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Humanisme et homosexualité, pour les classes de Première

Édouard II, de Christopher Marlowe

Gallimard, Le Manteau d’Arlequin, 1996 (1592), 172 p., 13,5 €

jeudi 15 décembre 2011

Quand on cherche des textes littéraires permettant d’évoquer l’homosexualité à l’époque de l’humanisme, la cueillette est moins riche que pour le siècle des Lumières. Quelques lignes de Montaigne dans son journal de voyage ou dans l’essai « De l’amitié » (I, 28) ; quelques sonnets de Shakespeare, les imprécations d’Agrippa d’Aubigné sur Henri III (voir Les Tragiques (II, 755-796)), le reste est affaire de spécialistes. Pourtant, le changement de programme de la classe de première m’incite à creuser cette veine, à l’aveuglette pour l’instant (enfin, pas vraiment, il y a quelques pages dans les premiers récits de voyage, au Brésil notamment, et d’autres saillies homophobes contre Henri III ici ou là, je vais tâcher de défricher dans ces eaux-là dans les prochains articles).
Christopher Marlowe (1564-1593), né la même année que son illustre contemporain, n’a eu le temps d’écrire que six pièces, mais dans l’avant-dernière, il aborde clairement l’amour entre hommes, que Shakespeare n’a pas osé évoquer dans son œuvre pléthorique (37 pièces). De plus, d’après la plupart des spécialistes, sa première pièce, Les Deux Gentilshommes de Vérone (à moins qu’il ne s’agisse de La Comédie des erreurs, dont on a applaudi une adaptation exubérante en 2011 au théâtre des Bouffes du Nord), ne daterait que du début des années 1590, au moment où s’achevait sur une mort mystérieuse la courte carrière de Marlowe. On s’étonne que la pièce de Marlowe soit si peu jouée, car parmi tous les classiques de ma connaissance, je n’en connais pas d’autre qui évoque clairement l’homosexualité. Comme Shakespeare pour ses pièces historiques, mais avant lui, Marlowe s’inspire des chroniques de Raphael Holinshed, pavé de 3000 pages paru en 1577 et réédité en 1587. La version Holinshed de la biographie du roi Édouard II d’Angleterre (1284-1327) est sans doute éloignée de la vérité, et semble guidée par les lois de 1533 contre la « bougrerie » (buggery), par lesquelles commence l’histoire de la répression de l’homosexualité au Royaume-Uni. Sans doute fallait-il un exemple historique pour justifier ces lois. On hésite à la lecture entre plusieurs interprétations : qu’a voulu exprimer l’auteur ? Sympathie pour un roi qui préfère au pouvoir l’amour des garçons, ou façon détournée de dire ce qu’il aurait fallu faire face à un roi qui, comme Henri VIII, dont le souvenir devait cuire encore en 1592, met le pays cul par-dessus tête pour assouvir ses caprices sexuels ? Jean-Michel Déprats, le traducteur, explique dans sa courte préface que l’auteur avait déjà proposé dans sa pièce Didon, reine de Carthage, un éloge de l’homosexualité sous la forme de l’évocation des amours de Jupiter et de Ganymède (qu’on retrouve ici), thème à la mode à la Renaissance.

Trop gay pour estre vray

La pièce résume vingt ans de règne, en concentrant l’intérêt sur l’amour du roi pour Pierre Gaveston (1284-1312), gentilhomme gascon que Marlowe transforme en parvenu, accentuant l’effet subversif de l’amour homosexuel. En réalité, Gaveston fut le favori d’Edouard de 1307 à sa mort, soit entre 23 et 28 ans. Favori au sens d’alors, c’est-à-dire comme pour notre Henri III, ami proche, sans doute pas folle pour un sou, dans la lignée des amitiés viriles dont la littérature du Moyen Âge est prodigue (Voir l’article sur Le Chevalier à la peau de tigre, de Chota Roustavéli. Marlowe insiste sur la sensualité du lien, et sur le rejet concomitant de la reine. Dès les premiers vers, les déclarations de Gaveston sont sans ambiguïté : « Quel plus grand bonheur peut échoir à Gaveston / Que d’être pour la vie le favori d’un roi ? / Doux prince, je viens ; ta lettre, cette lettre amoureuse /Eût pu me décider à venir de France à la nage ». Dans la même scène première, Gaveston envisage un spectacle très gay pour le plaisir du roi : « Parfois un beau garçon […] / dans ses mains folâtres, une branche d’olivier / Pour cacher ces parties que les hommes prennent plaisir à voir / […] Terrassé par la meute hurlante, fera semblant de mourir ; / Voilà les choses qui plaisent le mieux à Sa Majesté » Est-ce un défaut de conception ? la haine des barons pour celui qu’ils jugent parvenu est exprimée dès cette même scène d’exposition, et le roi commence une série de déclarations qui ne seront suivies d’effet que bien plus tard – trop tard – soulignant sa faiblesse de caractère : « Je veux combattre les barons et les comtes, / Et mourir ou vivre avec Gaveston ». Il atteste avoir pleuré plus qu’Hercule a pleuré Hylas, et offre à son favori des cadeaux extravagants, que celui-ci fait semblant de refuser : « Il me suffira de jouir de votre amour », mais accepte en effet, abusant aussitôt de ses pouvoirs en condamnant un évêque, ce qui nous rappelle le règne d’Henri VIII. Edouard menace en vain ses barons : « Serait-il un manant, puisqu’il est mon mignon, / J’obligerai le plus fier d’entre vous à s’incliner devant lui ». C’est ce genre de vers qui incline à croire que la pièce constitue plus une satire caricaturale des autocrates contemporains de Marlowe qu’une biographie d’un roi dont le règne remonte à 250 ans. L’homosexualité, dans cette hypothèse, ne serait qu’un moyen de pointer une loupe sur l’abus de pouvoir éhonté des rois hétérosexuels. Un peu comme un chansonnier qui, de nos jours, pour faire comprendre au public l’aberration du comportement de Strauss-Kahn, le caricaturerait en fan de fellations ancillaires homosexuelles. La faiblesse du roi est brocardée en II, II, par Mortimer, qui lui reproche son « cimier pailleté, / Où des rubans de femmes pendaient comme des banderoles ». Ce n’est qu’à la mort de Gaveston, en III, II, qu’Edouard se livre enfin à des rodomontades qui seront, mais trop tard, suivies d’effet.

À contre nature, contre nature et demi.

La reine se plaint d’être délaissée : « mon seigneur le roi ne fait plus attention à moi, / mais il est fou d’amour pour Gaveston » (I, II). Édouard préfère son amour à son royaume : « partagez équitablement [cette monarchie] entre vous tous, / Pourvu qu’il me reste une retraite, un coin de terre / Où m’ébattre avec mon bien-aimé Gaveston » (I, IV) ; il insulte la reine : « Ne viens pas me cajoler, putain française [1], va-t’en ». De fait, la pauvre semble sincèrement souffrir au début de la pièce, et aimer le roi, puis, à force d’être soupçonnée de le tromper avec Mortimer, complote effectivement sa perte avec ce dernier. Dans la scène IV de l’acte I, Mortimer l’aîné fait la leçon à son neveu, en se livrant à un éloge de l’homosexualité basé sur une liste de héros homos de Grèce et de Rome (bon passage pour lecture analytique). Celui-ci répond : « Oncle, ce n’est pas son humeur débauchée qui m’accable ». C’est en fait la « basse naissance » du favori qu’il condamne ; trait sans doute satirique à destination des spectateurs contemporains. De fait, lorsqu’est utilisée l’expression « contre nature » (III, III), ce n’est pas pour stigmatiser l’amour du roi, mais sa guerre contre les barons (« Résolution désespérée, contre nature »). En IV, I, l’emploi est plus ambigu : « jusqu’où va la débauche d’Edouard, / Roi dénaturé, qui massacre les nobles / Et chérit des flatteurs ». La nièce d’Edouard, Lady Margaret de Clare, est donnée par Edouard comme épouse à Gaveston, et semble très amoureuse. Hélas, ce sera presque sans objet, car le pauvre est occis. C’est la reine qui, alors qu’Edouard aura enfin réagi, prendra les rênes de la rébellion et forcera son fils, le futur Edouard III, à accepter le trône et avaliser l’abdication forcée de son père. Est-ce un exemple de ce qui aurait dû être fait sous Henri VIII ? Le frère du roi, Kent, qui s’était mis du côté des barons, tourne à nouveau sa veste et la remet à l’endroit contre Mortimer, qu’il traite de « dénaturé » (IV, V). Une fois incarcéré, Edouard se plaint de « cette reine dénaturée » (V, I). En effet, celle-ci, aux antipodes de son attitude en début de pièce, fait tout son possible pour perdre son royal époux. Elle donne les clés du royaume à Mortimer, qui ne se sent plus pisser et oblige l’enfant-roi Edouard III à donner l’ordre de tuer l’oncle Kent. Pour sa perte, puisque sa tête (celle de Mortimer, vous suivez ?) ornera le cercueil du défunt roi, sur ordre de l’enfant qui s’est vite ressaisi.

Mourir par où on a péché.

Quant à la mort d’Edouard II, scène spectaculaire, elle est longuement préparée, par une lettre savamment rédigée pour qu’une différence de virgule la transforme en ordre de mort : « Edouardum occidere nolite timere bonum est » (V, IV). Puis l’exécuteur (qui sera exécuté aussitôt par sécurité) demande qu’on fasse rougir une broche au feu, et expédie le roi, mais à part ses cris, aucune didascalie, et rien dans le dialogue, ne précise ce que les préparatifs, la mise en scène, et sans doute la renommée des chroniques d’Holinshed récemment parues, devaient rendre évident sans qu’il fût besoin de le nommer dans le dialogue. Au contraire, cette réticence devait redoubler la précaution de la phrase latine, de ne laisser aucune trace verbale, et la précaution de l’exécution elle-même, qui était censée ne détruire que les entrailles, ne laissant aucune blessure externe, grâce à l’anneau qui protégeait l’anus et guidait la broche rougie à l’intérieur. J’avais vu cette pièce dans une mise en scène d’Alain Françon, en 1996 au théâtre de l’Odéon. La scène de l’empalement est la seule dont je me souvienne, scène incontournable, comme on dit. On a dû longuement gloser sur cette scène, sans doute inventée de toute pièce non pas tant par Marlowe que par Holinshed. Mourir par où on a péché, sans doute, au prix d’une certaine incohérence, car les barons ne cessent de proclamer que ce n’est pas la débauche qui les gêne. Est-ce Marlowe qui, homosexuel, a voulu dénoncer indirectement l’horreur des lois de 1533 ? Est-ce au contraire une façon de faire de la publicité à ces lois ? Je ne suis pas assez calé pour trancher.

Les chroniques d’Holinshed

Les fameuses chroniques d’Holinshed n’ont fait l’objet d’aucune traduction française. Les curieux feront comme moi, ils consulteront le Holinshed Project qui fournit une version exhaustive de ce texte majeur paru en 1577 et revu en 1587, qui a inspiré Marlowe et Shakespeare. Pour le texte original notamment du récit controversé de la mort d’Edouard II, les spécialistes regarderont à la fin du lien précédent. Le texte difficilement déchiffrable sur ce site de spécialistes peut être rendu par cette transcription moderne que j’ai trouvée (après de longues recherches) sur ce site (avec une rectification). Si un fidèle lecteur féru en anglais de la Renaissance veut se livrer à une traduction, je suis preneur.

« Whereupon when they saw that such practices would not serve their turn, they came suddenly one night into the chamber where he lay in bed fast asleep, and with heavy featherbeds or a table (as some write) being cast upon him, they kept him down and withal put into his fundament an horn, and through the same they thrust up into his body an hot spit, or (as others have) through the pipe of a trumpet, a plumber’s instrument of iron made very hot, the which passing up into his entrails, and being rolled to and fro, burnt the same, but so as no appearance of any wound or hurt outwardly might be once perceived. »

 Lire l’article de Jean-Yves sur cette pièce.

Lionel Labosse


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[1Gaveston, aussi élégamment, sera comparé à la « putain grecque » (Hélène) par un des barons (II, V).