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Nanar ou chef-d’œuvre ?
Louis ou Louise (Glen or Glenda), d’Ed Wood (1953)
Le plus ancien film sur la transidentité : un navet, vraiment ?
samedi 1er décembre 2018
Cela fait 24 ans que Tim Burton a réalisé Ed Wood (1994), hommage au prétendu « pire réalisateur de tous les temps », ce qui a redonné vie à ses soi-disant navets. Ce n’est qu’en 2018 qu’il m’a été donné de voir le fameux Louis ou Louise (Glen or Glenda) (1953), 1er film d’Ed Wood et l’un des films sur lesquels Burton focalise son attention, un des plus saisissants exemples de réhabilitation de ce réalisateur méprisé. Le site Nanarland consacre à ce film un bel article ambigu signé d’un énigmatique « Alcatel », tandis que Wikipédia l’inclut dans sa Liste des pires films jamais réalisés. Or si l’on peut concéder certaines faiblesses assez courantes s’agissant de premiers films, on devrait être capable de discerner aussi d’une part une véritable sincérité dans le propos sur la transidentité, en avance sur son temps d’une quarantaine d’années, d’autre part une virtuosité certes brouillonne dans les trucages et le montage, qui fait de ce film sinon un chef-d’œuvre, du moins une œuvre mémorable, et une date incontestable dans le cinéma altersexuel. C’est ce que nous allons tenter de montrer.
Il est facile, à l’instar de Nanarland, de juger un film de 1953 traitant d’un phénomène tabou à l’époque et objet des moqueries les plus cinglantes, avec un regard blasé du XXIe siècle. Mais quel autre film, dans les années 50, a traité avec autant d’empathie et autant de rigueur scientifique, de la transidentité ? Dans les années 60 ? 70 ? 80 ? Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock traite un peu de la question du transvestisme, mais pour réfuter immédiatement l’aspect homosexuel. Didier Roth-Bettoni dans L’Homosexualité au cinéma, s’il reconnaît bien au film son antériorité sur le sujet, abonde dans la moquerie en le qualifiant d’« abracadrant et cinématographiquement inepte », et ajoute « évidente inanité », pour l’opposer à Adam est... Ève film français de René Gaveau sorti en 1954, et se féliciter que ce dernier montre une image idyllique du changement de sexe, et de citer le succès de Cocinelle, en oubliant que la vie de 99 % des transgenres à l’époque était un drame, et que le fait de vouloir changer de sexe vous poussait à la prostitution comme seul projet de vie, à part quelques exceptions médiatisées. C’est précisément ce que démontre le film d’Ed Wood. Traiter ce film de nanar et lui reprocher de donner une image ridicule de la transidentité, c’est un peu comme dire de Le Soleil brille pour tout le monde de John Ford, sorti également en 1953, qu’il donne une image ridicule des noirs. Ben oui, couillon, mais pour un message de tolérance sacrément en avance sur son temps !
Lisez seulement ce carton qui donne le ton dès le générique : « In the making of this film, which deals with a strange and curious subject, no punches have been pulled - - no easy way out has been taken. Many of the smaller parts are portrayed by persons who actually are, in real life, the character they portray on the screen. This is a picture of stark realism - - taking no sides - - but giving you the facts - - ALL the facts - - as they are today… You are society - - - JUDGE YE NOT… », ce qui donne à peu près : « Dans la réalisation de ce film, qui traite d’un sujet étrange et curieux, les choses ont été montrées telles qu’elles sont, sans la moindre solution de facilité. La plupart des seconds rôles sont composés par des personnes qui sont en réalité, dans la vraie vie, le personnage qu’ils incarnent à l’écran. C’est une image d’un réalisme frappant - ne prenant pas parti - mais vous donnant les faits - TOUS les faits - tels qu’ils se présentent aujourd’hui… Vous êtes la société - - - NE JUGEZ PAS ».
Le côté foutraque du film est bien entendu relevé par tous nos critiques, les mêmes qui crient au génie pour des films de Bergman ou de Godard pourtant tout aussi incompréhensibles au premier abord (je suis désolé de considérer pour ma part Le Mépris comme un film profondément ennuyeux sinon un navet, et de me faire chier à Cris et chuchotements de Bergman qui pour d’aucuns sont des chef-d’œuvres absolus). Mais si l’on faisait l’effort de comprendre qu’il s’agit là du premier film d’Ed Wood, et du premier film de l’histoire du cinéma traitant de la transidentité, phénomène tabou ? Dans les années 1950, pouvez-vous me citer un seul acteur gay qui ne contractait pas un mariage bidon avec une personne de l’autre sexe pour cacher son homosexualité ? Franchement, dans ce contexte-là, l’attitude suicidaire d’Ed Wood qui prétend réussir dans l’industrie du cinéma et se présente d’emblée comme transgenre à une société de blaireaux coincés du cul, manque-t-elle de panache et de couilles ? Alors oui, ce réalisateur en herbe qui se suicide professionnellement en se faisant connaître dès son 1er film à la fois comme réalisateur et comme acteur transgenre, a dû trouver des artifices scénaristiques pour faire passer sa sauce. D’où Bela Lugosi et son accent hongrois, en démiurge qui tire les ficelles d’un monde où les passants s’agitent dans le même sens, où les voitures défilent toutes semblables et où il est difficile de prendre à contresens les autoroutes de la pensée.
Dans cette séquence, un montage en écran divisé associe Béla Lugosi / Dieu en haut, et une foule circulant dans une rue en bas, et Lugosi nous apprend qu’il tire les ficelles. Si ridicule que ça ? Dans une société où 50 % des gens croient dur comme fer au créationnisme ? Et les deux scènes où, au contraire, un Lugosi / Dieu non pas jaloux comme dans la Bible, mais compatissant, fait disparaître l’homme et apparaître la femme dans la même personne ? Cela en alternance avec les scènes de l’opération chirurgicale de changement de sexe d’Ann/ Alan. Nanarland se moque des plans où l’on voit des avions et des voitures, mais n’est-ce pas une trouvaille géniale pour ridiculiser le rejet alors ultra-majoritaire des altersexuels toutes catégories confondues ? Sur des images d’avions puis de voitures défilant sans se croiser sur une autoroute, il donne la parole à une voix off de bouseux qui déclare à peu près : « si le créateur avait voulu que nous volions il nous aurait donné des ailes » ou « fait naître avec des roues », avant de l’appliquer à la question transgenre : « s’il avait voulu que nous soyons des filles il nous aurait fait naître fille ». Et ces images sont diffusées à plusieurs reprises dans le film, idée non pas économique, mais trouvaille pédagogique, qui permet à la remarque de s’ancrer dans la mémoire du spectateur. Ce film est aussi à considérer comme un documentaire ; d’ailleurs n’est-il pas basé sur l’histoire du changement de sexe de Christine Jorgensen, considéré à l’époque comme une première médicale ? Il se trouve que lorsque je l’ai vu à la cinémathèque en 2018, il y avait un groupe scolaire, et ces jeunes se sont comportés parfaitement, je n’ai entendu fuser aucune moquerie ou remarque idiote. Je crois qu’aujourd’hui encore ce film peut être utile dans l’éducation à la sexualité. C’est aussi un excellent support pour le thème « Corps naturel, corps artificiel » en BTS. Il convient de reprendre tous les reproches faits par l’auteur anonyme de « Nanarland ».
Alors, Béla Lugosi en dieu démiurge : incompréhensible ? Savez-vous qu’en 2018 encore, des cohortes de connards aux États-Unis s’imaginent utile de faire croire aux homosexuels et autres transgenres qu’ils iront en enfer. Alors en 1953, faire incarner Dieu par Béla Lugosi, et faire jouer le rôle du diable par un acteur maquillé à la truelle, n’est-ce pas dénoncer ces connards d’une façon brillante, un manifeste athée provocant ? Affirmer que Béla Lugosi est Dieu n’est-ce pas, avec 50 ans d’avance, le ressort du pastafarisme ? Béla Lugosi ou un plat de spaghetti géant, même combat ! Le maquillage pourri du diable, vous n’avez pas compris chers critiques, que c’était une dénonciation des artifices des connards créationnistes étasuniens qui entendent terroriser les altersexuels avec des croyances moyenâgeuses ? Alors vos troupeaux de bisons : rien à voir, vraiment ? Vous ne faites pas le rapprochement avec les troupeaux d’automobiles, tous roulant dans le même sens et qui écrasent avec leur violence due à la vitesse, l’infime pourcentage de la population qui va dans l’autre sens, qui ose sortir du troupeau ? Vous qui idolâtrez Godard et Bergman, vous ne comprenez pas que ces séquences oniriques sont une évocation de l’inconscient de l’individu transgenre ? Est-ce vraiment le premier cinéaste à ne pas raconter une histoire de façon linéaire, mais avec des sauts dans l’inconscient, des sauts dans le montage ? Vous êtes sûr de trouver un sens à toutes les scènes de Pierrot le fou de Godard ? Alors oui, regardons du côté surréaliste peut-être, Buñuel ou Henry Hathaway et son Peter Ibbetson.
Cette scène apparemment incompréhensible de l’homme qui viole une femme saucissonnée, c’est un impossible effort intellectuel pour vous de comprendre que cette femme saucissonnée c’est la femme cachée dans cet homme, et que cet autre homme pourrait être l’allégorie de la violence que lui impose la société, qui viole cette part de lui ? La digression sur les chapeaux, et la différence entre ce que la société impose aux hommes et aux femmes par le vêtement qu’elle leur impose, est tout sauf ridicule : c’est d’une incroyable modernité, incompréhensible à l’époque, d’où cette réputation de réalisateur minable, qu’on s’étonne que des gens sérieux continuent à colporter 24 ans après le film hommage de Tim Burton. La scène où des ouvriers échangent sur la question, sur un fond de forge de barres de fer en fusion me semble, en 1953, géniale. Laissez, amis critiques, vagabonder votre imagination sur ce que peut évoquer pour une personne qui s’interroge sur ce qui l’a forgé homme ou femme, ces images de métallurgie… Et puis alors, quand l’auteur de cet article de Nanarland s’esclaffe : « GRAND moment de nanardise : « Méfiez-vous du gros dragon vert assis sur votre seuil. Il mange les petits garçons, la queue des petits chiens et les escargots gras ». Eh oui, ces paroles sont prononcées par Béla Lugosi, et répétées comme une litanie de prêtre ou d’exorciste. Nanardise ? Que pensez-vous que disaient aux petits garçons qui s’habillaient en fille, en 1953, les grands-parents de ceux qui ont voté Trump en masse ? Et si, au contraire, l’incapacité à comprendre ceci était un grand moment de bêtise de la cinéphilie à front de taureau ?
La brève scène d’où est tirée le photogramme ci-dessus d’un homme-femme, barbu(e) portant bijoux, n’est-t-elle pas une belle provocation pour l’époque, six ans avant Certains l’aiment chaud ? Le propos scientifique sur la question transgenre est remarquable pour l’époque. Le chirurgien martèle l’idée incroyablement progressiste pour 1953, que chaque transgenre est un cas différent, et qu’un homme qui prend plaisir à se travestir en femme n’a pas forcément envie de changer de sexe, et n’est pas homosexuel, ce qui était loin d’être évident pour l’Américain moyen des années 50. L’est-ce seulement pour l’Américain aujourd’hui ? Il distingue hermaphrodisme et pseudo-hermaphrodisme, homosexualité et transvestisme, ce qui peut-être paraît dépassé en 2018, mais en 1953 nom de dieu ! L’histoire émouvante du travesti qui se suicide au début du film, puis d’Allan /Ann qui se fait opérer pour choisir le sexe féminin latent en elle, puis ses efforts pour jouer le rôle que la société attend d’une femme, tout cela est en avance sur l’époque, et conforme aux idées que Simone de Beauvoir avec exprimées peu d’années auparavant avec Le Deuxième Sexe. N’avez-vous pas pensé qu’un(e) transgenre qui aurait vu ce film par hasard en 1953, aurait pu être sauvé(e) précisément de la tentation du suicide, et qu’il lui faudrait après, attendre 40 ans avant de voir à nouveau un film équivalent ? Et en l’espace de ces 40 années, sa vie se serait déroulée, peut-être avec l’étoile rémanente de cet ovni du cinéma ?
– Montage sur Youtube, des reconstitutions du film de Tim Burton en regard des scènes originales. Le début concerne le film dont il est question dans cet article.
– Johnny Guitare, film américain de Nicholas Ray (1954) est aux antipodes de Louis ou Louise : un navet téléphoné que la majorité des critiques et du public se croit obligé de prendre pour un chef-d’œuvre.
Voir en ligne : Glen or Glenda sur Youtube
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