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Don Juan sauvé par les garçons, pour les 3e et le lycée

La Nuit de Valognes, d’Éric-Emmanuel Schmitt

Magnard Classiques & Contemporains, 1991, 150 p. 5€.

dimanche 29 avril 2007

Éric-Emmanuel Schmitt (né en 1960) donne sa version du mythe de Don Juan, classique dans la forme mais moderne dans le fond, avec un Don Juan « racheté » par l’amour d’un garçon. Si l’on peut émettre des réserves sur cette vision romantique de l’homosexualité, on ne peut nier l’intérêt pédagogique de l’œuvre, souvent donnée en lecture complémentaire cursive par nos collègues en lycée.

Résumé

La duchesse de Vaubricourt a fait convoquer par surprise et en pleine nuit quatre amies, une religieuse, une comtesse libertine, Mademoiselle de la Tringle, auteur de romans d’amour, et Madame Cassin, marchande. Ces femmes se retrouvent confrontées au portrait de Don Juan, qu’elles feignent de ne pas reconnaître ou qui les fait défaillir. Ce sont toutes d’anciennes victimes du séducteur, qu’elles le reconnaissent ou pas, et la duchesse les a fait venir pour instruire son procès, ou plutôt sa condamnation. Le roi lui a donné une lettre de cachet, et l’alternative sera simple : soit il épousera et rendra heureuse la jeune Angélique, soit il croupira en prison. En attendant Don Juan, ces dames font assaut d’esprit : « si l’on vous payait pour ce que vous faites, vous porteriez un bien vilain nom » (p. 24) ; « les femmes, c’est comme les lapins, ça s’attrape par les oreilles » (p. 55). Le voici, mais il n’est plus lui-même. Sganarelle n’a noté aucun nouveau nom sur son fameux carnet depuis six mois, et Don Juan serait tenté de lui « donner le change » (p. 61). À Angélique, il promet de l’épouser, elle pourra même coucher avec qui elle voudra, alors que lui s’engage « à ne jamais coucher avec une autre femme » (p. 72). « Le plaisir me lasse, la conquête aussi », s’explique-t-il (p. 73). Le troisième acte donne la clé de l’énigme, Don Juan s’était épris sans le savoir du jeune frère d’Angélique, lequel s’était déguisé en statue (on devine un christ sensuel). Mais le Chevalier, allez savoir pourquoi, n’a pas osé exprimer son désir clairement, et sous prétexte de venger sa sœur séduite, se jette sur l’épée de Don Juan après s’être traité de « chien galeux ». On retrouvera ce motif dans Le Secret, d’Anita Van Belle. Avant d’expirer, dans un mouvement fort romantique, il ouvre son cœur au vieux beau : « j’étais fait pour aimer, mais pas là où il fallait, ni comme il le fallait ». Il demande un aveu à Don Juan, modèle de prétérition inversée (voire invertie !) : « vous me le dites bien ? / Je vous le dis. […] / Dites-le-moi avec les yeux […] Don Juan le regarde intensément. […] Don Juan, agenouillé, tient la tête du Chevalier contre lui, étrange pietà » (p. 105).

Mon avis

La Nuit de Valognes est la première pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, et même sa première œuvre officielle. Le style est alerte, très dix-huitième, avec quelques effets un peu téléphonés qui risquent, selon le comédien, de faire de notre Don Juan une vieille tante : « Je suis entré par le cimetière. La lune montrait sa face noire. Un silence de chien qui hurle à la mort » (p. 35). Quelques blasphèmes fleurant bon son potache pour faire bonne mesure :« C’est un charnier, ton Dieu, il pue, il pète d’impuissance ! » (p. 99) ; « Dieu est un sacré cochon ! » (p. 107) — c’est la religieuse qui le dit ! Mais le couple amour / sexe est pédagogiquement exposé : « ils étaient trop prosaïques. Rendez-vous compte : un nez avec des narines, des mains avec des doigts, des jambes avec des pieds, ils mangeaient, ils dormaient la nuit, ils transpiraient parfois… » (p. 44). L’analyse universitaire du personnage est rappelée par Angélique : « s’il erre sans cesse en se cognant de femme en femme, c’est qu’il ne trouve pas ce qu’il cherche, parce qu’il ne sait même pas qu’il le cherche » (p. 64). Don Juan répond : « Je ne cherche rien, je prends, je cueille les pommes sur l’arbre et je les croque » (p. 68). (Cela rappelle une citation d’un auteur fort donjuanesque, Alfred de Musset, dans André del Sarto : « il n’y a d’heureux que les enfants qui cueillent un fruit et le portent à leurs lèvres sans penser à autre chose, sinon qu’ils l’aiment et qu’il est à portée de leurs mains ».) Il reconnaît que le plaisir est autorisé seulement aux forts, sans quoi il n’y aurait « Plus personne pour travailler, pour suer, pour se battre » (p. 69).

Le Naufrage de Don Juan, d’Eugène Delacroix (1798-1863)
Musée du Louvre
© Lionel Labosse

Je place ici une photo que j’ai prise au musée du Louvre en 2016 du tableau d’Eugène Delacroix (1798-1863) Le Naufrage de Don Juan (1840), dont je ne trouvais pas de photo satisfaisante sur Internet. La version de Lord Byron (1788-1824) de Don Juan dont Delacroix s’est inspirée, est très particulière, et c’est une des premières à contenir un motif clairement homosexuel, voire transgenre, puisque Don Juan, dans sa fuite, échoue dans le harem d’un sultan, se travestit, et devient la proie de l’amour saphique des houris, et de l’amour du sultan lui-même ! Voir un article sur ce tableau. En fait, la photo passe mal sur le site. Donc si vous en voulez une meilleure version utilisable en classe, demandez-le-moi gentiment…
En annexe, l’auteur s’explique dans un entretien avec Pierre Brunel : « on ne s’était jamais servi de Don Juan pour interroger l’identité sexuelle ! […] Nous nous pensons hétérosexuel ou homosexuel, mais sommes-nous à l’abri d’une surprise ? » Il s’explique sur l’influence de Diderot et de l’opéra dans son écriture. Selon lui, Don Juan reste hétérosexuel, et n’a pas compris sur le coup ce qui lui arrivait, alors que « Le chevalier comprend donc très vite ce qui leur arrive et, en éprouvant de la honte, il se suicide ». Enfin, Éric-Emmanuel Schmitt revendique un certain militantisme : « mon discours prône la liberté absolue et la tolérance, et je doute qu’il puisse plaire aux religions très frileuses voire congelées sur ces questions de mœurs. Excepté le bouddhisme… » On se permettra de douter de ces vœux pieux : non seulement le bouddhisme est tout aussi « congelé » que nos monothéismes, mais il ne fait aucun doute que ce jeune homosexuel se suicidant par honte ne fasse hocher la tête de satisfaction à toutes les statues de commandeurs ! La vision donnée par Éric-Emmanuel Schmitt de l’homosexuel est plutôt décalée par rapport aux libertins, du moins si l’on en croit Maurice Lever, le spécialiste du XVIIIe décédé en janvier 2006, auteur des Bûchers de Sodome. Dans le fond comme dans la forme, La Nuit de Valognes me semble avant tout destinée à émoustiller les visons familiers des théâtres privés du huitième arrondissement de Paris. Cependant cette pièce a le mérite de soulever une question qui passionnera les élèves. Cette année, comme je faisais étudier en première la pièce de Molière, j’ai évoqué en passant — et en citant cette pièce — les interprétations homosexuelles du personnage. Quelle a été ma surprise, en corrigeant les devoirs de fin de séquence (commentaire sur la tirade de la séduction I, 2) : cinq élèves avaient consacré le fameux « élargissement du sujet » de conclusion à cette question !

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu


 Rien à voir, mais en 2012, on peut voir une belle pièce, un monologue intitulé Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, au théâtre Rive Gauche à Paris et sans doute en tournée. Francis Lalanne l’interprète brillamment, plus d’une heure et demie sur scène, toujours passionnant, interprétant tous les personnages. Bravo !
 Lire les aventures de Casanova, l’anti-Don Juan, non pas en tant qu’il se fixe sur une femme, mais en tant qu’il considère que l’attachement amoureux ajoute au plaisir érotique. Et un cours sur Don Giovanni de Mozart.
 Lire Ma vie avec Mozart du même auteur.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site d’Éric-Emmanuel Schmitt


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