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Les ravages d’un père castrateur, pour les lycées

La Mort est mon métier, de Robert Merle

Folio, 1952, 370 p., 6,6 €.

jeudi 13 septembre 2007

Publié trois ans après le prix Goncourt justement obtenu pour Week-end à Zuydcoote, La Mort est mon métier fait partie des classiques sur le nazisme et les camps de concentration ; il en est même l’un des premiers avatars. Il est inutile d’en rappeler l’efficacité, mais aussi la difficulté de lecture, tant par l’horreur des scènes racontées que par le fait qu’elles le sont à la première personne par le bourreau, avec le risque d’empathie que cela représente pour le lecteur, d’où la nécessité d’un accompagnement pédagogique. Voir un article sur le blog La lettre volée qui rappelle à quel point, à sa sortie en 1952, ce roman « violait un tabou ». Lecture recommandée pour le lycée, en Seconde comme en Première, ainsi qu’en Troisième, pour lecteurs avertis.

Robert Merle avait consacré sa thèse de doctorat de lettres à Oscar Wilde ou la « destinée » de l’homosexuel, sujet audacieux à l’époque. Il est intéressant d’avoir ce détail en tête — ainsi que la thématique de certains de ses autres romans — comme celui indiqué ci-dessus, lorsqu’on lit ce récit effilé comme une lame, histoire diamétralement opposée à celle de Wilde, de la destinée d’un misérable, d’un roturier, d’un hétérosexuel, et d’un bourreau formaté par un père castrateur. La mère de Rudolf Lang est on ne peut plus effacée derrière ce père à l’autorité tellement terrible qu’après sa mort Rudolf passera sa vie à tenter de la retrouver, jusque dans l’obéissance fanatique à Himmler. Rappelons cette formule de la préface de 1972 : « Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. ». Voici quelques passages intéressants à exploiter en classe :

 Pages 13 à 20 : Première apparition du père. Violence psychologique. Père annonce à son fils la décision qu’il a prise à son sujet. Suite à une visite à Paris, « la capitale de tous les vices », avant sa naissance, il avait contracté une maladie, qualifiée de « faute », et avait « promis solennellement à la Sainte Vierge » qu’il lui consacrerait son fils : « quand tu seras ordonné prêtre […] il faudra – que tu prennes – sur tes épaules – mes péchés… » Motif de la fenêtre laissée ouverte par mortification, qui sera repris p. 314 au camp d’Auschwitz.
 Page 25 : Une hallucination du jeune Rudolf à propos de l’image du diable placée par Père dans les cabinets (de nombreuses scènes de ce genre émaillent le récit). Page 162, il identifiera « Le Juif international en train d’étrangler l’Allemagne » au souvenir de cette gravure.
 Page 42 : « Il se retourna et me considéra si haineusement que j’eus un moment d’espoir : Je crus qu’il allait me battre. » La violence de Père est purement psychologique. À rapprocher de la réaction de Lang lors de son procès, quand on lui reproche d’avoir molesté un subordonné ou abattu un détenu : il explique que c’était impossible car « contraire à [sa] dignité d’officier » ou interdit par le règlement (p. 365).
 Page 46 : Rudolf perd la foi à cause de la trahison supposée du Père Thaler. À rapprocher de sa consternation en apprenant que Himmler s’est suicidé : « Il m’a trahi. […] Il a donné des ordres terribles, et maintenant, il nous laisse seuls affronter le blâme ! » (p. 356).
 Page 52 : Première mention de l’antisémitisme à la mort de Père en 1914 (haine des tailleurs juifs).
 Page 57 : « La nuit vint, ils débouclèrent leur ceinturon, ouvrirent largement eur col et étendirent leurs jambes devant eux. Dans l’obscurité humide du wagon, je respirais avidement l’odeur de cuir et de sueur qui émanait d’eux. » Réservé à ceux qui savent lire entre les lignes… de même que : « Je me sentais seul, la mitrailleuse luisait entre mes jambes, et un sentiment de contentement m’envahit » (p. 80), puis « les jeunes et splendides volontaires des Unités « Têtes de mort » » (p. 240), et « Il était grand, blond, bien découplé, avec une taille très mince » : un soldat entrevu dans un train auquel le récit accorde plus d’importance qu’à la femme du personnage principal (p. 246).
 Page 66 : un militaire blessé tente de séduire une infirmière. Celle-ci refuse : « Mais c’est un péché. » Repartie de l’officier : « Avoir de si beaux nichons et croire encore au péché ! […] Voilà comment on trompe nos bons Allemands ! Ces cochons-là leur collent des péchés, et nos bons Allemands leur collent leur argent ! […] Pires que des juifs ! […] Et ces pauvres idiots sont devenus si lâches qu’ils n’osent même plus baiser ! ». voir aussi p. 318 : « on me dit que dans les régions occupées, nos soldats… ont les plus grandes difficultés… à avoir des rapports sexuels avec les femmes russes ».
 Page 73 : « La routine de la vie de caserne était également pour moi une grande source de plaisir ».
 Page 87 : Le jour où il prend connaissance de la mort de sa mère, il perd sa virginité avec l’infirmière Vera.
 Page 117 : à cause de sa mise misérable, des soldats le prennent pour un juif.
 Pages 121/127 : À l’usine, il refuse de comprendre qu’il doit ralentir la cadence par solidarité ouvrière : « On me confie une tâche, et mon devoir est de la faire bien, et à fond ».
 Page 139 : Après l’armistice, son unité désobéit (en suivant le chef). Premier massacre de civils lettons, hommes, femmes et enfants.
 Page 141 : Il fusille des grévistes, dont un ancien camarade de l’armée, à bout portant, n’acceptant même pas de fermer les yeux sur sa fuite.
 Page 144 : Son deuxième rapport sexuel : il finit par forcer la logeuse de son camarade mort, après que celle-ci l’a longuement excité.
 Page 159 : Il veut se tuer. Un camarade l’en détourne.
 Page 164 : « Sortie d’Église ». À rapprocher du Traité d’athéologie de Michel Onfray, qui au contraire dénonce la complicité du Vatican avec le nazisme. Voir aussi p. 334 : « conception judéo-chrétienne de la mort… »
 Page 170/173 : Inscription chez les S.A. Premier « Heil Hitler ! ».
 Page 177 : En prison, suite à un assassinat commandité, la lecture de la Bible le confirme dans la haine des juifs : « C’était un peuple qui ne faisait rien sans intérêt […] et qui témoignait dans le cours ordinaire de la vie, d’une lubricité répugnante ».
 Pages 199/206 : À sa sortie de prison, il est engagé par un baron, qui, constatant ses capacités d’organisation, lui confie la responsabilité d’une ferme, à condition qu’il se marie. Il refuse, puis accepte parce que c’est un ordre. Dialogue fascinant pour les arguments employés, typiques de cette conception de la sexualité à la fois athée et sexophobe : « Je ne désire pas me marier » […] « tu ne serais pas par hasard un de ces… » […] « tu n’es pas un hongre, j’espère ? » « ce n’est pas de ma faute, mais je ne suis pas sensuel » […] « Tu refuses la femelle » […] « Quand tu seras marié, je n’irai pas compter tes saillies, nicht wahr ? Et si tu fais l’amour une fois l’an pendant cinq ans, tu peux très bien avoir cinq enfants, et c’est tout ce que la patrie te demande ! ». Le baron lui choisit une femme comme un maquignon : « Avec ton poitrail et ses longues pattes, vous ferez des enfants convenables » […] « Une pouliche impeccable ». Rudolf accepte, et conclut : « Je ne pouvais pas arriver à savoir si cela me faisait plaisir ou non » !
 Page 215 : Mention, en une ligne, de la naissance de 3 enfants.
 Page 224 : Discours de Himmler : « Ton honneur, c’est ta fidélité » ; « On n’avait plus de cas de conscience à se poser ».
 Page 227 : Premières responsabilités en camp de concentration : Dachau.
 Page 235 : Dénonciation par Hitler de « la juiverie mondiale ». Rudolf est nommé à Auschwitz.
 Page 253 sq : récit détaillé (insoutenable) de l’extermination à Treblinka.
 Page 267 : « Comment peut-on supprimer une espèce, si l’on conserve les femelles ? »
 Page 271 : Découverte par hasard du « Cyclon B », ou « Giftgas ».
 Page 273 : « la tâche historique qui m’incombait ». Exemple de phrase qui peur susciter l’empathie du lecteur. Débat nécessaire avec les élèves.
 Page 297 : Comptabilité sordide de l’horreur.
 Page 343 : Reproches de sa femme Elsie, qui comprend enfin ce dont il s’agit. Suite à cela, Rudolf prend un risque suicidaire lors d’une révolte de détenus (p. 349).
 Page 353 : Débâcle. Il voit sa vie comme un film (p. 361). Procès de Nuremberg. « Je n’ai pas à m’occuper de ce que je pense. Mon devoir est d’obéir. » « je pensais aux juifs en termes d’unités, jamais en termes d’êtres humains. Je me concentrais sur le côté technique de ma tâche » (p. 363).

 Lire de Robert Merle Oscar Wilde ou la « destinée de l’homosexuel ».
 Lecture croisée audacieuse, avec Les Murs bleus, de Cathy Ytak, et avec Black boy, de Richard Wright. Wright, auteur né en 1908 comme Merle, ayant vécu comme lui une tragédie du XXe siècle (la ségrégation raciale), et réfléchissant aux processus d’aliénation par un personnage là aussi diamétralement opposé. Les scènes de punition parentale ou d’humiliation par le travail se répondent, et pourtant engendrent d’un côté la rage de construire, de l’autre celle de détruire. Lire aussi le discours d’Himmler sur l’homosexualité du 18 février 1937. Sur cette période, voir Les Roses de cendre, d’Érik Poulet-Reney, Différents, de Maryvonne Rippert, Je marchais MALGRÉ MOI dans les pas du diable, de Dorothée Piatek et Triangle rose, de Michel Dufranne et Milorad Vicanovic-Maza.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Critique de « Les Hommes protégés », de Robert Merle (1974) par Jean-Pierre Andrevon


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