Accueil > Littérature en TL (terminales littéraires) > Tout Éluard, avant Les Mains libres
Œuvres complètes de Paul Éluard, jusqu’en 1937.
Tout Éluard, avant Les Mains libres
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 1, 1968, 1670 p.
samedi 16 août 2014
La programmation pour les terminales littéraires en 2013/2014 du recueil Les Mains libres (1937), dessins de Man Ray illustrés par des poèmes de Paul Éluard, est à première vue déroutante. Après l’enchantement que constitua Zazie dans le métro, pourquoi choisir ce recueil peu connu d’un auteur qui, pour parler franc, provoque moins d’enthousiasme que jadis ? Allez, j’ose le dire : Paul Éluard m’émeut rarement, et les gamineries surréalistes ne m’amusent plus guère. Il faut pourtant s’y coller, et comme je le dis souvent à mes élèves, à défaut d’aimer, on s’intéresse, et on apprend toujours. Comme d’habitude, le colossal boulot abattu par Agnès Vinas, Marie-Françoise Leudet et quelques autres collègues bénévoles sur Lettres Volées est pour le moins revigorant. Tant de choses à dire sur une œuvre si peu enthousiasmante ? Paradoxe de la littérature : plus une œuvre est obscure, plus la critique peut y enfoncer son coin ! Et si, à force d’implorer à genoux, de prier et de faire semblant d’y croire comme dirait Brassens, on finissait par apprécier Éluard ? Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’en travaillant un auteur avec des élèves l’enthousiasme viendrait en forgeant. C’est grâce à mes élèves, déjà, que j’ai fini par apprécier Senghor. On enregistre souvent un flop quand on présente en classe un de nos textes fétiches, et le contraire est également vrai. Bref, comme naguère pour Lorenzaccio, cet article vous propose une lecture en diagonale du premier volume des œuvres complètes de Paul Éluard en Pléiade, édition de Lucien Scheler & Marcelle Dumas (1968). Ce premier article, consacré aux débuts d’Éluard jusqu’à la parution de Les Mains libres, se concentrera sur deux points : des extraits de la préface et de poèmes et de proses, qui explicitent la poétique d’Éluard en la rattachant éventuellement à sa biographie, et les meilleurs essais critiques présentés dans les notes, qui suggèrent une méthode de lecture pour ces textes difficiles d’accès. Le deuxième point, altersexualité oblige, sera la question sexuelle, qui est au cœur des préoccupations d’Éluard, même s’il faut parfois se renseigner chez ses biographes pour avoir la clé. Et pour parler franc encore, ce coquin d’Éluard est un fieffé altersexuel, ce qui nous le rend bougrement sympathique, mais cela se sait plus par des lectures people que par ses œuvres ! Après le compte rendu en deux articles du premier tome des œuvres complètes, puis un troisième et dernier article traitant du tome 2, de la Libération à la fin, nous nous pencherons sur la monographie de Chantal Vieuille consacrée à Nusch, Portrait d’une muse du Surréalisme, qui témoigne des non-dits de l’œuvre, notamment des Mains libres, le recueil qui nous intéresse particulièrement. Un article est consacré à Peter Ibbetson, d’Henry Hathaway, le film fétiche des surréalistes qu’Éluard vit comme une révélation en 1935. Les Recherches sur la sexualité, le n°4 des Archives du surréalisme, publié chez Gallimard en 1990, est l’objet de cette chronique. Un article sur Kiki de Montparnasse, bande dessinée de Catel & Bocquet, porte un regard sur une autre muse du surréalisme au destin proche de celui de Nusch, et sur Man Ray avant son travail avec Éluard. Un article présente l’Autoportrait de Man Ray. Enfin, un article sur le contexte artistique des années 30. Cette série d’articles sera peut-être également utile aux candidats à l’agrégation qui doivent se taper Capitale de la douleur avec un plaisir que nous trouvons bien minuscule !
Plan de l’article
La préface de Lucien Scheler
Les œuvres
Les Animaux et leurs hommes (1920)
Répétitions (1922)
Les Malheurs des immortels (1922)
Capitale de la douleur (1922) (« La courbe de tes yeux… »)
Les Dessous d’une vie (1926) (« La dame de carreau »)
L’Amour la poésie (1929) (« La terre est bleue comme une orange »)
Ralentir travaux (1930)
À toute épreuve (1930)
L’Immaculée conception (1930)
La Vie immédiate (1932)
La Rose publique (1934)
Facile (1935)
Notes sur la poésie (1936)
Les Yeux fertiles (1936)
L’Évidence poétique (1937) ; sur Sade
Premières vues anciennes (1937)
Les Mains libres (1937)
après Les Mains libres
de la Libération à la fin
La préface de Lucien Scheler
Eugène-Émile-Paul Grindel, futur Paul Éluard, naît à Saint-Denis (dans le 93, comme on dit maintenant), de parents ouvriers. Après sa naissance, son père s’enrichit dans l’immobilier, sans renier sa foi socialiste. Entre décembre 1912 et février 1914, Paul est hospitalisé dans un sanatorium en Suisse, où « il se lie bientôt d’amitié avec une jeune Russe, Helena Dimitrovnie Diakonova, qu’il prénomme Gala, — Gala qu’il épousera en 1917. Soucieux de ne pas enfreindre la consigne de mutisme [...] Gala et Paul, par l’intermédiaire de petits papiers qu’ils se communiquent d’une chaise longue à l’autre, engagent à bâtons rompus un dialogue où leur avenir se joue ». En lisant ce volume imprimé en 1968, on n’en saura guère plus sur la vie privée de ce couple people. Il suffit pourtant de jeter un œil sur l’article de Wikipédia pour apprendre que « En octobre 1921 Éluard et Gala se rendent à Cologne pour rencontrer le peintre Max Ernst. Elle pose pour lui et devient son amante tout en restant l’épouse d’Éluard. L’année suivante, Ernst vient s’installer dans la maison des Éluard à Eaubonne. La relation triangulaire n’est nullement cachée. » Et un trouple, un ! Et qui préfigure les relations partageuses avec Nusch, René Char, Man Ray et tutti quanti, qui sont en arrière-plan de la conception des Mains libres. Voici lancé l’un des fils rouges de cet article : comment se fait-il que ces auteurs prétendument révolutionnaires (les surréalistes) se soient acoquinés (Éluard & Aragon plus longtemps que Breton) avec le parti communiste, un des mouvements politiques du XXe siècle les plus réactionnaires qui soient au point de vue moral ? Pourquoi ces prétendus révolutionnaires ont-ils éprouvé un besoin pathologique de se marier, tout cela pour vivre sans s’en cacher des relations extra-conjugales, voire partouzardes ? La génération suivante, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en tête, sera plus honnête avec elle-même, en refusant le mariage. On verra cependant que, au moins en ce qui concerne Nusch, Éluard avait des raisons pas forcément méprisables d’épouser.
En 1922, Éluard se désolidarise de Tristan Tzara et « rejoint Aragon, Breton et Soupault qui avaient rompu avec Dada, leur volonté d’action, leur ivresse créatrice s’accordant mal avec une attitude à leur gré trop excessivement négative ». Breton déclare : « Considérer successivement le cubisme, le futurisme et Dada, c’est suivre l’essor d’une idée qui est actuellement à une certaine hauteur et qui n’attend qu’une impulsion nouvelle pour continuer à décrire la courbe qui lui est assignée » (p. XXV). Quant au symbolisme, que les surréalistes renvoient « aux vieilles lunes », Lucien Scheler estime au contraire qu’ils en sont fort proches : « Le symbolisme se proposa fréquemment d’évoquer l’Invisible, cosmos antique et surpeuplé où coexistent des dieux et des lémures, des bourreaux, des victimes. Le Surréalisme entreprit d’explorer un univers d’apparence moins vaste, mais qui, à peine entrevu, se révéla sans limites comme le premier, et hanté d’ombres insatisfaites et de rôdeurs nocturnes comme lui. Deux mondes, que l’homme porte dans la tête et qui ne se différencient guère plus l’un de l’autre que les images d’un même objet, entr’aperçues dans les deux faces d’un miroir sans tain » (p. XXVI) [1]. Si la querelle avec Paul Claudel est évoquée (p. XXXV), l’aspect homophobe en est oublié. Rappelons que Claudel traita ainsi les surréalistes : « Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique ! ». En 1931, Aragon et Éluard participent à l’Exposition anticoloniale organisée par le parti communiste, ce qui n’empêche pas, en mars 1932, Éluard et une brochette de surréalistes, de « consommer la rupture » avec Aragon, en publiant contre lui un rapport intitulé « Paillasse ! » Ils lui reprochent notamment de n’avoir pas défendu le freudisme contre les communistes russes. [2]
La rencontre de Nusch est évoquée ainsi : « en mai 1930, au hasard d’une randonnée à travers Paris, en compagnie précisément de René Char, il fait la connaissance de Nusch « la parfaite », dont la mort seule pourra le séparer. C’est en décembre de la même année qu’intervint la rupture entre Paul et Gala, rupture qui incombe, semble-t-il, bien plus à celle-ci qu’au poète dont, sous-jacente, la passion pour sa première épouse subsistera longtemps encore, vivace et possessive » (p. XXXVII). Cette préface n’en parle pas, mais quelques tableaux de Salvador Dali témoignent de cette rupture. Il y a le fameux Portrait de Paul Éluard (cf. la vignette de cet article) réalisé en 1929 à l’occasion d’un séjour à Cadaquès. Auparavant, Jeu lugubre peint à l’été 1929 avait fait scandale, à cause de la représentation d’excréments. Puis Dali avait peint le portrait d’Éluard en parallèle avec Le Grand Masturbateur. En 1928, au moment de la première rencontre avec Gala, Dali avait peint Chair de poule inaugurale.
En 1942, Éluard réintègre le parti communiste illégal, puis collabore au Comité national des écrivains, ce qui lui donne l’occasion de se réconcilier avec Aragon [3]. C’est cette même année que ses poèmes sont parachutés par la R.A.F. sur les pays occupés, ce qui l’oblige à vivre dans la clandestinité avec Nusch. Il quitte provisoirement l’appartement du 35 rue de la Chapelle (future rue Marx-Dormoy ; cf. note de la p. 1305), pour se planquer chez divers amis, parmi lesquels Lucien Scheler cite Michel Leiris, et a la modestie de ne pas se citer, alors qu’il joua le premier rôle dans ces circonstances. Le fait qu’il ait été un ami proche d’Éluard constitue peut-être une limite dans la qualité de cette édition de la Pléiade, et on remarque le ton affectif de maintes phrases, surtout dans cette préface. On consultera au sujet des adresses d’Éluard ce site fort riche sur les maisons d’écrivains. J’en profite pour signaler un petit coup de gueule (voir dans cet article) sur le fait que le nom de « Place Paul-Éluard » n’ait été attribué qu’à un carrefour hideux de Paris, au bout de cette rue où il habita.
Éluard est terrassé, inconsolable par la mort brutale de Nusch en novembre 1946, dont il se consolera en rencontrant Dominique Lemor, qu’il épousera en 1951 [4]. Éluard décède en 1952, et voici l’éloge funèbre cité dans la préface : « Il ne concevait rien d’autre que l’amour qui fût pleinement digne de l’homme, a justement dit Pierre Emmanuel, et le langage lui paraissait l’un des plus puissants révélateurs de l’amour. Il sut trouver pour parler de celui-ci d’étonnantes constellations d’images ; mais c’est peut-être quand il dit tout uniment l’humble beauté des lieux communs qu’il est le plus grand et le plus rare » (p. LVI). J’allais dire comme Édith Piaf, comprenne qui voudra… Voici une photo de la tombe de Paul Éluard au cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Maurice Thorez.
Les œuvres
Le principe de l’édition est inspiré par le problème particulier que pose « le réemploi fréquent de poèmes, ou de groupes de poèmes, déjà publiés » (p. LXXVII). Les poèmes ne sont présentés qu’à leur date de première publication, ce qui entraîne parfois des faux titres quand un recueil n’est constitué que de reprises, et des répétitions quand un texte, en prose notamment, reprend des parties d’un autre texte. En effet, cette édition propose aussi les textes théoriques, les préfaces d’Éluard. On retrouvera donc fréquemment telle ou telle citation fétiche de Lautréamont ou de Breton. L’éditeur a numéroté les publications d’Éluard, que ce soit des recueils ou de simples articles de 2 pages, de 1 à 110, répartis sur les deux tomes, à l’imitation de ce qui se fait pour les musiciens avec le numéro d’opus. Les mains libres a le numéro 32. Voici quelques éléments sur les principaux opus.
Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux (opus 4, 1920) est le premier recueil important, qui marque un tournant dans la production éluardienne. Non seulement il adopte le vers libre, subit l’influence Dada, mais encore il entame une longue suite de collaborations avec des illustrateurs, André Lhote en l’occurrence. Attention, vous apprendrez sur Lettres volées qu’il y eut une préhistoire à ces collaborations artistiques, mais disons que c’est la première au sens étymologique de « travail ensemble », et il faut citer ce qu’en dit Renée Dunan à la parution du recueil, qui serait — mutatis mutandis — une excellente question pour le bac sur Les Mains libres : « Un talent infini dans cette plaquette, un talent qui s’apparente à celui des faiseurs de Tanka japonaises. Ces poèmes unissent en si peu de mots tant de sensations que la phrase hésite à se reconnaître elle-même dans les quelques lignes que porte le papier. Et l’on ne sait où est l’image, dans les dessins d’André Lhote, ou dans les vers de Paul Éluard » (cité p. 1317, mais à lire intégralement à la fin de cet article).
Répétitions (opus 7, 1922) est accompagné en notes d’une lettre d’Éluard à un amateur, qui contient cette phrase fort originale : « Tout se lie, les mots favoris se placent — tout cristal — on les connaît si bien, et les paysages que l’on décrit s’adaptent à ceux de la Suisse, de Montmorency ou de certaines villes très agréables. Paysages qui ont souvent la couleur d’une femme et qui portent l’empreinte de son abandon » (p. 1342). Lucien Scheler parle d’une « parfaite collaboration entre Paul Éluard et Max Ernst ». Selon Michel Sanouillet, les deux artistes ont réussi « par un curieux phénomène d’osmose et de mimétisme… à donner des équivalents plastiques (onze collages) et poétiques (quarante-neuf poèmes) exacts d’une même donnée intangible. On ne saurait parler ni "d’illustrations" ou de "légendes", encore moins de Répétitions, mais bien plutôt de miraculeuses correspondances » (p. 1343).
Les Malheurs des immortels (opus 8, 1922) sont 20 poèmes d’Éluard et Ernst illustrant des collages de Max Ernst. Les notes sont défaillantes pour ce recueil, alors voici, sans commentaire, l’un des poèmes :
La pudeur bien en vue
Deux vieillards se reposent sur leur cœur, dans leur nichée balançoire accrochée au désert et ses délices.
Deux vieillards coiffés comme des petits anges, l’un en chemise blanche et battant des ailes, c’est celui-là qui dort, sa tête appuyée sur la jambe de l’autre.
L’autre, nu et les pieds en l’air, tout rouge, distributeur de couleurs, sourit malgré son affreuse position. Les différences nocturnes lui ont vite fait fermer les yeux. Il chatouille encore tout doucement les étamines de la harpe tendue sur le front de la lionne. Les menaces de l’oiseau-mère ne lui font plus peur mais sa main n’irait pas loin toucher la pluie.
Le séjour des inséparables associés dans ce lieu solitaire a vivement intrigué un dindon, une dinde et trois oies sorties d’un buisson, sorties d’un étang, sorties d’une boucle de l’automne. Leur curiosité s’éveille et elles tournent lentement autour des sodomistes dont les testicules vaporeux ondulent.
Mourir de ne pas mourir (opus 9, 1924) contient ce distique provocateur autant que mystérieux, dont le laconisme se prête à toutes les gloses : « Pourquoi suis-je si belle ? / Parce que mon maître me lave » (p. 151). Le recueil commence par un poème intitulé « L’égalité des sexes », assez abscons si vous permettez l’expression.
Capitale de la douleur (opus 12, 1926) est le recueil hermétique qui réjouit nos camarades agrégatifs. Je relève dans « Les Gertrude Hoffmann girls » ce vers : « Vous échangez l’amour pour des frissons d’épées ». Et puis le fameux poème sans titre « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur », dont on apprend qu’il fut mis en musique par un certain Ivan Devries. Lire un commentaire de ce texte romantico-surréaliste. Je me souviens avoir eu ce poème dans ma liste de bac (quand j’étais élève), et j’avoue avoir aimé cette niaiserie, que j’ai toujours — ai-je eu tort ? — épargnée à mes élèves depuis ! Le cycle de poèmes « Le travail du peintre » a été mis en musique par Francis Poulenc en 1956. À écouter sur Youtube.
Les Dessous d’une vie (opus 13, 1926) commence par « La dame de carreau », dont on lira une excellente analyse illustrée sur ce site pédagogique, avec le fameux tableau de Jean Fouquet idolâtré des surréalistes, La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, panneau droit du Diptyque de Melun, qu’on admire actuellement à Anvers, au musée Rockox, pendant la fermeture du musée des beaux-arts. Là, j’avoue non seulement que ça me touche davantage, et que, le poème se trouvant dans le manuel que mon lycée propose aux secondes, je le leur donne en lecture analytique. La Pléiade propose un excellent article de Georges Mounin (p. 1389), publié dans Les Cahiers du Sud, 1953, que je reproduis intégralement (en respectant l’usage irrégulier de l’italique). J’apprécie dans ce poème l’honnêteté de l’aveu, qu’on retrouvera décliné sous maintes formes, dans la suite des œuvres complètes :
« Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme. »
« La dame de carreau date de l’époque où les surréalistes étaient envoûtés par les récits de rêves : 1926 (Les Dessous d’une vie ou La pyramide humaine).
C’est un chef-d’œuvre terrible d’Éluard contre le surréalisme des autres.
André Breton mettait alors la production des images au centre du premier Manifeste, – et des images arbitraires, sans préméditation dans l’esprit du poète, associant les réalités les plus imprévues, sur le modèle trop fameux de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie ». La poésie devait devenir exclusivement la production des plus belles images. Et suivant cette poétique, André Breton confectionnait l’Union libre, – poème dont la seule vérité poétique est justement, non pas dans l’accumulation des images, qu’on multiplie sans peine avec un peu d’entraînement, mais dans ce ton de litanie dont pouvait naître un grand poème, et qui dessine seulement la forme gâchée d’un grand poème presque vide :
« Ma femme aux poignets de perce-neige
Et de pépins de pomme aux ongles nus
Ma femme aux lèvres d’éventails
Ma femme aux mollets de moëlle (sic) de sureau
Ma femme aux yeux de fin du monde et de bon appétit
Ma femme au regard de rue barrée
Ma femme aux mouvements d’horlogerie et de désespoir
Ma femme aux pieds d’initiales
Ma femme aux gestes d’argile
Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque,
Ma femme aux seins de pétrole, etc… etc… (sic) »
Où sont, dans cette citation, les vrais vers de Breton, les vers interpolés ? Ce genre de poétique à béquilles, aujourd’hui, continue de fourvoyer de jeunes poètes : hors de l’image, point de salut.
En regard, il n’y a pas une seule image dans La dame de carreau, poème qui n’a pas une ride : même le goût surréaliste pour les formules provocantes (Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge), même le bric à brac surréaliste à base de sciences occultes (ici la cartomancie : Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître), échappent à l’outrance vieillotte des textes de ce temps-là, s’intègrent sans trop d’artifice à la confession d’Éluard.
Le pouvoir de La dame de carreau, c’est d’abord le pouvoir de la vérité, le pouvoir de tout dire. Au lieu de se baratter la cervelle pour trouver de l’étrange, selon la formule de Leconte de Lisle, Éluard a su se dire dans La dame de carreau toute la vérité sur sa propre sensibilité :
« Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. »
Éluard a renouvelé toute sa vie le souvenir de son premier amour d’adolescent, trouvé le pouvoir extraordinaire de recommencer presque ingénument ce qui ne se recommence pas. C’était le don d’Éluard. Je dirai même que bien des efforts pour atteindre à l’érotisme le plus droit, dans Corps mémorable (1948), restent des efforts émouvants ou pénibles en vue d’atteindre un but manqué, quand on les compare aux quelques notations bouleversantes de sobre sensualité juvénile qu’il y a dans La dame de carreau :
« Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation. »
Le pouvoir de La dame de carreau, c’est aussi le pouvoir de la vérité quand on rapproche son décor, son arrière-plan si l’on veut, de ceux de tant de poèmes surréalistes d’abord, encombrés de pseudo-fantastique à la Max Ernst, de chevaux de cirque descendant debout des escaliers monumentaux, de mannequins de couturière accoudés sur des rochers de coucher de soleil romantique, etc. Éluard, au contraire, évoque, avec une probité réaliste qu’on n’apercevait pas, le Saint-Denis de son enfance populaire à l’école communale, aussi nettement circonscrit que l’Aubervilliers de Prévert, et fait de presque rien :
« À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou. »
Tout ceci dit dans la langue la plus classiquement pour tous, en 1926 (« Je ne pouvais plus tomber. Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit »). Le seul moyen qui soit insolite, à peine sensible, est ce qu’on pourrait appeler les syllogismes du rêve : formes impeccables de raisonnement dont les termes sont à peine altérés, mais qui nous étonnent toujours lorsque, à notre réveil, il nous arrive de nous ressouvenir du dernier, que nous trouvions évident dans notre rêve :
« L’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point ».
Éluard est fidèle à la modeste et prodigieuse vérité du rêve – ici, du rêve qui se borne à réaliser ce que la vie quotidienne a désiré, – au lieu de fabriquer très intellectuellement, sur la base d’une théorie freudienne du rêve, de grandes constructions arbitraires à prétentions oniriques de faux grands rêves significatifs et très décoratifs, – ceux qui nous ennuient aujourd’hui, comme étant de l’esprit sur les rêves, quand nous les relisons dans les Anthologies du surréalisme.
Et dans ce chef-d’œuvre, il n’y a pas une image. (On acceptera de ne pas compter comme telles, dans les premières phrases, les « bras ouverts à la pureté » et le « battement d’ailes au ciel de mon éternité », qui sont à peine des images, et plutôt des manières de dire toutes faites.) Je sais bien qu’il y a, dans Donner à voir, des considérations d’Éluard qui célèbrent la théorie des images chère à Breton. Mais elles ne sont pas décisives. Éluard convaincra difficilement que dans le vers d’Apollinaire (Ta langue le poisson rouge dans le bocal de ta voix) ce qui nous atteint, c’est le bocal de ta voix, et non pas la superposition visuelle du mouvement de la langue qui parle hypnotisant le regardeur sensuel, avec l’image de ces retournements brusques de poissons rouges, similitude criante, photographique. Ou bien que dans le vers de Saint-Pol Roux (Ruisseau, argenterie des tiroirs du vallon [5], ce qui compte, ce sont les tiroirs du vallon, plutôt que le miroitement du vocable argenterie, – tiroirs du vallon, comme le bocal de ta voix, n’étant que le prolongement lourdement souligné de la métaphore précieuse (à deux pas de Maurice Dekobra : le wagon de vos injures glisse sur les rails de mon indifférence !). Et de la même façon, quand Breton dit : « sur un pont, la rosée à tête de chatte se berçait », peut-être qu’il est séduit par l’étrangeté d’un rapport qui ne rime à rien, mais un lecteur aimant les chats et les jardins matinaux finira par apercevoir l’extraordinaire exactitude classique de cette image, qui donne à voir une goutte de rosée dans sa forme sphérique légèrement déprimée, légèrement aplatie, forme géométrique rigoureusement semblable à la tête hexagonale des chats ; goutte de rosée qui projette aussi la scintillation diamantée de quelques rayons, comme les trois poils de moustache droits et blancs. C’est criant. Je n’ai jamais cherché cette correspondance, qui s’impose immédiatement pour peu qu’on ignore qu’il faut considérer la rosée à tête de chatte comme un mystère surréaliste.
Il y a donc des poèmes qui sont des chefs-d’œuvre sans une seule image. Dans son essai sur Hugo, poète réaliste, Aragon choisit Souvenir de la nuit du 4, un chef-d’œuvre où viendront se casser les dents tous les critiques à petite bouche, – le commentaire d’Aragon les enferme dans un dilemme dont ils ne sortiront jamais sans y laisser des plumes. Souvenir de la nuit du 4 est vraiment ce beau poème, et sans images. (Il y en a tout juste deux, sur soixante vers : une, franchement de trop, touche au maniérisme d’esthète dans le texte nu : Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ? ; l’autre, qui veut être horrible, n’est pourtant pas le détail horrible : Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend. Les vers pathétiques sont ailleurs, Aragon les a merveilleusement discernés.)
Les poètes, en général, ont horreur des Poétiques, à l’exception justement de celle-ci, selon laquelle il faut qu’un poète fasse des images. L’image pour l’image, la chasse aux images, l’obsession des images, l’attente et finalement l’engendrement exaspéré des images sont sans doute le formalisme le plus vide de notre jeune et moins jeune poésie. L’image, quand elle est là, sert quelque chose de plus haut qu’elle, et dont elle n’est pas le seul serviteur. L’image est un moyen, parmi d’autres. Naturellement les poètes peuvent toujours nier ces constatations objectives au nom de leurs prédilections d’époque. La justice poétique immanente se venge d’eux, les faisant entasser autant de centaines de milliers d’images que les versificateurs du XVIIIe siècle ont empilé de centaines de milliers de vers. Si j’étais poète, je serais attentif à la leçon d’Éluard, si riche d’images, et qui quelquefois pourtant, sans aucune image, achève un poème, ou même un vers parfait, comme celui-ci :
« Bonne journée, j’ai revu qui je n’oublie pas », dont le mouvement suffit à créer tout le rythme du poème À Pablo Picasso. Le secret de la poésie n’est pas enfermé dans une rhétorique des images : une définition de la poésie qui rejetterait La dame de carreau doit être fausse. » [fin de l’article de Georges Mounin].
Bigre ! Avec ce genre d’article, on se mettrait à aimer non point l’amour, mais Éluard ! Man Ray réalisera en 1932 un photomontage représentant Nusch en dame de trèfle, complété par trois autres cartes, dont la dame de carreau est incarnée par Valentine Hugo. Voir l’article sur Nusch. Enfin, signalons l’étrange parenté de ce poème avec Peter Ibbetson, d’Henry Hathaway, le film fétiche des surréalistes, qu’Éluard découvrira à sa sortie en 1935. J’ai découvert en relisant La Bête humaine au chapitre VI, une belle page sur les debuts de la relation entre Séverine et Jacques Lantier, qui fait étrangement écho à ce poème.
Défense de savoir (opus 14, 1928) contient un poème numéroté (IIe partie, numéro IV, p. 222) commençant par ces vers : « Ma mémoire bat les cartes, / Les images pensent pour moi ».
L’Amour la poésie (opus 15, 1929) contient le vers le plus célèbre d’Éluard, dont on connaît peu le contexte (lire un commentaire de ce texte). Je persiste à ne pas être ému par cette froideur, cette gratuité des images, ce mépris du rythme et des rimes.
« La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Autour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté. »
Le dernier poème de la section « Premièrement » est un distique qui poursuit le thème de « La dame de carreau » : « Il fallait bien qu’un visage / Réponde à tous les noms du monde » (p. 242). Je relève plus loin quatre vers du poème V de la section « Seconde nature » : « Où les couleurs furieuses défont les brumes de l’attente / Dressent l’amour contre la vie les morts en rêvent / Les bas-vivants partagent les autres sont esclaves / De l’amour comme on peut l’être de la liberté » (p. 246). Plus loin, au hasard, voici un exemple du style éluardien qui me déplaît foncièrement : « La vitre mue. Ma force me cahote / Me fait trébucher. Au loin des pièges de bétail / Et l’aimant des allées la ruse pour les éviter » (p. 259). Non seulement Éluard s’interdit tout ce qui d’habitude nous envoûte dans un poème (cohérence des images, harmonie des sonorités, rimes), mais il adopte une syntaxe chaotique, c’est le cas de le dire, pour rendre la lecture quasiment cacophonique (essayez de lire ça à voix haute, vous comprendrez !). Mais si l’on en croit Notes sur la poésie, cette « discontinuité du bon son est essentielle »… Affaire de goût !
Ralentir travaux (opus 16, 1930) est une collaboration avec André Breton et René Char, dont voici ce qu’en disait André Rolland de Renéville dans « Dernier état de la poésie surréaliste » (NRF, 1932, cité p. 1411) :
« Le livre de poèmes intitulé Ralentir Travaux et composé simultanément par Breton, Char et Éluard, est une tentative d’art collectif tel que Lautréamont en prédisait l’apparition. Puisque le but du poète doit être l’affranchissement de la personnalité au profit d’une conscience cosmique, rien ne s’oppose, en principe, à ce qu’un poème soit composé par plusieurs auteurs. La feuille de papier blanc deviendra le lieu de rencontre de multiples consciences, qui ne sont en réalité que les aspects d’une conscience unique. Je crois pouvoir déduire de cette théorie que chacun des poèmes en question a été composé par les trois poètes à la fois : l’un fournissant un vers, ou même un fragment de vers, auquel les autres apposaient une suite ». Lucien Scheler s’arrête là dans la Pléiade, mais voici la suite de l’article : « La difficulté de l’entreprise peut venir de ce que les lois arithmétiques ne jouent pas dans ce domaine ; une conscience ajoutée à une conscience n’égale pas forcément deux consciences, c’est-à-dire une conscience agrandie. Le chercheur risque d’additionner une conscience qui en vaut trois autres, à une conscience devant laquelle il n’est possible que de mettre le signe moins. Dans ce cas, le résultat de l’opération sera, non pas un agrandissement, mais une perte de valeur. C’est ce qui se produit par exemple dans une foule : son niveau de conscience est ramené à la hauteur des éléments les plus bas qui s’y trouvent incorporés. Les poèmes de Ralentir Travaux auraient sans doute gagné à ce que Breton et Éluard se soient adjoint un poète de leur qualité. Comme il n’en est rien, ce livre, malgré plusieurs réussites, ne me paraît pas valoir ceux que Breton et Éluard sont en mesure de donner isolément. »
Chacun des trois auteurs propose une préface différente. Voici celle d’Éluard : « L’idée que l’on peut se faire en secret de la poésie ne limite pas forcément celle-ci. Mais comme les rêves inavouables elle risque de causer des troubles de mémoire et d’empêcher la formation régulière d’un monde supérieur à celui où l’oubli est utile à la conservation prudente de l’individu.
Il faut effacer le reflet de la personnalité pour que l’inspiration bondisse à tout jamais du miroir. Laissez les influences jouer librement, inventez ce qui a déjà été inventé, ce qui est hors de doute, ce qui est incroyable, donnez à la spontanéité sa valeur pure. Soyez celui à qui l’on parle et qui est entendu. Une seule vision, variée à l’infini.
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré » (p. 270).
On relèvera ici ou là que les surréalistes, même collaboratifs, trahissent leur masculinité hétérosexuelle ; ex : « Ici les rosiers sont tracés à coups de couteau sur le corps des femmes » (« Décors », p. 284).
À toute épreuve (opus 17, 1930) est commenté dans le même article de Rolland de Renéville : « Les poèmes que Paul Éluard a réunis sous le titre À toute épreuve nous permettent d’entendre à nouveau cet accent si pur auquel il nous a accoutumés et qui n’est que la décantation spirituelle d’un orage intérieur. Le climat qu’il instaure ne s’apparente que de loin aux expériences du surréalisme proprement dit. Le grand ton oratoire, les cataractes d’images, le délire verbal sont à l’opposé de ses recherches personnelles : « Plume d’eau claire pluie fragile / Fraîcheur voilée de caresses / De regards et de paroles / Amour qui porte ce que j’aime ». Celui qui parle ici connaît le poids des mots. Il s’efforce de conserver à chacun d’eux sa valeur absolue et rayonnante, sans que les mots voisins en soient troublés dans leur action particulière. Et cependant leur ensemble doit exprimer un rapport que le poète a perçu et qu’il veut nous faire saisir » (p. 1417).
Le court poème intégralement cité ci-dessus a été mis en musique par Francis Poulenc. On en trouvera sur ce site consacré à Poulenc une analyse musicale. On pourra écouter sur un autre site les Cinq poèmes de Paul Éluard de Poulenc.
Le premier chapitre du recueil, « L’univers - solitude » se clôt sur un poème désespéré sans titre autre que « 15 » : « Derrière moi mes yeux se sont fermés / La lumière est brûlée la nuit décapitée / Des oiseaux plus grands que les vents / Ne savent plus où se poser.
Dans les tourments infirmes dans les rides des rides / Je ne cherche plus mon semblable / La vie s’est affaissée mes images sont sourdes / Tous les refus du monde ont dit leur dernier mot / Ils ne se rencontrent plus ils s’ignorent / Je suis seul je suis tout seul / Je n’ai jamais changé. » (p. 297).
Un poème intitulé « Amoureuses » clôt le recueil, dont voici la 1re strophe (on devrait plutôt dire « paragraphe » s’agissant de la poésie d’Éluard, dont les groupes de vers séparés par un blanc ne correspondent à aucune unité rythmique ou visuelle) : « Elles ont les épaules hautes / Et l’air malin / Ou bien des mines qui déroutent / La confiance est dans la poitrine / À la hauteur où l’aube de leurs seins se lève / Pour dévêtir la nuit » (p. 303). Il fait partie des 5 mélodies de Poulenc à écouter ci-dessus. Dans ses Entretiens, André Breton l’a cité parmi d’autres poèmes surréalistes comme des créations typiques de l’amour électif : « Cet amour porté à l’incandescence tendrait vite à se désincarner » (cité p. 1423 ; à lire sur Lettres volées).
L’Immaculée conception (opus 18, 1930) est un recueil d’essais poétiques en prose écrit en collaboration avec André Breton, dans un esprit fort surréaliste, si l’on en croit ce genre de provocation : « à nos yeux l’« essai de simulation » de maladies qu’on enferme remplacerait avantageusement la ballade, le sonnet, l’épopée et autres genres caducs. » (p. 316). Le texte intitulé « L’amour » évoque en termes mesurés le coït sous l’euphémisme « problème ». Extraits : « L’amour réciproque, le seul qui saurait nous occuper ici, est celui qui met en jeu l’inhabitude dans la pratique, l’imagination dans le poncif, la foi dans le doute, la perception de l’objet intérieur dans l’objet extérieur.
Il implique le baiser, l’étreinte, le problème et l’issue indéfiniment problématique du problème. […]
On distingue les problèmes en problèmes du premier, du second et du troisième degré. Dans le problème du premier degré, la femme s’inspirant des sculptures Tlinkit de Nord-Amérique, recherchera l’étreinte la plus parfaite avec l’homme ; il s’agira de ne faire à deux qu’un seul bloc. Dans celui du second degré, la femme, prenant modèle sur les sculptures Haïda d’origine à peine différente, fuira le plus possible cette étreinte ; il s’agira de ne se toucher qu’à peine, de ne se plaire à rien tant qu’au délié. Dans celui du troisième degré, la femme adoptera tour à tour toutes
les positions naturelles. » Suit une sorte de Kâmasûtra en 32 versets, dont voici par exemple les numéros 21 à 23 (sâintes-nîtouches pâssez sîx lîgnes) :
« 21. Lorsque l’homme et sa maîtresse prennent appui sur le corps l’un de l’autre, ou sur un mur et, se tenant ainsi debout engagent le problème, c’est à la santé du bûcheron.
22. Lorsque l’homme prend appui sur un mur et que la femme, assise sur les mains de l’homme réunies sous elle, passe ses bras autour de son cou et, collant ses cuisses le long de sa ceinture, se remue au moyen de ses pieds dont elle touche le mur contre lequel l’homme s’appuie, c’est l’enlèvement en barque.
23. Lorsque la femme se tient à la fois sur ses mains et ses pieds, comme un quadrupède, et que l’homme reste debout, c’est la boucle d’oreille. » Les notes précisent que le numéro 21 est de Breton, les deux autres d’Éluard. (pp. 345 à 348 ; à lire sur ce site).
Dans le même recueil, « L’idée du devenir » propose une belle allégorie de la vie : « Que de coureurs et quelle course ! C’est si loin qu’il n’y aura personne à attendre l’arrivée. Les premiers auront mille et mille fois rejoint les derniers tant après tout la piste est petite : or, comme on se garde bien, et pour cause, de compter les tours… Dans nos courts rapports avec l’existence le tout est que nous ayons un peu entretenu le rythme. [La mémoire se perd des courbes du trajet. C’est par une ligne indéfiniment droite que la direction est donnée, que le retour est rendu impossible. Et le coureur se dépasse…] Il est devenu invisible. Son dos follement baissé fait partie intégrante de la pente qu’il gravit. ll faut que son dos se tende parallèlement à tous les dos baissés, à tous les dos admirables. Malheur à ceux qui tenteraient de s’en faire un piédestal, c’en sera fait de ces abris de leurs mains sans cesse retombant dans un parfum suffocant de térébenthine, [c’en sera fait de cette poussière qui obscurcit encore le monde, c’en sera fait aussi de ces carrières du pire dans les verdures du mal, de ces oasis du mieux dans les déserts du bien. Les barrières invisibles de la pensée humaine, les barrières invisibles des corps semblables enseveliront en s’abattant tous les ennemis du genre humain] » (p. 351 ; les passages entre crochets sont d’Éluard, le reste de Breton).
La Vie immédiate (opus 20, 1932) commence presque par le célèbre poème sans titre « Belle et ressemblante », dont on peut écouter une interprétation de la mélodie de Francis Poulenc, plus aboutie que les essais précédents. On retrouve dans ce poème le thème de la femme toujours la même, introduit dans « La dame de carreau » : « Un caillou parmi d’autres cailloux / Pour les frondes des dernières lueurs du jour / Un visage semblable à tous les visages oubliés » (p. 363). Le thème revient dans « Par une nuit nouvelle » : « Femme avec laquelle j’ai vécu / Femme avec laquelle je vis / Femme avec laquelle je vivrai / Toujours la même / Il te faut un manteau rouge / Des gants rouges un masque rouge / Et des bas noirs / Des raisons des preuves / De te voir toute nue / Nudité pure ô parure parée / Seins ô mon cœur » (p. 366).
Ce recueil est surtout le premier qui porte la marque de la vie nouvelle avec Nusch, alors que la vie ancienne avec Gala n’est pas terminée, malgré le passage de témoin à Salvador Dali, auquel est consacré un poème (p. 385). Cette situation particulière entre deux femmes justifie sans doute le vers « Toujours la même ». Un poème insignifiant est intitulé « Nusch » (p. 393).
Le début du poème « À peine défigurée » : « Adieu tristesse / Bonjour tristesse » a inspiré à Françoise Sagan le titre de son roman Bonjour tristesse. « Une pour toutes » tisse le fil de la femme plurielle : « Une ou plusieurs / Le visage ganté de lierre / Tentantes comme du pain frais / Toutes les femmes qui m’émeuvent / Parées de ce que j’ai souhaité / Parées de calme et de fraîcheur / Parées de sel d’eau de soleil / De tendresse d’audace et de mille caprices / De mille chaînes » (p. 398). Le dernier poème du recueil, « Critique de la poésie » n’honore pas trop la mémoire du poète : « C’est entendu je hais le règne des bourgeois / Le règne des flics et des prêtres / Mais je hais plus encore l’homme qui ne le hait pas / Comme moi / De toutes ses forces. // Je crache à la face de l’homme plus petit que nature / Qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique de la poésie » (p. 404. Quand je mets deux barres obliques, cela signale un passage de strophe).
Comme deux gouttes d’eau (opus 21, 1933) se termine par ces trois vers significatifs : « Et j’oppose à l’amour / Des images toutes faites / Au lieu d’images à faire » (p. 413).
La Rose publique (opus 22, 1934) suscite des observations de Breton dans ses Entretiens : « [ces poèmes] étaient totalement dénués d’agressivité et, contrairement à la plupart des poèmes surréalistes, relevaient du seul critère esthétique. Sur cette pente, le surréalisme le bridait, limitait son besoin d’expansion » […] « Je n’en étais pas à découvrir qu’il supportait mal les prohibitions que le surréalisme avait édictées sur le plan littéraire et autres. À cet égard, les titres de certains de ses ouvrages (La rose publique, Facile) marquent une revendication très nette » (cité p. 1453). On relève dans une lettre d’Éluard à son traducteur en anglais George Reavey ces quelques mots : « Je me rends bien compte, soyez-en sûr, de toutes les difficultés que vous rencontrez et vous remercie d’être si scrupuleux. La langue que j’emploie est souvent très familière, elle est parlée et non déclamée ni « écrite ». Ce qui paraît obscur n’est souvent que trop simple » (p. 1460). Retour du thème obsessionnel de la femme rêvée, dans un poème intitulé « Rien d’autre » : « Puis le fruit défloré / Une femme qui se retourne lasse et lente / Nuit après nuit dans tous mes rêves / La vie imposée par la nuit / Une femme qui prend sa source dans mon sommeil / Mon vœu d’aimer / Mon désir de ne pas changer » (p. 437). Plus surprenant, ce 2e paragraphe du poème « De l’ennui à l’amour » : « Jusqu’à leur abolition naturelle / Il y a des différences plus séduisantes / Entre un poing et une cloche / Entre une pierre et une rose /Entre la prison et l’air libre / Qu’entre le poisson et la mer /Le cerf et le vent / L’homme et la femme » (p. 445). Dans ce type de couples d’images, Nicole Boulestreau perçoit l’influence de Jean Paulhan. Lire son article « Éluard à l’école de Paulhan ». Le surprenant poème « Oser et l’espoir » traite explicitement de l’affaire Violette Nozière, cette jeune femme qui défraya la chronique pour avoir tué son père qui avait abusé d’elle. « Dans les jardins de la jeunesse / Il y aura des inconnus / Tous les inconnus/ Les hommes pour lesquels on est toujours neuve / Et la première / Les hommes pour lesquels on échappe à soi-même / Les hommes pour lesquels on n’est la fille de personne // Violette a rêvé de défaire / A défait / L’affreux nœud de serpents des liens du sang. » (p. 448). Le dernier poème de ce recueil est intitulé « Man Ray ». On le trouvera, et son analyse par Jean-Charles Gateau, sur Lettres volées.
Facile (opus 24, 1935), est la première collaboration avec Man Ray, juste avant Les Mains libres. Il s’agit pour l’instant de photos. On lira l’article de Jean-Pierre Montier, « Facile, ou le livre photographique comme scène érotique ». Le premier poème reprend le thème habituel : « Femme tu mets au monde un corps toujours pareil / Le tien // Tu es la ressemblance » (p. 459). L’érotisme se libère, par exemple dans « Facile est bien » : « Nue dans l’ombre et nue éblouie / Comme un ciel frissonnant d’éclairs / Tu te livres à toi-même / Pour te livrer aux autres » (p. 465).
Notes sur la poésie (opus 26, 1936) est une nouvelle collaboration avec André Breton, un jeu de potaches consistant à parodier par un retournement terme à terme 39 réflexions de Paul Valéry publiées en 1929 dans un essai intitulé Littérature. Quelques extraits : « La poésie » : « Est l’essai de représenter, ou de restituer, par des cris, des larmes, des caresses, des baisers, des soupirs, ou par des objets ces choses ou cette chose, que tend obscurément d’exprimer le langage articulé, dans ce qu’il a d’apparence de vie, ou de dessein supposé. » ; « La discontinuité du bon son est essentielle » ; « La rime a ce grand succès de mettre en joie les gens simples qui croient naïvement qu’il n’y a rien sous le ciel de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance élémentaire qu’une convention quelconque peut être plus profonde, plus durable… que quelque pensée…
Ce n’est pas là le moindre désagrément de la rime, et par quoi elle choque le moins violemment l’oreille. » ; « Une mauvaise forme est une forme que nous ne sentons pas le besoin de changer et ne changeons pas ; une forme est également mauvaise qui supporte qu’on la répète ou l’imite.
La mauvaise forme est essentiellement liée à la répétition.
L’idée du nouveau est donc conforme au souci du fond. »
On s’amusera au jeu verbal consistant à retrouver les versions originales de Paul Valéry. Par exemple, le 2e extrait est le retournement de la phrase : « La continuité du beau son est essentielle ». J’y trouve la justification de ce que mon agacement exprimé plus haut à propos d’un vers de L’amour la poésie, n’est pas dû à une négligence de style d’Éluard, mais à sa poétique consciente. L’extrait suivant sur la rime donnait chez Valéry ceci : « La rime a ce grand succès de mettre en fureur les gens simples qui croient naïvement qu’il y a quelque chose sous le ciel de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance naïve que quelque pensée peut être plus profonde, plus durable… qu’une convention quelconque… ».
Les Yeux fertiles (opus 28, 1936) : j’en retiens deux vers du poème « Où la femme est secrète l’homme est inutile », qui suggèrent le lesbianisme : « D’autres lèvres semblables aux siennes / cherchant leur bien entre elles » (p. 504). Mais ce recueil est l’occasion d’un article qui m’a semblé important, de Léon-Gabriel Gros, pour que j’en recopie de larges extraits (Cahiers du Sud n° 192, mars 1937) :
« Le rôle joué par Paul Éluard dans l’activité poétique de ce temps, activité dont les produits sont trop souvent inférieurs aux intentions, est sans doute le plus haut, peut-être même le plus caractéristique. Aucun n’est plus conforme à la fois à l’essence de la poésie, à sa raison d’être, et à sa portée humaine. Le message surréaliste se défendait d’être une méthode, un style. Il s’agissait de transformer la vie et non de l’interpréter. Si méthode il y avait c’était méthode directe, démarche de l’esprit et, en allant au fond des choses, morale poétique. En fait le surréalisme a été trahi par les siens : les uns n’y trouvant que procédés plus ou moins nouveaux ; les autres le délaissant pour la politique ; les plus purs, mais non les moins éloignés de la poésie, se perdant en des gloses sans fin dont l’appareil philosophique dissimule mal la stérilité dernière. […] Ce contact [entre l’homme et les hommes] Éluard est le seul à ne jamais l’avoir perdu. Ses poèmes ne sont pas seulement le fruit de ce contact mais encore une perpétuelle invite pour ses lecteurs à reprendre, pour leur compte, cette expérience. Un produit de l’activité poétique, texte ou image, si authentique soit-il, n’est jamais qu’une suggestion, un élément ajouté à l’univers habituel. La suggestion d’Éluard dépasse ce stade, celui du plaisir ou de la connaissance poétique, elle est une sorte de virus, et le plus contagieux, qui délivre les « bas-vivants » de leur torpeur […].
Éluard, qui n’a pas assez de sarcasmes pour les "mots habituels", n’a jamais ravalé le thème de l’Amour aux bassesses d’une anecdote élégiaque, mais il est au service de l’amour dans la mesure même où il s’inspire de lui pour appeler les autres à sa lumière […].
Cette nécessité d’une présence s’impose toujours à Éluard dont le lyrisme, malgré les apparences, une facilité verbale parfois excessive, n’est jamais un jeu de mots mais toujours un appel, une incantation qui transfigurent l’objet de l’amour, lui donnent par-delà sa signification sentimentale, donc accidentelle, son caractère général et humain. Selon l’expression consacrée, les poètes n’ont généralement chanté que leurs amours tandis qu’Éluard est le poète de l’amour. Les biographes à venir n’auront que faire d’étudier la vie d’Éluard, celle-ci est mille fois plus explicite dans ses poèmes. Passe encore pour Facile la dernière partie du recueil qui est broderie d’ailleurs exquise, sorte de livre d’heures de l’amour, mais qui répond en un sens à la conception traditionnelle, pétrarquiste, du poème d’amour, mais partout ailleurs, dans Les yeux fertiles, l’expression de l’amour se confond avec celle de la révolte […].
Qu’il me suffise de signaler en Éluard un des rares poètes de ce temps qui prouve par son œuvre que la poésie qui est le mieux susceptible de servir l’homme est encore celle qui reste le plus constamment fidèle à sa propre nature, à son caractère de geste humain » (p. 1479).
L’Évidence poétique (opus 29, 1937) est le texte d’une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936, à l’occasion de l’exposition surréaliste organisée par Roland Penrose. Cette conférence est déterminante pour Les Mains libres, écrit dans la foulée. En voici quelques extraits choisis. Les alinéas sont numérotés (pp. 518 à 521).
I, 5. « Poésie pure ? La forme absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les hommes. Écoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux »
II, 1. « Le pain est plus utile que la poésie. Mais l’amour, au sens complet, humain du mot, l’amour-passion n’est pas plus utile que la poésie. L’homme, en se plaçant au sommet de l’échelle des êtres, ne peut nier la valeur de ses sentiments, si peu productifs, si antisociaux qu’ils paraissent. »
II, 4. « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d’invoquer, mais d’inspirer. Tant de poèmes d’amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises. » [6]
II, 7. « Longtemps ravalés au rang de scribes, les peintres copiaient des pommes et devenaient des virtuoses. Leur vanité, qui est immense, les a presque toujours poussés à s’installer devant une image, devant un texte, comme devant un mur, pour le répéter. Ils n’avaient pas faim d’eux-mêmes. Les peintres surréalistes, qui sont des poètes, pensent toujours à autre chose. L’insolite leur est familier, la préméditation inconnue. Ils savent que les rapports entre les choses, à peine établis, s’effacent pour en laisser intervenir d’autres, aussi fugitifs. Ils savent que rien ne se décrit suffisamment, que rien ne se reproduit littéralement. Ils poursuivent tous le même effort pour libérer la vision, pour joindre l’imagination à la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel, pour nous montrer qu’il n’y a pas de dualisme entre l’imagination et la réalité, que tout ce que l’esprit de l’homme peut concevoir et créer provient de la même veine, est de la même matière que sa chair, que son sang et que le monde qui l’entoure. Ils savent qu’il n’y a rien d’autre que communication entre ce qui se voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation — parfois de détermination, de création. Voir c’est comprendre, juger, déformer, oublier ou s’oublier, être ou disparaître » (de quoi fournir un sujet de bac, non ? Passage repris avec des modifications et adapté à Picasso dans Donner à voir, p. 943.)
III, 1 à 7. « Dans la vieille maison du nord de la France qu’habitent les actuels comtes de Sade, l’arbre généalogique qui est peint sur un des murs de la salle à manger n’a qu’une feuille morte, celle de Donatien-Alphonse-François de Sade, qui fut emprisonné par Louis XV, par Louis XVI, par la Convention et par Napoléon. Enfermé pendant trente années, il mourut dans un asile de fous, plus lucide et plus pur qu’aucun homme de son temps. En 1789, celui qui a bien mérité d’être appelé par dérision le Divin Marquis appelait de la Bastille le peuple au secours des prisonniers ; en 1793, dévoué pourtant corps et âme à la Révolution, membre de la section des Piques, il se dressait contre la peine de mort, il réprouvait les crimes que l’on commet sans passion, il demeure athée devant le nouveau culte, celui de l’Être Suprême que Robespierre fait célébrer ; il veut confronter son génie à celui de tout un peuple écolier de la liberté. À peine sorti de prison, il envoie au Premier Consul le premier exemplaire d’un libelle contre lui.
Sade a voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, il a voulu délivrer l’imagination amoureuse de ses propres objets. Il a cru que de là, et de là seulement, naîtra la véritable égalité.
[…] La morale chrétienne, avec laquelle il faut souvent, avec désespoir et honte, s’avouer qu’on n’est pas près d’en finir, est une galère. Contre elle, tous les appétits du corps imaginant s’insurgent. Combien faudra-t-il encore hurler, se démener, pleurer avant que les figures de l’amour deviennent les figures de la facilité, de la liberté ?
Écoutez la tristesse de Sade : « C’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu’on aime tous les jours sans jouir, et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. » Et il constate : « Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ? Ils sont bien sûrs qu’on ne les aime pas, bien certains qu’il est impossible qu’on partage ce qu’ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ? »
Et Sade, justifiant les hommes qui portent la singularité dans les choses de l’amour, s’élève contre tous ceux qui ne le reconnaissent indispensable que pour perpétuer leur sale race : « Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenses ? » […]
On ne possède aucun portrait du marquis de Sade. Il est significatif qu’on n’en possède non plus aucun de Lautréamont. Le visage de ces deux écrivains fantastiques et révolutionnaires, les plus désespérément audacieux qui furent jamais, plonge dans la nuit des âges.
Ils ont mené tous deux la lutte la plus acharnée contre les artifices, qu’ils soient grossiers ou subtils, contre tous les pièges que nous tend cette fausse réalité besogneuse qui abaisse l’homme. À la formule : « Vous êtes ce que vous êtes », ils ont ajouté : « Vous pouvez être autre chose ». […]
Sade et Lautréamont, qui furent horriblement seuls, s’en sont vengés en s’emparant du triste monde qui leur était imposé. […] Victimes meurtrières, ils répondent au calme qui va les couvrir de cendres. Ils brisent, ils imposent, ils terrifient, ils saccagent. Les portes de l’amour et de la haine sont ouvertes et livrent passage à la violence. Inhumaine, elle mettra l’homme debout, vraiment debout, et ne retiendra pas de ce dépôt sur la terre la possibilité d’une fin. L’homme sortira de ses abris et, face à la vaine disposition des charmes et des désenchantements, il s’enivrera de la force de son délire. Il ne sera plus alors un étranger, ni pour lui-même, ni pour les autres. Le surréalisme, qui est un instrument de connaissance et par cela même un instrument aussi bien de conquête que de défense, travaille à mettre au jour la conscience profonde de l’homme. Le surréalisme travaille à démontrer que la pensée est commune à tous, il travaille à réduire les différences qui existent entre les hommes et, pour cela, il refuse de servir un ordre absurde, basé sur l’inégalité, sur la duperie, sur la lâcheté. »
IV, 1. « Il y a un mot qui m’exalte, un mot que je n’ai jamais entendu sans ressentir un grand frisson, un grand espoir, le plus grand, celui de vaincre les puissances de ruine et de mort qui accablent les hommes, ce mot c’est : fraternisation. »
IV, 2. « En février 1917, le peintre surréaliste Max Ernst et moi, nous étions sur le front, à un kilomètre à peine l’un de l’autre. L’artilleur allemand Max Ernst bombardait les tranchées où, fantassin français, je montais la garde. Trois ans après, nous étions les meilleurs amis du monde et nous luttons ensemble, depuis, avec acharnement, pour la même cause, celle de l’émancipation totale de l’homme. »
IV, 6. « C’est ce bien, c’est ce beau asservis aux idées de propriété, de famille, de religion, de patrie, que nous combattons ensemble. Les poètes dignes de ce nom refusent, comme les prolétaires, d’être exploités. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui ne se conforme pas à cette morale qui, pour maintenir son ordre, son prestige, ne sait construire que des banques, des casernes, des prisons, des églises, des bordels. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui affranchit l’homme de ce bien épouvantable qui a le visage de la mort. Elle est aussi bien dans l’œuvre de Sade, de Marx ou de Picasso que dans celle de Rimbaud, de Lautréamont ou de Freud. […] Elle peut être aussi bien dans la froide nécessité, celle de connaître ou de mieux manger, que dans le goût du merveilleux. Depuis plus de cent ans, les poètes sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et l’amour sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse et, sans se rebuter, essaient de lui apprendre les leurs. »
IV, 6. « Peu leur importent les sarcasmes et les rires, ils y sont habitués, mais ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous. Ils ont leur conscience pour eux. »
En regard à l’extrait II, 4, les notes de la Pléiade citent un extrait utile de Jean Claude (Cahiers du Sud, juin 1955) : « Il est une façon tout éluardienne de se dérober au cœur du poème pour nous céder la place et mieux tenir une promesse. Qui pourrait lire telle œuvre sans se changer en poète demeurerait éternellement extérieur à ce qu’il lit. […] il demande de nous une ouverture constante, il exigerait presque que nous prolongions son œuvre. Et il est bien vrai que chacun de ses poèmes forme un tout achevé, qui ne peut être lu que dans son jour. Mais il est également vrai qu’il ne cesse en nous de s’achever et de se poursuivre. D’une lecture d’Éluard, nous ne sortons guère indemne. Le chant se continue, il nous mène à la poursuite de cet insaisissable que nous y avons pressenti. » (p. 1495).
Premières vues anciennes (opus 31, 1937) est un recueil de citations d’inspirateurs du surréalisme mêlées à des considérations d’Éluard. Quelques extraits : « Poésie pure ? La poésie a presque toujours vaincu les poètes, mais elle n’a jamais réussi à se débarrasser de ses parasites, critiques rapportant tout aux plus petits besoins artistiques et sentimentaux du lecteur. […] Pour faire passer les coquins et les cuistres par la même porte que les Grands, il faut à ces entremetteurs régler leur propre démarche sur un air sans surprises. » (p. 541). Cet extrait, à mon humble avis, contredit l’affirmation lautréamontesque d’une « poésie faite par tous ». C’est dans ce recueil qu’Éluard fait l’éloge du plagiat inversé, qu’il avait pratiqué avec Breton sur les textes de Valéry dans Notes sur la poésie. Il donne des exemples de détournement du marquis de Vauvenargues par Lautréamont.
Les Mains libres (opus 32, 1937) est le premier recueil illustré pour lequel l’édition de la Pléiade publie toutes les illustrations. À la différence de l’édition séparée Poésie / Gallimard, tous les dessins sont présentés de façon qu’ils soient lus sans rotation du livre, ce qui limite leur taille. Le recueil occupe 131 pages, ce qui en fait le plus long de ce premier volume. Nous ne nous hasarderons ici à aucune analyse, nous bornant à renvoyer au travail définitif de Lettres volées. Citons seulement, à propos de « Où se fabriquent les crayons » (p. 663), un extrait de « La notion de situation en linguistique et la poésie », de Georges Mounin, article publié dans Les Temps modernes n° 247, déc. 1966 : « C’est un cas typique chez Éluard de poème absolument limpide. Toutefois, déjà, le poids de la situation pour la compréhension du message pourrait être largement illustré par ce texte si simple. Si le lecteur n’a pas, lui aussi, regardé longuement les dernières hirondelles voler haut dans le ciel d’une fin de très belle journée d’été, alors tresser une corbeille, œil déserté (qui saisissent d’une façon criante pour celui qui l’a vu toutes les courbes du vol et l’impression difficile à matérialiser qu’il nous donne) resteront une énigme ; pire, de la rhétorique surréaliste, si le lecteur croit que le secret de la poésie c’est d’inventer de telles alliances à partir des mots. De même, et plus encore, s’il n’a jamais donné à manger, dans la paume de sa main, à quelque animal, chien, chèvre ou cheval, s’il n’a jamais eu l’expérience de ce contact à peine réalisé d’un museau, d’un souffle tiède et retenu, il ne saura jamais ce que le poète a dit ici. Mais surtout, pourquoi, sur ce poème si clair, un tel titre ? Comme on admettra que le poète a voulu le titre aussi, a dit quelque chose au moyen de ce titre, on a le droit de penser qu’on ne possède peut-être pas le message entier du poème tant qu’on ne possède pas la clé de la situation qui permet de lire le titre. […] Aussi se demande-t-on : pourquoi Où se fabriquent les crayons ? Allusion au clair-obscur du soir, à un dessin au crayon seul capable de réaliser ce que l’œil du poète a saisi, ou à une cheminée d’usine au-dessus de laquelle volent les hirondelles dans le soir ? J’ai entendu toutes ces hypothèses non ridicules. Ou bien manie surréaliste de déconcerter, de brutaliser, par un titre sans rapport visible avec le texte, autre hypothèse entendue et non invraisemblable. […] Ce dessin représente un paysage vu d’un peu haut, un village au milieu d’une plaine nue, avec un horizon montueux : dans le ciel, au-delà, se tortille la queue d’une espèce de serpent-lombric qui s’enfonce, dessiné à une autre échelle que le reste, ce qui le rend gigantesque, et qui s’enfonce pour resurgir, énorme, sur la plaine à peu de distance du village. Au milieu du village, le clocher n’est autre qu’un classique crayon Caran d’Ache, à six pans, bien taillé. Facétie surréaliste à vague coloration anticléricale […]. Quand on découvre ce dessin, on commence à comprendre le titre du poème, qui manifestement n’ajoute rien au texte, ne semble avoir absolument rien de commun avec la coloration du poème, — peut-être n’en a-t-il été que le prétexte amical et très superficiel, en rappelant à Éluard une impression, un vécu individuel : à la hauteur des clochers, le vol des dernières hirondelles par une de ces admirables soirées si longues de la fin du mois de juillet… » (p. 1512).
On trouvera un autre extrait de ce même article de Georges Mounin à propos de Donner à voir. Pour les Sherlock Holmes en herbe, je signale que le fonds Paul Éluard du musée de Saint-Denis [7] expose dans un tiroir la partition d’une mélodie d’un certain François Vecsler sur les paroles de « Où se fabriquent les crayons ». On n’en trouve aucune trace sur les moteurs de recherche courants, seulement la brève mention dans les annexes du tome II des œuvres complètes. Voilà ce que le musée d’art et d’histoire de Saint-Denis a pu retrouver à ma demande, à propos de ce musicien inconnu : « Il a mis en musique en 1951 (?) trois poèmes d’Éluard, « À peine défigurée » (La Vie immédiate), « Conduire » (Les animaux et leurs hommes), « Où se fabriquent les crayons ». Les partitions du musée appartenaient à Éluard lui-même. Elles sont dédicacées sur la couverture « Au maître Paul Éluard », mon poète préféré, avec la plus profonde admiration. Paris, le 23 mai 1951, François Vecsler. »
– Ayant visité en 2017 l’expo « Olga Picasso », j’ai repéré la référence un dessin et une huile qui m’ont fait penser au dessin « Les mains libres » : une illustration pour Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac (1927), livre précieux que Éluard pouvait bien posséder, et un tableau, Le Peintre et son modèle (1926). Le rapprochement aurait pu nous fournir bien des gloses… La peinture de Man Ray ci-dessus datée de 1937 a été exposée en 2019 au Musée d’Orsay, exposition Le Modèle Noir. Elle s’intitule Rire de Rêve, 1937, et le modèle en est Adrienne Fidelin, muse et amante de Man Ray en cette année 1937. Toute ressemblance de l’ombre avec le profil de Sade par Man Ray serait purement fortuite !
– Lire nos articles suivants sur les œuvres complètes de Paul Éluard après Les Mains libres, puis de la Libération à la fin.
© altersexualite.com, 2014-2019.
Voir en ligne : Les Mains libres, sur Lettres volées
© altersexualite.com, 2014.
L’illustration de vignette est une reproduction du fameux Portrait de Paul Éluard par Salvador Dali, réalisé en 1929. Photo Père-Lachaise © Lionel Labosse.
[1] L’exposition du musée d’Orsay L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst a parfaitement mis en lumière cette filiation, qui remonte en fait au XVIIIe siècle.
[2] Pour s’y retrouver dans les dates, on consultera sur Wikipédia cet article très utile : Chronologie de Dada et du surréalisme.
[3] En 1962 Louis Aragon prononce un discours émouvant à l’occasion de l’inauguration du lycée Paul-Éluard de Saint-Denis. Discours inédit, disponible dorénavant sur Lettres volées grâce au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, qui a bien voulu nous communiquer la brochure publiée à cette occasion. On peut écouter un extrait de ce discours ici. Ça commence comme ça : « Il ne m’échappe point que c’est un grand honneur qui m’échoit d’avoir à parler ici pour le baptême du lycée Paul-Éluard de Saint-Denis. Je ne puis que remercier ceux-là qui eurent la pensée de faire appel à moi. Mais il me faut bien convenir qu’on ne pouvait plus mal choisir. Il n’y a pas la plus petite chance que je dise ce qu’il faut, et que sans doute on attend de moi. Je devrais apparemment ici parler de Paul Éluard, comme il serait possible à quelqu’un d’autre, de façon toute exemplaire, en dresser une statue verbale, donner à rêver, sinon à voir, à ces jeunes gens qu’on y élèvera, en leur présentant le personnage idéal qui va se trouver présider à leurs études […] ».
[4] Lucien Scheler ne dit pas mot de Jacqueline Duhême, jeune femme draguée lors d’une dédicace, future illustratrice d’un de ses recueils, qui raconte dans cet article comment le PC l’a empêchée d’épouser l’inconsolable poète.
[5] Il s’agit effectivement de deux des citations fétiches d’Éluard, comme celle de Lautréamont, qu’on retrouve à maintes reprises dans ses textes théoriques.
[6] En parlant de marges, voir comment Éluard approfondit cette profession de foi vers un érotisme plus provocateur dans Donner à voir.
[7] Rien à voir avec Éluard, mais je signale en passant qu’en farfouillant dans les autres salles du musée de Saint-Denis, on tombe sur ce chef-d’œuvre de Narcisse Chaillou, Le Dépeceur de rats. Quant au tableau d’André Lhote Le gaz à Saint-Denis, qui est en fait une esquisse pour une fresque de l’exposition universelle de 1937, il a un rapport avec le « contexte artistique et théorique » des Mains libres, comme précisé dans le B.O., car il date de 1937.