se remuer ; aidez-moi, et vous allez trouver le plaisir… » Elle était si émue qu’elle ne pouvait parler… Ses genoux défaillirent à l’approche d’une sensation nouvelle ; elle s’abandonna… Je la soutenais… Enfin, elle balbutia : « Toinette !… à moi !… à moi !… » Toinette, attentive malgré elle, ne la comprenait pas ; je touchais à la victoire. Alors Marote, entraînée, se laissa tomber le visage sur les rognures, où le sacrifice s’acheva… Marote demeura quelques minutes immobile, et ne revint à elle que lorsque j’eus renouvelé l’assaut… Celui-ci fini, elle se releva aussitôt et se remit au linge, toute honteuse, et dans un désordre qui la rendait en ce moment mille fois plus provocante… » (p. 737). On appréciera particulièrement la périphrase : « mes dimensions prises » ! Et donc après Marote, Nicolas se tape Toinette, sans lui laisser penser qu’il remet le couvert : « Je quittai mon poste et j’allai prendre Toinette, qui se laissa mollement conduire sur ma couchette, où je la possédai avec tant d’emportement que je lui aurais ôté tout soupçon, si elle en avait eu ; c’était aussi ce que je voulais, et afin de la rendre silencieuse, quand sa compagne serait revenue… Toinette ne s’était jamais donnée si complètement ; ses transports surpassaient les miens ». Conclusion : « Ceci n’était point prémédité ; la vue de Gaudet d’Arras avec Goton m’avait jeté dans une fureur érotique si violente que j’aurais employé la violence avec toute autre personne qui se fût trouvée sous ma main… » (p. 738). Reste à voir ce qui l’excite vraiment dans ce spectacle érotique… Des scrupules lui viennent cependant : « je voyais que Bardet était éperdument amoureux de Toinette, et je commençais à me regarder comme le plus criminel des hommes, d’exposer mon amie à manquer un établissement honorable, ou d’avilir mon ami, en jouissant sciemment de sa future. Ce fut la dernière fois que je possédai Toinette » (p. 740). Il avoue son exploit à Gaudet, qui blasphème : « Il me semble que je suis plus vigoureux, ou plus libertin, sous le froc. » Ce qu’il me disait là me déplut : il ne m’avait jamais parlé avec aussi peu de décence. Cependant ce fut ce qui m’encouragea à lui reprocher mon attentat sur Marote comme son ouvrage. Il me sauta au cou : « Tant mieux ! mon ami, me dit-il ; si elle devient grosse, j’en suis de moitié, et je me charge de cet enfant… » (p. 741). Toinette est prise par surprise par M. Parangon, ce dont Rétif a honte de se féliciter : « Quand j’eus quitté Toinette, je réfléchis à cette aventure ; et, s’il faut avouer ici ma turpitude, je fus bien aise qu’un second mît de l’incertitude… en cas de grossesse… Idée méprisable, puisqu’elle est dénaturée !… Mais ce crime de mon cœur fut inutile : jamais, du moins à ma connaissance, Toinette, fille ou femme, n’a été mère » (p. 751).
C’est à ce moment du récit, enfin, que Rétif établit une liste de ses vingt enfants, alors qu’il n’en est qu’au « dixième ». Pierre Testud en compte en fait 29 (note 8 p. 752), mais oublie de remarquer que sur ces 29 enfants, le hasard fait qu’il y a un garçon, d’ailleurs nommé « le garçon, de Flipote », plus peut-être le ou la première de la liste, nommé « Zéphire » (mais une note de la p. 912 évoque une prostituée nommée ainsi). Tous les autres prénoms sont féminins. Ce hasard fait de cette liste une fiction complète ! C’est plus comme le dit Testud un fantasme de paternité. Nicolas s’occupe du mariage de ses deux cousins avec les deux filles d’un M. Servigné, ce qui nous permet d’apprendre comment cela se traitait : « Nous écrivîmes les bans, Bertrand et moi, et mon oncle avec le père Servigné les remirent ensemble à M. Creuzot, curé de Saint-Loup, en lui montrant les pareils, qu’ils emportaient pour le curé d’Accolay. Il fut convenu qu’ils seraient publiés le dimanche Ier Juin, pour la première fois, le dimanche 8 pour la seconde, et le dimanche 15 pour la troisième, mais qu’on ne célébrerait le mariage que le mardi 8 juillet. Tout étant ainsi convenu, les deux familles se séparèrent, en se donnant l’assurance de se réunir le 7 juillet, pour passer le contrat, fiancer, et marier le lendemain » (p. 758). Lors de la nuit qui précède le mariage, c’est encore, en latin, une belle saynète érotique : la plus âgée des deux sœurs offre les prémices de la plus jeune à Nicolas, à la faveur de l’obscurité : « Sœur, petite sœur, que fais-tu ? Tu me tues ! Tu me déchires… Ah… » Après l’avoir trois ou quatre fois possédée violemment, je suis reparti en silence » (note p. 1441). Pierre Testud précise d’ailleurs que ce double mariage n’a rien à voir avec la réalité attestée par l’état civil. Nicolas nous fournit une impressionnante liste de ses cavalières à la danse, sans doute tirée de ses cahiers. C’est son goût des listes, surtout de femmes. Mais voici une liste originale d’un repas publicitaire fait cette année-là, pour faire parler de soi : « un déjeuner dont les mets étaient singuliers : c’étaient une langue de loup, du renard en civet, du chat à la daube, de la fouine à la broche, et de jeunes hiboux en fricassée de poulet » (p. 763). Il se tape encore une pucelle, et lui fait cette étrange leçon : « je dis à Percinette : « Apprenez, mademoiselle, qu’un homme doit tout à celle qui s’est donnée à lui ; qu’il doit la soutenir en tout ; si on la soupçonne, il doit nier ; si on l’a vu, il doit donner le démenti à la vérité même ; son premier devoir est de conserver la réputation de celle qui a été son épouse quelques instants. — Ah ! me répondit-elle, vous me consolez mieux que vous ne pensez ! J’ai perdu la fleur de fille, mais c’est un honnête garçon qui l’a eue ; je me console par là » (p. 767). Votre serviteur étant natif d’Auxerre, a particulièrement goûté ce portrait de l’Auxerrois en forme de veste : « Lorsqu’un jeune Auxerrois voit une jolie fille, il ressent d’abord le désir, tout comme un autre, quand il est homme ; mais ensuite il éprouve une autre sensation plus forte, c’est l’envie d’avilir, de faire du mal à l’objet qu’il vient d’admirer ; il voudrait pouvoir le prostituer, le fouler aux pieds, le couvrir de fange, le battre, le faire languir dans la douleur ; c’est être un peu plus féroce que le tigre, mais c’est être Auxerrois » (p. 768). Encore une saynète, mais là on tombe dans la pédophilie, car il s’agit d’une fille de douze ans, petite sœur de deux libertine, qui le supplie de la dépuceler, et c’est son dernier tango à Auxerre : « La troisième sœur était une enfant de douze ans : elle fut spectatrice, mais Tourangeot me dit qu’elle était accoutumée à ces sortes de scènes par sa mère et ses sœurs. Aussi était-elle d’une impudence qui passe toute imagination… Dans un moment où les deux aînées s’étaient jetées sur Tourangeot, qui leur disait et faisait des obscénités, elle vint se mettre sur mes genoux et m’embrassa. J’y répondis. Alors la petite me dit en propres termes : « Dépucelez-moi, je vous en prie. — Non, non ! petite effrontée ! lui dit la seconde, non ! » […] Moi, je cédais aux agaceries de la troisième, et devenu furieux par les obstacles, je la faisais également crier. Cependant je n’aurais jamais réussi ; mais le tartare, au fait de toute scélératesse, ayant aperçu un morceau de beurre frais échappé à la voracité des trois sœurs, en vint oindre l’enfant, qui fut immolée… Mme Parangon imaginait-elle que dans sa propre maison, il y eût un scélérat capable de me rendre un pareil office ?… » (p. 776). Quel Tartuffe ! Une indiscrétion de Colombat sur Rose permet d’évoquer discrètement la masturbation féminine : « Enfin, elle a fait un grand soupir !… et elle est restée comme immobile, allongeant seulement les jambes, qu’elle roidis sait, comme si elle se fût trouvée mal. » Je fis une seule question à Colombat, sur la position de la main. Il y répondit, sans en comprendre le sens, et je fus suffisamment instruit » (p. 787). Une chanson paillarde intitulée « La Furstemberg » est intégralement citée, mais il est dommage qu’à part des extraits musicaux, on ne trouve rien sur cette chanson sur Internet. Cette chanson inspire à Rose Lambelin le commentaire suivant : « J’aime ces chansons de vieille roche (et se penchant dans mes bras), où l’on ne donne pas à l’amour une importance janséniste » (p. 802). Rose est censée lui adresser un poème qui n’occupe pas moins de 19 pages (844 à 862), de meilleure facture que la plupart des autres, et Pierre Testud pense qu’il n’est ni d’elle ni de lui, mais n’en connaît pas la source. 30 ans après, Google livres n’en sait pas plus ! Rose, pour qui malgré sa laideur il est pincé, le congédie, ce qui le vexe : « Me voilà donc remercié ! C’était pour la première fois que j’éprouvais combien il est cruel d’être quitté !… Je versai des larmes de rage, et je crus pleurer de douleur » (p. 874). Il en est consolé par Mme Chouin, et de belle façon : « Adélaïde n’ayant pas encore eu d’enfants, se trouva sous mes lèvres : ce fut le coup de briquet ; le feu prit… Il est résulté de cette consolation, deux jumelles qui ont été élevées à Paris chez un chaircuitier, comme nièces d’Adélaïde » (p. 874). Il apprend plus tard que « Rose avait été amoureuse folle de frère Boulanger » (p. 888). Pour une fois qu’une fille lui retourne la politesse ! Rétif quitte donc Auxerre pour Paris, seule possibilité sans doute de devenir imprimeur à l’époque car le nombre d’imprimeurs avait été réduit, et il n’y en avait pas plus d’un par ville, sauf à Paris et peut-être autres métropoles. Le départ donne lieu à divers larmoiements, et le père du héros peut voir « plus de cinquante jeunes gens des différents quartiers de la ville, qui me firent tant d’amitiés » (p. 896). En route pour de nouvelles aventures ! (lire la cinquième époque).
– Site de la Société Rétif de La Bretonne
– L’image de vignette est une peinture datant des années 1776. © Larousse.
Voir en ligne : Les lieux de Rétif de la Bretonne en images
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