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Paragone : peinture vs sculpture

David & Goliath (1555), de Daniele da Volterra (1509-1566)

Musée du Louvre, Paris

mercredi 2 mai 2018

Daniele Ricciarelli porte le nom de sa ville natale, Volterra, sous la forme Daniele da Volterra ou le Volterran. C’est un peintre & sculpteur maniériste italien de la Renaissance tardive. Il est connu pour sa participation à l’œuvre de Michel-Ange, dont il fut ami proche & collaborateur. Michel-Ange l’aida à obtenir une charge au Vatican, lui fournit ébauches & dessins pour ses peintures ; da Volterra est appelé à son chevet alors qu’il agonise, y reste 5 jours et recueille ses dernières volontés, puis dresse l’inventaire de ses biens. Après la mort de Michel-Ange, da Volterra recouvre les parties génitales des personnages du Jugement dernier, ce qui lui vaut le surnom de « Il Braghettone » (le culottier).
David & Goliath ou David tuant Goliath est un tableau exceptionnel à plusieurs titres, d’abord parce qu’il est à double face, puis parce qu’il constitue un rare exemple d’huile sur ardoise, et d’une taille exceptionnelle pour une ardoise. Cette œuvre de commande constituait ce qu’on appelait un paragone, mot italien signifiant « comparaison », en l’occurrence de deux arts, sculpture & peinture. Da Volterra aurait réalisé sur le même thème une maquette en argile, perdue. Le tableau nécessite de tourner autour de lui pour apprécier l’œuvre entière, comme une ronde-bosse. Alors tournons !

David & Goliath (1555), de Daniele da Volterra (1509-1566).
Côté pile.
© Lionel Labosse / Musée du Louvre

Un documentaire de 28 minutes L’Énigme du deuxième tableau a été réalisé en 2007 par Muriel Edelstein pour Arte, à l’occasion de la restauration du tableau par Christine Mouterde et Claudia Sindaco-Domas. On peut le visionner en deux parties sur Dailymotion. Voyez notamment dans la 2e partie l’excellente idée d’avoir fait travailler des danseurs sur ce tableau. Cette série est l’ancêtre des Petits secrets des grands tableaux dont Carlos Franklin est l’un des réalisateurs. On y apprend qu’avant sa restauration, le tableau était présenté à Fontainebleau au fond d’une chapelle, visible d’un seul côté et qu’il a pris la pluie de l’autre côté. Ce site donne une idée de l’allure du tableau avant restauration, et fournit un florilège des œuvres inspirées par le mythe. C’est au hasard d’une lecture au milieu du XVIIIe siècle, que le tableau attribué à Michel-Ange et offert à Louis XIV comme tel, est enfin réattribué à son véritable auteur, même si da Volterra s’inspira de dessins de Michel-Ange. Le tableau double de da Volterra est actuellement visible au milieu de la grande galerie Denon au 1er étage du Musée du Louvre, non loin de la Crucifixion de Mantegna. Je ne me souviens pas de l’avoir vu quand j’étais adolescent et que je visitais le Louvre avec mon appareil photo. Le Louvre pendant la guerre de Guillaume Fonkenell (Le Louvre, le Passage, 2009), nous apprend que ce tableau massif était présent en 1939 dans la Grande Galerie, mais qu’il avait disparu à une époque plus proche. Selon cet article en anglais, son transfert à Fontainebleau daterait de 1939. Comparons avec le tableau visible dans l’aile Richelieu, de Guido Reni (1575 - 1642) David vainqueur de Goliath (1619 ?). On trouve aussi Le Triomphe de David (1630) de Matteo Rosselli (1578-1650). Dans ces deux tableaux, le cimeterre est disproportionné par rapport au frêle David, contrairement au tableau de da Volterra.

Guido Reni (1575 - 1642), David vainqueur de Goliath (1619).
© Lionel Labosse / Musée du Louvre

Commençons par le récit de l’épisode de David & Goliath et de ses tenants et aboutissants. Il fait l’objet de trois chapitres de 1 Samuel, que voici. J’ai résumé les parties qui nous intéressent moins, et vous constaterez par vous-même que les récits de ces 3 chapitres jointoient mal. Saül semble redécouvrir David à chaque chapitre, par exemple, comme s’il y avait un petit saut en arrière, exactement comme ce qui se passe entre les deux faces du tableau qui ressemblent à un jeu des 7 erreurs. Ce jeu entre les chapitres de la Bible est d’ailleurs assez fréquent.

Le texte de la Bible : 1 Samuel, chapitres 16 à 18

Résumé du chapitre 16 : Yahvé a rejeté Saül pour qu’il ne règne plus sur Israël et envoie Samuel chez Jessé le Bethléemite, car il a choisi un roi parmi ses fils. Samuel doit reconnaître le fils élu. Yahvé dit à Samuel : « Ne considère pas son apparence ni la hauteur de sa taille, car je l’ai écarté. Les vues de Dieu ne sont pas comme les vues de l’homme, car l’homme regarde à l’apparence, mais Yahvé regarde au cœur. » Samuel écarte les 7 fils aînés, puis demande à Jessé : « En est-ce fini avec tes garçons ? » « Il reste encore le plus jeune, il est à garder le troupeau. » Jessé l’envoie chercher : il était roux, avec un beau regard et une belle tournure. « L’esprit de Yahvé fondit sur David à partir de ce jour-là et dans la suite. » « L’esprit de Yahvé s’était retiré de Saül et un mauvais esprit, venant de Yahvé, lui causait des terreurs. » Ses serviteurs lui cherchent « un homme qui sache jouer de la cithare » pour le calmer. L’un des serviteurs conseille « un fils de Jessé, le Bethléemite : il sait jouer, et c’est un vaillant, un homme de guerre, il parle bien, il est beau et Yahvé est avec lui. » « David arriva auprès de Saül et se mit à son service. Saül se prit d’une grande affection pour lui et David devint son écuyer. Saül envoya dire à Jessé : « Que David reste donc à mon service, car il a gagné ma bienveillance. »
Chapitre 17 : Les Philistins rassemblèrent leurs troupes pour la guerre. […] Saül et les Israélites se concentrèrent et […] se rangèrent en bataille face aux Philistins. […] « Un champion sortit des rangs. Il avait sur la tête un casque de bronze et il était revêtu d’une cuirasse à écailles ; la cuirasse pesait cinq mille sicles de bronze. Il avait aux jambes des jambières de bronze, et un cimeterre de bronze en bandoulière. Le bois de sa lance était comme un liais de tisserand et la pointe de sa lance pesait six cents sicles de fer. Le porte-bouclier marchait devant lui.
Il se campa devant les lignes israélites et leur cria : « Pourquoi êtes-vous sortis pour vous ranger en bataille ? Ne suis-je pas, moi, le Philistin, et vous, n’êtes-vous pas les serviteurs de Saül ? Choisissez-vous un homme et qu’il descende vers moi. S’il l’emporte en luttant avec moi et s’il m’abat, alors nous serons vos serviteurs, si je l’emporte sur lui et si je l’abats, alors vous deviendrez nos serviteurs, vous nous serez asservis. » Le Philistin dit aussi : « Moi, j’ai lancé aujourd’hui un défi aux lignes d’Israël. Donnez-moi un homme, et que nous nous mesurions en combat singulier ! » Quand Saül et tout Israël entendirent ces paroles du Philistin, ils furent consternés et ils eurent très peur. David était le fils d’un Éphratéen de Bethléem de Juda, qui s’appelait Jessé et qui avait huit fils. » […]
« David se leva de bon matin, il laissa le troupeau à un gardien, prit sa charge et partit comme lui avait ordonné Jessé. Il arriva au campement au moment où l’armée sortait pour prendre ses positions et poussait le cri de guerre. » David entend les paroles de Goliath. « David demanda aux hommes qui se tenaient près de lui : « Qu’est-ce qu’on fera à celui qui abattra ce Philistin et qui écartera la honte d’Israël ? Qu’est-ce que ce Philistin incirconcis pour qu’il ait lancé un défi aux troupes du Dieu vivant ? » […] Éliab [frère de David] se mit en colère contre David et dit : « Pourquoi donc es-tu descendu ? À qui as-tu laissé ces quelques brebis dans le désert ? Je connais ton insolence et la malice de ton cœur : c’est pour voir la bataille que tu es venu ! » David répondit : « Qu’est-ce que j’ai fait ? Est-ce qu’on ne peut plus parler ? » […] David dit à Saül : « Que personne ne perde courage à cause de lui. Ton serviteur ira se battre contre ce Philistin. » Mais Saül répondit à David : « Tu ne peux pas marcher contre ce Philistin pour lutter contre lui, car tu n’es qu’un enfant, et lui, il est un homme de guerre depuis sa jeunesse. »
Mais David dit à Saül : « Quand ton serviteur faisait paître les brebis de son père et que venait un lion ou un ours qui enlevait une brebis du troupeau, je le poursuivais, je le frappais et j’arrachais celle-ci de sa gueule. Et s’il se dressait contre moi, je le saisissais par les poils du menton et je le frappais à mort. Ton serviteur a battu le lion et l’ours, il en sera de ce Philistin incirconcis comme de l’un d’eux, puisqu’il a défié les troupes du Dieu vivant. » David dit encore : « Yahvé qui m’a sauvé de la griffe du lion et de l’ours me sauvera des mains de ce Philistin. » Alors Saül dit à David : « Va et que Yahvé soit avec toi ! » Saül revêtit David de sa tenue militaire, lui mit sur la tête un casque de bronze et lui fit endosser une cuirasse. Il ceignit David de son épée, par-dessus sa tenue. David essaya de marcher, car il n’était pas entraîné, et il dit à Saül : « Je ne puis pas marcher avec cela, car je ne suis pas entraîné. » On l’en débarrassa donc.
David prit son bâton en main, il se choisit dans le torrent cinq pierres bien lisses et les mit dans son sac de berger, sa giberne [1], puis, la fronde à la main, il marcha vers le Philistin. Le Philistin s’approcha de plus en plus près de David, précédé du porte-bouclier. Le Philistin tourna les yeux vers David et, lorsqu’il le vit, il le méprisa car il était jeune – il était roux, avec une belle apparence. Le Philistin dit à David : « Suis-je un chien pour que tu viennes contre moi avec des bâtons ? » et le Philistin maudit David par ses dieux. Le Philistin dit à David : « Viens vers moi, que je donne ta chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs ! » Mais David répondit au Philistin : « Tu marches contre moi avec épée, lance et cimeterre, mais moi, je marche contre toi au nom de Yahvé Sabaot, le Dieu des troupes d’Israël que tu as défiées. Aujourd’hui, Yahvé te livrera en ma main, je t’abattrai, je te couperai la tête, je donnerai aujourd’hui même ton cadavre et les cadavres de l’armée philistine aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages. Toute la terre saura qu’il y a un Dieu en Israël, et toute cette assemblée saura que ce n’est pas par l’épée ni par la lance que Yahvé donne la victoire, car Yahvé est maître du combat et il vous livre entre nos mains. »
Dès que le Philistin s’avança et marcha au-devant de David, celui-ci sortit des lignes et courut à la rencontre du Philistin. Il mit la main dans son sac et en prit une pierre qu’il tira avec la fronde. Il atteignit le Philistin au front ; la pierre s’enfonça dans son front et il tomba face contre terre. Ainsi David triompha du Philistin avec la fronde et la pierre : il abattit le Philistin et le fit mourir ; il n’y avait pas d’épée entre les mains de David. David courut et se tint debout sur le Philistin ; saisissant l’épée de celui-ci, il la tira du fourreau, il acheva le Philistin et, avec elle, il lui trancha la tête.

David & Goliath (1555), de Daniele da Volterra (1509-1566).
Côté face.
© Lionel Labosse / Musée du Louvre

Les Philistins, voyant que leur champion était mort, s’enfuirent. […] David prit la tête du Philistin et l’apporta à Jérusalem ; quant à ses armes, il les mit dans sa propre tente. En voyant David partir à la rencontre du Philistin, Saül avait demandé à Abner, le chef de l’armée : « De qui ce jeune homme est-il le fils, Abner ? » Et Abner répondit : « Aussi vrai que tu es vivant, ô roi, je n’en sais rien. » Le roi dit : « Informe-toi de qui ce garçon est le fils. » Lorsque David revint d’avoir tué le Philistin, Abner le prit et le conduisit devant Saül, tenant dans sa main la tête du Philistin. Saül lui demanda : « De qui es-tu le fils, jeune homme ? » David répondit : « De ton serviteur Jessé le Bethléemite. »
Chapitre 18 : « Lorsqu’il eut fini de parler à Saül, l’âme de Jonathan s’attacha à l’âme de David et Jonathan se mit à l’aimer comme lui-même. Saül le retint ce jour même et ne lui permit pas de retourner chez son père. Jonathan conclut un pacte avec David, car il l’aimait comme lui-même : Jonathan se dépouilla du manteau qu’il avait sur lui et il le donna à David, ainsi que sa tenue, jusqu’à son épée, son arc et son ceinturon. Dans ses sorties, partout où l’envoyait Saül, David remportait des succès et Saül le mit à la tête des hommes de guerre ; il était bien vu de tout le peuple, et même des officiers de Saül. À leur retour, quand David revint d’avoir tué le Philistin, les femmes sortirent de toutes les villes d’Israël au-devant du roi Saül pour chanter en dansant, au son des tambourins, des cris d’allégresse et des sistres. Les femmes qui dansaient chantaient ceci : « Saül a tué ses milliers, et David ses myriades. » Saül fut très irrité et cette affaire lui déplut. Il dit : « On a donné les myriades à David et à moi les milliers, il ne lui manque plus que la royauté ! » Et, à partir de ce jour, Saül regarda David d’un œil jaloux.

Le Triomphe de David (1630), de Matteo Rosselli (1578-1650).
© Musée du Louvre

Le lendemain, un mauvais esprit de Dieu assaillit Saül qui entra en délire au milieu de la maison. David jouait de la cithare comme les autres jours et Saül avait sa lance à la main. Saül brandit sa lance et dit : « Je vais clouer David au mur ! », mais David l’évita par deux fois. Saül eut peur de David car Yahvé était avec celui-ci et s’était détourné de Saül. Alors Saül l’écarta d’auprès de lui et l’institua chef de mille : il sortait et rentrait à la tête du peuple. Dans toutes ses expéditions, David réussissait et Yahvé était avec lui. Voyant qu’il réussissait très bien, Saül le craignait, mais tous en Israël et en Juda aimaient David, car il sortait et rentrait à leur tête.
Saül dit à David : « Voici ma fille aînée Mérab, je vais te la donner pour femme ; sers-moi seulement en brave et combats les guerres de Yahvé. » Saül s’était dit : « Qu’il ne tombe pas sous ma main, mais sous celle des Philistins ! » David répondit à Saül : « Qui suis-je et quel est mon lignage, la famille de mon père, en Israël, pour que je devienne le gendre du roi ? » Mais, lorsque vint le moment de donner à David la fille de Saül, Mérab, on la donna à Adriel de Mehola. Or Mikal, la fille de Saül, s’éprit de David et on l’annonça à Saül, qui trouva cela bien. Il se dit : « Je la lui donnerai, mais elle sera un piège pour lui et la main des Philistins sera sur lui. » […] Saül répondit : « Vous direz ceci à David : « Le roi ne désire pas un paiement, mais cent prépuces de Philistins, pour tirer vengeance des ennemis du roi. » Saül comptait faire tomber David aux mains des Philistins.
Les serviteurs de Saül rapportèrent ces paroles à David et celui-ci trouva que l’affaire était bonne, pour devenir le gendre du roi. Le temps n’était pas écoulé que David se mit en campagne et partit avec ses hommes. Il tua aux Philistins deux cents hommes, il rapporta leurs prépuces et les compta au roi, pour devenir son gendre. [2] Alors Saül lui donna pour femme sa fille Mikal. Saül dut reconnaître que Yahvé était avec David et que toute la maison d’Israël l’aimait. Alors Saül eut encore plus peur de David et il conçut contre lui une hostilité de tous les jours. Les princes des Philistins firent campagne, mais chaque fois qu’ils faisaient campagne, David remportait plus de succès que tous les officiers de Saül, et il acquit un très grand renom. »

Le tableau de da Volterra

L’amitié de David & Jonathan fait l’objet d’une des plus belles comparaisons de la Bible. On ne peut actuellement ignorer la composante homosexuelle de ce mythe, même s’il semble que cette interprétation soit tardive, comme il ressort d’un livre de Régis Courtray. Le duo David & Jonathan a été fort peu illustré en arts à une époque ancienne, comme le montre cette étude de Régis Burnet : « David et Jonathan : un unique tableau de Rembrandt ? ». Rembrandt est d’ailleurs un des rares artistes à avoir consacré quatre œuvres à des motifs différents du mythe de David : David avec la tête de Goliath devant Saul (1627) ; Saul et David (1629) et Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1654), en plus du précédent qui date de 1642. C’est donc paradoxalement le thème de David & Goliath qui exprime cette homosensualité du mythe, du moins quand il est traité à la façon très particulière de da Volterra. Si l’on en réfère au texte, le combat était plié dès le jet de la première pierre : « Il atteignit le Philistin au front ; la pierre s’enfonça dans son front et il tomba face contre terre. Ainsi David triompha du Philistin avec la fronde et la pierre : il abattit le Philistin et le fit mourir ; il n’y avait pas d’épée entre les mains de David. David courut et se tint debout sur le Philistin ; saisissant l’épée de celui-ci, il la tira du fourreau, il acheva le Philistin et, avec elle, il lui trancha la tête. » L’œuvre de da Volterra s’instille donc dans les marges du texte, et fait de la formalité finale : « il la tira du fourreau, il acheva le Philistin », une joute qui tire en longueur.
Comment ne pas voir en cette lutte au corps à corps un affrontement symbolique ? Quel géant da Volterra avait-il à affronter en 1555 ? Mais son ami Michel-Ange lui-même, alors âgé de 80 ans, auteur à l’âge de 29 ans (1504) d’un des plus grands (au propre comme au figuré) chefs-d’œuvre de la sculpture, le David actuellement visible à la Galleria del’Accademia de Florence, à l’âge de 37 ans du Plafond de la chapelle Sixtine, dont l’un des écoinçons représente la scène de David & Goliath dont s’inspire da Volterra 43 ans plus tard, et à l’âge de 66 ans des fresques du Jugement dernier de la chapelle Sixtine du Vatican dévoilées par Paul III le 1er novembre 1541, qui feront scandale à cause de la nudité des personnages, nudité que da Volterra sera chargé de maquiller après la mort du maître. Asexué pour ses contemporains, Michel-Ange est maintenant connu pour avoir eu pour amant Tommaso dei Cavalieri (1509-1587), du même âge que da Volterra. Bien. Partons de ces éléments pour interpréter notre œuvre.
Michel-Ange est donc un géant quelque peu à terre en cette année 1555 où l’humanisme de sa maturité est menacé, où son Jugement dernier est menacé de destruction, où il est dénoncé comme hérétique. Géant de la sculpture & géant de la peinture, et particulièrement de la peinture sur pierre qu’on appelle fresque. On dit que du paragone sculpture / peinture, Michel-Ange, excellent dans les deux arts, se fichait royalement. Chargé d’illustrer ce paragone, da Volterra choisit le mythe de David & Goliath, œuvre dans laquelle son vieil ami s’était illustré par un immortel chef-d’œuvre de la sculpture à 29 ans et par un immortel chef-d’œuvre de la fresque à 37 ans. Michel-Ange aurait même confié à son ami ses dessins, parmi lesquels sans doute les ébauches de son David & Goliath de la chapelle Sixtine.
Que lit-on dans la Bible ? « Il se choisit dans le torrent cinq pierres bien lisses et les mit dans son sac de berger ». Choisir des pierres, n’est-ce pas une métaphore du travail du sculpteur, qui commence par choisir des « pierres bien lisses » pour les travailler ? Le David du Bernin montre d’ailleurs le héros tenant dans sa fronde une pierre ronde de la taille d’une orange, mise en abyme aussi de la matière brute du sculpteur. On apprend d’autre part que cette ardoise gigantesque choisie comme support, unique dans l’histoire de la peinture, da Volterra la choisit malgré sa brisure soulignée dès la création de l’œuvre par les deux tenons encore visibles dans un coin supérieur. Comment ne pas voir dans ces tenons l’écho des pierres visibles des deux côtés du tableau, que David avait choisies et dont il vainquit Goliath dès le premier jet ? Dans le tableau de Guido Reni, on ne voit d’ailleurs qu’une seule pierre, le premier jet ayant été le bon. Plus modeste, da Volterra semble indiquer que deux jets sont nécessaires pour un tel sujet. Pierres bien misérables dans l’économie du tableau. L’ardoise, si massive soit-elle, et dont l’épaisseur se devine lorsqu’on tourne autour de l’œuvre comme une ronde-bosse, n’est-elle pas recouverte entièrement d’une peinture qui, si n’étaient les deux tenons, ne laisserait pas deviner l’originalité du support ? On voit bien ces tenons sur cette photo prise de biais. La peinture ayant été réalisée sur l’ardoise cassée, le choix d’avoir placé la brisure en haut et non en bas ne peut être que significatif, et va de pair avec la place occupée par Goliath. Placer la brisure en bas aurait risqué de couper la tête de Goliath, et donc d’être en porte-à-faux avec le moment que le peintre a choisi. Et surtout, la brisure en bas aurait fragilisé l’œuvre ; problème inconnu du peintre.

David & Goliath (1555), de Daniele da Volterra (1509-1566).
Détail : l’épée et les tenons.
© Lionel Labosse / Musée du Louvre

Le choix du combat avec le géant plutôt que du seul David avec son trophée sanglant, tous deux illustrés par Michel-Ange, celui-ci en peinture, celui-là en sculpture, n’est-il pas un signe de la préférence de da Volterra ? À l’époque où il peignit son œuvre, la sculpture géante du David avait d’ailleurs été malmenée et le bras gauche brisé puis restauré, le tout exposé aux intempéries (cf. cet article). La peinture présentait donc l’avantage de mieux résister au temps peut-être. Le choix étonnant de l’ardoise, à l’époque où l’on peignait sur de la pierre mais en fresque, était une alternative à la toile, un geste signifiant que la peinture pouvait recouvrir et peut-être dominer la pierre. L’un des motifs du mythe de Babel est que la tour est construite de « briques » faites de la main de l’homme et non de pierres, œuvre de Dieu. L’ardoise est un matériau puisé dans la nature et non fabriqué par l’homme, comme le support des fresques. Il y a dans le geste de da Volterra une volonté de marquer la suprématie de l’œuvre humaine (la peinture) sur la matière naturelle (l’ardoise). Mais plus que cela, ce géant terrassé au long d’un combat au corps à corps que sa contemplation sur les deux faces amplifie par rapport à la version expéditive de la Bible (cf. ci-dessus), n’est-ce pas le géant Michel-Ange terrassé dans un combat sensuel par son cadet da Volterra ? L’attirail prévu par la Bible (« casque de bronze » et « cuirasse à écailles ») est oublié, sauf peut-être une cotte à écailles sur les fesses de Goliath, en-dessous du polo rose moulant (couleur typique du maniérisme), aussi légère que celle que Lorenzo pique à son cousin Alexandre. Ah oui, tiens, ce combat me fait davantage songer au meurtre sensuel de l’acte IV de Lorenzaccio qu’au combat épique de la Bible… « C’est toi, Renzo ? » semble dire Goliath plutôt que « Suis-je un chien » ! Mais da Volterra semble dire aussi que, quel que soit l’angle sous lequel on regarde son tableau, le peintre comme le sculpteur voit en trois dimensions ce qu’il représente. C’est au spectateur de restituer la perspective.
Un motif significatif sur le recto de l’œuvre, est la présence symétrique de l’épée dans la main de David et de son fourreau fixé à l’aine de Goliath. Au lieu du cimeterre démesuré visible sur les tableaux de Guido Reni et de Matteo Rosselli, l’épée du David de da Volterra est à sa taille, et prélevée dans le fourreau de Goliath-Michel-Ange. N’est-ce pas une façon de dire que le disciple s’approprie le talent du maître ? Sans compter le sens phallique de l’épée et du fourreau ? L’éromène semble achever son initiation, l’éphèbe laisse choir sa fronde, instrument d’imberbe, et défier l’éraste avec son épée, arme virile. Au revers, la fronde a disparu, ainsi que le fourreau, et l’épée se fait bien plus menaçante, mais le cou n’est toujours pas offert, et très éloignée de toutes les autres versions, cette épée priapique semble menacer tout le corps de Goliath sauf sa tête… Et puis, quand même, la position des mains et des bras, différence la plus visible entre les deux faces, n’indique-t-elle pas que Goliath attire à lui son amant qui le tue ? La logique n’aurait-elle pas voulu qu’il le repoussât plutôt, ou tentât de se protéger du coup mortel ? Et les orteils, les doigts des deux lutteurs côté face… Et la poitrine de Goliath côté face, et celle de David côté pile, ne sont-elles pas féminines, tétons érigés par quel désir ?

Saint Barthélemy portant la dépouille de sa propre peau
Le Jugement dernier, Michel-Ange (1541).
© Wikicommons

Un rapprochement avec le saint Barthélemy portant la dépouille de sa propre peau, dans Le Jugement dernier de Michel-Ange, fournit peut-être une autre clé. Selon l’hypothèse de Francesco La Cava émise en 1925, le visage de l’écorché serait la représentation en anamorphose du peintre lui-même, autoportrait de Michel-Ange âgé alors de 65 ans et traversant une période de doute. Barthélemy porte le petit couteau de son propre supplice… métaphore peut-être du peintre s’écorchant avec son propre pinceau, et le couteau du jeune David symboliserait la vigueur du pinceau du peintre homonyme… Voir notre article sur Planches d’anatomie de Robert Vigneau. Un autre concurrent de da Volterra à l’époque du maniérisme, est son cadet Le Tintoret. Son Abel et Caïn (1550-53) visible à la Gallerie dell’Accademia de Venise semble avoir été carrément copié par Da Volterra, ce qui explique l’absence de disproportion entre les tailles des deux personnages.

Abel et Caïn (1550-53), Le Tintoret
© Gallerie dell’accademia, Venezia

Au Musée d’histoire de l’art de Vienne en avril 2018, j’ai photographié deux tableaux qui pourraient éclairer le nôtre.

David avec la tête de Goliath (1490-95), Andrea Mantegna
Musée d’histoire de l’art de Vienne
© Lionel Labosse / Kunsthistorisches Museum

Une petite toile en grisaille d’Andrea Mantegna, David avec la tête de Goliath (1490-95), montre un bel éphèbe fort satisfait d’avoir « tué le père » au terme de son initiation. Et un tableau de Bartolomeo Manfredi, Caïn tuant son frère (1610), utilise une position des corps proche de celle de notre tableau, et une nudité complète pour ce fratricide.

Caïn tuant son frère, de Bartolomeo Manfredi (1610)
Musée d’histoire de l’art de Vienne
© Lionel Labosse / Kunsthistorisches Museum

Ajoutons que par son nom même, Daniele da Volterra rime avec le personnage de David, et s’identifie à lui, de même que le sculpteur Jacob Epstein a pu s’identifier à son homonyme Jacob dans sa formidable statue Jacob et l’ange. Le fond des deux tableaux semble présenter une incohérence : en effet, une sorte de toile rose présente une ouverture du même côté sur les deux tableaux. Mais si l’on regarde bien, le bas de cette toile ressemble à une toile de tente tendue sur des piquets à intervalle régulier, peut-être métaphore de la toile plus souple qui aurait pu supporter cette huile. Il semble donc que la scène se passe non pas sur le champ de bataille, mais dans l’intimité d’une tente qui présenterait deux ouvertures symétriques. Cela reprend la phrase de la Bible : « quant à ses armes, il les mit dans sa propre tente ». Da Volterra semble déplacer ce coup de grâce du champ de bataille à l’intimité de la tente. Peut-être le lieu clos de la joute artistique du paragone ? La marque sur le front de Goliath, visible sur tant d’autres versions, est absente de celle-ci, comme si da Volterra se refusait à achever son géant, alors que son ardoise géante elle, exhibe ses deux blessures et le coup qui lui a brisé la tête… Voilà décidément une œuvre mystérieuse…

Au musée du Palais royal de Turin, j’ai admiré ce chef-d’œuvre de da Volterra, une Décollation de Saint Jean Baptiste (1551). Je vous laisse en faire l’analyse, même si cette Salomé éloignée par une grille de cette exécution qui ressemble à une lutte, est tentante…

Daniele da Volterra, Décollation de Saint Jean Baptiste (1551), Palais royal de Turin
© Lionel Labosse

P.S. : Alors que j’achève cet article, la rétrospective Fassbinder à la Cinémathèque m’amène à revoir Querelle (1982), son dernier film. La rivalité amoureuse et les duels entre Querelle et son frère Robert, interprété par le même acteur que Gil, le premier homme aimé par Querelle me renvoient à l’univers de ce tableau, maniérisme inclus !

 Lire l’article de Jean-Yves Alt sur Culture et Débats.
 Un autre exemple d’œuvre hybride entre peinture et sculpture est le Triptyque de la Passion du Christ de Znaim, exposé au musée du Belvédère de Vienne.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Wikipédia


© altersexualite. com, 2018.
Photo © Lionel Labosse.


[1Le mot fait penser à la mort de Gavroche dans Les Misérables : « Gavroche avait pris un panier à bouteilles dans le cabaret, était sorti par la coupure, et était paisiblement occupé à vider dans son panier les gibernes pleines de cartouches des gardes nationaux tués sur le talus de la redoute. », et bien sûr à La Liberté guidant le peuple de Delacroix et son garçon à la giberne, qui inspira Hugo.

[2Dans Au-delà de la gloire (1980), Samuel Fuller évoque le goût des goumiers marocains pour les oreilles plutôt que les prépuces. J’ignore le coût du prépuce et le taux de conversion en oreilles !