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Du roman autobiographique à l’autobiographie romancée, pour le lycée

L’Amant & L’Amant de la Chine du Nord, de Marguerite Duras

Éditions de Minuit, 1984, 142 p., 10 € / Gallimard, 1991, Folio, 245 p., 8,3 €

mardi 15 mars 2011

L’Amant peut s’inscrire à plus d’un titre dans le programme d’une classe de Première littéraire. Roman, roman autobiographique, et réécriture du Barrage contre le Pacifique. Certaines pages sulfureuses abordent crûment la sexualité, mais l’aura de la grande écrivaine, le label « prix Goncourt », et le succès de librairie phénoménal (plus de deux millions d’exemplaires vendus), légitiment sans doute cette audace de présenter à des lycéens de 15 ans un roman qui évoque la vie amoureuse et sexuelle d’une lycéenne de 15 ans dans les années 19… Le style est… durassien, c’est-à-dire épuré, chaotique, déroutant ; la narration de même n’est pas linéaire, et fournit une bonne illustration des difficultés de l’autobiographie [1]. L’Amant de la Chine du Nord est une réécriture de la réécriture, qui va plus loin dans l’aveu de l’inavouable.

Résumé

L’Amant est difficile à résumer. C’est une sorte de kaléidoscope dont le centre est la jeune fille de 15 ans (plutôt 16 en réalité) que fut Marguerite Duras, et sa liaison mi-amoureuse, mi-vénale, avec un amant de la bourgeoisie chinoise de l’Indochine française, plus précisément la Cochinchine. Autour de ce centre, Duras raconte l’histoire de sa mère & ses deux frères, jusqu’à l’éclatement de la famille, par la mort de chacun des protagonistes. S’ajoutent quelques scènes de la Seconde Guerre mondiale qui peuvent sembler rapportées, mais se justifient peut-être par une contagion autobiographique, une volonté d’évoquer par exemple sa fréquentation du salon collaborationniste de Ramon Fernandez (p. 84), et quelques éléments plutôt confus sur son parcours pendant la guerre. Cela va jusqu’à un étrange parallèle : « Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du P. C. F. L’équivalence est absolue, définitive. C’est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel » (p. 85). Le fil conducteur reste cette relation amoureuse avec un Chinois, fils d’un riche marchand. Sa mère l’encourage pour des raisons mercantiles, car la famille est pauvre, et la perspective d’un mariage avec un homme riche est alléchante : « Elle viendra voir la directrice du pensionnat et elle lui demandera de me laisser libre le soir, de ne pas contrôler les heures auxquelles je rentre, de ne pas me forcer non plus à aller en promenade le dimanche avec les pensionnaires » (p. 88). Mais le père du Chinois s’oppose au mariage : « Il refusera le mariage de son fils avec la petite prostituée blanche du poste de Sadec » (p. 45). La jeune fille profite en tout cas de l’occasion pour découvrir la jouissance physique avec le Chinois, ainsi que le fantasme érotique avec une jeune fille de son lycée, Hélène Lagonelle. Elle raconte d’autre part les relations conflictuelles au sein de la famille, la violence exercée par le frère aîné, la mort du petit frère, la mort de la mère, la déchéance du grand-frère, collabo pendant la guerre (p. 95) ; son alcoolisme à elle.

Quelques extraits

La discontinuité du roman est déroutante, mais on peut en détacher des pages frappantes.
 Le portrait initial. Lecture analytique de l’incipit souvent proposée en Première, ou texte complémentaire en parallèle à l’étude du Barrage :
« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »
Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.
Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit.
Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi.
C’est le passage d’un bac sur le Mékong.
L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.
J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau. »

 Allusion à l’alcoolisme un peu plus loin : « Maintenant je vois que très jeune, à dix-huit ans, à quinze ans, j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie. L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer, de tuer. Ce visage de l’alcool m’est venu avant l’alcool. L’alcool est venu le confirmer. J’avais en moi la place de ça, je l’ai su comme les autres, mais, curieusement, avant l’heure. De même que j’avais en moi la place du désir. J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance » (p. 15).
 La réflexion sur l’autobiographie : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne » (p. 14).
 Le désir des hommes pour les « petites filles blanches » : « J’ai déjà l’habitude qu’on me regarde. On regarde les blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues et les amis de ma mère me demandent gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs femmes jouent au tennis au Club Sportif » (p. 26).
 La complicité de la mère, par exemple pour les vêtements aguichants de la petite : « cette inconvenance lui plaît », ce qui revient à la prostituer : « C’est pour cette raison, elle ne le sait pas, que la mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée » (p. 33).
 Rectification explicite du Barrage contre le Pacifique : « Ce n’est donc pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l’avais écrit, que je rencontre l’homme riche à la limousine noire, c’est après l’abandon de la concession, deux ou trois ans après, sur le bac, ce jour que je raconte, dans cette lumière de brume et de chaleur » (p. 36).
 La coupure avec la famille que représente l’entrée dans la vie amoureuse, malgré la complicité familiale pour l’aspect vénal de la relation : « Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours. Désormais ils ne doivent plus savoir ce qu’il adviendra d’elle » (p. 46).
 Scène de la première relation sexuelle : « Je ne savais pas que l’on saignait. Il me demande si j’ai eu mal, je dis non, il dit qu’il en est heureux. Il essuie le sang, il me lave » (p. 50) ; à comparer avec la scène équivalente dans le Barrage, avec Jean Agosti : « Il avait sorti son mouchoir de la poche et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de ses cuisses. Ensuite, avant de partir, il avait remis un coin de ce mouchoir ensanglanté dans sa bouche, sans dégoût et avec sa salive il avait essuyé une nouvelle fois les taches de sang séché. Que dans l’amour les différences puissent s’annuler à ce point, elle ne l’oublierait plus. C’était lui qui l’avait rhabillée parce qu’il avait vu que manifestement, elle n’avait ni envie de se rhabiller ni envie de se relever pour s’en aller. » (éd. Folioplus, p. 275). Dans L’Amant, on relève une phrase détachée : « La mère n’a pas connu la jouissance », puis cet aveu : « Je me demande comment j’ai eu la force d’aller à l’encontre de l’interdit posé par ma mère » ; puis encore mieux : « il dit qu’il a su tout de suite, dès la traversée du fleuve, que je serais ainsi après mon premier amant, que j’aimerais l’amour, il dit qu’il sait déjà que lui je le tromperai et aussi que je tromperai tous les hommes avec qui je serai » (p. 54). Cette scène va très loin, on espère que nos lycéens pourront la supporter sans que leurs parents portent plainte ! « Il devient brutal, son sentiment est désespéré, il se jette sur moi, il mange les seins d’enfant, il crie, il insulte. Je ferme les yeux sur le plaisir très fort. Je pense : il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça. Les mains sont expertes, merveilleuses, parfaites. J’ai beaucoup de chance, c’est clair, c’est comme un métier qu’il aurait, sans le savoir il aurait le savoir exact de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire. Il me traite de putain, de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça qu’il doit dire et c’est ça qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là tout est bon, il n’y a pas de déchet, les déchets sont recouverts, tout va dans le torrent, dans la force du désir » (p. 54). Ouf ! si cela n’est pas de l’éducation sentimentale…
 L’écart d’âge n’est que de douze ans, il a donc 27 ans si elle en a 15, mais « nous ne parlerons jamais de nous » (p. 62). La relation est on ne peut plus anti-romantique ! Si Duras insiste sur les mots comme « enfant » ou « petite fille » [2] qui accusent la différence d’âge (sans doute moins grave en 1929 en Indochine qu’en 1984 en France), elle ne précise qu’une fois qu’il y avait un risque lié à cet écart : « Il éprouve une autre peur aussi, non parce que je suis blanche mais parce que je suis si jeune, si jeune qu’il pourrait aller en prison si on découvrait notre histoire » (p. 79). Il est à noter qu’aucune allusion de cette sorte n’existait dans le roman de 1950. La mère revient sur la question de l’âge à la fin du roman, au moment où la rumeur a eu raison de la réputation de la fille : « Les jeunes surveillantes de la pension écoutent la mère passionnément. Tous, dit la mère, ils tournent autour d’elle, tous les hommes du poste, mariés ou non, ils tournent autour de ça, ils veulent de cette petite, de cette chose-là, pas tellement définie encore, regardez, encore une enfant. Déshonorée disent les gens ? et moi je dis : comment ferait l’innocence pour se déshonorer ? » (p. 113). Cette différence entre les deux textes provient sans doute de la prise de conscience du problème de la pédophilie, contemporaine de l’écriture de L’Amant.
 L’origine de la fortune du père, due aux « compartiments pour indigènes » dans les deux romans (p. 51 pour le Barrage ; p. 60 pour L’Amant). Pourquoi l’auteure avait-elle transformé l’amant chinois en Français dans le Barrage ? Élément de réponse p. 65 de L’Amant : « Mes frères ne lui adresseront jamais la parole. […] Cela, parce que c’est un Chinois, que ce n’est pas un blanc » : Dans le Barrage, le fait de faire de l’amant de Suzanne un blanc remplaçait un sentiment simpliste (le racisme) par un sentiment plus complexe : l’humiliation d’un homme par retournement d’un sentiment d’infériorité. Et puis peut-être cela simplifiait le roman à thèse anti-colonialiste : les méchants blancs, les gentils indigènes… J’ignore si Duras s’est expliquée sur la question.
  L’Amant donne quelques rares traits de lumière sur les allusions à la tentation incestueuse entre la sœur et le frère inscrite en filigrane dans le Barrage : « Avec lui, mon petit frère, je danse. Avec mon amant aussi je danse. Je ne danse jamais avec mon frère aîné, je n’ai jamais dansé avec lui. Toujours empêchée par l’appréhension troublante d’un danger, celui de cet attrait maléfique qu’il exerce sur tous, celui du rapprochement de nos corps » (p. 68).
 Violence de la mère sur la fille : « Dans des crises ma mère se jette sur moi, elle m’enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s’approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu’elle trouve le parfum de l’homme chinois, elle va plus avant, elle regarde s’il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l’entendre, que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée, une chienne vaut davantage » (p. 73) ; à comparer avec le Barrage, pp. 109, 110. C’est un cas fort intéressant de réécriture, car l’attitude de Joseph synthétise celle des deux frères : l’aîné encourage la mère à frapper, tandis que le cadet proteste.
 La fascination homosexuelle, et le fantasme bisexuel pour Hélène Lagonelle : « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main. Les seins sont comme je n’en ai jamais vus (sic). Je ne les ai jamais touchés. Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. Ce qu’il y a de plus beau de toutes les choses données par Dieu, c’est ce corps d’Hélène Lagonelle, incomparable, cet équilibre entre la stature et la façon dont le corps porte les seins, en dehors de lui, comme des choses séparées. Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains. Même le corps de petit coolie de mon petit frère disparaît face à cette splendeur. Les corps des hommes ont des formes avares, internées. Elles ne s’abîment pas non plus comme celles d’Hélène Lagonelle qui, elles, ne durent jamais, un été peut-être à bien compter, c’est tout » (p. 89). « Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle » (p. 92). Lire sur ce sujet le long article érudit de Pierluigi Ligas.
 L’homosexualité masculine est évoquée brièvement dans la liste des délits commis par le frère aîné dans sa longue déchéance : « Après la mort de ma mère il est seul. Il n’a pas d’amis, il n’a jamais eu d’amis, il a eu quelquefois des femmes qu’il faisait travailler à Montparnasse, quelquefois des femmes qu’il ne faisait pas travailler, au début tout au moins, quelquefois des hommes mais qui, eux, le payaient » (p. 96).
 Le superbe portrait de la mère changée par la maladie : « Il y a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, elle n’était pas ma mère, elle avait son aspect, mais jamais elle n’avait été ma mère » (p. 105). À comparer avec la version très romancée de la dernière entrevue de la mère avec Suzanne, en présence de Jean Agosti, où la mère délire en évoquant les fautes d’orthographe de Joseph, comme si c’était la chose la plus importante de sa vie (p. 280).
 Page détachée, très poétique, inspirée par la mort du petit frère ; beau passage à commentaire : « Il faudrait prévenir les gens de ces choses-là. Leur apprendre que l’immortalité est mortelle, qu’elle peut mourir, que c’est arrivé, que cela arrive encore. Qu’elle ne se signale pas en tant que telle, jamais, qu’elle est la duplicité absolue. Qu’elle n’existe pas dans le détail mais seulement dans le principe. Que certaines personnes peuvent en receler la présence, à condition, qu’elles ignorent le faire. […] Que c’est tandis qu’elle se vit que la vie est immortelle, tandis qu’elle est en vie. Que l’immortalité ce n’est pas une question de plus ou de moins de temps, que ce n’est pas une question d’immortalité, que c’est une question d’autre chose qui reste ignoré. Que c’est aussi faux de dire qu’elle est sans commencement ni fin que de dire qu’elle commence et qu’elle finit avec la vie de l’esprit du moment que c’est de l’esprit qu’elle participe et de la poursuite du vent. Regardez les sables morts des déserts, le corps mort des enfants : l’immortalité ne passe pas par là, elle s’arrête et contourne. » (pp. 128 à 130).

 Voir un sujet de bac sur l’autobiographie contenant un extrait de ce livre.

 En 1977, Duras propose L’Éden Cinéma, version pour le théâtre, créée en octobre avec Madeleine Renaud, Bulle Ogier, Michaël Lonsdale, mise en scène Claude Régy (Folio, 160 p.). La version est fidèle au Barrage, donc a pris des rides dès la parution de L’Amant. Des phrases sont reprises du roman, mais rendues sèches par leur isolement elles perdent leur charme envoûtant.


 Paru en 1991, L’Amant de la Chine du Nord approfondit l’histoire personnelle de Marguerite Duras. Le mot « l’enfant » constamment utilisé, insiste sur le jeune âge de la protagoniste, et fait penser inévitablement pour le lecteur actuel, à la pédophilie. L’inceste avec Paulo le petit frère est cette fois-ci explicite : « Et puis une fois c’est arrivé. Il est venu dans mon lit. Les frères et les sœurs, on est des inconnus entre nous. On était très petits encore, sept huit ans peut-être, il est venu et puis il est revenu toutes les nuits. Une fois mon frère aîné l’a vu. Il l’a battu. C’est là que ça a commencé, la peur qu’il le tue. C’est après ça que ma mère m’a fait dormir dans son lit à elle. Mais on a continué quand même. Quand on était à Prey-Nop on allait dans la forêt ou dans les barques, le soir. À Sadec on allait dans une classe vide de l’école.
– Et après ?
– Après il a eu dix ans, puis douze, puis treize ans. Et puis une fois il a joui. Alors il a tout oublié, il a eu un tel bonheur, il a pleuré. Moi aussi j’ai pleuré. C’était comme une fête, mais profonde, tu vois, sans rires, et qui faisait pleurer. »
(p. 56). Ce n’est qu’à la fin du roman que cet inceste consommé est raconté ; difficile aveu littéraire qui couvait depuis la publication du Barrage en 1950 : « Paulo était venu dans la salle de bains par la petite porte du côté du fleuve. Ils s’étaient embrassés beaucoup. Et puis elle s’était mise nue et puis elle s’était étendue à côté de lui et elle lui avait montré qu’il fallait qu’il vienne sur son corps à elle. Il avait fait ce qu’elle avait dit. Elle l’avait embrassé encore et elle l’avait aidé.
Quand il avait crié elle s’était retournée vers son visage, elle avait pris sa bouche avec la sienne pour que la mère n’entende pas le cri de délivrance de son fils.
Ç’avait été là qu’ils s’étaient pris pour la seule fois de leur vie.
La jouissance avait été celle que ne connaissait pas encore le petit frère. Des larmes avaient coulé de ses yeux fermés. Et ils avaient pleuré ensemble, sans un mot, comme depuis toujours. Ç’avait été cet après-midi-là, dans ce désarroi soudain du bonheur, dans ce sourire moqueur et doux de son frère que l’enfant avait découvert qu’elle avait vécu un seul amour entre le Chinois de Sadec et le petit frère d’éternité »
(p. 209).
La relation avec Hélène Lagonelle est aussi approfondie ; il est aussi question d’une fille du pensionnat qui se prostitue, avec des réflexions pas politiquement correctes : « moi aussi [c’est Hélène qui parle] je suis comme Alice. Ça lui plaît cette vie-là. À moi aussi ça me plairait. J’en suis sûre. Remarque que moi, je préférerais aussi faire la prostituée plutôt que soigner les lépreux » (p. 58).
La relation sexuelle avec le Chinois est réticente à cause de la question de l’âge de la petite. Page intéressante à l’égard du débat de faux-culs qui a eu lieu en 2018 en France sur l’âge de consentement : « Il se lève. Elle reste debout devant lui. Elle attend. Il se rassied. Il caresse mais à peine le corps encore maigre. Les seins d’enfant, le ventre. Il ferme les yeux comme un aveugle. Il s’arrête. Il retire ses mains. Il ouvre les yeux. Tout bas, il dit :
– Tu n’as pas seize ans. Ce n’est pas vrai.
Pas de réponse de l’enfant. Il dit : C’est un peu effrayant. Il n’attend pas de réponse. Il sourit et il pleure. Et elle, elle le regarde et elle pense – dans un sourire qui pleure – que peut-être elle va se mettre à l’aimer pour toute la durée de sa vie.
Avec une sorte de crainte, comme si elle était fragile, et aussi avec une brutalité contenue, il l’emporte et la pose sur le lit. Une fois qu’elle est là, posée, donnée, il la regarde encore et la peur le reprend. Il ferme les yeux, il se tait, il ne veut plus d’elle. Et c’est alors qu’elle le fait, elle. Les yeux fermés, elle le déshabille. Bouton après bouton, manche après manche.
Il ne l’aide pas. Ne bouge pas. Ferme les yeux comme elle.
L’enfant. Elle est seule dans l’image, elle regarde, le nu de son corps à lui aussi inconnu que celui d’un visage, aussi singulier, adorable, que celui de sa main sur son corps pendant le voyage. Elle le regarde encore et encore, et lui il laisse faire, il se laisse être regardé. Elle lui dit tout bas :
– C’est beau un homme chinois. »
(p. 78).
« – Si la police nous trouvait… – elle rit – je suis très mineure…
– Je serais arrêté deux ou trois nuits peut-être… je ne sais pas bien. Mon père paierait, ce ne serait pas grave. »
(p. 100).
Le candaulisme ne fait pas peur à la jeune dévergondée : « – Je voudrais beaucoup ça, que tu la prennes comme si je te la donnais… je voudrais ça avant qu’on se quitte. […]
« – Ce serait un peu comme si c’était ta femme… comme si elle était chinoise… et qu’elle m’appartenait et que je te la donne. Ça me plaît de t’aimer avec cette souffrance de moi. Je suis là avec vous deux. Je regarde. Je vous donne la permission de me tromper. »
(p. 191)

Lionel Labosse


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[1« J’ai lu quelque part qu’à ceux qui lui demandaient pourquoi il faisait des sculptures si maigres, Giacometti répondait : « J’enlève tout ce qui n’est pas nécessaire ». Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec l’écriture de Marguerite Duras » : remarque intéressante de Pierluigi Ligas dans son article sur le personnage d’Hélène Lagonelle (cf. infra).

[2« la petite fille », p. 120 ; « Ainsi j’étais devenue son enfant », p. 122.