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Fleurs du mâle… pour les lycées

Splendeurs et misères des courtisanes, d’Honoré de Balzac

Garnier-Flammarion, 2006, 667 p., 9,3 €.

mardi 30 octobre 2007

Splendeurs et misères des courtisanes est une sorte de clef de voûte à La Comédie humaine. Honoré de Balzac a mis dix ans à l’écrire (1838 – 1847), encore n’a-t-il offert son chef-d’œuvre que progressivement, puisque ce n’est qu’au quatrième volume – publié un an avant sa mort – de ce qui constitue ce roman posthume, qu’il sera enfin explicite sur l’homosexualité avant la lettre de Jacques Collin [1], et la nature précise de sa relation avec Lucien de Rubempré. Pourtant, ce trait de personnalité était conscient dès la rédaction du Père Goriot (1835). Ce détail prouve combien cette révélation était difficile, Jacques Collin faisant figure d’ovni littéraire du moins parmi les œuvres des romanciers les plus célèbres. Il s’agit en littérature française du premier personnage de roman explicitement homosexuel masculin, après Claude Gueux, de Victor Hugo, premier personnage dont l’homosexualité est connue dans le hors-texte, et longtemps après La Religieuse, de Denis Diderot, 1796, premier personnage lesbien. Et ce n’est pas tout, car l’œuvre propose aussi une vision décapante de l’amour : apologie de la polygamie, éloge de l’adultère et complicité des époux en ce but, éloge de la prostitution par le personnage d’Esther, la courtisane amoureuse qui seule sort sans tache du roman. Ce pavé de 650 pages est à réserver à une bonne classe de première, par exemple une première L, et convient parfaitement à l’intitulé du nouvel objet d’étude (à partir de 2007) : « Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde ». J’ai choisi l’édition de Philippe Berthier parue en 2006 chez Garnier-Flammarion, dont l’apparat critique conviendra tout à fait à l’appétit de nos lycéens.

Les courtisanes et la pègre : la fange reflète l’azur

Cette expression empruntée à la préface rend bien compte de la vision balzacienne : le Bien et le Mal ne sont pas tranchés [2] : « la courtisane est un extraordinaire médium : passant de mains en mains, son corps-carrefour est le lieu de rencontre de milieux qui normalement n’auraient jamais dû frayer ensemble », avance Philippe Berthier, qui fait le lien avec Proust, chez qui « le romanesque anachronique de la drague homosexuelle lie l’ambassadeur au repris de justice » (cité p. 17). Le préfacier remarque d’ailleurs que Lucien n’est pas moins courtisane qu’Esther, puisque lui aussi est entretenu par Carlos Herrera, qu’il est offert à la plus offrante, et qu’il est une sorte d’« athlète sexuel » [3], toujours prêt à chevaucher une croupe féminine (« après avoir eu Coralie tuée sous lui », p. 67), tandis que la troisième partie montre une invraisemblable chevauchée fantastique de ses amantes prêtes à tout pour le sauver, détruire leurs lettres trop explicites ou se venger de lui, quand elles ne contribuent pas à dissimuler le secret de sa relation avec Carlos : « ce monstre a mis en lieu sûr les lettres les plus compromettantes des maîtresses de son… — Son ami, dit vivement la duchesse » (p. 590). Toujours est-il qu’Esther révèle un amour sincère chez le baron de Nucingen. Certes, celui-ci est moqué ; Balzac prend plaisir à le faire s’exprimer dans une sorte de sabir judéo-alsacien à s’arracher les cheveux [4], et il est maintes fois précisé qu’Esther, en puisant la dot de Lucien dans ses poches, ne fait que voler un voleur ; mais il n’en reste pas moins qu’il est pathétique. Au contraire, Balzac empêche qu’on s’apitoie sur Jacques Collin en le rendant responsable de la prostitution forcée de la fille de Peyrade par vengeance sur son père (scène pathétique, p. 355). La vision de Balzac quant à l’amour dans la pègre est complexe : « La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’état social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s’en douter, à ces deux conclusions : la prostitution et le vol. […] Pour [le voleur], voler, c’est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l’accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser ; il s’accouple avec une violence dont les chaînons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité » (p. 534). Plus loin : « L’amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l’on en croit la Faculté de médecine, l’origine des sept dixièmes des crimes » (p. 538).

Amour, mariage et phallocratie

« La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d’un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l’aide de laquelle il montera au pouvoir » (p. 275). « Esther Gobseck lui a servi d’asticot pour pêcher près de deux millions dans cet étang à pièces d’or appelé Nucingen… » (p. 599). On le voit, Balzac ne mâche pas ses mots sur le mariage, ce qui n’empêche pas que les époux sachent s’entendre dans ces sortes d’affaires. La femme du Baron, Delphine, qui « espéra secrètement devenir veuve » (p. 134), sera de bon conseil dans l’amour de son mari avec Esther, et l’adultère semble être chez les aristocrates un sport que l’on pratique avec fair-play. Cela est valable chez les Nucingen, mais également chez les Sérizy [5], les Grandlieu, etc. Feu François Mitterrand devait avoir lu Balzac. Les bourgeois sont plus prosaïques : « Or, madame Camusot dominait entièrement son mari » (p. 408). À propos des femmes, Balzac invente le terme de « Code Femelle » : « Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise ; car elles ont toutes admirablement compris qu’elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants » (p. 476). La phallocratie du narrateur épouse étrangement celle de Jacques Collin : « On ne se figure pas de quelle utilité sont les femmes de Paris pour les ambitieux en tous genres ; elles sont aussi nécessaires dans le grand monde que dans le monde des voleurs, où comme on vient de le voir, elles jouent un rôle énorme » (p. 584) ; à comparer aux propos de Jacques Collin : « Les filles publiques en écrivant font du style et de beaux sentiments, eh ! bien, les grandes dames qui font du style et de grands sentiments toute la journée, écrivent comme les filles agissent. Les philosophes trouveront la raison de ce chassé-croisé, je ne tiens pas à la chercher. La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! » (p. 618) ; « Un soupir poussé de travers par une femelle leur retourne l’intelligence comme un gant ! Ils perdent la tête pour une œillade. […] Oh ! combien de force acquiert un homme quand il s’est soustrait, comme moi, à cette tyrannie d’enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de sauvage ! La femme, avec son génie de bourreau, ses talents pour la torture, est et sera toujours la perte de l’homme » (p. 655). Balzac n’entre pas dans des scènes osées, mais ne rechigne pas devant des métaphores disons couillues : « vous me croirez bien capable de l’amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard » (p. 273) ; Esther se déclare « votre machine à plaisir » (p. 278) dans un poulet au baron ; « Baisez papa » (p. 277). Dans une page fort moderne, une courtisane se moque de la froideur au lit de son amant anglais, qui est en réalité Peyrade déguisé : « Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu’il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son cœur, mais à ses opinions d’abolitionniste » ; « je n’ai jamais été si cruellement, si profondément, si complètement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto » (p. 326 / 329). À plusieurs reprises, Balzac met dans la bouche du baron de mystérieuses pilules censées ragaillardir sa virilité, hélas en vain ! Au moment du suicide de Lucien, ses aristocratiques amantes espèrent encore sauver le mort, et Balzac se livre à des allusions voilées à la légende selon laquelle il serait possible de ranimer un pendu en vertu de sa légendaire érection : « Il y a des moyens de rendre à la vie… » (p. 493).

Jacques Collin : une poupée russe

Il semble impossible de réduire ce personnage, véritable Fregoli, comme le dit le préfacier, à un rôle. Il n’est ni Vautrin, ni Jacques Collin, ni Trompe-la-Mort, ni l’abbé Carlos Herrera, ni aucun des travestis [6] qu’il endosse au fil des pages pour surprendre son monde, comme une sorte de Haroun al-Rachid du Paris XIXe siècle ; il n’est ni l’immonde bagnard, ni l’ange du mal, mais au-delà de tout ça, il est l’incarnation de Balzac, le romancier amoureux de son personnage qui le fait avancer dans la société pour vivre par procuration une existence d’exception, capable de tuer un personnage s’il nuit à son poulain : « Veux-tu qu’ils meurent ? » (p. 114) ; « [Carlos] fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d’être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger » (p. 299). Sa conception de l’amour est désillusionnée, et il faudrait connaître en détail la vie de Balzac pour savoir la part d’identification et la part de fascination qu’il y avait en lui pour cette vieille tante revenue de tout qui ne vit plus que pour son jeune ami. Si Balzac propose une vision du bagnard à l’opposé de celle du Jean Valjean des Misérables que Victor Hugo commence à rédiger en 1846 [7], on peut s’interroger sur son rapport à un personnage qu’il a rendu indestructible, au mépris de tout réalisme. Une source possible est le Gaudet d’Arras de Nicolas Rétif de La Bretonne, dans Monsieur Nicolas (1796). Il insulte à plusieurs reprises son personnage, mais il en fait une sorte de héros de la paternité, et le retire toujours au dernier moment du bain d’huile bouillante au-dessus duquel sa narration se plaît à le balancer pendant des pages et des pages. À la mort de l’auteur, une cinquième partie était prévue, comme s’il ne pouvait pas se résoudre à tuer son double littéraire. Qui sait, si Balzac avait vécu cinq ans de plus, s’il ne nous aurait pas donné le premier couple ouvertement gai de la littérature, avec un Jacques Collin devenu chef de la police, vivant en ménage ouvert avec le beau Théodore, toute peine purgée ? Le couple Jacques / Lucien, c’est un peu un dédoublement de Don Juan : l’aristocrate intellectuel revenu de tout d’un côté, l’homme à femmes jouisseur de l’autre. Et derrière l’apparent détachement de Lucien, comme chez Don Juan, une flamme intérieure le rend capable de mourir en acceptant l’aboutissement de sa jouissance. Il semble que le dédoublement soit un principe narratif, si l’on en croit cette métaphore proprement balzacienne : « Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes ! d’un côté, la poésie, la volupté, l’amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse […] De l’autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde !… Et aucun moyen de les réunir en une seule personne ! » (p. 162). Sans l’éperon de l’ambition, Lucien se contenterait volontiers d’Esther (cf. p. 367).

Le premier homosexuel de la littérature française

Il y a donc d’abord le Jacques Collin homosexuel. Un bagnard attiré par les hommes, et dont l’homosexualité, fait remarquer Philippe Berthier, est donnée « comme une condition dont l’étiologie nous échappe » (p. 26). Pas de psychologie de bazar pour trouver une origine au goût pour les hommes (cela n’étonnera pas les lecteurs de Les Origines de la sexologie 1850-1900, de Sylvie Chaperon), mais un franc dégoût pour les femmes, et un amour paternel, angélique, pour les jeunes hommes. Pour le physique, Balzac nous a offert le plus beau bear de la littérature : « Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé […] et alors, on put admirer un torse velu d’une puissance cyclopéenne. C’était l’Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. — À quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis ?… dit le médecin » (p. 441). Quant à Lucien, une allusion qui n’a pas été développée par Balzac en fait « l’ancien rat de des Lupeaulx » ; et de préciser : « Un rat, mot déjà vieilli, s’appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l’Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l’infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours » (p. 66). Le mot est d’ailleurs également utilisé pour désigner Esther [8]. La vie commune de Lucien et Carlos Herrera, donne lieu à des pages intéressantes, comme cette discrète scène de ménage (p. 107 sq.) : « Il y a entre nous ce qu’il ne devait jamais y avoir : un secret ! […] Tu aimes une femme ». Le lecteur superficiel peut rester sur cette impression qui peut sauver la face jusqu’au dernier volume, lequel seul dissipera l’ambiguïté : « Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l’enfant naturel de ce prêtre ». Ce leurre sera d’ailleurs repris par Carlos dans son interrogatoire : « Eh bien ! c’est… ô mon Dieu !… c’est mon fils ! » (p. 438), et il se dit aussi bien mère, explication validée par le narrateur (cf. p. 523) [9]) : « Mon enfant, je t’avais permis de prendre une maîtresse, mais une femme de la cour […] Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu… » (p. 111/112). Cependant, même dans cette scène peu explicite, Philippe Berthier voit dans l’expression « je serai comme une barre de fer dans ton intérêt » (p. 112) la métaphore de liens plus sexuels. Il y a une part de fantastique dans cette union, car si le faux prêtre a sauvé Lucien du suicide, qu’est-ce qui explique son obéissance aveugle, alors qu’il a sincèrement le goût des femmes, et que Balzac le montre sincèrement amoureux d’Esther ? L’idée d’un pacte faustien est suggérée, sans appuyer, par la fréquente utilisation du mot diable pour désigner le faux abbé, voire dans sa propre bouche : « L’échéance du diable serait arrivée » (p. 142). On ne peut pas ici relever toutes les expressions qui sèment le doute dans l’esprit du lecteur, mais leur juxtaposition lève toute ambiguïté : « Pour lui, Lucien était plus qu’un fils, plus qu’une femme aimée, plus qu’une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance » (p. 143). De nombreuses expressions efféminent Lucien : « cet homme à moitié femme » (p. 146). Carlos rivalise de dévouement avec Esther : « On ne se dévoue ainsi que pour les rois ; mais je l’ai sacré roi, mon Lucien ! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaîne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant : “Il est au bal, il est à la cour“ […] Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! » (p. 276) [10]. Corentin ne se laisse pas abuser : « L’Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d’une jolie fille… » (p. 307). On pourrait presque parler de relation avunculaire.

Quand Balzac fait du Jean Genet

Dans la troisième partie, le texte devient de plus en plus explicite : « [Lucien] se savait le compagnon intime d’un forçat évadé » (p. 398) ; « Carlos Herrera est l’ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré » (p. 409) ; « Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir […] en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise » (p. 411). Pendant les interrogatoires, si Jacques Collin parvient à rendre vraisemblable la fiction de la paternité secrète, Lucien est trop sensible et trahit son « protecteur » (p. 464) ; « Il s’est reconnu […] l’ami, l’élève d’un forçat évadé. L’abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui » (p. 476). Lucien mort, et Balzac près de la sienne, la dernière partie est enfin explicite. Le juge évoque le « mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré » (p. 505), dont il faut éviter qu’il n’éclabousse ses aristocratiques amantes. Balzac justifie par une remarque homophobe avant la lettre son intérêt pour le cas du bagnard : « Cet homme […] n’est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? […] ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant […] Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra ! » ; « cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l’amour à l’humanité » (p. 513). Cependant l’explication par la paternité n’est pas abandonnée, mais complétée par celle « DU DOUBLE » ; « un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l’homme aimé » (p. 514). Jacques Collin reconnaît qu’il disputait son « petit » comme un os contre les « damnées femelles » : « Un jour de plus, et Lucien était riche ! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n’avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu’il n’eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde… Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! » (p. 515). Collin se remémore sa rencontre, comparant Lucien à « son ancien compagnon de chaîne » (p. 552), Théodore : « La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été » (p. 516). Face au juge, il utilise des images parlantes : « on enterre en ce moment ma vie, ma beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force ! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang… Me voilà ! je suis ce chien… » ; « on est venu m’arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau… » (p. 614). L’assimilation canine et cet adjectif même est d’ailleurs omniprésente. Au contact des détenus, les langues se délient : « il veut revoir sa tante qu’on doit exécuter bientôt » (p. 545). Balzac définit aussitôt ce mot par l’expression de « troisième sexe », dont on peut se demander s’il l’a inventée. Tout ce passage est imprégné d’une tendresse mâle digne de Jean Genet pour ce garçon qui, au moment où Collin le retrouve, est âgé de 27 ans et compte 18 crimes. Voir par exemple l’évocation de la fabrication par Jacques Collin de « patarasses » pour Théodore, ces « tampons, composés d’étoupe et de linge », « qu’ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d’amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied » (p. 555). Entre eux, les détenus parlent franchement, et désignent sans méchanceté Théodore comme « la belle Madeleine » (p. 565), de même qu’ils ont le plus grand respect pour leur ancien dab, Jacques Collin, connaissant son amour pour Madeleine. Arrêtons-nous là, pour vous laisser pleurer comme des madeleines, justement, à la lecture de ce pavé « athlète sexuel » lancé dans la mare de la « Comédie humaine » par un Balzac ambigu en diable.

 Il serait intéressant de savoir ce que devient l’homosexualité de Jacques Collin dans les rares adaptations au cinéma : Vautrin de Pierre Billon, et le feuilleton éponyme de Maurice Cazeneuve en 1975. En attendant que, à notre époque de liberté de mœurs, un réalisateur de talent s’y attaque à nouveau.

 Lire aussi une critique courte du roman, et l’article de Jean-Yves sur Culture et débats. Voir un sujet de bac sur le roman incluant un extrait de Splendeurs et misères des courtisanes. Enfin, lire cet étonnant article de Pierre Gripari sur Jean Valjean en héros homosexuel. Voir mon article sur Claude Gueux, de Victor Hugo, considéré comme le modèle qui a peut-être inspiré Balzac pour son Jacques Collin. Et bien sûr, Nana, d’Émile Zola, 1880. La même année que Balzac, Gustave Flaubert & Maxime Du Camp esquissaient la silhouette du bagnard Ambroise avec son mignon dans Par les champs et par les grèves.
 On trouvera dans La Garçonne, de Victor Margueritte, un personnage de baron juif amoureux d’une femme et prêt à se ruiner pour elles, comme le baron de Nucingen, mais dans une perspective purement antisémite.
 Lire un article sur un livre de Michael Lucey, Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, traduit de l’américain par Didier Éribon, Paris, Fayard, 2007.
 Lire notre article « La relation avunculaire en littérature et au cinéma ».

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le texte du roman sur Wikisource


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[1Les mots homo- et hétérosexualité ne sont créés que vers 1870 ; cf. L’Invention de l’hétérosexualité, de Jonathan Ned Katz.

[2La dernière lettre de Lucien contient à propos de Carlos l’expression « la poésie du mal » (p. 486), qui paraît-il a inspiré Baudelaire.

[3Il est bien évident que cet « athlète sexuel » est une préfiguration visionnaire balzacienne de notre « altersexuel » !

[4Voir un paragraphe amusant de Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer à propos du patois alsacien.

[5Dans la fièvre, la comtesse de Sérizy déclare à son mari : « Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi ! » (p. 433).

[6Il n’est pas le seul, et Contenson, le policier, ne craint pas d’être « déguisé en vieille marchande des quatre saisons » (p. 191).

[7Pas si opposée que cela si l’on en croit Pierre Gripari (article cité en fin d’article).

[8À rapprocher de la phrase de Gustave Flaubert extraite de sa correspondance, citée dans La Comédie indigène, de Lotfi Achour.

[9« Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même ».

[10La suite prouvera que dans l’amour oblatif, le forçat est un cran en-dessous ; cf. lettre d’Esther, p. 450.