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Fais-moi mal, Johnny, pour lycéens
La Femme et le pantin, de Pierre Louÿs
Folio, 1898 (1990), 216 p., 5,9 €.
dimanche 15 janvier 2017
C’est à l’occasion de la rétrospective Josef von Sternberg à la cinémathèque en septembre 2016, et inspiré par un récent séjour en Andalousie, que j’ai eu envie de lire ce petit roman mythique de Pierre Louÿs, ami décadent et hétérosexuel (qu’on pourrait qualifier d’altersexuel) d’André Gide, dont il fut condisciple et qui éprouva pour lui une passion adolescente à sens unique. Ce « roman espagnol » (c’est le sous-titre) est édité en Folio par Michel Delon avec le luxe de détails propres à ce perfectionniste spécialiste de Sade. L’action se passe à Séville et débute pendant la semaine sainte. Le roman est surtout connu grâce à trois adaptations fameuses, celle de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich, celle de Julien Duvivier avec Brigitte Bardot, et celle de Luis Buñuel avec Carole Bouquet et Ángela Molina. Aussi fameux soient-ils, ces films font oublier un aspect essentiel, qui nous replonge dans l’époque scandaleuse de Gide et de ses amis fortunés : la « femme » en question est, au début du moins, une « enfant » (le mot est utilisé) à peine pubère, ce qui, dans le contexte actuel, verserait l’œuvre dans la rubrique « pédophilie ». Les cinéastes ont donc résolu la question en recrutant des actrices adultes, mais une adaptation fidèle au texte serait inimaginable, en raison d’une autre particularité de l’œuvre, sa sexualité crue et sa fin sado-masochiste. À cause de ces films, notamment les deux films éponymes, qui sont superbes mais trahissent l’œuvre, beaucoup de gens passent à côté d’un livre qui nous rappelle que la prétendue libération sexuelle actuelle relève en partie de la méthode Coué.
L’ouverture du roman en pleine semaine sainte à Séville est respectée par les deux premières adaptations, et constitue des morceaux de bravoure. Cela permet de présenter l’héroïne ; la « femme » du titre : « Elle était merveilleuse. […] Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait en avoir dix-huit. ». C’est l’âge de cette Lolita à la toute fin de l’histoire, et voilà ce qui nous donne chez Sternberg une Marlene de 34 ans, et chez Duvivier une Bardot de 25 ans ! Luis Buñuel est plus proche du roman avec une Carole Bouquet dont c’est le premier rôle dans un long métrage, à l’âge de 20 ans, et une Ángela Molina dont c’est également le 1er rôle, avec deux ans de plus. Les cinématologues trouvent des tas de raisons à ce double rôle, mais la plus simple est que ce vieux cinéastes avait envie de mater deux jolies femmes pour le prix d’une. Puis le roman amène André Stévenol, le jeune homme séduit par la donzelle, auprès de son ami Mateo Diaz, lequel, hasard romanesque, n’est autre que le « pantin » de la « femme ». Bien qu’il soit anti-dreyfusard membre de la Ligue de la patrie française, faction modérée, Pierre Louÿs a soin de placer dans la bouche de son héros un plaidoyer pro-arabe, fait rare parmi les polémiques racistes de son temps : « On ne veut pas admettre que, pendant sept siècles, l’Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère qu’aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans l’histoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l’argent, leur mépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimable fierté. Nous tenons d’eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce n’est pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs « féroces romances » » (p. 47). Mateo ne raconte son histoire que pour appuyer son conseil préliminaire : « n’approchez pas cette femme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver d’elle » (p. 52). Sternberg modifiera ce motif en faisant supposer à son rival que Mateo ne lui a raconté ça que pour le dissuader de tenter sa chance. Cela nous rappelle la nouvelle « Au printemps » du recueil de Maupassant La Maison Tellier, avec cette mise en garde de l’importun qui veut empêcher le narrateur de s’enticher d’une grisette : « Prenez garde à l’amour ! »
Voici le tableau de Francisco Goya El Pelele (le pantin) qui a inspiré le titre, et qui figurait dans la première édition. Voir cette analyse.
Commence dont le récit enchâssé de Mateo, qui se défend d’une réputation de Don Juan : « On vous a dit que j’étais coureur : c’est faux. Je respectais trop l’amour pour fréquenter les arrière-boutiques, et je n’ai presque jamais possédé une femme que je n’eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avais jamais eu de maîtresse blonde. J’aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir. » C’est de cette phrase que Buñuel a tiré son titre. Puis commence le récit proprement dit. Michel Delon nous apprend que sans doute Pierre Louÿs s’est inspiré d’une mésaventure de Casanova aux alentours de ses trente-huit ans avec la Charpillon.
Fillette ou femme ?
Lors de la première rencontre, la « petite » a sans doute 13 ans, si on fait un décompte rétrospectif. Elle se chamaille avec une gitane ; motif qui sera inversé dans le dénouement, ce que von Sternberg autant que Duvivier ont malheureusement oublié. « Elle ne se troubla qu’une fois, sous un outrage plus sensible : la gitane l’appelait « Fillette ! » « Je suis femme », dit la petite en frappant ses seins naissants. » Mateo s’interroge alors en des termes sans équivoque : « Je voulais bien croire qu’elle était femme, puisqu’elle-même nous l’avait dit ; mais elle dormait, Monsieur, comme un enfant de six mois. […] je m’attardai jusqu’à l’aube sur cette bouche singulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de l’amant. » La scène est censée se passer le 26 décembre, « il y a trois ans, trois ans et demie » (p. 56), ce qui donnerait 14 ans et demi à la fillette. L’été suivant (elle aurait donc dans les 15 ans), il la retrouve dans une fabrique de tabac. Elle lui avoue : « Je suis mozita », ce qui veut dire pucelle. Commence la vie de miché, car la petite lui présente la mère, et il règle dettes sur dettes, ce qui le rassure, comme une preuve qu’il est le « premier ami de ces pauvres femmes solitaires ». Ce détail différencie La Femme et le pantin des grands romans de la prostitution montrant des baron de Nucingen ou des Muffat ruinés et contents : Concha se fait entretenir, mais par un seul homme, à qui malgré ses chausse-trappes, elle réserve sa virginité : « en retour, j’assurerais non seulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à l’avenir. Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes engagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en la chargeant d’user de son expérience maternelle pour assurer l’enfant qu’elle ne serait point trompée. » (notez l’emploi du mot « enfant », comme dans L’Amant & L’Amant de la Chine du Nord, de Marguerite Duras). La réponse à cette munificence est cinglante : la petite empoche, mais déguerpit avec maman tout en laissant un tendre poulet : « Si vous m’aviez aimée, vous m’auriez attendue. Je voulais me donner à vous ; vous avez demandé qu’on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez ». Du moins Mateo est-il rassuré quand il s’enquiert auprès d’une voisine du sort de ces dames subitement parties : « je n’ai jamais vu d’autre homme que vous en leur compagnie ».
On retrouve Concha « au printemps » suivant ; elle aurait donc un peu moins de 16 ans. À travers la grille de son logement, elle lui promet soudainement d’être à lui, mais pas avant de s’être confessée, et voilà un des nombreux procédés de retardement qu’elle utilisera. Au moment de conclure, Mateo est dûment allumé par la belle : « Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de l’été dernier. Ouvre celui-ci, tu verras comme je suis belle. » Si je le lui avais demandé, elle ne l’eût sans doute pas permis, car je commençais à douter que cette nuit d’entretiens s’achevât jamais en nuit d’amour ; mais je ne la touchais plus : elle se rapprocha. Hélas ! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé étaient des fruits de Terre Promise. Qu’il en soit d’aussi beaux, c’est ce que je ne sais point. Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce soir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin. Je crois fermement que j’ai vu ceux-ci pendant leur éclair de perfection. » Formule significative sur l’âge idéal de la femme selon Pierre Louÿs… Cela nous rappelle la réponse que fit Jacques Prévert à la question « Quel est l’âge que vous aimez le mieux chez une femme ? » lors des Recherches surréalistes sur la sexualité : « 14 ans ». Le pauvre Mateo passe très près de la volupté, mais c’est pour se voir infligé le supplice de Tantale : « cette petite misérable s’était accoutrée d’un caleçon, taillé dans une sorte de toile à voile si raide et si forte, qu’une corne de taureau ne l’aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi qu’au milieu des cuisses par des lacets d’une résistance et d’une complication inattaquables. […] Ce que je pleurais, Monsieur c’était ma jeunesse à moi, dont cette enfant venait de me prouver l’irréparable effondrement. Entre vingt-deux et trente-cinq ans, il est des avanies que tous les hommes évitent. Je ne pouvais pas croire que Concha m’eût ainsi traité si j’avais eu dix ans de moins. Ce caleçon, cette barrière entre l’amour et moi, il me semblait que dorénavant je le verrais à toutes les femmes, ou que du moins elles voudraient l’avoir avant d’approcher de mon étreinte. » Sur la promesse qu’il ne tenterait rien, Concha accepte cependant de coucher avec Mateo sans sa culotte de chasteté : « Je tenais donc chaque nuit dans mes bras le corps nu d’une fille de quinze ans, sans doute élevée chez les sœurs, mais d’une condition et d’une qualité d’âme qui excluaient toute idée de vertu corporelle – et cette fille, d’ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu’on pouvait le souhaiter, se comportait à mon égard comme si la nature elle-même l’avait empêchée à jamais d’assouvir ses convoitises ». Cependant, l’imbécile commet la faute de faite un don important à la mère, et donzelle de s’évaporer une deuxième fois !
Eros & Terpsichore
C’est juré, craché, il l’oubliera. Il s’entiche d’une danseuse italienne qui lui est fidèle, mais peine perdue ! Un temps indéterminé plus tard, Mateo tombe à nouveau par hasard sur Concha, devenue danseuse dans un « baile », aguichant tous les hommes. Il veut la mépriser, mais elle lui révèle qu’elle est « vierge comme une enfant ». Mateo le prend à l’auto-ironie : « Après ce qui s’était passé, je n’avais que trois partis à prendre : la quitter, la forcer, ou la tuer. Je pris le quatrième, qui était de la subir » (p. 107). Voici la grande scène de la danse nue pour des Anglais. C’est dans le roman l’une des pages les plus érotiques, véritable poème en prose que nos amis cinéastes ont plus ou moins entièrement censuré : « Hélas ! mon Dieu ! jamais je ne l’ai vue si belle ! Il ne s’agissait plus de ses yeux ni de ses doigts : tout son corps était expressif comme un visage, plus qu’un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur l’épaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de ses flancs ; sa poitrine semblait regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l’ai vue si belle : les faux plis de la robe altèrent l’expression de la danseuse et font dévier à contresens la ligne extérieure de sa grâce ; mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment d’une source visible : le centre même de la danse, son petit ventre noir et brun » (p. 113). Nouvelles promesses de la donzelle : « Nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand-chose : seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rien à vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous. » La maison est achetée, meublée, la fille dotée (elle est donc traitée en courtisane de haut vol, exactement comme Nana avec son Muffat) ; mais quand arrive le jour J et l’heure H : « la grille était fermée aux barres » (p. 125). Après avoir eu le droit de baiser les mains, la jupe et le pied de Concha, le pauvre naïf se voit congédié d’un « C’est bien. Maintenant, allez-vous-en », puis elle débonde son cœur : « Mateo, j’ai horreur de toi », puis comme il insiste, elle fait venir son jeune Morenito et le fait profiter du spectacle : « j’ose à peine vous le dire, Monsieur… elle s’est unie à lui… là… sous mes yeux… à mes pieds… » (p. 127). Buñuel respecte le texte à la lettre, à ceci près que les spectateurs voyeurs sont plutôt asiatiques.
On croit donc que c’est plié, mais point du tout : le lendemain, elle était souriante… et la voilà frappant à la porte de son amant transi, lui promettant une surprise ; et c’est le dénouement inattendu, qui fait définitivement sortir ce récit du roman de courtisane. L’homme se réveille enfin derrière le pantin : « je la frappais avec la régularité d’un paysan qui bat au fléau, – et toujours sur les mêmes points : le sommet de la tête et l’épaule gauche… Je n’ai jamais entendu d’aussi horribles cris ». Et l’on est bien surpris, comme le héros qui s’entend dire : « Que tu m’as bien battue, mon cœur ! Que c’était doux ». Puis elle lui déclare qu’elle est vierge et que la scène de la veille « n’était qu’une comédie ». Elle se donne à lui, ce qui permet cette superbe conclusion : « Et en effet, Monsieur elle était vierge… » On croit à nouveau que ça s’arrête sur ce happy end, mais non ! La petite en veut plus, et torture son amant par la jalousie pour obtenir qu’il la batte tant et plus : « Mateo, tu me battras encore ? Promets-le-moi : tu me battras bien ! Tu me tueras ! Dis-moi que tu me tueras ! » Une scène de jalousie permet d’inverser la scène initiale de la rixe avec la gitane : Concha bat une petite gitane venue vendre « ses pauvres ouvrages de joncs tressés ». Elle finit par le dégoûter en le trompant réellement ; il la fuit, elle le pourchasse jusqu’au désert : « Je partis en caravane dans l’intérieur où elle ne pouvait me suivre » (scène qui a peut-être inspiré à von Sternberg l’épilogue de son Cœurs brûlés, autre ersatz de L’Ange bleu). La fin définitive reprend le fil du récit cadre, puisque André Stévenol se laisse prendre aux rets de Concha, avec ce coup de théâtre final du billet envoyé par Mateo pour renouer, élément qui sera repris par von Sternberg pour en faire une fin toute différente, avec duel, départ en train, etc. Buñuel conclut par un attentat aussi ridicule que les précédents qui émaillent son film.
Dossier et critiques
Le dossier nous apprend quelques éléments biographiques sur l’auteur. Après quelques aventures algériennes, avec Mériem que Gide lui recommande, puis avec une Zohra bent Brahim, Pierre Louÿs épouse en 1899 la plus jeune fille de José-Maria de Heredia, Louise, après avoir été l’amant de son aînée, Marie, épouse d’Henri de Régnier. Après son divorce, il aura une aventure avec Musidora, future 10e muse du surréalisme, avant de se remarier, et de finir misérablement. Ensuite nous sont livrées quelques pages à quatre mains de son journal de voyage en Espagne en janvier 1895 avec André-Ferdinand Hérold, dont on dirait que des extraits ont été recopiés pour le début du roman, comme le train bloqué dans la neige ou la rixe des gitanes : « La gitane, qui n’est pas calmée, se rejette sur l’autre petite, et autant que je puis deviner, elle se moque d’elle en l’appelant : « Muchacha ! » (petit bout de femme). Mais l’autre se lève gravement, et montrant ses seins sous le châle : « Yo soy mujer ! » ». Beau moment de critique génétique ! Le 14 janvier, c’est une usine de céramique, et non de cigares, qui est visitée par les deux complices. Mais le même jour, ils retrouvent aux danses Lola, une gitane : « Elle dit qu’elle a seize ans et qu’elle est vierge, comme deux de ses amies », qui « amène Paqua, une petite amie de quinze ans (c’est encore trop grand), qui chante merveilleusement ». Les deux garçons s’envoient des piques dans leur journal, dont il est difficile de démêler le lard du cochon : « il s’est livré hier sur la jeune Paqua à des attouchements tout à fait condamnables, étant donné la tendre jeunesse de la patiente. Je dévoile ces honteuses façons, et je les flétris. »
La photo ci-dessus est un détail du tableau de José Jimenez y Aranda Holy Week in Seville (1879) admiré au California Palace of the Legion of Honor de San Francisco. On s’y croirait !
Les critiques de l’époque, du moins celles publiées dans le dossier de l’édition Folio, n’y ont vu que du feu. Ainsi de Rachilde, elle aussi altersexuelle plutôt que féministe, qui opine du chef : « Après la prêtresse antique il devait, naturellement, nous montrer la moderne jeune femme, fauve telle qu’elle est, non seulement aujourd’hui, en Espagne, ou ailleurs, mais telle qu’elle doit être toujours et partout. […] Cette Espagnole est certainement toutes les femmes de la terre, en une qui vit à Séville, parce qu’on est à Séville plus libre qu’ailleurs » (p. 187). Charles Maurras, s’il utilise bien le mot « petite fille » dans sa critique (p. 189) pour désigner l’héroïne à sa première rencontre, ne voit rien à redire sur le fond. Quant à Charles Arnaud pour la revue Polybiblion, s’il pourfend le livre au nom des bonnes mœurs, il y voit « les vices, les pires, les vices contre nature » (p. 188), mais ne précise pas ce qu’il entend par là, et ne dit rien sur l’âge de l’héroïne.
Adaptations cinématographiques
La version que de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich date de 1935, et c’est tout dire, car elle est soumise au code Hays, qui date de 1934, et ne peut rivaliser avec leurs films précédents dont elle ne semble qu’un pâle remake. Sur les sept films du couple mythique, trois ne semblent que des succédanés de L’Ange Bleu (1930) : Cœurs brûlés (1930), Blonde Vénus (1932) et La Femme et le pantin (1935). Révérence gardée envers l’inimitable Marlene, c’est une bonne chanteuse, mais elle elle est danseuse comme je suis chef de gare, ce qui est gênant pour ce « roman espagnol » dont la danse est une sorte de sublimation de la sexualité. Elle se contente de chanter statiquement une bluette intitulée « Three Sweethearts Have I », qui casse tout le charme du pittoresque ibère. Reste à admirer la belle gueule de Cesar Romero, le latin lover de l’époque. Bref, on ne peut plus apprécier naïvement ce film quand on a lu le roman. Tout l’aspect sexuel en est impitoyablement châtré, avec la danse. Sternberg remplace cela par une hypertrophie du problème politique, absent du roman original. Le rival de Don Mateo, au lieu d’être un Français en voyage, est un républicain exilé à Paris qui revient incognito, ce qui permet de titiller le franquisme dans l’œuf. Il n’y a plus qu’une seule éclipse de la belle, et la fin est totalement changée pour un duel entre les deux amants de Concha. C’est un joli film, mais quid de l’histoire sado-masochiste de Pierre Louÿs ?
Julien Duvivier réalise avec Brigitte Bardot une adaptation plus fidèle. Premièrement, avec ses 25 ans et son côté garce et cruche, Bardot est moins éloignée des 15 à 18 ans de la fille du roman, que les 35 ans de Marlene. Deuxièmement – et c’est une surprise pour moi – Bardot est bougrement convaincante en danseuse flamenco. Et ce n’est pas flatterie de ma part, vu mon opinion sur ce qu’est devenue cette vieille femme aigrie. Regardez l’ouverture superbe de ce film (avant que le lien ne soit supprimé !), et vous en serez convaincu j’espère. La scène de la danse nue (enfin presque) avec les Anglais, est également réussie, même si on regrette que le réalisateur n’ait pas pu aller aussi loin que le romancier dans l’exploration du « continent noir ». Lui aussi a greffé un problème politique pour modifier l’histoire, malicieusement dans le sens opposé à celui choisi par Sternberg : le père de Concha est un écrivain français réfugié en Espagne, qui n’a de cesse que de faire reconnaître son talent humilié ; c’est tout dire ! On apprendra au fil du film qu’il est un écrivain collabo, mais le génie de Duvivier est d’en faire le ressort de la psychologie de Concha : elle reporte désormais l’humiliation paternelle sur elle-même, en se faisant quasi-putain (mais vierge !), et si elle manipule Mateo, c’est pour parvenir à ce qu’il s’humilie, oublie sa richesse et devienne une sorte de paria comme elle, en se faisant ramasser par la police suite à une rixe dans le bal où elle se produit. L’aspect sado-masochiste est donc présent, mais sublimé, et Duvivier nous fait grâce du dénouement de Louÿs, hypertrophié chez Sternberg, supprimé chez lui. Décidément, Duvivier est un génie ! (La Belle équipe, Sous le ciel de Paris entre autres sont des chefs-d’œuvres que je reverrais volontiers). Un an avant ce film, Bardot avait déjà séduit un sugar daddy en la personne de Jean Gabin dans l’excellent En cas de malheur de Claude Autant-Lara. Pour les amateurs de Séville, signalons une scène de balade en barque tournée dans le bassin de la place d’Espagne construite pour l’Exposition ibéro-américaine de 1929. Il ne s’agit peut-être pas d’un décor de studio, car les mémoires de Bardot cités dans l’article de Wikipédia font état d’un tournage à Séville pendant la semaine sainte, en plein franquisme ! Au fait, au risque de passer pour un inculte et un réactionnaire, j’affirme (mais ne le répétez pas) que ce réalisateur a su tirer de Bardot un jus bien plus acide que l’intello Godard dans le chef-d’œuvre autoproclamé Le Mépris. La version de Luis Buñuel ne parvient pas du tout à effacer celle de Duvivier, d’autant que ce cinéaste d’origine espagnole utilise des actrices dont une seule danse le flamenco, mais si peu, par rapport à Bardot dans la version de Duvivier. Le truc des deux actrices a fort mal vieilli, ainsi que le thème à la page du terrorisme et les autres gags du film.
– Léo Ferré dans sa chanson « Petite » (1969) a fait le point sur ce type d’amours d’un homme mûr pour une très jeune fille. À l’heure actuelle, il ne publierait pas cette chanson, et s’il était encore vivant, lui aussi serait sans doute sous le coup d’une plainte pour « pédophilie », comme on nous en ressort régulièrement, des dizaines d’années après les faits, puisque nos parlementaires, incapables d’agir contre les meurtres de masse des fascislamistes, persistent à déchaîner leur vindicte contre les auteurs d’attouchements pédophiles, et inventent en 2016, « l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs » (attention : par « crime », il faut entendre tout et n’importe quoi, de la caresse appuyée au meurtre sadique). Toucher la fesse d’un enfant sera donc bientôt mille fois plus grave que de tirer à la kalachnikov sur une foule au hasard. Et puis on vous le dit à longueur de journaux : tous les prêtres catholiques, pardon, kafirs, sont pédophiles…
Voir en ligne : Le texte du roman en ligne
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