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La première transgenre FTM, pour les 3e ou le lycée

L’Alouette, de Jean Anouilh

Éditions Gallimard Jeunesse, Scripto, 1953, 182 p., 9 €.

mercredi 3 octobre 2007

Gallimard Jeunesse a eu la bonne idée de reprendre le texte de cette pièce dans sa collection Scripto. Les connotations catho du mythe et sa récupération politique récurrente par l’extrême droite m’avaient à tort jusque-là détourné de L’Alouette. Or on a là un texte vivant, drôle, plus politique que religieux, avec toute une panoplie de personnages qui représentent autant d’idiosyncrasies. Au point de vue altersexuel, on se régale. Non seulement Jeanne est la première transgenre FtM (« Female to male »), mais Jean Anouilh se livre à une attaque en règle de l’institution du mariage, et la devise de Jeanne pourrait être : « Plutôt morte que mère » !

Résumé

Jeanne d’Arc rejoue son histoire pour son procès en hérésie, devant le comte de Warwick, qui représente les Anglais [1], Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, un inquisiteur et divers seconds rôles nécessaires au procès. Ses parents et les hommes qu’elle a rencontrés durant sa vie, de Charles VII à La Hire (simple soldat), en passant par Agnès Sorel [2] ou la reine Yolande d’Aragon, se mêlent au jeu quand on a besoin d’eux. Jeanne est habillée en homme, ce qui, on le sait, sera le prétexte principal à l’accusation. Jeanne s’exprime avec sa candeur de pucelle, qui sied si bien à Anouilh : « Dieu est économe ; quand deux sous de bon sens suffisent, il ne va pas faire la dépense d’un miracle » (p. 113) ; « Dieu veut qu’on cogne d’abord, Messire ! » (p. 127). Au contraire, ses accusateurs trahissent des pensées moins pures, à l’exemple du Promoteur : « En réalité le diable […] prend les traits d’une belle fille toute nue, les seins dressés, insupportablement belle… » (p. 23) ; « L’homme est impureté, stupre, visions obscènes ! L’homme se tord sur sa couche dans la nuit, en proie à toutes les obsessions de la bête… » (p. 116). Warwick, quant à lui, a plutôt de la sympathie pour Jeanne, mais doit la faire condamner pour raisons politiques, parce qu’elle a fait sacrer Charles (p. 29).

Le père de Jeanne a la main lourde, et ne croit pas à ses voix. Il la traite de « coureuse », de « sale chatte en chaleur » (p. 31). Sa mère n’y croit guère plus, et voudrait absolument qu’elle ait un amoureux. Jeanne répond « Je ne veux pas me marier, mère. Monseigneur Saint-Michel m’a dit que je dois partir, prendre un habit d’homme et aller trouver notre sire le Dauphin pour sauver le royaume de France ». « Je ne te laisserai jamais t’habiller en homme », répond la mère (p. 40). La scène avec Beaudricourt est désopilante : il veut d’abord coucher avec elle, mais elle l’embobine de belle manière, lui fait oublier son sexe (« figure-toi que tu me l’as déjà donné mon habit d’homme, et ce que nous discutons tous les deux, comme deux braves garçons, avec bon sens et avec calme », p. 52), et parvient à ses fins par de grossières flatteries qui font mouche, en lui soufflant ses décisions comme si elles venaient de lui. Cette maïeutique du pauvre provoque l’admiration de Warwick : « Qu’est-ce que gouverner le monde […] sinon faire croire à des imbéciles qu’ils pensent d’eux-mêmes ce que nous leur faisons penser ? » (p. 60). C’est le même Warwick qui glorifiera Jeanne sous l’image de « cette petite alouette chantant dans le ciel de France, au-dessus de la tête de leurs fantassins… » (p. 106). Anouilh insère ici une scène de vaudeville entre Charles, Agnès Sorel, la reine Yolande et sa fille, la reine Marie d’Anjou. Yolande conseille à Marie de tolérer les maîtresses de Charles : « Soyez sa reine, tenez sa maison, faites-lui un dauphin, et pour le reste, déchargez-vous de la besogne. […] ce n’est pas un métier d’honnêtes femmes, l’amour » (p. 69). Une fois seul avec Yolande, Charles n’a pas peur d’affirmer : « cette petite putain d’Agnès dont je ne peux pas me passer » (p. 73). Puis il se méprend sur le conseil de Yolande, de « prendre cette pucelle », ce qui l’oblige à préciser : « C’est dans votre conseil que je vous demande de prendre cette petite paysanne. Pas dans votre lit » (p. 75). On revient aux choses sérieuses avec la petite phrase qu’il fallait bien caser : « chasser les Anglais hors de France » (p. 85). « Tu es un peu sorcière ? » demande Charles (p. 92). Jeanne lui répond par un exposé de sa méthode digne d’Émile Coué : « Le tout, c’est d’avoir peur le premier, et avant la bataille » (belle scène d’argumentation à étudier, pp. 100/103). Cauchon évoque un « acte de rébellion et de terrorisme » (p. 108), et développe un pragmatisme proche du Créon d’Antigone, quand il demande à Jeanne ce qu’elle aurait fait, elle, « Si le matin d’une attaque, un de tes soldats avait entendu des voix lui persuadant d’attaquer par une autre porte que celle que tu avais choisie […] ? » (p. 111).

On note ce renseignement donné par l’inquisiteur : « Tu as eu une petite amie que tu aimais tendrement, une petite fille comme toi, nommée Haumette », qu’il prolonge par cette réflexion : « Cette tendresse pour la créature, tu ne l’as pas limitée à celle que tu préférais » (p. 119) ; mais il n’en tire aucune allusion qu’il aurait pu rapprocher des habits d’hommes, au contraire, il y voit des faits à décharge. Fort belle et longue scène avec le simple soldat La Hire : « Mon gros ours, tu sens bon la sueur chaude, l’oignon cru, le vin rouge, toutes les bonnes odeurs innocentes des hommes. […] tu ne penses qu’aux filles » (p. 131). L’inquisiteur en vient à son obsession : la chasse à l’homme qui dit « non » : « il faudra que nous apprenions […] à faire dire « oui » à l’homme ! Tant qu’il restera un homme qui ne sera pas brisé, l’Idée, même si elle domine et broie tout le reste du monde, sera en danger de périr » (p. 140). Cauchon tente d’effrayer Jeanne avec la vision de la foule venue assister à l’exécution (resserrement temporel propre au théâtre) : « Ce sont les mêmes qui seraient venus t’acclamer à ton entrée solennelle si tu avais pris Rouen » (p. 142), ou avec des allusions à la Passion de Jésus (p. 149). Il lui demande « de renoncer à jamais à porter, contre toutes les lois de la décence et de la modestie chrétienne, cet impudent habit d’homme dont tu t’es affublée » (p. 151). Jeanne demande à Agnès et Yolande de bien s’occuper de Charles. « Avec mes petites scènes au lit, j’ai obtenu autant que vous », répond Agnès (p. 162). Jeanne plie, puis, par un jeu de lumières, on passe dans la prison (sans indication de temps). Jeanne se révolte sur un mot de Warwick : « les choses s’arrangent toujours avec le temps ». Cela donne un copié-collé des répliques d’Antigone : « Je ne veux pas le vivre, votre temps… […] Vous voyez Jeanne ayant vécu […] Jeanne acceptant tout, Jeanne avec un ventre […] qui sait, Jeanne mariée ? » (p. 169). C’est la provocation finale : « Rendez-les-moi mes habits d’homme » (p. 171), et aussitôt, le bûcher, puis l’apothéose des livres d’Histoire.

Mon avis

Gallimard Jeunesse a eu une bonne idée de reprendre cette pièce dans sa collection Scripto, même si l’écart de prix avec le même texte en collection Folio (3,5 €) ne se justifie ni par un paratexte (le texte est présenté aussi vierge que l’héroïne) ni par la rigueur du travail éditorial : la première coquille saute aux yeux au milieu de la page 5 (« le pénomène Jeanne »), puis on trouve « se tapant sur la Suisse » (p. 43), ou « huit cents soldais » (p. 61) ! À part ces détails, j’avoue avoir découvert un texte passionnant. Les connotations catho et la récupération politique récurrente de Jeanne par l’extrême droite m’avaient à tort jusque-là détourné de L’Alouette. Or on a là un texte vivant, drôle, plus politique que religieux, avec toute une panoplie de personnages qui représentent autant d’idiosyncrasies. Au plan théâtral, je n’ai jamais vu la pièce, mais on ne doit pas s’y ennuyer. L’Alouette reprend et radicalise le principe de rupture de l’illusion théâtrale déjà présent dans Antigone : on retrouve la mère de Jeanne qui « se met à tricoter dans un coin », comme Eurydice, mère d’Antigone. Anouilh va plus loin, puisque les personnages arrivent quand on les nomme, parfois à contretemps, par exemple Beaudricourt, créant des effets comiques à tous les sens du terme. Les entorses à l’unité de ton ont du sens, puisqu’elles permettent de réfléchir sur le mécanisme de l’Histoire, qui transforme une « petite sorcière crasseuse » en « dure vierge guerrière » (p. 12). On trouve quelques anachronismes et clins d’yeux, comme « Un bon service de renseignements doit toujours tout prévoir » (p. 37), ou la sortie prophétique, cynique et monarchiste de Charles : « On essaiera tout. Des hommes du peuple deviendront les maîtres des royaumes, pour quelques siècles […] et ce sera le temps des massacres et des plus monstrueuses erreurs » (p. 76). Au point de vue altersexuel, on se régale. Non seulement Jeanne est la première transgenre FtM (« Female to male »), mais Anouilh se livre à une attaque en règle de l’institution du mariage, et la devise de Jeanne pourrait être : « Plutôt morte que mère » ! Bref, tout pour plaire, et rien à voir, justement, avec l’image d’Épinal sur laquelle se ferme la pièce. C’est là toute la différence entre théâtre, roman, et Histoire…

 Lire aussi du même auteur, Thomas More ou l’homme libre.

Lionel Labosse


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[1L’insulte couramment utilisée pour les désigner est « Godons ».

[2Il s’agit d’une extrapolation car celle-ci n’interviendra que bien plus tard dans la vie de Charles VII.