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Témoignage sur les bordels dans les passages parisiens

Le Paysan de Paris, de Louis Aragon

Gallimard Folio, 1926, 249 p., 8,3 €

samedi 10 février 2024, par Lionel Labosse

Le Paysan de Paris de Louis Aragon figure sur la liste du BO pour le thème « Paris, ville capitale ? » au programme de l’épreuve de BTS de Culture Générale & Expression en 2024. Je ne l’ai pas retenu finalement parmi les 8 livres désormais traditionnels sur lesquels je fais un article, parce que ce livre est trop abstrait, et d’un style trop compliqué, limite m’as-tu-lu, pour nos étudiants. Je me contente d’en prélever ce long extrait à toutes fins utiles. Il est question de la prostitution de bas étage, dans un petit bordel du Passage de l’Opéra (détruit en 1925), dans lequel les surréalistes se réunissaient au café Certa. À chaque enseignant de voir s’il veut contextualiser. En dehors de cet extrait ce livre m’a paru verbeux. Il contient une longue et poussive description géométrique du parc des Buttes-Chaumont, mais un simple plan aurait suffi ! Dans le contexte de 2024 il me semble également utile de proposer ce texte altersexuel pour rappeler à certains chevaliers blancs de la « Résistance » vertueuse que malgré leurs rêves, l’orthosexualité propre sur elle n’est pas la réalité, et pas seulement dans le monde « LGBT+ »… Oui, même chez les hétérosexuels, on se comporte parfois d’une façon que la morale et le catholicisme canal historique réprouvent…

« Palais-Royal. 1815. La sortie du n° 113 », aquarelle de Georg Emanuel Opiz.
© Gallica

[…] qu’il les porte maintenant au 29 ter, dont la porte entre cette cuisine et l’entrée du théâtre s’orne d’un laconique appel :
MASSAGE
au 2ème

Sombre escalier, c’est toi qui mènes à l’épanouissement du monde. Au deuxième, à gauche, on lit :
Mme JEHANE
MASSAGE

On ouvre au coup de sonnette. La sous-maîtresse blonde et fripée vous presse d’entrer. C’est dix francs et ce que vous voudrez à la petite dame. Traversée l’antichambre minuscule où l’on tient deux au plus, vous entendez des bruits de voix à droite, mais c’est à gauche qu’on vous mène par un défilé obscur, attention, il y a une marche, la porte et vous voilà dans la chambre. Allons Mesdames. Il ne vient que deux dames habillées, vous choisissez la moins grande, une blonde, aux cheveux coupés bouclés, avec une dent d’or bien visible sur le côté. Les autres s’effacent. Elle vous embrasse simplement et dit : Attends, j’enlève ma schapska et je reviens, et disparaît. La chambre est sale, mais quoi donc ? c’est un désir très général qui vous entraîne. Le lit de milieu large et bas meuble presque entièrement la pièce où quelques sièges peu d’aplomb, poussiéreux, avec leurs vieilles franges, peuvent encore servir d’auxiliaires aux parties accessoires du débat. Il y a une cheminée très plate, avec un dessus de velours. Une draperie derrière le canapé qui est entre la fenêtre et la cheminée. Entre la fenêtre et le lit, une porte condamnée, qui joint mal, on voit le jour en dessous d’elle. De petites statuettes démodées, quelques tableaux : deux surtout qui s’imposent, au-dessus du lit, au fond de la pièce. Ce sont deux gravures, assez chastes à tout prendre, deux suppléments sans doute du Soleil du Dimanche d’il y a beau temps. Elles semblent traitées par le même auteur. L’une représente dans un champ un couple qui se tient vers la droite dans des habits romantiques, à la Roméo et Juliette, et qui semble éprouver quelque langueur bien naturelle : car tout le champ, où les papillons exécutent d’habitude de grandes glissades multicolores, est aujourd’hui voletant de petits amours ailés dans le plus grand désordre, les uns en l’air, les autres culbutés dans l’herbe, et d’autres malicieux qui s’accrochent aux chausses du jeune homme trop réservé ou chuchotent aux oreilles de sa belle. La seconde gravure, en noir comme la précédente, représente une alcôve dont la draperie est négligemment froissée, où une belle fille dort, sans prendre garde, il fait bien chaud, que le drap a glissé, et qu’un sein pudique encore se montre et va bientôt se découvrir. Elle rêve. Et ce sont les mêmes amours qui la visitent, comme une pelletée de pollen, qui se lutinent dans les rideaux, sur le plancher de la chambre, et jusqu’à l’ombre adorable de ses cheveux défaits. Un secret dans la retenue de ses gravures les rend préférables pour décorer ce lieu, par un instinct irraisonné, à ces images licencieuses qu’on rencontre aux murs des maisons de plus haut rang. Une sorte d’esprit poétique. Mais où ai-je rencontré cette poésie même ? cette sensualité donnée ? ce métier ? À l’instant que son nom me vient aux lèvres, je pénètre une vérité fondamentale : aujourd’hui c’est l’ombre de Théodore de Banville qui règne à Paris sur la plus basse prostitution. Sort enviable pour un poète, après tout, que d’avoir ainsi légué son âme aux petits bocards clandestins. Cela vaut bien d’avoir réussi à faire apprendre aux lycéens un poème où le laurier parle à la première personne. La porte s’ouvre, et vêtue seulement de ses bas, celle que j’ai choisie, s’avance, minaudière. Je suis nu, et elle rit parce qu’elle voit qu’elle me plaît. Viens petit que je te lave. Je n’ai que de l’eau froide, tu m’excuses ? c’est comme ça, ici. Charme des doigts impurs purifiant mon sexe, elle a des seins petits et gais, et déjà sa bouche se fait très familière. Plaisante vulgarité, le prépuce par tes soins se déplie, et ces préparatifs te procurent un contentement enfantin.

Les marchandes d’amour du Palais-Royal, Claude-Louis Desrais (1746-1816).
© Musée Carnavalet

On m’accuse assez volontiers d’exalter la prostitution, et même, car on m’accorde certains jours un curieux pouvoir sur le monde, d’en favoriser les voies. Et cela ne va pas sans que l’on soupçonne l’idée qu’au fond je pourrais me faire de l’amour. Eh quoi, ne faut-il pas que j’aie de cette passion un goût et un respect bien grands, et que tout bas je crois uniques, pour qu’aucune répugnance ne puisse m’écarter de ses plus humbles, de ses moins dignes autels ? N’est-ce pas en méconnaître la nature que de la croire incompatible avec cet avilissement, cette absolue négation de l’aventure, qui est pourtant encore une aventure de moi-même, l’homme qui se jette à l’eau, avec ce renoncement à toute mascarade, qui a une saveur enivrante pour celui qui aime vraiment ? Je dénonce ici un mensonge, une hypocrisie que pourtant celui qui une fois a eu l’esprit entièrement possédé d’une femme ne devrait jamais renforcer de son assentiment : est-ce que vos liaisons, vos aventures, si sottes, si banales, desquelles vous ne songez pas à interrompre le cours alors même qu’un vertige plus grand s’est emparé de votre inquiétude, est-ce que ces misérables expédients avec leurs vertueuses niaiseries, la pudeur et le caractère d’éternité, sont autre chose que ce que je trouve au bordel lorsque, ayant une partie du jour tourné dans les rues avec une préoccupation croissante, je pousse enfin la porte de ma liberté ? Que les gens heureux me jettent la première pierre : ils n’ont pas besoin de cette atmosphère où je me retrouve plus jeune, au milieu des bouleversements qui ont sans cesse dépeuplé mon existence, avec le souvenir d’habitudes anciennes, dont les traces, les foulées sont encore bien puissantes sur mon cœur. Que peut me faire qu’un homme, fier d’avoir réussi à s’accoutumer à un seul corps, tienne ce plaisir que je trouve ici de temps en temps, quand par exemple j’ai plusieurs jours manqué d’argent et qu’après la paye une sorte de sentiment populaire me jette brutalement vers les filles, que peut me faire qu’il tienne ce plaisir pour une sorte de masturbation ? Mes masturbations valent les siennes. Et il y a un attrait qui ne se définit pas, qui se ressent : je crois parler une langue étrangère, s’il faut que je vous explique ce qui me ramène ici, sans que vous l’ayez éprouvé, ou si pour vous c’est quelque music-hall spécial où venir après boire, en bande, et vous pliant à une légende du Palais-Royal, pour la rigolade. Encore aujourd’hui ce n’est pas sans une émotion collégienne que je franchis ces seuils d’une excitabilité particulière. Il ne me vient pas à l’idée, la gauloiserie n’est pas dans mon cœur, que l’on puisse autrement aller au bordel que seul, et grave. J’y poursuis le grand désir abstrait qui parfois se dégage des quelques figures que j’aie jamais aimées. Une ferveur se déploie. Pas un instant je ne pense au côté social de ces lieux : l’expression maison de tolérance ne peut se prononcer sérieusement. C’est au contraire dans ces retraites que je me sens délivré d’une convention : en pleine anarchie comme on dit en plein soleil. Oasis. Rien ne me sert plus alors de ce langage, de ces connaissances, de cette éducation même par lesquels on m’apprit à m’exercer au cœur du monde. Mirage ou miroir, un grand enchantement luit dans cette ombre et s’appuie au chambranle des ravages dans la pose classique de la mort qui vient de laisser tomber son suaire. Ô mon image d’os, me voici : que tout se décompose enfin dans le palais des illusions et du silence. La femme épouse docilement mes volontés, et les prévient, et, dépersonnalisant tout à coup mes instincts, désigne avec simplicité ma queue, et me demande avec simplicité ce qu’elle aime.

« La toilette dans un hôtel de passe, rue Quincampoix », Brassaï, Halasz Gyula (1899-1984).
© Réunion des musées nationaux-Grand Palais

On a sonné. Un autre visiteur est introduit, et je ne perds pas une parole tandis qu’on l’emmène dans une chambre voisine. Grosses plaisanteries, allusions à ce qu’il vient faire : c’est un habitué, sans doute. Et la même voix qui répète : Allons, Mesdames. Comme le jour sous la porte, les soupirs passent à travers le carton des murs. Pendant que je me rhabille, ma partenaire, soulevant la draperie au-dessus du canapé, scrute un vide sous elle. Elle se trouble. Oh ! ce n’est rien qu’un placard. Mes soupçons, cette phrase seule les éveille. Bon, m’aurait-on épié : de vieilles histoires de voyeurs me reviennent. Je ne ferai rien pour le savoir » (pp. 125-131, éd. Folio).

Lionel Labosse

 Les illustrations évoquent la prostitution au Palais-Royal, ancêtre des passages. La 1re s’intitule « Palais-Royal. 1815. La sortie du n° 113 », aquarelle de Georg Emanuel Opiz (1775-1841). La 2e est présentée sur Histoire par l’image. Voir aussi sur le site « Un jour de plus à Paris », « La Belle Époque, Âge d’Or du bordel parisien ». C’est aussi au Passage de l’Opéra que résida la célèbre Céleste Mogador, qu’Aragon n’a pas connue. La 3e illustration est de Brassaï, dont on retrouvera les photos sur ce site.


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