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Pour mieux comprendre l’érotique gidienne, pour lycéens et adultes

Le Ramier, d’André Gide

Gallimard, 2002, 80 p., 9 €

jeudi 1er décembre 2016

Le texte lui-même intitulé Le Ramier est disons une nouvelle de 12 pages sur une branlette mémorable de notre prix Nobel avec un garçon de ferme, dans la nuit du 28 juillet 1907 (il avait donc 38 ans). Ce texte retrouvé 95 ans après avoir été écrit, a été jugé digne de constituer un livre, avec un avant-propos, une préface et une épaisse postface, mais allez savoir pourquoi, indigne de figurer dans les deux volumes de romans et récits de la Pléiade publiés en 2009… Cet arsenal critique impressionnant pour un texte que l’on pourra trouver indigent (car comment justifier sans cela que Gallimard l’ait censuré dans l’édition de la Pléiade ?) révèle la gêne aux entournures qu’engendre la sexualité de Gide, vécue à une époque où l’homosexualité adulte était considérée comme plus grave que la pédophilie, mais jugée à une époque où ces catégories sont redéfinies d’une façon qu’il aurait été difficile d’imaginer pour un homme né en 1869, date où le mot « homosexualité » allait être inventé par un médecin hongrois. Tâchons donc de comprendre, non de juger. Cet article constitue un complément aux articles publiés à l’occasion de la mise au programme de Terminale L des Faux-Monnayeurs.

L’action se situe dans la ferme de son ami Eugène Rouart, et le « Ramier » n’est autre que Ferdinand Pouzac, second fils d’un valet de ferme de Rouart, âgé de 17 ans, mais Gide lui en croit 15. Vu la pauvreté de l’érotique gidienne (il refuse une fellation que lui propose le gamin), il n’y a pas de quoi casser trois pattes à un canard, mais cela demeurera pour ce vieux scout le souvenir vivace d’un plan cul mémorable. S’ajoute à cela le triste sort du garçon, hospitalisé quelque temps plus tard, et mort en 1910, suscitant visites et compassion de ses amis pédérastes (Rouart et Ghéon, ceux-là même qui accompagnent Gide sur le tableau de Jacques-Émile Blanche : André Gide et ses amis).

Jacques-Émile Blanche : « André Gide et ses amis », 1900.
Charles Chanvin, Henri Ghéon, Athman, André Gide, Eugène Rouart.

Rouart aurait envisagé de tirer un roman de cette passade partagée avec Gide, mais on ignore s’il l’a fait, en tout cas rien n’en a été publié par le respectable notable que deviendra Rouart. Jean-Claude Perrier, qui signe la préface, évoque sans les nommer « des dizaines de tartufes, des bien-pensants de tous horizons, qui prenaient prétexte de ses mœurs, de ses confessions, pour vouer son œuvre à l’index et leur auteur aux gémonies ». Il parle de « critique haineuse » et de « political correctness », ce en quoi nous ne sommes que partiellement d’accord, car même si le garçon en question dans ces quelques pages a atteint la majorité sexuelle actuelle, il n’avait pas celle de 1907, et cette branlette tombait sous le coup de la loi de l’époque, mais aussi de la loi actuelle sur la corruption de mineurs, et nous ne parlons pas de loi homophobe. Cependant, le préfacier cite un intéressant mais problématique plaidoyer extrait d’une lettre à Martin du Gard : « sur les jeunes qui sont venus à moi, mon influence a toujours été utile et salubre. Oui, ce n’est pas un paradoxe : mon rôle a toujours été moralisateur. Toujours, j’ai réussi à exalter ce qu’ils avaient en eux de meilleur ! Combien de garçons, engagés déjà sur de mauvaises pentes, ai-je ramenés dans le droit chemin, qui, sans moi, se seraient abandonnés à leurs instincts les plus vils, et se seraient définitivement dévoyés ! Combien de révoltés, de paresseux, d’hypocrites, de menteurs, ont écouté mes conseils, et pris goût au travail, à la droiture, à l’ordre, à la beauté ! » Le préfacier souligne, contrastant avec un Jean Genet, la pose moralisante du protestant coincé. Et il ajoute : « Il y a du Socrate dans ces lignes ».
Si nous ne sommes pas totalement d’accord avec la condamnation des « tartufes » par le préfacier, c’est que la pédérastie gidienne ne nous semble pas si socratique qu’il le prétend. Premièrement, dans le texte même du Ramier, Gide expose la nature du cheptel de garçons qu’entretient Rouart au profit de ses amis : « Cependant je raconte à R[ouart] ma journée : la rencontre de Jean Coulon au bord de la Garonne ; son mot dès ma première attaque : « Justement, le petit Touja, il allait me le faire. » – (Touja, François, est celui que nous avions surnommé « l’Abricot », à cause de son teint très hâlé ; c’est le plus jeune du troupeau de R[ouart]), quant à Jean Coulon, malgré sa bonne volonté, il est trop vert et ne m’excite guère que le cerveau ; néanmoins je goûtai près de lui grand plaisir. Plus vert encore et cependant fameusement formé, le petit Lazare, frère de Jean, que je cueille en passant sur un banc du jardin, lui tout étendu comme pour la sieste, mais l’œil ouvert polisson vicieux et sournois, me faisait courir depuis trois jours. Que de choses sur ce vaurien j’aurais à dire. Ces deux-là dans le jour, le fils du docteur la nuit, m’avaient passablement épuisé. Il fallait pour retrouver encore des désirs cette occasion extraordinaire que la complaisance de R[ouart] allait faire naître » (p. 26). Comme on est loin de l’utopie socratique, et proche de la sexualité compulsive de backroom, mais avec des garçons à qui leur âge interdirait l’entrée !
Pour ce qui est de la passade elle-même, Ferdinand tombe dans les bras de Gide sur une meule de foin, ils s’embrassent, et c’est là que le garçon produit le « râle très doux » comme un « roucoulement de colombe » qui lui vaut son surnom. Dans la chambre, le garçon se dévêt, et « Engoncé dans son vêtement mal ajusté, je n’imaginais pas sa beauté. À peine un peu moins enfantin que le Tireur d’épine, sans gêne aucune et sans excessive impudeur, il s’offrait à l’amour avec un abandon, une tendresse, une grâce que je n’avais encore jamais connues. » Ferdinand s’exclame « C’est ça ! On va se t[ailler] des p[ipes] », mais Gide l’arrête, « peu vicieux moi-même, et répugnant à gâter par quelque vilain excès le souvenir qu’allait nous laisser à tous deux cette nuit ». En parlant de vice, on s’amuse à constater que même dans cet inédit, Gide ne parvient pas à écrire une chose aussi grossière sans en châtrer le mot, et on se demande si « fameusement formé » n’est pas un euphémisme pour « bien monté », chose qui pourtant ne semble pas attirer Gide, plus séduit par la mode antique du petit pénis. En conclusion de ce bref récit, Gide se rappelle naïvement sa « première nuit avec Mohamed à Alger », ce qui nous étonne vu l’aveu qui précède de la fréquence de ce genre de rapports dans le « troupeau » de son ami, sans oublier la prétention à avoir « ramené dans le droit chemin » « combien de garçons »…
La postface de David H. Walker retrace l’histoire de ce qu’il appelle une « aventure amoureuse », en rappelant d’abord l’historique de la relation amicale et littéraire de Gide avec Eugène Rouart, qui date de février 1893. Il rappelle aussi que c’est lui qui « avait joui, observé par Gide, des dernières faveurs du jeune Mohammed ». Cela nous fournit notre second argument contre l’interprétation socratique de la pédérastie gidienne. En effet, on se rappelle que Rouart, observé par Gide sous le nom de Daniel dans ce bordel d’Alger avec le petit Mohammed, lui avait fait horreur : « penché sur ce petit corps qu’il couvrait, on eût dit un immense vampire se repaître sur un cadavre » (Si le grain ne meurt, Deuxième partie, chapitre 2). Il ne s’agirait donc pas pour Rouart de relation socratique, mais de sodomiser violemment de très jeunes prostitués (à supposer que cette phrase du Grain soit conforme à la vérité et non inventée justement pour faire contraste avec son érotique). Or loin de s’écarter de Rouart, Gide le fréquente des années durant, et c’est par lui qu’il se fournit en chair fraîche ! Cette remarque me semble intéressante pour la compréhension des Faux-Monnayeurs et de Corydon, où la pédophilie-pédérastie de Gide est effectivement sublimée sous les espèces d’une relation socratique d’un adulte avec de jeunes lycéens bourgeois et cultivés. Il convient juste de remarquer que dans la réalité Gide eut plutôt pour jeunes amants des garçons du peuple, arabes ou valets de fermes, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir aussi, exceptionnellement, une relation de type socratique, sur le modèle de celle qu’il eut avec Marc Allégret, la seule connue de ce type. David H. Walker cite une lettre de Rouart du 31 juillet 1907 où le futur sénateur de la Haute-Garonne s’exprime de façon codée : « Je projette d’apprivoiser ce ramier, dont l’impressionnant roucoulement t’a ému l’autre jour ; je m’y appliquais dimanche ; c’est la première fois que je m’intéresse si fortement à un oiseau ». Plus loin, Walker extrapole : « la correspondance entre les deux amis […] constitue un témoignage capital sur la façon dont les homosexuels pouvaient apprendre à reconnaître, à réaliser et à revendiquer leurs désirs, dans une société encore loin d’être permissive à leur égard » (p. 50). Phrase problématique, car il ne s’agit pas là d’homosexualité, mais souvent de pédérastie, voire de pédophilie, et de corruption de mineurs, un délit toujours actuellement puni par l’article 227-22 du code pénal. Donc en appeler à une revendication homosexuelle contre une société répressive n’est pas tout à fait pertinent, et il faudrait savoir distinguer entre une « critique haineuse » d’une part, et une légitime clairvoyance sur la nature de la sexualité de Gide et de ses amis bourgeois. Walker évoque également l’importance de la lecture de l’essai d’Albert Moll paru en 1893, Les Perversions de l’instinct génital, que Rouart fit découvrir à Gide, qui lui répond dans une lettre du 5 septembre 1894 : « m’est avis qu’il faut se dépêtrer tout seul dans le bazar des préceptes de morale. ». Nous terminerons par ces mots, qui constituent sans doute sinon une excuse, du moins un élément de compréhension de l’attitude de Gide, car à une époque où l’homosexualité entre adultes consentants était tout aussi réprouvée, voire davantage, que la pédophilie, bien malin qui pourrait jurer qu’il se serait « dépêtré » mieux que Gide dans le bazar de ses instincts.

 Pour illustrer notre propos, on pourra parcourir l’article de Wikipédia Majorité sexuelle en Europe, qui montre à quel point cette question de la limite pédophilie / homosexualité a toujours été problématique. L’action de l’Union européenne semble avoir été dans les toutes dernières années, à la fois de généraliser l’absence de discrimination entre homosexualité / hétérosexualité, mais aussi paradoxalement de faire remonter la limite de l’âge de consentement, qui était par exemple en Espagne située à 12 ans en 1995, et a été remonté à 16 ans en 2015, alors qu’il est à 15 ans en France, et à 14 ans dans un certain nombre de pays européens. Chypre est un cas d’école car à cause de l’emprise de la religion, l’absence de discrimination imposée par l’UE a eu pour conséquence de remonter à 18 ans l’âge de consentement, alors que, tenez-vous bien, « L’âge sexuel de la sodomie est fixé à 13 ans par ce même code » ! Il faudra sans doute quelques années avant que les politiciens de ce pays et les responsables de l’UE se rendent compte du danger qu’il y a à faire de toute une génération d’adolescents des délinquants à l’époque où justement les réseaux sociaux facilitent la découverte de la sexualité à l’adolescence ! (on pourrait faire un parallèle avec la pénalisation du cannabis en France, qui aboutit à faire entrer sans la délinquance la moitié de nos adolescents, alors qu’il est de notoriété publique que la dépénalisation fait baisser la consommation). L’Italie présente un détail intéressant : « une clause d’exception autorisant les enfants âgés de 13 ans à avoir des rapports sexuels à condition que la différence d’âge entre les deux partenaires soit inférieure à trois ans ». Cela nous renvoie à une polémique de cet été 2016 qui montre à quel point dès qu’il s’agit de pédophilie, l’irrationnel s’empare des esprits : « Non, la Turquie n’a pas « légalisé la pédophilie » ».

 Écouter l’épisode 5 de l’entrevue de Yann Moix et Franck Lestringant, sur le site La Règle du jeu, qui fait le point sur la question de l’homosexualité / pédérastie de Gide.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Critique de Thierry Cecille pour Le Matricule des Anges.


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