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Au programme des classes de 1re technologique en 2019-2020
Voyage au centre de la terre, de Jules Verne
Bibliothèque de La Pléiade, 1864 (2016).
samedi 3 août 2019, par
Voyage au centre de la terre est un des trois romans au programme de 1re technologique en 2019-2020, au choix avec Enfance de Nathalie Sarraute et La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, mais ce dernier est aussi au programme de 1re générale. J’ai hésité avec Enfance, qui ne m’excitait pas trop a priori, mais ce roman de Verne que je n’avais pas encore lu ne m’a guère botté. Les personnages sont caricaturaux, pas crédibles, et l’action peine à démarrer, pour se terminer dans la précipitation, et je ne me sens pas le courage d’entrer dans la justification de données scientifiques obsolètes trop éloignées de nos préoccupations. Voici quand même à toutes fins utiles un relevé des meilleurs extraits assorti de quelques réflexions, d’autant que ce roman constitue une préhistoire de la littérature jeunesse en France, qui a été au cœur de l’activité initiale de ce site. En l’absence de précisions sur la future épreuve d’écrit et d’oral du bac (le français semble la seule matière qui n’ait pas eu droit à des « sujets zéro » complets (à l’heure où cet article est rédigé, en juillet 2019), alors que pour nous le nouveau bac sera en 2020 et non en 2021…), il est utile de connaître les œuvres au programme même si on ne les a pas choisies pour nos élèves, car on aura sans doute à interroger dessus. J’ai choisi le volume de la Pléiade de 2016 qui regroupe quatre romans (parmi les 4 volumes de la collection consacrés à Verne). Ce volume est dirigé par Jean-Luc Steinmetz, qui s’est également chargé de l’apparat critique de ce roman qui ouvre le volume. L’article se termine sur quelques notes sur l’adaptation cinématographique Voyage au centre de la Terre, de Henry Levin (1959).
Préface de Jean-Luc Steinmetz
Verne n’est pas un auteur débutant quand il publie Voyage au centre de la terre en 1864. Il a déjà publié du théâtre depuis 1850, et des récits depuis 1851, dont Cinq semaines en ballon publié par Hetzel en 1863. Jean-Luc Steinmetz voit dans ce dernier roman « les bases de la narration vernienne : des explorateurs engagés dans un parcours problématique, les étapes de ce parcours, un public pour le suivre, la précision toponymique et scientifique – qui aboutirait vite au bourrage de crâne si différents procédés ne la relativisaient et ne la raillaient presque, à leur manière » (p. X). Verne se considère et est considéré comme un « romancier scientifique », qui se sert de toutes les sciences anciennes et nouvelles. « La terminologie technique domine dans les œuvres lunaires qui, avec habileté, font le tour de la situation, questionnée et requestionnée au cours de nombreux dialogues. Il s’ensuit que ce vocabulaire spécifique contamine le français courant enregistré par les dictionnaires et qu’il en naît un véritable langage neuf, fort différent des réussites de Zola en ce domaine » (p. XIII). Une note précise d’ailleurs que les deux auteurs ne s’appréciaient guère. « On juge de son brio quand, dans le Voyage, il lui faut franchir, dans l’ordre, les couches géologiques de l’écorce terrestre. À chacune ou presque correspond un épisode, en accord avec un fond scientifique indispensable qu’il met alors en situation ou en intrigue. Les sites inspirent l’action et si, en appliqué consommateur de revues telles que Cosmos, La Nature, L’Astronomie, etc., il répercute ses lectures, il use à leur endroit de ses capacités rhapsodiques en tramant le tissu du récit avec des fils dont il assure à tout instant les vibrations. Ce qui pourrait lasser le lecteur revêt l’allure de mots de passe issus du fond des âges » (p. XIV). On pourrait utiliser le terme « asémantème », du moins ces vocables hermétiques sont-ils vecteurs d’une poéticité particulière à laquelle il convient de se laisser aller sans chercher à tout obscurcir de nos éclaircissements, comme dirait Aloysius Bertrand. Une note p. XV nous apprend que « Pour des raisons morales implicitement imposées par le public auquel il s’adresse, Verne tait la sexualité qui pourrait relier certains de ses personnages. Les tensions libidinales sont alors repérables sur un tout autre plan, celui de l’autorité et de l’ambition, le plus souvent. Fréquemment un mariage conclut le récit. Bien entendu, Verne n’est pas dupe. » Drôle de jugement : et le lecteurs, et nos élèves : seront-ils dupes ?
Après la préface, la notice de l’œuvre nous apprend que Verne « ambitionnait de dire et de décrire le monde ». Ce roman constitue une sorte d’avant-propos de l’œuvre de Verne : « Toutes les surfaces régionales s’offriront par la suite à l’investigation, mais Verne semble avoir voulu en observer préalablement les fondements, comme s’il était nécessaire de passer prioritairement par cette vérification géologique » (p. 1126). Le roman profite d’un processus commercial établi par l’éditeur Pierre-Jules Hetzel. Une seconde version sort en in-8° en 1867, avec des illustrations d’Édouard Riou, augmentée des chapitres 37 et 38, « qui par leur invention forment le meilleur, le plus visionnaire du roman de Verne » (p. 1127). Le hic majeur du roman est l’hypothèse osée que la température ne s’élèverait pas à l’intérieur du globe. L’éditeur va jusqu’à parler à propos de ce choix vital pour l’intrigue, d’un « canard » à la Edgard Poe (p. 1129). La sexualité si vaporeuse du jeune héros est croisée avec le thème de la relation avunculaire : « La psychanalyse s’est intéressée plus d’une fois à l’œuvre de Verne, en concurrence avec une critique de l’imaginaire, ou une psychocritique plus enclines à voir dans la plupart de ses livres le fameux parcours initiatique innocentant l’auteur des tribulations trop manifestes de la sexualité. […] Axel apparaît comme un néophyte en voie de se réaliser adulte. […] La qualité d’oncle de Lidenbrock le met en position traditionnelle d’initiateur (ce qui, depuis l’oncle Toby du Tristram Shandy de Sterne, ne saurait nous surprendre, pas plus que ne nous étonne l’importance accordée au pouvoir avunculaire dans les sociétés dites primitives). Le personnage se retrouvera, accommodé par de subtiles variantes, dans tout Verne. […] Le désir de connaissance qui anime Axel ne pèse pas lourd comparé à l’amour qu’il porte à Graüben » (p. 1139). On pourrait approfondir l’idée, et considérer que lorsque au moment du déchiffrement du parchemin, Axel avoue involontairement son amour pour la jeune fille, le vieil oncle le punit en le traînant après lui sans jamais lui demander son avis dans cette quête suicidaire. Les chapitres ajoutés en 1867 témoignent d’une prudence lors de la 1re édition : « Mais atteindre l’homme ancestral relevait d’une sorte de transgression dont Verne – on peut le croire – se gardait, afin de ne pas troubler un lectorat religieux […] très attaché aux versets de la Genèse » (p. 1141). En inventoriant les prédécesseurs de Verne dans le récit d’aventures subterranéennes, Jean-Luc Steinmetz remarque : « Leur dessein premier, malgré un préambule réaliste, était de constituer une secrète utopie opposable à notre monde si défectueux. Bien différente, l’idée d’un univers souterrain préservé revient authentiquement à Jules Verne, qui, en l’occurrence, ne s’intéresse nullement à des sociétés idéales, mais d’abord et surtout à une faune et une flore disparues » (p. 1142).
Sur le substrat scientifique, des extraits du Second discours de l’Histoire naturelle générale de Buffon peut fournir d’intéressants textes complémentaires sur la façon dont était appréhendé l’intérieur de la terre par le grand naturaliste, qui était toujours très lu dans le cadre scolaire à l’époque de Jules Verne : « Nous ne pouvons pénétrer que dans l’écorce de la Terre, & les plus grandes cavités, les mines les plus profondes ne descendent pas à la huit millième partie de son diamètre ; nous ne pouvons donc juger que de la couche extérieure & presque superficielle, l’intérieur de la masse nous est entièrement inconnu : on sait que, volume pour volume, la Terre pèse quatre fois plus que le Soleil ; on a aussi le rapport de sa pesanteur avec les autres planètes, mais ce n’est qu’une estimation relative, l’unité de mesure nous manque, le poids réel de la matière nous étant inconnu, en sorte que l’intérieur de la Terre pourrait être ou vide ou rempli d’une matière mille fois plus pesante que l’or, & nous n’avons aucun moyen de le reconnaître ; à peine pouvons nous former sur cela quelques conjectures raisonnables » […] « je vois que les volcans se trouvent tous dans les hautes montagnes, qu’il y en a un grand nombre dont les feux sont entièrement éteints, que quelques-uns de ces volcans ont des correspondances souterraines, & que leurs explosions se font quelquefois en même temps. J’aperçois une correspondance semblable entre certains lacs & les mers voisines ; ici sont des fleuves & des torrents qui se perdent tout à coup & paraissent se précipiter dans les entrailles de la terre ; là est une mer intérieure où se rendent cent rivières qui y portent de toutes parts une énorme quantité d’eau, sans jamais augmenter ce lac immense, qui semble rendre par des voies souterraines tout ce qu’il reçoit par ses bords ». Le mythe de l’Atlantide n’est pas évoqué ni dans le texte de Verne ni dans les notes, mais en relisant cet extrait du même discours de Buffon, on ne peut s’empêcher d’y songer : « Par exemple, si nous nous prêtons un instant à supposer que l’Ancien et le Nouveau Monde ne faisaient autrefois qu’un seul continent, et que, par un violent tremblement de terre le terrain de l’ancienne Atlantide de Platon se soit affaissé, la mer aura nécessairement coulé de tous côtés pour former l’océan Atlantique, et par conséquent aura laissé à découvert de vastes continents, qui sont peut-être ceux que nous habitons ; ce changement a donc pu se faire tout à coup par l’affaissement de quelque vaste caverne dans l’intérieur du globe, et produire par conséquent un déluge universel ; ou bien ce changement ne s’est pas fait tout à coup, et il a fallu peut-être beaucoup de temps, mais enfin il s’est fait, et je crois même qu’il s’est fait naturellement » (Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), « Second discours », in Œuvres, La Pléiade, p. 87). Les Époques de la nature, notamment la Troisième époque fournissent aussi des extraits très verniens : « À la date de trente ou trente-cinq mille ans de la formation des planètes, la Terre se trouvait assez attiédie pour recevoir les eaux sans les rejeter en vapeurs. Le chaos de l’atmosphère avait commencé de se débrouiller : non seulement les eaux, mais toutes les matières volatiles que la trop grande chaleur y tenait reléguées et suspendues tombèrent successivement ; elles remplirent toutes les profondeurs, couvrirent toutes les plaines, tous les intervalles qui se trouvaient entre les éminences de la surface du globe, et même elles surmontèrent toutes celles qui n’étaient pas excessivement élevées ». Voir notre article sur les Œuvres de Buffon.
Résumé et extraits
L’histoire commence ex abrupto le 24 mai 1863, et c’est Axel le neveu du professeur Lidenbrock qui raconte. Le dispositif permet d’instruire le lecteur par l’intermédiaire du personnage, en attente d’informations : « « – Runique ? – Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer ce mot ? – Je m’en garderai bien, » répliquai-je avec l’accent d’un homme blessé dans son amour-propre. Mais mon oncle continua de plus belle et m’instruisit, malgré moi, de choses que je ne tenais guère à savoir.
« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usités autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventés par Odin lui-même ! » » (p. 13). Le procédé est très fertile au fil du roman, et l’on apprend beaucoup : « Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent tous le nom de Yokul. Ce mot veut dire « glacier » en islandais, et, sous la latitude élevée de l’Islande, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches de glace. De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous les monts ignivomes de l’île » (p. 33). Ignivome = qui vomit du feu. « Tout s’expliqua quand M. Fridriksson m’apprit que ce tranquille personnage n’était qu’un « chasseur d’eider », oiseau dont le duvet constitue la plus grande richesse de l’île. En effet, ce duvet s’appelle l’édredon, et il ne faut pas une grande dépense de mouvement pour le recueillir » (p. 67).
La situation familiale originale de cette famille d’électrons libres est résumée ici : « Mes regards s’étaient arrêtés sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Graüben. La pupille de mon oncle se trouvait alors à Altona, chez une de ses parentes, et son absence me rendait fort triste, car, je puis l’avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du professeur s’aimaient avec toute la patience et toute la tranquillité allemande. Nous nous étions fiancés à l’insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils sentiments » (p. 18).
L’oncle a donc découvert chez un libraire un manuscrit fort rare, et pliée dans ce manuscrit une feuille de parchemin en écriture runique cryptée, que l’oncle ne parvient pas à déchiffrer alors que le neveu te la déchiffre en deux coups de cuiller à pot (c’est d’ailleurs tellement bêta qu’on se demande pourquoi le savant n’a pas eu cette idée avant), mais se refuse à donner la clé à son oncle de peur que celui-ci ne l’entraîne dans une aventure. Il s’agit d’un message d’un certain Arne Saknussemm, savant islandais du seizième siècle, prétendant avoir pu parvenir au centre de la terre en passant par le volcan Snæfellsjökull (orthographié « Sneffels » dans le roman).
Les préliminaires sont longs, et le début du chapitre XVII (sur 45) est révélateur : « Le véritable voyage commençait. Jusqu’alors les fatigues l’avaient emporté sur les difficultés ; maintenant celles-ci allaient véritablement naître sous nos pas.
Je n’avais point encore plongé mon regard dans ce puits insondable où j’allais m’engouffrer. Le moment était venu. Je pouvais encore ou prendre mon parti de l’entreprise ou refuser de la tenter. Mais j’eus honte de reculer devant le chasseur. Hans acceptait si tranquillement l’aventure, avec une telle indifférence, une si parfaite insouciance de tout danger, que je rougis à l’idée d’être moins brave que lui. Seul, j’aurais entamé la série des grands arguments ; mais en présence du guide je me tus ; un de mes souvenirs s’envola vers ma jolie Virlandaise, et je m’approchai de la cheminée centrale ». Extrait intéressant non pas littérairement parlant, mais psychologiquement : pour nos élèves, poser la question : si un adulte ayant autorité sur vous, ou simplement un grand frère ou un camarade ayant de l’ascendant tente de vous entraîner dans une entreprise à haut risque, est-ce que vous suivez juste parce qu’il y a concours de testostérone ? Est-ce que le fait même que la personne en question ne vous présente jamais les risques et ne vous donne jamais le choix n’est pas en soi un critère objectif pour refuser l’aventure ? Ce ne sont pas vraiment des questions en l’air : cette semaine, un ami prof dans un lycée du 93 a appris la mort d’un de ses élèves tombé d’un toit où il était allé faire le con, sans doute entraîné par un autre… Un roman actuel aurait commencé par là, et aurait complété le début de l’aventure sous forme de récit rétrospectif ; cependant il me semble bon de faire lire aux élèves de notre siècle pressé une littérature qui prend son temps… Le chapitre XVIII redouble cette borne : « Maintenant, Axel », s’écria le professeur d’une voix enthousiaste, « nous allons nous enfoncer véritablement dans les entrailles du globe ! Voici donc le moment précis auquel notre voyage commence » (p. 109). Tout ce qui précède a été le déchiffrement un peu longuet du parchemin, puis les préparatifs de départ, le voyage vers l’Islande, et en Islande, vers le Snæfellsjökull, grâce au taiseux, docile et insensible guide Hans.
J’aime bien cette description du ch. XIX : « La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sa section fort inégale. Parfois une succession d’arceaux se déroulait devant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale gothique. Les artistes du Moyen-Âge auraient pu étudier là toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l’ogive pour générateur. Un mille plus loin, notre tête se courbait sous les cintres surbaissés du style roman, et de gros piliers engagés dans le massif pliaient sous la retombée des voûtes. À de certains endroits, cette disposition faisait place à de basses substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous nous glissions en rampant à travers d’étroits boyaux » (p. 114). Ce qui me frappe toujours c’est l’absence de discussion dans le trouple constitué de Hans, du professeur et d’Axel, neveu soumis. Il y avait deux galeries égales, et l’oncle en a choisi une sans consulter ses compagnons, au risque, comme toujours, de les entraîner à la mort.
Au chapitre XXI, après une longue marche, les compagnons arrivent à une impasse et doivent rebrousser chemin, à court d’eau. Ce n’est qu’en voyant son neveu à demi-mort que l’oncle manifeste un semblant d’humanité : « « Pauvre enfant ! » murmura-t-il avec un véritable accent de pitié. Je fus touché de ces paroles, n’étant pas habitué aux tendresses du farouche professeur. Je saisis ses mains frémissantes dans les miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux étaient humides » […] « Oui, fit-il, une gorgée d’eau ! la dernière ! Entends-tu bien ? la dernière ! Je l’avais précieusement gardée au fond de ma gourde. Vingt fois, cent fois, j’ai dû résister à mon effrayant désir de la boire ! Mais non, Axel, je la réservais pour toi. – Mon oncle ! murmurai-je pendant que de grosses larmes mouillaient mes yeux. – Oui, pauvre enfant, je savais qu’à ton arrivée à ce carrefour, tu tomberais à demi-mort, et j’ai conservé mes dernières gouttes d’eau pour te ranimer » » (p. 124). Il refuse d’arrêter l’expédition, mais tente de renvoyer Axel : « – Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort ! Que Hans t’accompagne. Laisse-moi seul ! » (p. 126). Cela relève du chantage affectif, d’autant qu’il est dangereux de se séparer quand on est si peu nombreux et en danger. Axel tente de se révolter et d’entraîner Hans, mais celui-ci n’en a que pour « le maître » : « – Le maître, m’écriai-je ! insensé ! non, il n’est pas le maître de ta vie ! il faut fuir ! il faut l’entraîner ! M’entends-tu ! me comprends-tu ? » (p. 127). L’oncle finit par demander encore un jour d’exploration avant de se résigner, et c’est le miracle, ils trouvent de l’eau, dont ils suivent le ruissellement vers le bas. C’est alors qu’Axel perd ses compagnons, son chemin et sa lanterne. Ils se retrouveront par miracle grâce à un écho lointain transmis par la roche, et à nouveau l’oncle aura un mouvement humain : « « – Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, te voilà sauvé ! » Je fus vivement touché de l’accent dont furent prononcées ces paroles, et plus encore des soins qui les accompagnèrent. Mais il fallait de telles épreuves pour provoquer chez le professeur un pareil épanchement » (p. 158).
Les explorateurs aboutissent à une mer intérieure, aussitôt baptisée « mer Lidenbrock » (chacun donnera son nom à un lieu) qu’ils n’hésitent pas à explorer en confectionnant un radeau avec du bois fossile appelé d’un mot islandais : « Le lendemain soir, grâce à l’habileté du guide, le radeau était terminé ; il avait dix pieds de long sur cinq de large ; les poutres de surtarbrandur, reliées entre elles par de fortes cordes, offraient une surface solide, et une fois lancée, cette embarcation improvisée flotta tranquillement sur les eaux de la mer Lidenbrock » (p. 175).
Au chapitre XXXII, on passe du roman rétrospectif à la première personne à un journal de bord d’Axel pour la traversée de cette mer qui se révèle immense. Le procédé est artificiel, car à de rares exceptions, cela ne change rien au récit qui de toute façon racontait tout par le menu.
Le rêve d’Axel au chapitre XXXIII constituera une lecture expliquée incontournable :
« Tout ce monde fossile renaît dans mon imagination. Je me reporte aux époques bibliques de la création, bien avant la naissance de l’homme, lorsque la terre incomplète ne pouvait lui suffire encore. Mon rêve alors devance l’apparition des êtres animés. Les mammifères disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles de l’époque secondaire, et enfin les poissons, les crustacés, les mollusques, les articulés. Les zoophytes de la période de transition retournent au néant à leur tour. Toute la vie de la terre se résume en moi, et mon cœur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. Il n’y a plus de saisons ; il n’y a plus de climats ; la chaleur propre du globe s’accroît sans cesse et neutralise celle de l’astre radieux. La végétation s’exagère. Je passe comme une ombre au milieu des fougères arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes irisées et les grès bigarrés du sol ; je m’appuie au tronc des conifères immenses ; je me couche à l’ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des Lycopodes hauts de cent pieds.
Les siècles s’écoulent comme des jours ! Je remonte la série des transformations terrestres. Les plantes disparaissent ; les roches granitiques perdent leur dureté ; l’état liquide va remplacer l’état solide sous l’action d’une chaleur plus intense ; les eaux courent à la surface du globe ; elles bouillonnent, elles se volatilisent ; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu à peu ne forme plus qu’une masse gazeuse, portée au rouge blanc, grosse comme le soleil et brillante comme lui !
Au centre de cette nébuleuse, quatorze cent mille fois plus considérable que ce globe qu’elle va former un jour, je suis entraîné dans les espaces planétaires ! mon corps se subtilise, se sublime à son tour et se mélange comme un atome impondérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leur orbite enflammée !
Quel rêve ! Où m’emporte-t-il ? Ma main fiévreuse en jette sur le papier les étranges détails ! J’ai tout oublié, et le professeur, et le guide, et le radeau ! Une hallucination s’est emparée de mon esprit… » (p. 182).
La mer se révèle poissonneuse, peuplée d’espèces antédiluviennes qui confirment le rêve d’Axel. Après le combat de deux énormes monstres marins qui manquent de les faire chavirer, les navigateurs abordent sur un îlot pourvu d’un geyser : « Nous verrons bien. C’est le mot du professeur, qui, après avoir baptisé cet îlot volcanique du nom de son neveu, donne le signal de l’embarquement » (p. 195). Ils subissent un ouragan et s’accrochent à leurs affaires et à leur radeau, ce qui empêche à peine Axel d’écrire son journal (on imagine la plume, l’encrier et le papier tenus sous l’ouragan !) « Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’ai plus retrouvé que quelques observations fugitives, prises machinalement pour ainsi dire » (p. 198). La dérive est infinie : « Sommes-nous toujours sur la mer ? Oui, et emportés avec une vitesse incalculable. Nous avons passé sous l’Angleterre, sous la Manche, sous la France, sous l’Europe entière, peut-être ! » Le « journal » cesse avec le naufrage du radeau, ch. XXXVI : « Ici se termine ce que j’ai appelé « le journal du bord », heureusement sauvé du naufrage » (p. 203). C’est au milieu du chapitre XXXVII que commence l’ajout d’une dizaine de pages de l’édition de 1867 (p. 210 à 223, avec 4 illustrations, dont celle-ci représentant une « plaine d’ossements » (p. 211).
Le choc est l’apparition d’un être humain : « C’était un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d’une nature particulière, comme celui du cimetière Saint-Michel, à Bordeaux, l’avait-il ainsi conservé pendant des siècles ? Je ne saurais le dire. Mais ce cadavre, la peau tendue et parcheminée, les membres encore moëlleux – à la vue du moins –, les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des mains et des orteils d’une grandeur effrayante, se montrait à nos yeux tel qu’il avait vécu » (p. 214). Cela entraîne une question existentielle : « En vérité, c’était un étonnant spectacle que celui de ces générations d’hommes et d’animaux confondus dans ce cimetière. Mais une question grave se présentait, que nous n’osions résoudre. Ces êtres animés avaient-ils glissé par une convulsion du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu’ils étaient déjà réduits en poussière ? Ou plutôt vécurent-ils ici, dans ce monde souterrain, sous ce ciel factice, naissant et mourant comme les habitants de la terre ? Jusqu’ici, les monstres marins, les poissons seuls, nous étaient apparus vivants ! Quelque homme de l’abîme errait-il encore sur ces grèves désertes ? » (p. 218). Réponse aussitôt : « En effet, à moins d’un quart de mille, appuyé au tronc d’un kauris énorme, un être humain, un Protée de ces contrées souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de Mastodontes !
Immanis pecoris custos, immanior ipse !
Oui ! immanior ipse ! Ce n’était plus l’être fossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant capable de commander à ces monstres. Sa taille dépassait douze pieds. Sa tête grosse comme la tête d’un buffle, disparaissait dans les broussailles d’une chevelure inculte. On eût dit une véritable crinière, semblable à celle de l’éléphant des premiers âges. Il brandissait de la main une branche énorme, digne houlette [1] de ce berger antédiluvien.
Nous étions restés immobiles, stupéfaits. Mais nous pouvions être aperçus. Il fallait fuir.
« Venez, venez ! » m’écriai-je, en entraînant mon oncle, qui pour la première fois se laissa faire ! » (p. 221).
La citation latine est une déformation ironique d’un vers de Virgile dans les Bucoliques, qui dit selon les notes : « gardien d’un beau troupeau et lui-même plus beau que celui-là ». On s’étonne que l’oncle pourtant intrépide, fuie devant cette découverte étonnante ; mais c’est plutôt Verne qui recule au moment d’aborder la question qui fâche les cathos, car c’est là l’ultime provocation possible dans une littérature destinée à la jeunesse. Une phrase permet de différencier ce récit rétrospectif du journal qui l’a précédé : « Et maintenant que j’y songe tranquillement, maintenant que le calme s’est refait dans mon esprit, que des mois se sont écoulés depuis cette étrange et surnaturelle rencontre, que penser, que croire ? » (p. 223). Alors qu’ils pensaient avoir été ramenés par la tempête à leur point de départ, à cause d’un défaut de la boussole, les explorateurs découvrent enfin les initiales runiques du nom de Arne Saknussemm, mais la galerie qui se cache derrière cette inscription se trouve bouchée. Qu’à cela ne tienne, on fait sauter le roc. Malheureusement, cela entraîne un tremblement de terre, et c’est la fin magnifique autant qu’invraisemblable où nos trois naufragés, à court de vivres, sont poussés dans un conduit par une colonne de lave : « Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau, et, malheur irréparable, nous n’avions de vivres que pour un jour ! » (p. 235). La chaleur est intense : « Peu à peu, Hans, mon oncle et moi, nous avions dû quitter nos vestes et nos gilets ; le moindre vêtement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire de souffrance » (p. 241).
L’illustration de Riou légendée « Peu à peu, nous avions dû quitter nos vêtements » présente pourtant des passagers fort pudiquement vêtus, de façon à ne pas troubler le lecteur adolescent par tonton, son neveu et l’Islandais bourru tout nus !
L’aventure est à son comble : « Une éruption ! dis-je. Nous sommes dans la cheminée d’un volcan en activité ! » (p. 244). Heureusement, l’on échoue à la surface de la terre, et comme la boussole est déréglée, on est bien surpris, alors qu’on croyait arriver au pôle Nord, de se retrouver dans un paysage méditerranéen qu’un enfant questionné par le polyglotte tonton identifiera comme l’île du volcan Stromboli. La gravure de la p. 255 portant la légende « Mon oncle, demi-nu et dressant ses lunettes sur son nez » montre un tonton pourtant parfaitement décent ! L’aventure est terminée (retour à Hambourg le 9 septembre, soit trois mois et demie, disons cent jours après la découverte du manuscrit), et même publiée, sans qu’on sache si c’est le livre d’Axel ou une version savante réalisée par le professeur, ce qui change tout pour ce récit initiatique : « Pour conclure, je dois ajouter que ce Voyage au centre de la terre fit une énorme sensation dans le monde. Il fut imprimé et traduit dans toutes les langues ; les journaux les plus accrédités s’en arrachèrent les principaux épisodes, qui furent commentés, discutés, attaqués, soutenus avec une égale conviction dans le camp des croyants et des incrédules. Chose rare ! mon oncle jouissait de son vivant de toute la gloire qu’il avait acquise, et il n’y eut pas jusqu’à M. Barnum qui ne lui proposât de « l’exhiber » à un très haut prix dans les États de l’Union » (p. 257). Le mystère de la boussole est découvert par hasard encore une fois par Axel et non par le très savant tonton, ce qui crée un effet de symétrie avec le déchiffrement du parchemin par Axel au début, avec déjà un oncle mis en échec. Le héros du livre est bel et bien son narrateur, qui éclipse son si savant oncle !
– En lecture complémentaire, pourquoi pas La Nuit des temps (1968) de René Barjavel ?
– Au cinéma, Voyage au centre de la Terre est le premier film adapté du roman, réalisé par Henry Levin, et sorti en 1959. Ce réalisateur pléthorique est méprisé par la critique : aucun de ses films n’est chroniqué sur nos deux sites préférés de cinéphilie, mais en voici une intéressante. Pourtant ce film de plus de deux heures propose des images magnifiques en cinémascope, une musique de Bernard Herrmann et de bons acteurs : James Mason compose un savant peu amène, mais qui finit par succomber aux charmes de la veuve de son concurrent. Ah oui, le film présente des modifications de taille par rapport au livre, et l’article de Wikipédia vous dira les principales. Le manuscrit est remplacé par un objet incrusté dans la lave contenant un message du savant islandais. On a ajouté non pas un mais deux rivaux qui tentent de voler sa découverte au savant qui n’est plus allemand mais écossais, et une oie qui semble attirer toutes les pulsions du beau Hans. Pat Boone est un neveu (Alec dans le film) bien plus âgé que le jeune Axel du livre, dont contrairement aux illustrations du XIXe siècle, on nous permet d’admirer la plastique impeccable, autant que celle du colosse blond islandais, un athlète… islandais recruté spécialement pour le film, qui fut son unique rôle au cinéma ! La jeune veuve (Diane Baker) est pas trop mal non plus et bonne actrice. Elle permet d’ailleurs quelques répliques féministes, mais que ce soit au début ou à la fin du film, 100 % des innombrables étudiants et professeurs de l’université sont des hommes ! Les scènes ne sont pas trop spectaculaires. Pour les monstres, on a droit seulement à de gros lézards ornés d’une sorte d’éventail sur le dos, et pas de bataille marine. La forêt de champignons est un très beau décor. L’humour ne manque pas au film (tous les ingrédients du film grand public sont réunis, et on ne peut guère en faire un reproche, vu la matière de départ). Je citerai l’excellente scène finale où le bel Alec précipité par l’éruption dans un arbre, est sauvé par des sœurs, mais ayant achevé de perdre l’unique culotte qui depuis la dernière heure du film constituait son seul vêtement, il doit se résoudre à cacher sa nudité en se saisissant… d’un mouton ! J’aurais aimé cela comme illustration, malheureusement la seule photo de film de bonne qualité que j’aie trouvée sur Internet est celle de la Cinémathèque (où j’ai vu le film). La problématique de la science n’est pas très approfondie par le film, c’est un pur divertissement, un film d’aventures.
– Voir Paris au XXe siècle, roman inédit de Jules Verne retrouvé près d’un siècle après sa mort.
Voir en ligne : Article de Wikipédia
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[1] L’édition Pléiade contient une coquille : « boulette » remplace « houlette ». Dans la citation précédente de la p. 214, le texte de Wikisource propose « doigts » au lieu de « mains », et l’on aurait tendance à lui donner raison, vu la boulette sur « houlette » !