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Dans la peau d’un « malgré nous », pour les 4e/3e et le lycée

Je marchais MALGRÉ MOI dans les pas du diable, de Dorothée Piatek

Petit à Petit, 2006, 168 p., 10 €.

vendredi 21 septembre 2007

La Seconde Guerre mondiale est un des plus grands drames de l’Histoire, et ce Drame majuscule est la somme de drames poignants quand on considère, au-delà des chiffres, les destinées individuelles. Dans le même ordre d’esprit que le film Indigènes, ce roman sélectionné par le prix des Incorruptibles en 2007/08 présente un thème méconnu : la question des « Malgré nous ». Ces jeunes hommes enrôlés de force dans les régions annexées par l’Allemagne nazie, ballottés par l’ironie tragique de l’Histoire entre les intérêts contraires mais convergents des nazis, des Russes puis des communistes français, ont finalement connu un sort aussi misérable que les homosexuels dans ces mêmes régions : la persécution, les mauvais traitements, et pour les survivants, la haine, l’incompréhension et la honte ! Le roman de Dorothée Piatek arrive à point nommé pour éclairer cet aspect méconnu de l’Histoire, à travers la destinée de François, un jeune Strasbourgeois.

Résumé

En 1939, François a 15 ans, et rêve de devenir journaliste, tandis que son frère Jean, 18 ans, doit prendre la succession du père, boulanger, qu’un pied bot met à l’abri de la conscription. L’annexion consécutive à la guerre de 1870, puis la guerre de 14-18, ont laissé de mauvais souvenirs dans la famille, un fort sentiment patriotique et un ressentiment contre les Allemands (p. 11). Le 1er septembre 1939, l’évacuation de Strasbourg est décrétée. La famille de François transite vers le Périgord, accueillie par des paysans. François découvre à la fois l’amour, avec Anne, et les aléas de l’amitié, puisque sous influence familiale, son ami d’enfance, Charles, se révèle assez vite, germanophile et antisémite. Les exilés tentent tant bien que mal de faire comprendre que malgré leur dialecte alsacien, ils n’ont rien à voir avec les Allemands. Quelque temps après l’Armistice, la question de l’Alsace et de la Lorraine, restée en suspens, est réglée de façon expéditive par l’intégration au Reich : « le piège se refermait » (p. 90). Contrainte et forcée, la famille réintègre la boulangerie de Strasbourg. Les humiliations commencent par l’obligation d’apprendre l’allemand et de le parler en public, puis la germanisation des patronymes, enfin l’éducation nazie, l’autodafé des livres écrits en français à l’école (p. 116). Quand Jean, devenu « Hans » (p. 115), devra s’enrôler dans le « RAD » (service national du travail), le piège se refermera encore plus : la famille le cache et l’évacue en zone libre, mais le poids est reporté sur François devenu « Frantz ». Ses parents sont menacés « d’être déportés au camp de Schirmek » (p. 137), et il se sent contraint de s’enrôler. Le récit cesse après un bref épilogue, complété par une notice historique qui, espérons-le, poussera les élèves à approfondir.

Mon avis

Nous avons là un très bon roman historique qui nous laisse sur notre faim (un peu, mutatis mutandis comme, après Si c’est un homme, de Primo Levi, on se précipite sur La trêve). On espère un deuxième tome qui nous lancerait sur les traces de ces Malgré nous, entre la Wehrmacht, le front russe, le camp de Tambow et le retour en France, parfois interminable, jusqu’à l’attente de la réhabilitation, qui dure toujours… C’est une excellente idée d’avoir sélectionné ce livre pour les Incorruptibles un an après Les Roses de cendre, d’Érik Poulet-Reney. Les chiffres sont âprement discutés, mais si on parle finalement d’une dizaine de milliers d’hommes tués pour homosexualité dans les camps de concentration dans toute l’Allemagne, donc d’un nombre limité de victimes pour l’Alsace et la Lorraine, il est question de 40000 morts parmi les Malgré nous, dont 16000 dans les camps russes, ce qui entraîne donc la réflexion suivante, qu’il y eut davantage dans ces régions de jeunes homosexuels morts dans des camps ou au front russe en tant que soldats engagés de force, que d’homos dénoncés, arrêtés, persécutés et tués comme tels. Cela n’empêche pas l’auteure d’évoquer la question, au risque de sembler anachronique et de dresser un portrait par trop idyllique de la famille de son personnage. En effet, que ce soit dans leur indéfectible amitié pour M. Cohen, un juif qu’ils convaincront de quitter Strasbourg, et qui aura la sagesse de ne pas y rentrer, ou dans la conscience du jeune François de l’homophobie des nazis (deux allusions, p. 107 et 137), l’auteure a choisi des personnages angéliques tels qu’il en existait sans doute peu d’exemplaires à l’époque. Rappelons que, sur la question de l’homosexualité, le député gaulliste de Metz Paul Mirguet, fit voter en 1960 par une assemblée nettement majoritaire et gaulliste (UNR), un amendement classant l’homosexualité parmi les « fléaux sociaux ». La candeur avec laquelle l’auteure place dans la bouche de son héros des propos généreux pour toutes les catégories de personnes persécutées par les nazis : « Juifs, Nord-Africains, Tziganes, pasteurs, handicapés et bien d’autres encore » (p. 88), peut prêter à sourire, car vu l’ampleur du drame des « Malgré nous », et surtout vu la censure, l’arrestation de quelques dizaines d’homos n’a pas dû être connue avant plusieurs dizaines d’années après la guerre, ce d’autant plus que les intéressés et leurs familles avaient plutôt tendance à cacher la chose.

La volonté de réhabiliter transpire tellement que les personnages semblent trop idéaux. En effet, à côté de ces deux remarques de compassion pour les homos, toute cette petite famille est puissamment orthosexuelle. Plusieurs phrases anodines du type : « Regarde toutes ces femmes seules qui partent loin de chez elles, sans leur mari » (p. 34), ou : « Tu trouveras une bonne petite femme qui prendra place derrière le comptoir… » (p. 106), collent davantage au type de mentalité courante en 1940 en France, que les protestations empathiques de François. Enfin, la sexualité, si elle est évoquée, est mise en sourdine derrière la gravité des événements. Le dépucelage du héros, point d’orgue d’une relation idyllique avec la jeune Anne, est évacué en 3 lignes pudiques (p. 90), qu’il faudra comparer avec les mêmes trois lignes dans L’Affaire Jennifer Jones, d’Anne Cassidy, si l’on s’intéresse à la sexualité en littérature jeunesse… et ceci sur la même page que celle qui relate l’invasion de l’Alsace et de la Lorraine ! D’autre part, je crois avoir remarqué quelques incohérences : après que M. Cohen a été désigné comme israélite pratiquant, ses amis pourtant réputés philosémites, lui proposent du lard et de la choucroute (p. 54), puis fêtent Noël (p. 64) dans une veillée œcuménique qui réunit « protestants, israélites et catholiques » (et quid des musulmans ?), alors que Saint-Nicolas est évoqué p. 58 ! Si de tels accommodements avec l’orthodoxie religieuse ont existé en cette période troublée, cela mériterait au moins une note explicative. Mais faut-il faire la fine bouche quand on a la chance de lire un roman aussi original que celui-ci sur une période à propos de laquelle on croit parfois tout savoir (quand on n’est pas prof d’histoire, bien sûr) ?
 Pour la petite histoire, signalons que ce livre a bénéficié de l’aide du Centre national du livre de Paris. Compte tenu de l’intérêt historique des recherches menées par l’auteure, cette aide est amplement justifiée, contrairement à certains ouvrages comme celui-ci, pour lesquels l’octroi d’argent public me semble contestable. Sur le site des Incos, voyez la « gazette » de mes élèves après la rencontre avec Dorothée Piatek. Sur le blog de Dorothée Piatek, sa version de cette rencontre…
 Lire aussi sur la même période, La Mort est mon métier, de Robert Merle (on peut comparer le statut des relations amoureuses dans la même période de l’histoire).
 Voir Les dents du bonheur, autre roman de Dorothée Piatek.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Dorothée Piatek


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