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L’affaire Outreau cache une forêt… à lire d’urgence pour les éducateurs.

L’École du soupçon, Les dérives de la lutte contre la pédophilie, de Marie-Monique Robin

La Découverte, 2006, 335 p., 20 €.

jeudi 5 avril 2007

« Lorsqu’elle se déroule de manière aveugle, voire obsessionnelle, la « chasse aux pédophiles » s’accompagne de dérives et de dérapages qui non seulement détruisent la vie d’innocents, mais aussi mettent en danger les enfants eux-mêmes, en provoquant, à terme, une aseptisation des rapports humains qui pourraient bien faire le lit des pervers de demain… » (p. 11)

Une enquête de fond

Marie-Monique Robin a reçu le Prix Albert Londres en 1995, c’est dire la qualité de son travail d’investigation. (À propos d’Albert Londres, on peut faire lire et étudier ses enquêtes dès le collège, par exemple sur la prostitution : Le Chemin de Buenos Aires). Ce pavé a été réalisé avec la collaboration de David Charasse. « Pavé » est le mot adapté, et nous souhaitons qu’il atteigne de plein fouet certaines personnes qui ne se sentent, si l’on en croit l’auteure, ni responsables ni coupables de suicides ou de vies brisées. L’ouvrage se présente comme une collection d’enquêtes approfondies, avec un nombre impressionnant d’entrevues, dont certaines ont été réalisées pour des émissions de télévision. Ces entrevues alternent avec des citations d’un nombre également impressionnant d’ouvrages et d’articles. Un léger défaut de l’ouvrage est l’absence d’organisation générale, l’absence d’une bibliographie et d’un index qui permettent de s’y retrouver dans le foisonnement des enquêtes et des citations. L’organisation en chapitres paraît la plupart du temps arbitraire, et l’on eût préféré une partie « études de cas » séparée d’une partie historique et d’entrevues de personnalités. Par exemple, il est dommage que l’entrevue du Juge Hayat et l’analyse de cas de Ségolène Royal et de ses « dérobades » (p. 134) soient délayées tout au long du livre. De nombreux récits sont des scénarios de romans ou de films en puissance, qui émergeront quand l’opinion publique comprendra enfin qu’on l’a manipulée. On refera un Risques du métier, de même qu’il faut tous les dix ans refaire un Rhinocéros ou un Candide parce que malheureusement la leçon ne porte pas longtemps et que les démagogues savent à propos changer de cible. Les homosexuels étant devenus respectables dans les années 90, on a changé de bouc émissaire. Après les pédophiles, à qui le tour ? Les prostitués ? Ah non, Ségolène, ça, c’est déjà pris par ton frère siamois. Cherche, cherche !

Marie-Monique Robin reprend les chiffres déjà vus chez Marcela Iacub et Patrice Maniglier (Antimanuel d’éducation sexuelle, p. 129) : en France, la proportion de personnes emprisonnées pour infractions sexuelles est de 23 %, alors qu’elle était de 5 % en 1973, et qu’elle oscille entre 4 et 9 % entre les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Espagne et la Belgique. Faisons un calcul : 23 – 5 = 18 % du budget de la justice, et parfois police et gendarmerie dilapidés pour rien (idem pour le cannabis). Faut-il chercher ailleurs l’inefficacité de la lutte contre la délinquance en France ? Entre un caïd qui terrorise une cité, un trafiquant de drogues dures et un éducateur dont on a un vague doute qu’il ait caressé la joue d’un gamin, toute la justice concentre son arsenal répressif sur l’éducateur. Ah ! j’oubliais une catégorie que cette focalisation laisse opportunément dans l’ombre : les prévaricateurs politiques, les terroristes et les trafiquants d’armes. On ne peut plus s’en occuper, les juges sont surchargés de dossiers vitaux ! Sans oublier le coût énorme pour le contribuable, car pour les fausses allégations, les frais de justice doivent être remboursés (là aussi, les victimes doivent se battre) ; et les personnes mises en cause, qu’elles soient finalement condamnées ou non, sont mises sur la touche, tout en étant payées pendant quatre mois à taux plein, puis parfois à demi-traitement, à la discrétion des autorités…

Le cas « Ségolène Royal »

À HomoEdu, on mourait d’envie de régler son compte à ladite Ségolène Royal. Cet ouvrage s’en charge, et nous espérons que les enseignants ouvriront enfin leur gueule sur le tort immense qu’elle a porté à la profession. Les pages consacrées à la pitoyable palinodie du Juge Hayat sont mémorables. Celui-ci n’a pas hésité, étant lui-même haut magistrat, à « assigner en référé d’heure à heure » Le Monde de l’Éducation suite à la publication en mai 2005 d’un excellent article où on rapportait ses propos : « Mes ministres m’ont dit qu’ils préfèrent que neuf enseignants innocents soient poursuivis en, justice, si cela permet de sauver un enfant de la pédophilie » (p. 134). Or ces propos ont été repris d’une entrevue publiée en mars 1999 dans Contre-Pied n°4, revue du SNEP ! (Le SNEP a d’ailleurs obtenu pour les enseignants d’EPS une « contre-circulaire » de Jack Lang, le 9 janvier 2001). Ce qui n’empêche pas l’ancien conseiller technique de Mme Royal (donc rédacteur de la circulaire) de déclarer : « Si je l’avais prononcée, je serais indigne d’être magistrat, parce que ça voudrait dire que je me fais le porte-parole de gens qui bafouent la présomption d’innocence » (p. 135). L’a-t-il dit, l’a-t-il pas dit ? Encore une jolie bulle « unigenitus », encore une variation sur le thème des puissants et misérables ; en tout cas dans toute l’interview de cet homme tellement respectable qu’on ne peut pas même publier ce qu’il a dit, on ne trouve qu’une trace du bout des lèvres de compassion pour une seule parmi les dizaines de victimes de fausses allégations de pédophilie, pour ceux à qui le ministère, quant il a été contraint à reconnaître son erreur, a fait attendre l’arrêté de réintégration non pas « d’heure à heure », mais de longs mois. Pardon, je m’emporte, la France est une démocratie, il n’y a pas de justice de classe, et si l’on me disait que j’avais dit ça je le nierais farouchement. En tout cas, les dégâts collatéraux de la « circulaire Royal », n° 97-175 du 26 août 1997 sont l’objet de toute cette enquête. Nous n’avons pas la place de les évoquer, il faut absolument lire ce livre, ne serait-ce que pour nous remémorer ce que nous aurions dû faire à l’époque, mais que nous n’avons pas osé, justement parce que les harangueurs de foule qui font leur fonds de commerce de la surenchère sécuritaire anti-sexe et se servent de la cause des enfants comme marchepied pour passer des Deux-Sèvres à l’Élysée, quitte à écraser quelques autres enfants au passage, arrivent sans peine à censurer même les défenseurs de leurs victimes sous l’accusation facile de complicité avec les « horribles pédophiles ».

Le traumatisme : en mémoire de Paul Jacquin et de tant d’autres

Un beau lapsus relevé à la page 119 : « [L’univers enseignant] se referme en perpétrant, vaille que vaille, les valeurs morales qui avaient présidé à sa naissance » nous interpelle particulièrement. Effectivement, la circulaire Royal a particulièrement inhibé l’action de feu l’association AGLAE, puis celle d’HomoEdu. À cause de l’amalgame fréquent entre homosexualité et pédophilie, à cause des nombreux règlements de compte dignes du pétainisme ou des tondues de la Libération, dont les profs hors-normes et parmi eux les homos ont fait les frais. Désormais, les enseignants ne touchent plus les élèves, ni au propre, ni au sale, ni au figuré. La relation pédagogique, dont l’auteur rappelle, études à l’appui, l’origine socratique et la composante séductrice, est désincarnée, et les mêmes vampires qui ont sucé son sang dénoncent la désaffection des élèves, leur manque de respect des profs. Peut-on respecter des machines ? On citera le cas le plus dramatique, qui clôt le livre, celui de Paul Jacquin, instituteur modèle entre autres d’un gamin dont le père venait de se suicider. Le gamin s’accrochait à sa ceinture, à la recherche d’une parentalité de substitution. Des personnes que l’on a du mal à qualifier se sont servies de ce fait pour manipuler des enfants et pousser notre confrère au suicide. Leurs noms sont écrits en toutes lettres par la journaliste, qui justifie cela par le fait que ces personnes persistent et signent. Que fait la Justice ? Que deviendra ce garçon dont on a tué deux fois le père en deux mois ? Que deviendront les enfants manipulés par ce couple pervers quand ils comprendront qu’on s’est servi d’eux pour assassiner leur enseignant ? Mais viens donc, Ségolène, au journal de 20 heures faire chialer la France sur ce double assassinat dans la rue de ta morgue, comme tu sais si bien la faire chialer sur les malheureuses victimes innocentes. Pardon, mes collègues, de n’avoir rien fait pour vous défendre. Pardon. Je voudrais vous dédier, à vous et à vos veuves à qui Marie-Monique Robin donne la parole, cet extrait d’Oceano Nox, de Victor Hugo : « Seules, durant ces nuits où l’orage est vainqueur, / Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, / Parlent encor de vous en remuant la cendre / De leur foyer et de leur cœur ! »

Si la journaliste s’était contentée d’établir la liste des victimes collatérales de la circulaire, son propos n’aurait pas eu cette portée, mais elle a développé, par des recherches approfondies, une thèse qui nous semble évidente, c’est que non seulement cette « chasse au pédophile » dans le milieu enseignant a fait un nombre bien plus considérable de victimes qu’elle n’a révélé de vrais crimes (ou de simples attouchements dont la mode inéluctable de la judiciarisation des rapports sociaux fait des « crimes »), mais en plus elle a entraîné un traumatisme au niveau de toute une génération d’enfants. Par exemple, en encourageant la diffusion du fameux documentaire « Mon corps c’est mon corps », dans lequel on peut entendre une petite fille dire : « Mon père n’arrête pas de toucher mon vagin » (p. 314). Là, il est permis de parler de perversion, car les mêmes intégristes anti-sexe qui nous amusent en voulant interdire d’inoffensifs albums pour les petits montrant deux mamans n’ont pas hésité à bouleverser l’équilibre psychique de toute une génération en empêchant l’innocence de leur rapport aux adultes, parents ou profs. Les intégristes vont plus loin que Dieu même : ce n’est plus Adam qui dénonce Ève ayant volé le fruit de la connaissance (Genèse III, 12), mais la fille d’Adam qui dénonce son père avant même qu’il n’ait commis le crime ! Marie-Monique Robin nous apprend que ce genre de documents ont fait l’objet d’une enquête outre-Atlantique, ayant mené à leur mise au rebut, alors qu’en France, on persiste dans cette voie. L’autre caractéristique de la France est que n’importe qui peut y blablater en toute quiétude sur ce genre de sujets pourtant sensibles, et qu’on ne se base sur aucune étude scientifique. Par exemple, la circulaire Royal n’a fait l’objet d’aucune étude d’évaluation. Et pour cause ! Est-ce l’innocent et si susceptible juge Hayat qui serait chargé de l’étude ? Espérons en tout cas que cette enquête et de nombreuses prises de parole encouragent les victimes et leurs familles à porter plainte, et que les corbeaux d’hier se retrouvent face à leurs responsabilités. Il est quand même incroyable qu’on ait réussi à poursuivre des ministres dans les affaires dites du sang contaminé, alors que rien n’est fait dans le domaine des dérives de la lutte contre la pédophilie. Pour conclure, je me suis abstenu dans cet article de l’habituelle précaution oratoire qui nous a piégés depuis presque dix ans consistant à dire « Oui, mais il faut très durement punir les vrais pédophiles, l’Éducation nationale a trop couvert de crimes par le passé, etc. » Premièrement, dans les autres institutions en rapport avec les enfants (éducateurs spécialisés, religieux, magistrats, policiers), on a puni tout aussi efficacement le crime sans organiser la délation ni le lynchage. Deuxièmement, quand on parle de rompre la loi du silence, ça me fait rire, car l’Éducation nationale ne fait rien contre le tabou sur l’homosexualité, elle n’enquête même pas sur le suicide pour cause d’homophobie, qui fait pourtant chez les adolescents beaucoup plus de victimes — pas d’attouchements, mais des vrais morts — que la pédophilie. On a donc des tabous plus électoralistes que soucieux du bien des enfants. Lisez ce livre !

 Voir des exemples de personnes injustement mises en cause sur le site de l’association JAMAC, souvent citée dans l’ouvrage.

 Voir une étude sur les causes de suicide sur le site de l’Inserm, intitulée « Suicide : Autopsie psychologique comme outil de recherche en prévention ».
 Voir un article d’Alain Finkielkraut en 1997, qui s’opposait à l’hystérie anti-pédophile.

 En ce qui concerne la question cruciale des interrogatoires dirigés d’enfants par les magistrats, qui permettent de leur faire dire tout ce qu’on veut, le film d’Alexander Mackendrick Cyclone à la Jamaïque (1965) présente une scène finale à étudier dans les écoles de magistrats : exemple parfait d’un de ces interrogatoires biaisés qui permet au procureur de faire pendre un groupe de pirates alors qu’ils sont innocents des meurtres dont on les accuse. Ce qu’ignore le magistrat, c’est que la fillette qu’il interroge si mal, est en réalité l’auteure des coups de couteau mortels. Pour le savoir, il aurait fallu procéder à un interrogatoire non dirigé, et ne pas partir du présupposé qu’un enfant est forcément innocent et un adulte forcément coupable ! Voir la fin du film, ici en version originale : A High Wind in Jamaica.

Lionel Labosse


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