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Autobiographie d’un sacré fils de pute !

Un Troisième visage, de Samuel Fuller

Allia, 2011, 688 p., 20 €.

mercredi 11 avril 2018

Comme son roman The Big red one, Un Troisième visage parut en langue originale dix ans avant sa version française (New York, 2002). Il a été commencé à partir de l’accident vasculaire cérébral dont Fuller fut victime en 1994, et achevé après la mort du cinéaste par sa veuve Christa Lang Fuller. Ce livre est passionnant, et sa propre histoire est la meilleure que Fuller ait racontée ; elle contient des bribes de ses films, et les évoque tous, sans compter les nombreux romans, scénarios ou traitements proposés par Fuller ou commandés et payés par des studios, et qui ne furent jamais tournés ou le furent par d’autres, souvent sans qu’il reste grand-chose de l’idée originale. Le ton est fullérien, c’est-à-dire sans chiqué ; pas une page sans un tonitruant « son of a bitch » ou « connard » qui semblent sortir de sa bouche comme la fumée de son éternel cigare, comme précise la phrase barrant la 4e de couverture : « On n’avale jamais la fumée d’un cigare » !

Enfance et débuts dans la vie

Voici ce qu’écrit Fuller à propos de ses parents et du judaïsme, et cela explique sans doute son laconisme à propos des juifs dans son œuvre, et son rapport à son pays aimé, y compris la haine de certains « connards » qui font partie de son peuple : « Mon père désirait suivre les ordonnances du judaïsme, mais ma mère ne voulait pas élever ses enfants ainsi. Elle était farouchement opposée aux excès de l’orthodoxie, quelle que soit la religion. Elle pensait que ce serait un désavantage pour nous, en Amérique, où nous étions censés nous fondre dans la masse et non nous distinguer. Papa a abdiqué et ne nous emmenait que rarement à la synagogue du coin. Aucun des enfants Fuller n’a reçu d’éducation religieuse à proprement parler. » (p. 29). C’est à cause de la mort du père lorsqu’il avait 11 ans, que la famille de Samuel quitte Worcester pour New York. Fasciné par les journaux, il devient « copyboy » à l’âge de 13 ans, ayant menti sur son âge (il en fallait 14). Grâce à son culot de gamin qui n’a rien à perdre, il grimpe quatre à quatre les échelons et séduit des journalistes influents, délaisse l’école, et dès ses 17 ans, obtient la confiance d’un rédacteur en chef et sa carte de presse pour couvrir des affaires criminelles. Il a pour mentor à ses débuts dans ce métier une femme dont il dresse un portrait élogieux : « Rhea [Gore] n’était pas la seule femme journaliste au Graphic. Jean Campbell et Lois Bull, des femmes formidables et de grands écrivains, travaillaient aussi au journal. Mais Rhea était un vrai bijou, une grande brune, mince, intelligente et impertinente. Bon sang, j’avais de la chance d’être tombé sur un mentor pareil ! » (p. 62). Dans la suite de son livre, Fuller se montrera toujours respectueux et admiratif des femmes, jamais macho. Il s’explique aussi sur son goût du cigare : « À l’époque, tout le monde fumait le cigare. Ce n’était ni chic, ni extraordinaire, c’était juste un truc que faisaient les hommes. Je suis devenu accro à ce plaisir. Lorsqu’on tire sur le cigare, sans jamais inhaler bien sûr, la fumée réchauffe le cœur et l’esprit. Depuis soixante-dix ans, depuis mes années de journalisme, je me suis rarement trouvé sans un cigare fermement planté entre les lèvres. Cela chagrine certaines personnes, surtout les non-initiés. Quand ils protestent, je fais la sourde oreille, je souris et je tire une autre bouffée. » (p. 65).
À cette époque, beaucoup de films étaient adaptés de simples articles, dont les droits étaient protégés. Fuller refuse une forte somme proposée par un studio pour écrire un scénario à partir d’une affaire qu’il a couverte, en inventant la fin (p. 88). Mais ça le fait réfléchir, et l’idée germe. Fuller part en 1931 & en stop, à l’instar de son héros Mark Twain, pour découvrir l’Amérique en tant que pigiste : « j’étais en symbiose avec mon pays comme jamais auparavant. Jeunes gens, si vous voulez comprendre l’Amérique, bougez votre cul et allez l’explorer ! C’est un endroit immense et époustouflant ! » (p. 92). Il fait connaissance avec tous les aspects de l’Amérique profonde, en pleine crise économique. Un jour qu’il est envoyé couvrir une réunion du KKK, il évoque en passant l’image d’une femme « le visage […] caché sous leur ridicule taie d’oreiller », en train d’allaiter. Le rédacteur en chef coupe ce passage, et lui explique qu’il aurait dû prendre une photo, car c’est incroyable. Il est furieux, mais cela le fait réfléchir, et il achète un appareil : « Je commençais à comprendre que je pouvais mieux transmettre mes émotions avec des mots et des images », et de citer Godard : « Ce n’est pas juste une image, c’est une image juste » (p. 100).

La Big Red one

Fuller commence à écrire et vendre livres ou scénarios sous son nom ou un pseudonyme ou souvent comme nègre, et gagne bien sa vie quand à 29 ans, en 1941, en entendant « la nouvelle de l’attaque de Pearl Harbor », dès que le Congrès vote la guerre, il s’engage avec des troufions (« dogface ») plus jeunes que lui (p. 140). Il subit un long entraînement au sein de la « Big Red One », au cours duquel, sa réputation le précédant, on lui propose des postes qu’il refuse obstinément, comme correspondant de guerre par exemple. Il veut être dans l’infanterie, pour voir et raconter plus tard. Après une nouvelle période d’entraînement en Angleterre à partir d’août 1942, c’est le débarquement en Algérie, le 8 novembre 1942 à Arzew, et commence l’aventure qu’il racontera dans Au-delà de la gloire quarante ans plus tard. Dans cette partie importante du livre (130 pages), on peut connaître la composante autobiographique du film, à commencer par l’un des leitmotive : « L’idée de me faire tirer dessus ou d’exploser ne m’a jamais traversé l’esprit. Je n’avais peur que d’une seule chose : marcher sur une mine et perdre ma bite dans l’explosion. Les Anglais, les Français et les Allemands avaient posé tellement de mines sur notre chemin que les gars marchaient souvent sur ces foutus trucs et se faisaient exploser les jambes et les organes génitaux » (p. 149). On apprend que la femme qui diffuse des émissions de radio en anglais destinées à saper le moral des troupes, évoquée dans le livre et le film, a vraiment existé : Mildred Gillars, dite Axis Sally (p. 151).
Fuller révèle que non seulement il a été présent lors du mot historique du colonel George A. Taylor, mais que celui-ci, ayant eu vent de son dossier, l’a transféré d’autorité dans son 16e régiment, et lui a proposé en vain de devenir une sorte d’historiographe du régiment : « Aucun foutu caporal n’a jamais eu l’opportunité de voir l’élaboration d’un plan de bataille, d’y participer et de rédiger un rapport sur son exécution » (p. 160). La scène de la bite perdue, présente dans le film et le livre, est réécrite dans son jus : « Le troufion a touché son entrejambe en sang. Le soulagement s’est lu sur son visage. Il a été pris d’un rire hystérique. Ses yeux ont perdu leur regard fou. – Je l’ai toujours ! A-t-il hurlé. J’ai toujours ma bite ! » (p. 173). En ce qui concerne les fantasmes sexuels du soldat, voici l’avis de Fuller : « Vous verrez peu de femmes dans mes films de guerre parce que j’ai rarement vu des femmes pendant la guerre […] Les femmes qui apparaissent soudain à la fin d’une campagne – pour exercer le plus vieux métier du monde – n’avaient rien d’exceptionnel. Enfin, après avoir vu des corps mutilés et ensanglantés éparpillés partout, on n’était pas du tout d’humeur à baiser. Tout le monde était à bout de nerfs, le cerveau rempli d’images horribles de carnages. Est-ce vraiment surprenant que des soldats aient développé plein de problèmes sexuels qui les ont poursuivis pour le restant de leurs jours ? » (p. 180). La scène des deux manchots applaudissant lors d’un spectacle d’Al Jolson en Sicile (acteur inoubliable du Chanteur de jazz (1927)), présente dans le roman, trouve ici sa prolongation avec la présence à ce même spectacle d’Adolphe Menjou, auquel une belle veste est taillée : « Un mauvais acteur qui n’avait jamais mis les pieds sur la ligne de front » (p. 181). Il manque se faire lyncher par les troufions !
Lors de la préparation top secrète du D-Day, le colonel Taylor, qui a Fuller à la bonne, autorise son frère, qui est « aux opérations psychologiques », à le voir. On trouve p. 195 une photo exceptionnelle de Fuller à côté de Taylor, tous deux à genoux, posant devant James Cagney en visite.

Samuel Fuller à côté du Colonel George A. Taylor (à genoux).
© Chrisam Films

C’est enfin le jour J. Ce n’est qu’une fois embarqués que le plan est révélé aux troufions par le colonel : « On connaissait tout ça aussi bien que s’il avait fallu retrouver nos bites dans le noir » (p. 197). Lorsque Fuller (Zab dans le livre & le film) court annoncer l’ouverture de la brèche, voici la réponse du colonel : « Très bien, a dit le colonel en me souriant. Il a plongé la main dans son sac, en a sorti sa boîte de cigares et me l’a donnée. « savoure-les, Sammy. Tu les a bien gagnés en courant jusqu’ici. » Puis Taylor s’est levé. Je ne pouvais pas y croire. Il s’est simplement levé. Comme moi, tous ceux qui l’ont vu se lever ont pensé qu’il était devenu fou. « Il y a deux sortes d’hommes ici ! hurla le colonel à ceux qui écoutaient. Les morts et ceux qui vont mourir ! Alors foutons le camp de cette plage et tâchons au moins de mourir dans les terres ! » » (p. 204). Fuller tire quelques troufions blessés de l’eau : « Quand, des années plus tard, j’ai réalisé des films sur les hommes en guerre, j’ai essayé de montrer que la survie est la motivation essentielle des soldats sur le champ de bataille, pas les actes de bravoure » (p. 207). On retrouve l’épisode du soldat lisant The Dark page sur le front ; on en a même une photo.

Fuller lit son roman Dark Page sur le front.
© Éditions Allia

Une citation officielle signée du commandant de la 1re division est reproduite in-extenso : « Le caporal Fuller a fait preuve d’un grand courage et d’une remarquable dévotion à son devoir, en sauvant la vie de ses camarades blessés et en jouant un rôle vital dans le contrôle et l’organisation de l’avancée dans les terres » (p. 218). Aussi incroyable que cela paraisse, la scène de l’accouchement dans le tank est vécue ! « Nous avons transporté la femme avec précaution dans l’un des Panzers abandonnés tout près. C’était le seul endroit sec dans les parages. […] Le char puait la transpiration, le fromage et le cognac. […] L’un de nos troufions, un gars de la campagne qui s’appelait Wilson, s’est porté volontaire pour aider la femme à accoucher. À la ferme, il avait vu ses parents aider les vaches à donner naissance à leurs veaux. Avec les humains, Wilson a pensé que l’hygiène était la priorité. Il a demandé des capotes pour couvrir ses doigts. Nous avons arrosé ses mains de cognac, puis lui avons enfilé les capotes, une sur son pouce et deux pour les quatre autres doigts (détail non respecté dans le film !). Il a demandé un masque, donc nous avons découpé un morceau de mousseline du fromage qui pendait dans le char et le lui avons noué autour de la bouche. Nous avons accroché des ceintures à munitions aux tuyaux d’essence et placé les pieds de la femme dans ces étriers improvisés […] ». Cela va jusqu’au quiproquo : « Poussez / Pussy / Poo-say » (p. 223).

L’accouchement dans le tank.
« Mais non, idiot, pas « pussy ». Poussez. »
© Warner Bros

L’épisode de la prise de l’asile psychiatrique avec la résistante Wallonne est également un des épisodes que le livre & le film ont repris à l’identique, jusqu’à l’anecdote sur Benjamin Franklin racontée par Samuel Fuller à un copain… Par contre c’est « en dehors de la ville de Verlautenheide (Allemagne), sur Crucifix hill » que Fuller a vu ce qui deviendra la double scène du crucifix dans son film, un tir dirigé par un soldat allemand juché sur la croix (p. 231). La scène du roman à Aix-la-Chapelle où tous les soldats vont célébrer un service religieux israélite trouve sa confirmation : « Ce soir-là, tout le monde était juif » (p. 240). La fête organisée par Zab/ Fuller avec 1000 $ prélevés sur ses 15 000 envoyés par sa mère pour les droits de L’Inexorable enquête est véridique : « J’ai insisté sur le fait que chaque invité devait imaginer son propre fantasme sexuel. Des filles prêtes à nous aider à réaliser nos rêves les plus fous seraient présentes. […] Le sergent voulait qu’une fille nue porte un casque d’acier, une ceinture à munitions autour de la taille et une en bandoulière » (p. 243). La rencontre de Marlène Dietrich est également telle quelle, et Fuller ajoute une scène fort émouvante, la première fois où, lors de la fête pour l’avant première du Port de la drogue, il retrouva Marlène Dietrich, et qu’elle finit par le reconnaître : « Je lui dis que nous nous étions déjà rencontrés. Elle a été très polie mais a fait non de la tête, ne se souvenant ni de moi ni de l’endroit où nous nous étions rencontrés. « Dommage, dis-je. C’est la vie. » Je suis retourné vers ma table. Tout à coup, Marlène Dietrich s’est retrouvée juste derrière moi. « Hé, soldat », dit-elle, les yeux scintillants. Je me suis retourné et je lui ai souri. Elle m’a pris dans ses bras. Des larmes coulaient sur ses joues. » (p. 254). La scène du garçon tireur embusqué que l’on ne peut se résoudre à exécuter mais qu’on fesse, est également dans le livre : « Soudain, le petit fils de pute s’est mis à pleurer » (p. 261).
Nous voici à Falkenau, avec l’original de la scène où Griff tire enfin dans un nazi yeux dans les yeux : « Déjà à l’entrainement, et pendant toute la guerre, Weasel avait toujours eu un problème avec le fait de tuer. Appuyer sur la gâchette de son MI était la chose la plus difficile au monde. Cependant, à cet instant, il était tellement envahi par la haine qu’il a tiré une balle entre les deux yeux du SS. Il a appuyé sur la gâchette, encore et encore, jusqu’à ce que son chargeur soit vide. Puis il a rechargé, et vidé son chargeur à nouveau. » (p. 264). Le petit garçon soigné par le Sergent à la fin du film, qui était je crois une fille dans le roman, est ici également une jeune fille, à laquelle le sergent donne une boîte à musique et de la nourriture : « Nous n’avions jamais vu le sergent aussi heureux. Il ne pouvait pas accepter le fait que cette jeune fille soit trop malade pour survivre. « Je suis fatigué de tuer des gens, didait-il. J’aimerais garder quelqu’un en vie. » » (p. 268). Il se confirme qu’il exista un sergent charismatique qui dirigea Fuller et son escouade, le Possum du film, mais s’il nomme le colonel Taylor, Fuller ne donne pas le nom du sergent.
Après la fin de la guerre, Fuller se retrouve à Paris où il fait la fête en retrouvant son petit frère Ray, avec une belle scène où il rencontre un GI de la Big Red one dans un club : « Il a dit que notre unité avait sauvé sa peau. Puis il a disparu. Quelques minutes plus tard, le soldat est revenu avec deux roses rouges, l’une pour moi, l’autre pour Ray. Puis il m’a attrapé et m’a embrassé sur la bouche ! Ray était si ému par l’affection et le respect qui animaient ce soldat qu’il a gardé cette rose entre deux pages d’un livre jusqu’à sa mort » (p. 274). Il visite Paris, et évoque quelques lieux et personnalités : « Verlaine vivait là avec Rimbaud. Je me suis amusé à imaginer des scènes de films avec ces personnages flamboyants. La femme de Verlaine et la mère de Rimbaud, furieuses à cause de l’histoire d’amour entre les deux hommes. Peut-être avaient-elles fomenté un plan pour mettre fin à cette relation homosexuelle à peine éclose » (p. 274). Il fallait avoir ce genre d’idée en 1945 !
De retour à New York fin septembre 1945, Fuller retrouve sa mère. Il rend une émouvante visite à un soldat particulier, ce qui éclaire un mystère de son œuvre : « Je ne pouvais pas oublier Griff, qui avait à peine survécu à une explosion de mine. […] Je suis allé à Washington D.C., où je lui ai rendu visite à l’hôpital des vétérans. Griff était un cas désespéré. Plus de bras, plus de jambes. Il ne faisait que marmonner. Croyez-le ou non, nos retrouvailles ont été merveilleuses. Dès qu’il m’a vu, les yeux de Griff se sont illuminés. Il a ri quand je me suis remémoré des trucs dingues que nous avions traversés ensemble pendant la guerre. Heureux de le voir en vie, j’ai mis mes bras autour de son cou et je l’ai embrassé. Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Griff ne voulait pas que je sois triste pour lui. Il était un optimiste né et il refusait ma pitié. […] Le moral à toute épreuve de Griff a toujours été un modèle pour moi. […] Dans mes scénarios et mes histoires, vous trouverez beaucoup de personnages qui s’appellent Griff. C’est ma façon de le remercier pour son désir de vivre. » (p. 284).

Fuller réalisateur, enfin !

Nous voici enfin à Fuller survivant devenu réalisateur. Robert L. Lippert lui donne l’opportunité de passer derrière la caméra en 1948 avec J’ai tué Jesse James. Fuller a déjà des idées inconcevables pour l’époque, qui sous-tendent ses scénarios : « Je ne voulais pas décevoir Lippert qui croyait que Jesse James était un héros viril. Le vrai Jesse James était bisexuel et se déguisait en fille pour dévaliser des trains qui transportaient du matériel médical. Le type était un voleur de bas étage, un pervers et un connard. Mais on ne pouvait pas montrer ça sur l’écran à l’époque, démystifier l’une des grandes icônes américaines. […] J’ai immédiatement commencé à travailler sur le scénario de J’ai tué Jesse James, l’histoire d’un homme qui tue celui qu’il aime. » (p. 297). J’ai vécu l’enfer de Corée, en 1951, déchaîne des réactions aussi délirantes que contradictoires : « Edgar Hoover et le FBI avaient ouvert une enquête. De façon tout aussi irrationnelle, les gauchistes adoraient mon film qui collait à leurs vues » […] « Mon but était de montrer que la guerre était une folie organisée. Le film avait touché une corde sensible. Ce n’était pas mon but, mais on était dans un pays libre, non ? » (p. 316). Fuller est convoqué au Pentagone (« Cela ressemblait plus à un procès de l’Inquisition »), où on le cuisine sur des détails comme le fait qu’il a nommé « Thompson » un personnage, alors que c’est « le nom de code pour les ouvriers communistes en situation illégale aux États-Unis » ! Conclusion : « Pendant la guerre, les soldats étaient entraînés à combattre les fascistes. À présent le vent de la bigoterie du maccarthysme soufflait sur l’Amérique démocratique et répandait les graines d’une autre sorte de fascisme. Le seul moyen de combattre ces gens ici chez nous était de dénoncer leurs idées stupides et réactionnaires. J’étais fier d’avoir déstabilisé leurs conneries de fondamentalistes. » (p. 319).
Dans Baïonnette au canon (1951), Fuller fait débuter James Dean, et ce sera l’une des nombreuses silhouettes célèbres qui émaillent ses mémoires depuis le début ; je ne les ai pas toutes mentionnées dans cet article ! Voici la leçon qu’il voulait faire passer : « À l’époque, une balle coûtait cinq cents. Tous les troufions avaient huit balles dans leur chargeur. Le sergent fait son boulot en exigeant de retirer quelque chose de l’investissement de l’armée, ce qui signifie que chaque vie coûte un nickel, huit vies quarante-cinq cents. Je voulais montrer au public que la vie humaine ne vaut rien en temps de guerre. » (p. 333).
La Maison de bambou (1955) est le premier film étasunien entièrement tourné au Japon dans lequel un ancien GI devenu chef d’un gang à Tokyo, est séduit par un agent secret qui infiltre son gang, et dont il fait son ichi-ban (numéro 1), entraînant la jalousie de son précédent favori, qu’il finit par tuer, croyant que c’est lui qui l’a trahi. Fuller révèle que « Zanuck a adoré, même la scène homoérotique entre les deux gangsters, très osée pour l’époque. […] Dawson aime vraiment Griff mais le supprime quand même. Il le tue pendant qu’il prend un bain. Les balles traversent la baignoire et le corps de Griff, laissant six trous réguliers par lesquels l’eau chaude s’écoule. Dawson prend la tête molle de Griff entre ses mains et lui parle en lui caressant doucement les cheveux. Il y a une sincérité terrifiante dans ses gestes, une négation totale de la réalité. Les machinations imprévisibles de son cerveau malade sont mises à nu » (p. 376). Fuller ajoute : « Dans les années 1950, l’homosexualité était taboue. Aucun studio n’abordait le sujet. […] Quand j’étais petit, les gens ne savaient presque rien de l’homosexualité. » Il évoque Le Puits de solitude qui eut un gros succès dans les années 1930 : « Bien sûr les gens pensaient que c’était presque illicite de le lire » […] « L’on désapprouvait le fait même de parler de l’homosexualité. L’homosexualité existe depuis la nuit des temps. Même quand on en parle, on ne peut pas stéréotyper les gens ou généraliser leurs modes relationnels. Chacun est unique. Bon sang, je déteste les stéréotypes et les catégories, que ce soit pour l’homosexualité, l’hétérosexualité, la race ou la nationalité. » (p. 378). L’expression « ichi-ban » est utilisée dans plusieurs films de Fuller, y compris ceux qui n’ont aucun rapport avec le contexte nippon. Ce film me fait penser à mon film préféré d’Oshima, L’Enterrement du soleil (1960), qui est aussi une histoire d’amour sublimé entre bandits japonais. Mais nous sommes loin du sujet de départ… en parlant de Japon, l’autre film nippophile de Fuller, The Crimson Kimono (1959) est aussi basé sur un amour sublimé entre deux anciens GI frères de sang car l’un a été transfusé sur le front avec le sang de l’autre, et qui se déchirent parce qu’ils aiment la même femme.
Sa mère meurt en 1959, année cruciale : « À l’été 1959, j’étais sur le point de signer un contrat de plusieurs millions de dollars avec la Warner, pour écrire, réaliser et produire Au-delà de la gloire. Le film suivrait un sergent courageux et son escouade de troufions pendant les campagnes de la Ire division en Afrique du Nord, en Sicile et en Europe. J’avais amassé un millier de pages d’action et de dialogues et j’avais en tête quasi tous les plans du film ». Jack Warner adore, et propose John Wayne pour le sergent. Au début, Fuller accepte, puis il se range à l’avis de Richard Brooks et Dalton Trumbo : « D’après eux, Wayne réduirait mon histoire d’une dure lutte pour la survie et le maintien d’un équilibre mental à un film d’aventures patriotiques. […] Quand j’ai dit à Jack Warner que je voulais quelqu’un d’autre pour le rôle, le contrat est tombé à l’eau » (p. 449). De fait Fuller ne tourna jamais avec Wayne, et son livre est plein d’anecdotes où il refuse des stars pour des raisons similaires, au profit d’inconnus.
Pour Les Bas-fonds new yorkais (1960), Fuller avait proposé un début détonnant, une manifestation de prostituées : « L’une d’elles se lance ensuite dans un discours enflammé au sujet de la nouvelle « union des prostituées », nécessaire, explique-t-elle, à l’avancée de leurs carrières. […] La prostitution est un travail comme un autre, dit-elle, et les prostituées demandent une reconnaissance officielle de leur activité. La prostitution fera toujours partie de l’économie nationale, alors pourquoi ne pas la syndiquer, instaurer leur propre assurance chômage, leur Sécurité Sociale et leur caisse de retraite, comme tout autre travailleur ou travailleuse ? » (p. 450). Discours incroyable en 1960, en avance non pas sur son, mais sur notre temps ! Virginie Despentes n’aurait pas dit mieux ! Inutile de dire que l’idée est écartée comme « choquante »… Toujours pour ce film, Fuller revendique une source d’inspiration inattendue : « L’attitude anarchiste de mon personnage principal a une dette envers Jean Genet, le romancier et dramaturge français du milieu du XXe siècle, dont les écrits expriment sa rébellion contre la société et ses conventions. Les exclus confrontés au crime omniprésent, au sexe et à la mort abondent dans les livres et les pièces de Genet. Celles-ci s’échafaudent sur la cruauté. Pour Jean Genet, les concepts moraux sont absurdes. J’ai lu pas mal de ses textes et je me suis senti en affinité avec la dureté de son univers. J’ai aussi adoré la biographie, écrite par Jean-Paul Sartre, de cet homme controversé. » (p. 455).
En 1961, tournage aux Philippines de Les Maraudeurs attaquent. Fuller évoque entre autres la belle scène du bol de riz : « L’une des scènes dont je suis le plus fier […] est celle où le sergent Kolowicz, interprété par Claude Akins, se retrouve par hasard dans un village et se fait servir un bol de riz par une vieille femme. Il n’y a pas un seul mot de dialogue. Le soldat épuisé et mal rasé est stupéfait de la gentillesse de la vieille dame, tandis que des enfants curieux le regardent manger le riz. Kolowicz fond en larmes. À chaque fois que je vois cette scène poignante, je fonds en larmes aussi. » (p. 463). Le soldat et Fuller pensent sans doute à leur mère, pas revue depuis des années. À noter qu’il y a également un caporal Kolowicz dans Au-delà de la gloire, celui qui interrompt la fête de Zab pour annoncer que les Boches attaquent.
À propos de Shock corridor (1963), Fuller règle ses comptes : « Shock Corridor a été une catastrophe financière pour moi. Firks s’est révélé être un producteur totalement malhonnête. J’avais encore un autre film à faire avec lui, je ne me suis donc pas trop plaint quand aucun relevé de royalties n’est parvenu dans ma boîte aux lettres. […] C’est seulement après avoir terminé mon film suivant, Police spéciale, que la situation est apparue dans toute son évidence. J’ai demandé à voir ses livres de comptes. Ce fils de pute s’est mis à m’insulter. » Cependant, ledit fils de pute « n’a jamais essayé de changer une seule image du film. Shock Corridor est tourné et monté exactement comme je l’avais conçu ». (p. 485). Police spéciale (1964) est l’occasion d’un retour en arrière sur l’époque où le jeune Fuller était journaliste criminel. Il avait été pris en affection par des prostituées d’un bordel d’où il passait ses coups de fil pour économiser trois sous. C’est ainsi qu’il acquit du respect pour elles : « Je n’ai jamais été tenté de coucher avec une prostituée, parce que je les connaissais trop bien » (p. 487). Il surprend dans ce bordel « un conseiller municipal important [… qui] avait fait un discours virulent contre la prostitution à Manhattan. Ce satané hypocrite avait même souhaité l’interdire » (p. 488). Où l’on constate que ces fils de pute de socialos et autres politocards actuels n’ont pas évolué depuis le crétacé !
Il y a une interruption de 5 ans dans la filmographie de cinéma de Fuller, à part deux téléfilms. Il s’installe à Paris pour un scénario qui sera un nouvel échec de cette période noire, mais il y fait la connaissance de Christa Lang, de 30 ans sa cadette, qui deviendra sa femme. Avec elle ils partent au Mexique pour le tournage de Shark ! (1969) que Fuller reniera, non pas à cause de la mort d’un cascadeur, comme il est dit dans l’article de Wikipédia, et Fuller n’a pas quitté le tournage si l’on en croit cette autobiographie, mais c’est lors d’une projection privée du film qu’il a découvert que les producteurs « avaient complètement remonté le film, refaçonné quasi toutes les scènes à leur goût, qui était mauvais, et l’avaient intitulé Le Mangeur d’homme. […] J’ai franchement dit à ces connards que ce film n’était pas le mien. […] Je suis immédiatement allé demander à la guilde de retirer mon nom du film. » (p. 519). Il n’a bien sûr pas touché un sou de royalties. Fuller raconte ensuite une amitié étonnante avec Jim Morrisson que Christa rencontra chez Jacques Demy & Agnès Varda à Beverly Hills. La jeune rock-star était fan de Fuller, et supplia de le rencontrer. Il voulait devenir réalisateur, et une affection paternelle prit forme, quelque temps. Information confirmée dans Les Plages d’Agnès (2008), d’Agnès Varda, qui montre des photos du tournage de Peau d’Âne (1970) avec Jim Morrisson dans le parc du château de Chambord. On apprend aussi que Fuller et sa femme étaient invités chez Sharon Tate le soir fatal du massacre de l’épouse de Polanski, mais qu’ils se décommandèrent par fatigue… « Si nous y avions été, nous aurions été massacrés comme les autres » [1]. Fuller écrit toujours quantité de scénarios qui dorment dans un tiroir, dont une biographie de notre Balzac : « Ma scène d’ouverture attrape le spectateur par les couilles. On y voit le jeune Balzac et sa mère prendre la fuite dans une calèche, lancée à vive allure sur une route dangereuse au bord d’une falaise. […] Bon sang, Balzac allait être un film d’aventures sexy, plein d’action ! » (p. 543). Fuller concentre son énergie sur Au-delà de la gloire, dont il fait paraître le roman avant le film, et sur la naissance de sa fille, alors qu’il a 63 ans.

Au-delà de la gloire. Caméo de Samuel Fuller filmant des actualités avec sa caméra portative 16 mm Bell & Howell.
© Warner Bros

C’est enfin le tournage de son film fétiche prêt depuis vingt ans, en Israël : « La plus grande ironie dans tout ça était que moi, un Juif non pratiquant, sceptique face à toutes les religions, je guérissais mes plaies en tournant le film qui me tenait le plus à cœur sur la terre d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. » Il raconte des anecdotes comme le fait que certains membres de l’équipe refusèrent de toucher à « une boîte de délicieux beignets américains [… qui] étaient traife, pas casher » (p. 560). Le film connaît estime et succès, « Cependant, je ne peux pas m’empêcher de penser à la version de quatre heures et demie du film, quelque part dans les coffres de la Warner Brothers qui en a acheté les droits il y a plusieurs années. J’espère qu’un jour, bientôt, un dirigeant de studio intelligent autorisera la restauration d’Au-delà de la gloire et permettra aux gens de voir la version « montée par le réalisateur » » (p. 564). Avis aux entendeurs ! Après le chef-d’œuvre, il y a encore d’autres aventures, comme celle de Dressé pour tuer (1982), film qui ne sortit pas aux États-Unis à cause de connards antiracistes qui sans aucun égard à ce qu’était Fuller, un des premiers cinéastes à donner des rôles intéressants à des acteurs noirs, firent circuler des rumeurs : « le studio refusait de sortir mon film à cause de rumeurs propagées par des gens qui ne l’avaient pas vu » ! (p. 575).
Si Fuller accepte de montrer son film de 1945 et de retourner à Falkenau pour le fameux documentaire sorti en 1988 (cf. Falkenau, vision de l’impossible), c’est à cause de la sortie de Le Pen sur le « détail de l’histoire » (Fuller vivait en France à l’époque) : « J’ai décidé de prendre position contre la déclaration de ce fils de pute en apportant mon aide à un réalisateur engagé, Emil Weiss, qui travaillait à un précieux documentaire sur la Shoah. » (p. 595). Fuller revient sur sa position politique : « Que les choses soient claires une bonne fois pour toutes : je suis un anti-totalitaire, pas un anticommuniste » (p. 610). Un pèlerinage avec Jim Jarmusch et Mika Kaurismäki sur le lieu où Fuller avait filmé les indiens Karajas au Brésil dans les années 1950, donne lieu à un émouvant récit de ces retrouvailles avec les descendants de ceux qu’il avait filmés : « comment le bien-être simple des Karajas ne peut-il pas nous faire réfléchir aux excès de notre monde, à nos dirigeants butés, à nos politiques agressives, sans parler du déclin général du savoir-vivre et de la bonne volonté constatés dès que les civilisations judéo-christiano-islamiques ont augmenté leur pouvoir militaire et économique ? » (p. 647). Tigrero : A Film That Was Never Made (1994) est le fruit de ce voyage. J’ai apprécié trouver ce mot composé, que j’ai pour ma part utilisé à maintes reprises dans mes livres et sur ce site, sans savoir que Fuller l’avait déjà utilisé !
C’est ainsi que finit notre lecture du livre de Fuller, et que commence la vôtre ! Il y en a des fils de putes qui vont passer de sacrées bonnes soirées avec ce bouquin. Merci qui ?

Lionel Labosse


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[1Notons au passage la bonne utilisation de « avions été », non pas au sens de « être allé », mais bien de « avoir été ». C’était le fait d’être présent à cet endroit, non de s’y être rendu, qui eût été fatal.