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L’amour et la mort, pour le lycée

Sang et volupté à Bali, de Vicki Baum

Éditions 10/18, 1937, 443 p, 9,3 €.

mardi 7 août 2007

La genèse de ce roman est originale. Vicki Baum avait connu Bali par des photographies qui la fascinaient, en 1916. Vingt ans plus tard, elle fait un premier séjour sur l’île, accueillie par le Dr Fabius, auteur de ces photos. Celui-ci décède, et lui lègue ses manuscrits, notes, journal, et un gros roman, dont Vicki Baum tire Sang et volupté à Bali. Le livre porte son seul nom d’auteur, alors que la préface attribue clairement au Dr Fabius la paternité de l’essentiel de l’histoire.

Après un prologue à la première personne où le docteur sauve l’un des descendants de Raka, vingt ans plus tard, le roman restitue le récit des causes de l’expédition militaire par laquelle les Hollandais étendent en 1906 leur contrôle de la partie sud de Bali. Le point d’orgue est le « Poupoutan », c’est-à-dire « la Fin », une sorte de suicide collectif du rajah de Badoung (et d’autres princes de l’île par la suite), de certaines de ses femmes et d’un grand nombre de ses courtisans. Le prétexte saisi par les Hollandais est le pillage de l’épave d’un bateau échoué, qui aurait constitué une violation d’un traité ancien. La thèse défendue par l’auteur est que cet épisode héroïque a « enseigné » par la suite « aux Hollandais à gouverner ce peuple d’insulaires doux et orgueilleux avec la prudence dont ils font preuve » et à accomplir « une admirable œuvre colonisatrice » (p. 11). Les coutumes féodales sont donc rapportées avec une sorte de fascination, comme en témoigne la scène du sacrifice des veuves : « les trois femmes préférées de feu le rajah avaient manifesté le désir d’être brûlées avec lui » (p. 343).

Ce n’est pas l’aspect historique qui a retenu mon attention, ni même l’aspect ethnologique (la lecture de cet ouvrage reste une excellente introduction à la visite de Bali mais aussi de l’Indonésie, car on retrouve les mêmes motifs dans d’autres îles sous d’autres formes, que ce soit la danse ou les combats de coqs par exemple, auxquels de belles pages sont consacrées). Ce qui m’intéresse est la peinture d’une morale sexuelle étonnamment moderne, sans doute caractéristique de l’entre-deux-guerres, au point qu’elle a donné son titre au livre. En effet, l’un des mobiles de l’acte héroïque du rajah Alit est son amour pour « son bel ami Raka », brahmane et danseur du gamelan de Taman Sari qui occupe toutes ses pensées, au point que le jour où il épouse six femmes, il passe la nuit à attendre Raka et envoie son kriss sacré pour le représenter auprès de celles-ci (p. 204). Raka n’est guère amoureux de sa propre femme, et à la question d’Alit « L’aimes-tu beaucoup », répond : « L’amour est un mot que l’on rencontre dans les anciennes poésies que tu lis. En réalité, il n’y a pas d’amour. Les hommes s’unissent comme les singes et comme les oiseaux. Il est doux de jouer quelquefois avec une femme, mais le vent souffle, et c’est du passé. Je ne sais pas ce que tu veux dire lorsque tu parles d’amour » (p. 81). Belle citation qui prendra tout son sens dans le suicide final, où la mort de presque tous les protagonistes, Alit, Raka, sa femme Teragia, qui entre-temps aura accompli pour lui le plus bel acte d’amour possible, et la jeune Lambon, épouse d’Alit et amante de Raka, répondra en quelque sorte à l’interrogation de Raka. L’autre personnage important du récit est le paysan Pak, un de ceux qui ne se joindront pas au « Poupoutan », parce qu’il a quelque raison d’en vouloir au prince. Celui-ci, en effet, a fait crever les yeux de son frère, coupable d’avoir couché avec l’une de ses épouses, et a pris sans indemnité son bouvik, champion parmi les coqs de combat. Pak est également soumis à la loi de l’amour édictée par Raka. Il n’aime pas sa femme Pougloug, qui ne lui donne que des filles, et convoite la jolie Sarna. Quand il aura épousé cette dernière, force lui sera de reconnaître la grandeur d’âme de Pougloug. C’est d’ailleurs celle-ci qui lui conseille de prendre une seconde femme. Elle ne pensait pas à Sarna, bien sûr ! L’enlèvement rituel de Sarna par Pak (p. 173) n’est pas sans évoquer les enlèvements homosexuels décrits par Bernard Sergent dans L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne.

La sexualité est présentée comme une loi naturelle qui s’impose à tous, à l’opposé de la conception chrétienne, comme le symbolise malicieusement cette phrase d’Alit sur la domination hollandaise : « nos femmes devraient cacher leurs seins comme si elles étaient des filles publiques » (p. 272). Ainsi de Lambon adolescente, qui ne parvient pas encore à éveiller les sens de Raka : « Mais surtout son cœur était plein d’impatience, car voici qu’était venu le temps où, nubile, elle devrait s’inquiéter de l’homme auquel il ne faudrait pas dire non lorsqu’il demanderait à coucher avec elle » (p. 119). Raka lui dit : « Il est temps que tu te choisisses un homme. J’en connais beaucoup au village qui seraient contents de coucher avec toi » (p. 127). Avant le mariage, Lambon suivra six mois durant l’enseignement de Toumoun, laquelle « a été pendant cinq ans fille publique […] dans toute la pouri il n’y a pas une seule femme qui ait autant d’expérience qu’elle » (p. 194). Si Raka n’aime pas sa femme, c’est qu’il ne la désire pas, mais il l’estime : « Ce serait bon de t’avoir pour ami si tu étais un homme » (p. 134). Jusqu’à sa liaison avec Lambon (ambiguë puisqu’il ne se met à la désirer brutalement que lorsqu’elle devient l’épouse de son ami), le récit entretient le doute à son sujet. Ainsi, lorsqu’il se met à imiter une femme pour amuser sa maisonnée : « Son visage rayonnait de plaisir, et chaque muscle de son corps était féminin ; ses hanches se balançaient, les gestes de ses mains étaient guindés, ses yeux mi-clos exprimaient la coquetterie et la prétention » (p. 136). L’amour avec Lambon sera purement charnel : « Ils se précipitaient l’un dans l’autre comme des bêtes » (p. 258).

L’auteure expose clairement l’absence d’intérêt d’Alit pour les femmes : « De tous les engagements que j’ai dû prendre envers les Hollandais […], celui que j’aurai le moins de peine à tenir concerne l’immolation de mes veuves. Je ne me soucie vraiment pas le moins du monde d’entrer au ciel avec un cortège de femmes. Leurs bavardages et leurs jalousies en feraient un triste séjour » (p. 88). Alit attend « avec une impatience presque douloureuse de voir danser Raka » (p. 89), mais ses courtisans préfèrent croire qu’il a « pris plaisir à la petite danseuse » (p. 93), et il épousera de fait Lambon, qui deviendra l’amante de Raka ! Pendant la nuit de noces, « le jeune prince attendit longtemps que Raka vînt le rejoindre après la fin des danses, et il tint sa pipe d’opium prête et son cœur ouvert pour une conversation intime » (p. 213). De dépit, il fait venir Lambon. Peut-on indiquer plus clairement la fonction de cette dernière entre les deux amis ? « Il n’aimait pas Lambon. Il est possible qu’il aimât Raka, si l’amour est le mot qui convient pour désigner un sentiment fait à parts égales de douceur et d’amertume, où la souffrance et le ravissement alternaient, et dans le cas particulier du prince Alit, la souffrance l’emportait. Car Alit était laid et Raka était beau. […] Alit attendait Raka, et Raka le faisait attendre » (p. 263). Le quiproquo de la p. 414 est fort émouvant. Alit vient consulter le sage pédanda, en lui demandant « Je veux que tu me montres la route ». Celui-ci prend ce mot au sens symbolique : « Tu connais ta route », aussi Alit, gêné, doit-il préciser : « Il faut que tu me montres la route qui conduit chez Raka » ! Et le suicide final accomplit ce qui n’a pas pu être entre Alit et Raka, comme entre celui-ci et Teragia, ou entre Alit et Lambon : « Car la mort exerce une séduction mystérieuse comme l’ivresse ou l’amour » (p. 419). Belle conclusion pour ce roman passionnément altersexuel, qui à ma connaissance n’a jamais été porté à l’écran…

 Voir notre Voyage en Indonésie. Dans Hérodote, on trouve des pratiques anciennes chez les peuples « barbares », qui ressemblent à celles évoquées ici. Le « Poupoutan » existait aussi sous une autre forme, chez les Incas. Voir dans les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, d’Inca Garcilaso de la Vega (1609). Voir aussi dans les Sagas légendaires islandaises, et dans L’Inde où j’ai vécu, d’Alexandra David-Néel.

Lionel Labosse


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