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Entrevue inédite
Entrevue de Lionel Labosse par Thierry Lenain
LGBT, littérature jeunesse et éducation.
mardi 1er mai 2007
Cette entrevue est reprise avec l’aimable autorisation de Thierry Lenain. Cette entrevue, initialement prévue pour la revue Citrouille, n’est jamais parue.
– Y a-t-il eu une évolution de l’approche des questions LGBT au fil des parutions des romans et des documentaires qui existent maintenant depuis quelques années dans l’édition jeunesse ?
– Incontestablement. À part quelques précurseurs, les questions LGBT ne sont devenues — dans une faible mesure — un sujet à la mode qu’au tournant de l’an 2000, et cela grâce à l’adoption du Pacs. Quoi qu’on en pense, c’est le Pacs qui a donné une respectabilité aux gais et lesbiennes telle qu’il est devenu possible de mentionner leur existence à l’école. Avant cette époque, les rares livres à aborder la question le faisaient par le prisme du sida (La nuit du concert, Les lettres de mon petit frère, Tout contre Léo). Puis on a eu la période de l’homoparentalité, qui permet l’identification du jeune lecteur, supposé futur hétéro pur et dur (Je ne suis pas une fille à papa, Le bouc émissaire (L’Instit)), et enfin celle du gai ou de la lesbienne victime de l’homophobie, souvent suicidé, dont la sœur ou le frère retrouve le cahier (Le cahier rouge, Frère). Dans les trois cas, il est inévitable que le registre de la victimisation soit surexploité. C’est ainsi que tous les « autres » ont fait leur entrée en littérature jeunesse. Cependant les éditeurs sont rapidement allés plus loin, dans trois directions. Les textes où le héros, toujours victime, ne meurt pas mais combat (Macaron citron, H.S.). Un premier roman historique qui ne pratique pas l’homophobie passive par le révisionnisme : Une princesse à Versailles, d’Anne-Sophie Silvestre, qui ne cache pas l’homosexualité de Monsieur. Enfin, on m’a signalé un livre traitant du transsexualisme chez École des Loisirs (Les petites déesses), et c’est pour l’instant un cas unique, car, comme dirait Montesquieu, « ils / elles ont la poitrine si écrasée qu’il est presque impossible de les plaindre ».
– Vous semble-t-il qu’on puisse distinguer dans ces romans deux formes de récits, voire d’écriture, selon que l’auteur témoigne / s’inspire de son propre vécu, ou qu’il a fait des questions LGBT le sujet de son récit au même titre qu’un autre sujet ?
– La particularité des questions LGBT et la censure dont elles-ont toujours été victimes et dont elles continuent à être victime, que ce soit de la part des éditeurs ou des prescripteurs, m’obligent à étendre votre distinction. D’autre part j’ignore le « propre vécu » de la plupart des auteurs, à part le mien ! Il faut surtout distinguer le cas des auteurs confirmés qui soit se sont décidés d’eux-mêmes à aborder la question LGBT, en thème principal ou en thème secondaire, soit ont reçu une « commande » d’un éditeur. Il faut distinguer ensuite le cas d’auteurs qui, souhaitant aborder le thème pour des raisons intimes, ont eu peur que ces raisons intimes se voient trop. Le dernier cas — le mien — est celui d’auteurs dont la question LGBT, comme toute question identitaire, est le déclencheur, ou un des déclencheurs de l’activité littéraire, et qui s’imaginent pouvoir faire une entrée dans le milieu ultra-conservateur de la littérature jeunesse avec cette pancarte dans le dos ! À ce que je sache, il est peu d’auteurs qui soient présentés comme LGBT, sur la quatrième de couverture, ou dans les médias facilement accessibles aux jeunes lecteurs, ou lors d’interventions scolaires. Il est pourtant systématique d’indiquer que tel ou telle auteur a tel n’ombre d’enfants. Cette question peut paraître secondaire, mais cela semble évident qu’un auteur qui traite de questions relatives au racisme se situe clairement par rapport aux communautés dont il parle. La non-visibilité immédiate, et donc l’alternative oppressante et réitérée de l’aveu ou de la dissimulation est une particularité de la discrimination dont sont victimes les LGBT. J’ignore si on peut dire que Marie-Aude Murail ou Isabelle Chaillou se sont inspirées de leur propre vécu ou d’une conscience aiguë de cette question transmise par des proches, mais leurs romans me semblent transmettre une sensibilité LGBT de façon bien plus sensible que par exemple ceux de Didier Jean et Zad ou de Jérôme Lambert, lesquels me semblent avoir signé une œuvre de commande ou d’opportunité. Commentaire entièrement subjectif.
– Reste-t-il des zones d’ombre dans l’approche des questions LGBT de ces romans et documentaires ?
– La sexualité est la zone d’ombre par excellence, qu’elle soit homo ou hétérosexuelle. En ce qui concerne les documentaires, le mot « sodomie », omniprésent dans la bouche des ados, brille par son absence dans le clinquant « Dico Ado » récemment publié par Gallimard, et dans lequel Mme Catherine Dolto prétend pourtant faire un sort à tous les mots qui « turlupinent » les adolescents. Si je puis donner un conseil aux libraires et documentalistes, c’est de remplacer dans ce domaine sensible, Dolto mère et fille et leurs épigones par des auteurs moins marqués par les préjugés homophobes d’origine religieuse, comme Anne Vaisman (L’homosexualité à l’adolescence). La thématique de la sexualité fait actuellement son entrée dans les romans pour ados (La vie en Rose, de Gudule). La sexualité LGBT va rarement plus loin que des baisers sur la bouche. Je ne veux pas dire que cette pudeur soit un mal en soi et qu’il faille pousser les adolescents à imiter les films pornos, mais l’égalité de traitement est souhaitable. Si les éditeurs vont plus loin du côté hétéro, il faudra qu’ils aillent plus loin du côté homo. Dans le même ordre d’idées, il est urgent de refaire certains textes biographiques ou historiques qui censuraient les questions LGBT. À quand un roman honnête sur l’antiquité grecque ou latine ? Les sujets LGBT sont parmi les rares à compter une très faible proportion de traductions. Est-ce parce que la francophonie est en avance ? Les textes français sont-ils traduits, et comment réagit-on à l’étranger ? La transsexualité est une zone d’ombre évidente, ainsi que la bisexualité, qui n’est abordée que dans le cas où il y a des enfants, mais elle n’est pas vue sous l’angle sexuel. C’est la jouissance qui gêne avant tout dans la sexualité. Qu’elle serve à faire des enfants d’un côté, qu’elle fasse des victimes de l’autre, sur lesquelles on puisse s’apitoyer, mais surtout qu’elle ne serve pas à jouir. Ou du moins ne le disons pas aux enfants. Continuons le plus longtemps possible à faire semblant de ne pas voir qu’ils font désormais à peu près tous leur éducation sexuelle avec des films pornos, puisque l’Éducation nationale n’assume pas son rôle sur ce sujet. J’admire Marie-Aude Murail entre autres raisons parce qu’elle a imposé un personnage récurrent, Nils Hazard, qui n’est pas marié, qui a une sexualité, qui ne se formalise pas quand il se fait draguer par un mec (Tête à rap), etc. L’air de rien, voici une auteure qui rompt avec l’esprit conservateur de la littérature jeunesse à la française. Sinon, pour faire lire aux élèves une vraie scène de sexe homo, il faut se contenter de la scène de masturbation du second livre des Les Confessions de Rousseau, au programme de troisième ou de première. Ça ne donne pas vraiment envie !
– Vous avez une expérience d’auteur et d’enseignant. Quels sont les réactions des élèves à ces romans ? des profs, des parents, de l’institution ? S’il y a des réticences, de quel ordre vous semblent-elles relever ? Opposition morale ? Crainte de prosélytisme, de « contamination » ?
– En tant qu’enseignant, j’ai commencé fort en proposant dès 1999 à des élèves de 4e le chef-d’œuvre de Vincent Lauzon, Requiem gai, qu’aucun éditeur français n’a encore eu le courage de reprendre, tant il était en avance. Dès cette date, les élèves ont toujours été attentifs, intéressés, parfois « choqués » comme ils disent, mais dans le bon sens du terme. Ils vont jusqu’au bout du livre, et cela donne lieu à des débats qui ne sont pas artificiels, comme celui que j’ai eu l’an dernier grâce à Ne m’appelez plus Julien, de Jimmy Sueur, un texte bouleversant sur la transsexualité (qui n’est pas disponible, cela va sans dire, chez un éditeur français de littérature jeunesse). Ce jour-là j’ai atteint un tel degré de profondeur dans les échanges entre les élèves, fond et forme, que j’ai décidé de demander ma mutation pour le lycée, parce qu’il me semblait avoir atteint le summum de ce que je pouvais apporter aux élèves en collège. Ce n’est pas en édulcorant qu’on intéressera les jeunes, c’est en leur proposant une réflexion et des arguments sur ces thèmes qui les turlupinent tous. Les plus réticents, ce sont les profs et les institutions, comme « Collège au cinéma », qui semble décidé à ne jamais programmer un film traitant ces questions. Les pionniers sont d’autant plus vulnérables qu’ils sont forcément isolés. Il faudrait un acte concret qui vienne de haut et qui impose, par exemple, la présence de ces livres dans les C.D.I.. Sans cela, il faut un courage exceptionnel à un prof pour crever le tabou devant ses collègues pour la première fois. La tendance étant à la tolérance molle, l’opposition morale se fait insidieuse, et l’on vous dit que « les enfants sont trop jeunes », en oubliant qu’ils ne sont pas trop jeunes pour se suicider. Le reproche du prosélytisme, on me l’a envoyé dans la figure aussi. Tant que vous restez dans la victimisation, passe encore, mais gare si vous montrez une image positive des choses ! En gros, vous soulevez des émotions de tout ordre, que ce soit chez les parents, les collègues ou les élèves. Mais ce que vous recevez en retour de la part de la majorité des élèves (et aussi de certains collègues et parents d’élèves) compense largement les quelques risques, par exemple ce parent d’élève macho qui a menacé de me casser la gueule l’an dernier, les petitesses des uns et les jalousies des autres.
En tant qu’auteur, je n’ai eu qu’une expérience de rencontre avec une classe, organisée par une collègue particulièrement courageuse et novatrice, dans un collège d’Aubervilliers. Un souvenir exceptionnel, avec les mêmes remarques que précédemment, auxquelles s’ajoute le fait que les élèves étaient tout simplement bouleversés de dialoguer, pour la première fois de leur vie pour la plupart, avec un gai qui leur parlait directement. J’étais bouleversé de mon côté parce que je n’avais pas anticipé cet aspect-là, mais j’avais compris pendant la rencontre que, dans un premier temps du moins, il était légitime et nécessaire.
– Les souffrances dont sont victimes les homos (SIDA, agressions homophobes) vous semblent-elle rendre plus sensibles et ouvertes d’esprit les personnes sus-citées, ou au contraire isoler d’autant plus les LGBT ? Les profs ? Les élèves ?
L’appartenance à quelque communauté que ce soit victime de discrimination n’engendre aucune sensibilité particulière aux discriminations subies par les autres. J’ignore d’où vient cette étrange faculté d’empathie, ou au moins cette retenue du jugement devant l’altérité. J’aurais eu tendance à faire exception pour les transsexuels, parce que l’expérience de passer dans la peau de l’autre me semble propice à la tolérance (cf. Dans la peau d’un noir). Cependant il existe chez certains transsexuels une tendance « normopathe », (dont certains tirent la distinction entre transsexuels et transgenre). La tendance la plus fréquente est effectivement, face à l’adversité, de s’isoler. Cette tendance est renforcée chez les LGBT, par la seconde particularité de la discrimination dont ils sont victimes, c’est-à-dire que contrairement aux minorités raciales ou religieuses, les LGBT sont aussi isolés dans leur propre famille, et n’ont pas d’espace où on les plaigne, où on les comprenne et réconforte. L’école et la société ne forment pas des rebelles, et c’est l’esprit moutonnier qui l’emporte presque toujours. Il faut donc un effet de mode, un effet moutonnier pour que, enfin, les questions LGBT soient abordées autrement que par des pionniers. La plupart des profs gais que j’ai cru connaître m’ont au mieux ignoré, au pire entravé dans mes démarches, tellement je les remettais en question. Si j’ai pu entraîner des collègues, c’étaient des hétéros ouverts d’esprit. Rassurez-vous, il y en a peu, mais la qualité supplée à la rareté ! Cela dit, en ce qui me concerne, le traumatisme du sida et la conscience d’en être un survivant m’ont sans doute enlevé la peur d’oser ; et la conscience des discriminations non médiatisées m’a rendu plus sensible à la censure et aux tabous. Par exemple j’ai pointé le fait que les catalogues des éditeurs jeunesse français proposent un seul texte consacré au génocide arménien, Loin des autres, de David Kherdian (traduction de l’américain), mais le seul texte écrit par une française (Muriel Pernin) n’est plus disponible. Voilà une question encore plus taboue que les questions LGBT. Pourquoi ? [1]
– On assiste à une stigmatisation du « jeune garçon arabe des banlieues », forcément machiste et violeur, et lui plus que tout autre. Cette stigmatisation le désigne aussi comme particulièrement homophobe, et fait des cités actuelles des zones de persécution des LGBT, comme si dans les cités des années 60, avant l’immigration de l’Afrique du Nord, deux hommes pouvaient s’embrasser publiquement sur la bouche, comme si aujourd’hui dans la plus charmante et traditionnelle de nos bourgades provinciales deux femmes pouvaient tranquillement s’enlacer sur la place de l’église. Qu’en pensez-vous ? — ou plutôt… qu’en pense Karim ?
– Karim est justement en train de renouer avec Julien, quatre ans après, dans Karim & Julien, et effectivement il a beaucoup à dire sur l’image que les médias donnent des jeunes arabo-musulmans. Lui qui se radicalise dans l’athéisme pacifique (tiens, un Rebeu peut être athée ?) se demande pourquoi au lieu de renvoyer dans leurs familles les jeunes filles voilées, on ne les accepterait pas dans les lycées en leur proposant des cours de libération sexuelle où on leur apprendrait qu’elles peuvent aussi être lesbiennes. Il a eu vite fait de démasquer, sous une homophobie de façade, l’homosexualité refoulée du jeune Rebeu de cité. Dès l’âge de quinze ans, grâce à son copain Julien, il s’était interrogé sur le roman phare et fondateur de la littérature pour ados sur le thème du « jeune garçon arabe des banlieues », Le gone du Chaâba, d’Azouz Begag. Dans ce best-seller de l’anti-racisme, le héros se vantait de « racketter les putes et les pédés », et un de ses camarades traitait un élève, puis le maître, de « tapette » et de « pédé de Français ». Il n’est pas étonnant, quand on propose en masse ce livre comme un modèle, qu’un élève maghrébin, constatant que l’auteur de ce chef-d’œuvre plus ou moins autobiographique est devenu ministre à côté de l’homme au Kärcher, conclue qu’un jeune Rebeu se doit d’être homophobe. Tous les jeunes banlieusards n’ont pas l’esprit critique de Karim. Le même garçon, s’il a un prof qui décidément aime bien le sujet du racisme, des cités, etc., peut tomber sur un texte plus récent, l’excellent Couscous clan de Guillaume Guéraud, aux éditions du Rouergue. À la page 68, il lira ces truculentes paroles du sympathique Kader : « On a croisé que des bâtards ! Ils ont fait recouvrir nos tags par ton père ! Et y a pas une seule fille dans leur équipe ! Rien que des tapettes ». En lisant ceci, Karim aurait vite rétorqué au narrateur inattentif que ce sont eux, Kader, Karim et Kamel, qui n’ont pas une fille dans leur équipe, et qui par conséquent… Mais le narrateur trop pressé préfère aller dans le sens de la caricature à la mode…
Mon Karim à moi ne va pas dans le sens du poil, et s’il critique les médias, il ne craint pas non plus de reprocher à certains de ses « cousins » trop prompts à jurer « sur le Coran » qu’ils ont 50 ans de retard. Au fait, le collège d’Aubervilliers où je suis intervenu en tant qu’auteur est un collège de cité dans toute sa splendeur, ainsi que le lycée où j’enseigne désormais. Il y a souvent un grand écart entre les caricatures médiatiques et la réalité, le problème est de savoir jusqu’à quel point ces caricatures informent la réalité, qui les informe à son tour, en un cercle sans fin. Il est dur de briser les cercles…
– entrevue réalisée en octobre 2005. Voir aussi une entrevue pour Têtu en juin 2006 et une entrevue par Marine Lafontaine en 2019.
© altersexualite.com, 2007
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[1] Miracle en 2007, avec la parution de Les Yeux ouverts, de Didier Torossian.