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Amour, amitié, sadisme, pour lycéen(ne)s averti(e)s.

Au temps de l’amour, de Yamaji Ebine

Asuka, 2008, 336 p., 9,95 €

mercredi 10 août 2011

Voici un premier article sur l’un des ouvrages que j’ai découverts grâce au numéro 3 de la revue 10000 images, « Le manga au féminin ». Ce manga en 20 épisodes constitue plutôt à nos yeux occidentaux un roman graphique, tant il diffère des codes du manga. L’histoire est particulièrement bien ficelée, même si on se perd parfois dans les détails, notamment, pour ma part, parce que j’ai du mal à me faire aux subtilités des noms japonais même traduits ! Le dessin et la disposition en cases sont épurés, comme dans les œuvres précédentes de l’auteure. L’œuvre est saisissante, et qui va loin dans l’évocation de la force avec laquelle la sexualité peut bouleverser une vie. La présence du sadisme qui va jusqu’au meurtre réserve cet ouvrage aux lycéens avertis, mais la finesse du dessin et de la réflexion, ainsi que l’absence de scènes sexuelles explicites, nous garantissent qu’aucun élève n’ira le feuilleter par voyeurisme, ce qui permet d’attribuer à ce superbe album notre label « Isidor ».

Résumé

Shiori est une jeune étudiante passionnée d’art. À la fac, elle est amie avec Toda, beau gosse à la tignasse ébouriffée ; ils croisent un jour un beau jeune homme plus âgé, doctorant, dont l’attitude lunatique interpelle Shiori. Une série de rencontres fortuites avec celui dont elle découvrira le nom, Kageyama, puis bien plus tard le prénom, Seiji, l’attirent vers son mystère. Son parfum est la première chose qu’elle retient, puis Toda lui apprend qu’il est gay et que son petit ami a été assassiné trois ans auparavant ; son corps a été retrouvé, oreilles coupées, près de la rivière. Elle va se promener seule à l’endroit du crime, et le drame survient, elle se fait violer par un jeune homme qui l’appelle « petit lapin ». Le hasard, encore, amène Seiji sur les lieux quelques minutes après ; il se rend compte qu’il vient de croiser le violeur, et soutient la jeune fille. Shiori refuse de porter plainte ou de voir un médecin, mais elle est ébranlée durablement par le viol. Elle donne un rendez-vous informel à Seiji, mais ne le revoit pas avant que, reconnaissant son portrait dans une galerie, elle ne fasse la connaissance d’un peintre, dont Seiji est le modèle. Ce peintre raconte son histoire, tragique également : amoureux d’une jeune modèle, il avait laissé sans surveillance sa fille de 4 ans au bord d’une rivière, et l’avait retrouvée noyée. Divorcé, il était devenu gay. Son fils Nori, qui lui sert de factotum, est amoureux transi de Seiji, qui l’utilise également comme factotum, et lui donne des ordres. Toda demande à Shiori de devenir sa petite amie ; elle n’ose se refuser à lui, mais les séquelles psychologiques de son viol l’empêchent de ressentir de l’amour : « le sexe a cessé d’être un acte d’amour » (p. 269). Du coup, par glissements successifs, l’amitié avec Seiji va prendre une tournure de plus en plus sensuelle. Voici les fils de l’histoire, je ne raconte pas la suite, car tous les fils s’entremêlent pour créer une histoire étonnante de domination croisée, où l’amour, le sexe et le meurtre se croisent à tout moment, tandis que la rivière coule imperturbablement.

Mon avis

Cet album est une œuvre forte, qui donne une image troublante de l’amour, comme le suggère le titre français, dans lequel la typographie met à distance le mot « amour » par l’italique : « Au temps de l’amour ». Un viol d’un côté, le deuil d’un amant de l’autre, voilà de quoi rapprocher les protagonistes, mais ce n’est pas si simple, car ce meurtre n’est pas qu’un meurtre, et on découvre petit à petit que le sadisme y a sa part, et que l’irrationnel règne dans l’esprit de Seiji, du peintre dont il est modèle et dont il fut sans doute amant et qu’il appelle « mon père », ainsi que de l’initiateur de Seiji, le mystérieux Tetsuro, tandis qu’une relation de domination lie Seiji au vrai fils du peintre, Nori, amoureux de lui ! Le thème des oreilles coupées, leitmotiv de l’œuvre sous des formes que je vous laisse découvrir, évoque sans doute Van Gogh et la folie inhérente à l’art, sans que ce soit jamais explicité, et sans oublier que ces oreilles sont aussi tranchées par jalousie, comme ce qui empêche l’amant d’être imperméable au monde extérieur et à des rivaux (p. 273). Le thème de l’art, comme souvent chez l’auteure, est très présent. On apprécie la mise en abyme lors de l’exposition dont Seiji est modèle, qui permet d’exprimer une palette infinie de sentiments croisés chez les personnages, mais aussi chez la mangaka, qui n’évoque sans doute pas par hasard de façon récurrente dans son œuvre des passions d’êtres qui n’ont a priori pas la même orientation sexuelle, ni des pères passés de l’une à l’autre, et une sorte d’hérédité de l’homosexualité, ainsi que l’importance de l’art dans la vie de ses personnages. Une évocation du motif de Saint-Sébastien est aussi à relever dans une vignette p. 220.
Le motif du viol et de ses conséquences est central dans l’album, et étonnera sans doute nos habitudes hexagonales : point de concours d’indignation chez les personnages, mais une évocation des dégâts de ce drame vus de l’intérieur, et des répliques de ce véritable tsunami psychique au fil du récit. De « ce n’est pas grand-chose quand on y pense » (p. 32), première réaction de déni de la victime, à sa relation forcée, puis impossible avec Toda, il y a là de quoi faire réfléchir les lecteurs adolescents, à mon humble avis d’une façon bien plus subtile que la technique franco-française au marteau-piqueur. La réaction étrange de Seiji, puis ses mésaventures qu’on peut qualifier de sadiennes vont encore plus loin, mais à une époque où l’on parle de « tournantes » ou de filles brûlées, une telle lecture ne me semble pas choquante, d’autant que si le thème est choquant, la douceur du dessin abolit son horreur. La distinction entre amour oblatif et captatif me semble utile pour comprendre les visées de l’auteure : le sadisme, le viol et le meurtre poussent au plus loin la tendance captative, tandis que le rapprochement entre la fille hétéro et le garçon homo tous deux blessés par la puissance dévastatrice de l’amour, exploitent la tendance oblative : « Que représente l’autre sexe pour un homosexuel ? » (p. 254) se demande Shiori avant de tenter de trouver chez Seiji une nouvelle possibilité d’un rapport sensuel avec un homme.
On est fort loin avec cet album de l’univers des mangas. Que reste-t-il de japonais ? Peut-être la fréquence des analepses ou des prolepses (au début), la fréquence aussi de vignettes qui ne sont pas narratives, mais évoquent le ressenti des personnages, notamment des représentations de la rivière ; mais cette rivière n’est pas seulement dans la tête de la jeune femme, elle joue aussi un rôle de lieu tragique central, où plusieurs meurtres sont commis jusqu’à l’invraisemeblable, de sorte qu’on comprend que c’est plutôt une rivière symbolique que physique, motif qui rejoint sans doute la conception japonaise de l’art. Terminons par quelque reproche à l’éditeur : le sommaire ainsi que les indications finales sont imprimés dans une casse trop petite. Certes, les mangas ont en principe un lectorat exempt de presbytie, mais pourquoi s’interdire une ambition digne de Tintin ! À part ça, même si le format est petit, la qualité de l’impression permet d’apprécier la grande qualité du dessin.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Yamaji Ebine est également auteure de Love my life et de Indigo blue,

Lionel Labosse


Voir en ligne : Critique de Maël Rannou sur le site DU9


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