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L’opéra des opéras

Cours sur Don Giovanni (1787), opéra de Mozart & da Ponte

Thème BTS « De la musique avant toute chose ? »

samedi 1er août 2020, par Lionel Labosse

À l’occasion de la mise au programme du thème de BTS « De la musique avant toute chose ? », voici un cours sur Don Giovanni (1787), opéra de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sur un livret de Lorenzo da Ponte (1749-1838). Rappelons que Don Juan est un des grands mythes littéraires, et que l’opéra de Mozart constitue la troisième grande date pour la diffusion de ce mythe, après la pièce originale de l’espagnol Tirso de Molina L’Abuseur de Séville (1630) et l’adaptation de Molière Le Festin de Pierre (1665), oubliée du vivant de Molière mais redécouverte au XIXe siècle sous le titre Dom Juan. Don Giovanni est aujourd’hui considéré comme un des opéras majeurs de Mozart avec Les Noces de Figaro et La Flûte enchantée, mais aussi de tout l’art lyrique. Richard Wagner le qualifiait d’« opéra des opéras ». Vous remarquerez que cet article porte le n° 1003 sur votre site préféré !

Le titre original complet est Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni : « Le débauché puni, ou Don Juan » ; « dissoluto » est souvent traduit par erreur par « libertin ». Voici les versions sous-titrées disponibles sur Youtube, dont nous nous servirons. Une version récente (2020) de l’Opéra de Paris, mise en scène de Ivo Van Hove avec Étienne Dupuis (Don Giovanni), Philippe Sly (Leporello), Jacquelyn Wagner (Donna Anna).
<https://www.youtube.com/watch?v=Y9j...>
Autres versions au choix sur Youtube, une version enregistrée en direct au Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence le 7 juillet 2017, direction Jérémie Rhorer, mise en scène Jean-François Sivadier, avec Philippe Sly cette fois dans le rôle de Don Giovanni (où je le préfère, et je l’ai choisi pour la photo de vignette de l’article), Nahuel di Pierro (Leporello), Eleonora Buratto (Donna Anna) :
<https://www.youtube.com/watch?v=Hnd...>
Enfin, une version de l’Opéra national de Finlande, direction Patrick Fournillier, mise en scène Jussi Nikkilä, avec Tuomas Pursio (Don Giovanni), Markus Suihkonen (Leporello), Hanna Rantala (Donna Anna), et l’imposant basse estonien Koit Soasepp (le commandeur). Ne rigolez pas, vous serez fan !
<https://www.youtube.com/watch?v=f2G...>
En ce qui me concerne j’ai un faible pour une version disponible en DVD datant de 2002, mise en scène minimaliste de Peter Brook (né en 1925), direction musicale de Daniel Harding (né en 1975). Elle est actuellement disponible aussi sur Youtube, mais sera peut-être supprimée. Le minutage des scènes ci-dessous est basé sur cette version.

Nous utiliserons un livret italien avec traduction en français, et les riches analyses musicales de Luc Paganon, professeur d’éducation musicale. Au fait, c’est peut-être anecdotique pour vous mais en ce qui me concerne, au bout de 13 ans d’existence de ce site, ce 29 mai 2020 est une grande date : j’ai enfin réussi à inclure une vidéo extérieure directement dans l’article. Cela vous permet de lancer la musique pendant que vous lisez l’article…

Circonstances de la composition de l’œuvre : Les Noces de Figaro connaissaient un succès très mitigé à Vienne, où cet opéra était éclipsé par le succès de l’opéra de Vicente Martín y Soler, Una cosa rara (livret de Lorenzo da Ponte). En revanche, Les Noces connaît un succès phénoménal à Prague, où il tient l’affiche tout l’hiver 1786-87. Mozart signe donc un contrat l’engageant pour 100 ducats à composer un opéra pour le théâtre des États de Prague, à créer au début de l’hiver suivant. Da Ponte propose un sujet, et avec l’accord de Mozart, rédige le livret en deux mois, en travaillant simultanément à 3 œuvres, une pour Salieri, une pour Martín y Soler, une pour Mozart

Quelques avis autorisés

Avis de Jean Lacouture, dans Don Giovanni, édition bilingue de l’Opéra de Marseille, p. 6 : « Très loin de Laclos pourtant, et du libertin de Molière. Ces gens-ci sont des intellectuels, des stratèges, des philosophes, le prince Eugène et Gassendi sont leurs maîtres. Le dissoluto de da Ponte […] n’est pas un homme de tête, mais de cœur et de chair. Molière met en scène un défi à Dieu (et au père), da Ponte et Mozart organisent un festin sensuel, un hymne vorace à la femme. Les mêmes flammes dévorent Juan et Giovanni, mais non le même crime. Le premier se rit du créateur : c’est un héros de la négation. Le second rit avec des femmes : c’est un héros de la dévoration conviviale, et de l’affirmation du droit à un hédonisme total ».
Les Mémoires (1830) de Lorenzo da Ponte (Mercure de France, 1988) sont un livre passionnant d’un aventurier méconnu, juif errant du XVIIIe siècle, à l’instar de Casanova, qui a fui comme un Don Juan de pays en pays, Italie, Autriche, Angleterre, États-Unis.
« Je pensai qu’il fallait réveiller ma muse endormie, que ces deux récents échecs avaient paralysée. Les trois maestri Martini, Mozart et Salieri m’en fournirent l’occasion en venant simultanément me demander un libretto. Je les aimais et les appréciais également tous trois. J’espérais, avec leur aide, me relever de mes dernières chutes. Je n’entrevoyais d’autre moyen de les contenter en même temps que de composer trois drames à la fois. Salieri ne me demandait pas une pièce originale. Il avait écrit à Paris la musique de l’opéra de Tarar ; il désirait adapter cette musique à des paroles italiennes. Ce n’était donc qu’une traduction libre qu’il lui fallait. Quant à Mozart et Martini, ils s’en remettaient à moi pour le choix du sujet. Je destinai Don Juan au premier, qui en fut ravi, et L’Arbre de Diane à Martini […].
Mes trois sujets arrêtés, je me présentai à l’Empereur et lui exprimai mon intention de les faire marcher de front. Il se récria. « Vous échouerez, me dit-il. — Peut-être ! mais j’essayerai. J’écrirai pour Mozart la nuit en lisant quelques pages de L’Enfer de Dante ; le matin pour Martini en lisant Pétrarque, et le soir pour Salieri avec l’aide du Tasse. » J’étais content de ma comparaison et, à peine rentré chez moi, je me mis à l’œuvre.
Je m’asseyais devant ma table de travail vers l’heure de minuit : une bouteille d’excellent vin de Tokay était à ma droite, mon écritoire devant moi, une tabatière pleine de tabac de Séville à ma gauche. En ce temps-là, une jeune et belle personne de seize ans, que je n’aurais voulu aimer que comme un père, habitait avec sa mère dans ma maison ; elle entrait dans ma chambre pour les petits services de l’intérieur, chaque fois que je sonnais pour demander quelque chose ; j’abusais un peu de la sonnette, surtout quand je sentais ma verve tarir ou se refroidir. Cette charmante personne m’apportait alors, tantôt un biscuit, tantôt une tasse de café, tantôt seulement son beau visage toujours gai, toujours souriant, fait exprès pour rasséréner l’esprit fatigué et pour ranimer l’inspiration poétique. Je m’assujettis ainsi à travailler douze heures de suite, à peine interrompues par quelques courtes distractions, pendant deux grands mois. […]
Je finis par sonner moins souvent et par me passer de ses services pour ne pas me distraire et ne pas perdre mon temps à la contempler. C’est ainsi qu’entre le vin de Tokay, le tabac de Séville, la sonnette sur ma table, et la belle Allemande semblable à la plus jeune des muses, j’écrivis pour Mozart les deux premières scènes de Don Juan, deux actes de L’Arbre de Diane, et plus de la moitié du premier acte de Tarar, titre que je changeai en celui d’Assur. Dans la matinée, je portai ce travail à mes trois compositeurs, qui n’en pouvaient croire leurs yeux. En deux mois, Don Juan et L’Arbre de Diane étaient terminés, et j’avais composé plus du tiers de l’opéra d’Assur. » (p. 153).

En ce qui concerne l’opéra de Mozart, da Ponte minimise l’influence d’un précédent opéra de Giuseppe Gazzaniga (1743-1818), sur un livret de Giovanni Bertati (1735-1815), Don Giovanni Tenorio, qui venait d’être créé en 1787, dont il s’inspire cependant, par exemple pour l’air du catalogue. Voir cet extrait (à une minute du début). Dans ses mémoires (p. 199), da Ponte prétend que Bertati n’écrira dans sa vie qu’un seul livret d’opéra médiocre, Le Mariage secret de Cimarosa, en 1792, alors qu’il en a écrit un grand nombre !
Le père de Mozart, gravement malade, écrit à son fils, puis meurt le 28 mai 1787 (cf. Otto Rank, ci-dessous). Mozart perd également un ami de longue date : « tous ces deuils inspireront à Mozart les accents poignants par lesquels s’exprime la douleur de Donna Anna dans Don Giovanni ». En parallèle, Mozart compose des pièces plus légères, comme la célèbre Petite musique de nuit. La partition de Don Giovanni est terminée vers la mi-septembre, à part l’ouverture. Voici ce que nous en dit Georg Nikolaus von Nissen, dans sa biographie de W. A. Mozart :
« La veille de la représentation, la répétition générale terminée, Mozart dit à sa femme qu’il allait écrire l’ouverture pendant la nuit, et lui demanda de lui faire un punch et de rester auprès de lui pour le tenir éveillé. Elle fit selon son désir et lui raconta des histoires, comme La lampe d’Aladin, Cendrillon… qui firent rire le maître aux larmes. Mais le punch le faisait sommeiller, et il s’assoupissait dès qu’elle cessait de parler, se remettant au travail dès qu’elle recommençait à raconter. Mais, comme l’ouvrage n’avançait pas, elle l’engagea à faire un somme sur le divan, lui promettant de le réveiller au bout d’une heure. Mozart s’endormit si bien, que Constance ne prit sur elle de l’éveiller qu’au bout de deux heures. Il était cinq heures du matin. Le copiste devait venir à sept heures. À sept heures, l’ouverture était sur le papier… » (nuit du 27 au 28 octobre 1787).
L’opéra est créé le 29 octobre 1787, sous la direction de Mozart. L’accueil à Prague fut enthousiaste, notamment à cause du choix de la langue italienne pour le livret au lieu de la langue allemande imposée par Vienne à la Bohême, et du cri de « Viva la libertà », répété six fois à la fin du premier acte, encouragement au mouvement nationaliste tchèque.
La même histoire de l’ouverture est racontée par Stendhal dans Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase. L’opéra est créé au théâtre des États de Prague, seul opéra encore en fonctionnement où Mozart ait dirigé. Il y a quelques années, j’avais réalisé un fantasme, voir Don Giovanni dans ce théâtre de Prague, où Mozart dirigea sa création et où Milos Forman tourna son inoubliable version de la mort du héros pour son film Amadeus. J’avais éprouvé une grande déception à cause de la mise en scène banale. Le personnage éponyme trace avec un gros rouleau de peinture noire le mot « Vendetta » en très gros sur le rideau de fond de scène au début du 2e acte, avec les deux T en forme de croix catholique ; et on a cela sous les yeux presque jusqu’à la fin. De plus, l’opéra se terminait sur la mort du héros. Dans la version Sivadier on a droit aussi non pas à « Vendetta », mais à « Liberta » peint au fond de la scène, mais c’est déjà plus dans le texte !

Théâtre des États de Prague
© Lionel Labosse

Don Giovanni est classifié comme « dramma giocoso » (drame joyeux), un genre d’opéra burlesque né en Italie vers la moitié de XVIIIe siècle, et illustré notamment par Mozart. Un dramma giocoso se compose d’une intrigue sentimentale ou pathétique qui se conclut par un finale joyeux et se place ainsi à mi-chemin entre l’opera seria (noble et sérieux) et l’opera buffa (comique et enjoué, héritier de la tradition de la commedia dell’arte). Mozart a recherché d’emblée, pour des raisons de composition musicale, trois personnages féminins différents : une « seria » (sérieuse : Donna Anna, violée au début), une « mezzo-carattere » (Donna Elvira, en doute sur son amour pour Don Juan) et une « buffa » (Zerline, la paysanne). Toutes trois sont des sopranos, mais Zerline peut être une mezzo soprano (légèrement plus grave). Les trois rôles masculins sont des basses, sauf le fiancé de Donna Anna, Don Ottavio, un ténor. Mais la statue est une basse d’une puissance exceptionnelle, comme celle de Luigi Lablache (1794-1858), la plus grave qui puisse être entendue, à laquelle Berlioz fait allusion.
 Voici la critique d’Hector Berlioz (1803-1869), Le Journal des débats, 15 novembre 1835 : « On a donné hier soir Don Juan à l’Opéra » (sic).
« […] Prêtez plus d’attention au compositeur assez clairvoyant sur les causes réelles du pouvoir de son art, pour n’avoir recours au bruit qu’en des occasions rares et exceptionnelles. C’est ce qu’on fait aujourd’hui pour Mozart ; je n’en citerai pour preuve que le silence religieux avec lequel on écoute à l’Opéra la scène de la statue, dont l’entrée au Théâtre Italien, est ordinairement le signal de l’évacuation de la salle. Il n’y a plus là de prima donna ou de ténor à la voix séduisante, pour donner une leçon de chant aux élégantes des premières loges […]. Ce n’est qu’un chant mortuaire, une sorte de récitatif, mais sublime de vérité et de grandeur. Et comme l’instrumentation des actes précédents a été traitée avec discernement et modération, il s’ensuit qu’à l’apparition du spectre, le son des trombones, qu’on n’a pas entendus depuis longtemps, vous glace d’épouvante, et qu’un simple coup de timbale, frappé de temps en temps sous une harmonie sinistre, semble ébranler toute la salle. Cette scène est si extraordinaire, le musicien a réalisé là de tels prodiges, qu’elle écrase toujours l’acteur chargé du rôle du Commandeur ; l’imagination devient d’une exigence excessive et dix voix de Lablache unies lui paraîtraient à peine suffisantes pour de tels accents.
[…] Je ne saurais passer sous silence l’exécution foudroyante du grand finale aux premières représentations. […] Il est fâcheux seulement que la mise en scène soit ainsi conçue. Les chœurs doivent agir, menacer Don Juan, en avoir peur, le fuir, revenir à la charge, ils doivent représenter au naturel le tumulte d’une pareille scène, au lieu de rester immobiles comme des tuyaux d’orgue exécutant un Jugement dernier. La mise en scène que j’ai vue il y a quelques années à l’Odéon était parfaite sous ce rapport. […] »
La mise en scène réalisée par Milos Forman dans Amadeus ressemble trait pour trait à cette évocation de la scène de la mort de Don Juan (qui n’est pourtant pas le « finale »).
 Lecture psychanalytique : Otto Rank (1884-1939), Don Juan et le Double, Petite bibliothèque Payot, p. 122.
« Mais de Mozart, l’artiste qui a insufflé une vie immortelle à cette création, nous connaissons un fait biographique qui nous montre bien sa disposition vis-à-vis de tout le problème du Don Juan, et qui en même temps jette une lumière sur les sources profondes de la production artistique. Comme ses prédécesseurs, ce n’est pas le motif érotique qui a inspiré ce grand maître, mais un motif tragique, dont l’action profonde nous a été rendue compréhensible par Freud, à l’occasion de l’étude d’un autre grand artiste. Le père de Mozart mourut juste à l’époque où le compositeur commençait à étudier le sujet que lui proposait son librettiste da Ponte. Quelques mois plus tard, mourut aussi son meilleur ami, Barisani. Tous les biographes insistent sur le fait que l’artiste a profité de la création de Don Giovanni pour soulager son âme opprimée, tous racontent avec quelle intensité il s’est jeté sur le travail. La légende d’après laquelle il aurait écrit l’ouverture en une seule nuit montre bien à quel point Mozart donnait à son entourage l’impression d’être comme possédé par son travail. On sait que, d’après les conceptions psychanalytiques, la mort du père provoque des réactions affectives ambivalentes qui sommeillent chez tout homme et surtout chez l’artiste. Il est alors bien compréhensible que de tels événements aient poussé Mozart à une sorte de transfiguration de son sujet, pour affirmer ainsi par un acte de compensation sa tendance à la vie.
À côté de cet événement personnel, quelle a été la part qui revient à la musique elle-même comme expression artistique dans ce chef-d’œuvre ? Manquant en une certaine mesure de compréhension pour les moyens d’expression dont dispose la musique, nous ne pouvons formuler là-dessus que des hypothèses. Il semble que la musique, grâce à sa faculté d’exprimer parallèlement différents mouvements affectifs, soit particulièrement capable de représenter et de déterminer les conflits ambivalents. Or, il existe dès le début, dans le fond même du caractère de Don Juan, une rupture entre cette sensualité sans frein qui le caractérise d’une part, et de l’autre le sentiment de culpabilité et la crainte du châtiment. Cette dualité est au fond une lutte entre la joie de vivre et la crainte de la mort. Il n’y a que la musique qui, du fait de la souplesse de ses moyens d’expression, puisse traduire si parfaitement la simultanéité de ces deux sentiments contradictoires. Tandis que l’orchestre marque par les accords graves (le chant du convive de pierre) le pénible conflit qui pèse sur la conscience du héros, s’élève par-dessus cette voix dans des rythmes passionnés la nature indomptable et la joie voluptueuse du conquérant, avec une sensualité comme on la chercherait en vain dans toute la littérature si riche du Don Juan. »

Morceaux choisis

Vous trouverez des analyses musicales de Luc Paganon, partitions à l’appui, sur un site attractif et savant, et le livret italien avec traduction en français. Pour des étudiants de BTS, je ne pense pas utile, voire contre-productif de visionner l’opéra entier en classe ; cantonnons-nous aux extraits phares.
 écoute et visionnage de l’ouverture, à adapter bien sûr avec la version que vous avez choisie ; le minutage sur tout l’opéra peut varier de plusieurs minutes entre différentes versions ; celui que j’utilise ci-dessous est calé sur la version Brook / Harding. L’ouverture est un grave et solennel adagio (= « à l’aise », spécifie un tempo relativement lent) correspondant à la scène finale de l’opéra (mais sans les trombones) suivi par un vif allegro dont le caractère fougueux & puissant symbolise excellemment le personnage vindicatif de Don Giovanni dont la seule obsession est la recherche à tout prix du plaisir. Le mélange des deux fait tout le génie de l’œuvre.
 Acte I, scène 1 (5’10, juste après l’ouverture) : les rimes de la version italienne ironisent sur la révolte de Leporello « e non voglio piu servir / far sentir » : « Et je ne veux plus servir » se transforme en « Je ne veux pas qu’on m’entende » quand Leporello entend qu’on vient. Leporello reprend ce « no » : « no, no, no, no, no, no ! », ce qui rappelle que Lorenzo da Ponte a déjà adapté Les Noces de Figaro : la déclaration, malgré le contexte comique, se teinte d’un aspect pré-révolutionnaire.
« Nuit et jour se fatiguer
Pour qui n’en sait aucun gré,
Supporter pluie et vent,
Manger mal et mal dormir…
Je veux faire le gentilhomme,
Et je ne veux plus servir. (E non voglio più servir)
Ah ! le cher galant homme !
Vous, rester dedans avec votre belle
Et moi, faire la sentinelle !…
Mais il me semble qu’on vient,
Je ne veux pas qu’on m’entende. (Non mi voglio far sentir) »
 I, 5 (25’40’’) « air du catalogue » (aria) : scène identique à Molière, sauf le catalogue. Don Giovanni délègue la parole à Leporello, mais celui-ci adopte une attitude libertine, complice de Don Giovanni, à comparer avec l’attitude de Sganarelle face à Don Juan chez Molière.
« Chère madame, voici le catalogue
Des belles qu’a aimées mon maître ;
C’est un catalogue que j’ai fait moi-même ;
Regardez, lisez avec moi.
En Italie six cent quarante,
En Allemagne deux cent trente et une,
Cent en France, en Turquie quatre-vingt-onze,
Mais en Espagne elles sont déjà mille trois.
Il y a parmi celles-ci des paysannes,
Des femmes de chambre et des bourgeoises,
Il y a des comtesses, des baronnes,
Des marquises, des princesses
Et des femmes de tout rang,
De toute forme, de tout âge.
Chez la blonde, il a coutume
De louer la gentillesse ;
Chez la brune, la constance ;
Chez la grisonnante, la douceur.
Il recherche en hiver la grassouillette,
En été la maigrelette ;
La grande est majestueuse,
La petite toujours coquette ;
Des vieilles il ne fait la conquête
Que pour le plaisir de les coucher sur la liste ;
Mais sa passion prédominante
Est la jeune débutante.
Il n’a cure qu’elle soit riche,
Qu’elle soit laide, qu’elle soit belle :
Pourvu qu’elle porte jupe
Vous savez ce qu’il fait. »
 I, 9 (38’15 → 41’) « Là ci darem la mano » (Là nous nous donnerons la main) (duo) : cité 3 fois dans la mise en scène de Dom Juan de Molière par Daniel Mesguich (I, 2, 18’15’’, ce n’est pas sur cet extrait Youtube, mais on voit le gramophone sur scène, qui joue cet air). Lire l’analyse musicale de Luc Paganon sur cette scène.
 La longue scène au cours de laquelle Donna Anna, après avoir échangé avec l’ami de la famille Don Giovanni, et après avoir écouté à moitié incrédule, les plaintes à son égard de Donna Elvira, se rend brusquement compte que Don Giovanni n’est autre que son violeur, résonne fortement en ces temps de prise de conscience féministe de ce que certains hommes n’hésitent pas à utiliser leur statut de proche pour agresser sexuellement des femmes. Il s’agit ni plus ni moins que du récit d’un viol : « La nuit était déjà fort avancée quand dans mes appartements, où toute seule hélas ! je me trouvais, je vis entrer, enveloppé d’une cape, un homme que de prime abord j’avais pris pour vous. Je réalisai par la suite que je m’étais trompée. » […] « En silence il s’approche de moi et veut m’enlacer ; je cherche à me libérer, et plus il m’étreint ; je crie ; personne ne vient ! D’une main il tente d’empêcher ma voix, et de l’autre il me tient de si près que je me crois déjà vaincue. » […] « Finalement la douleur, l’horreur de l’infâme attentat accroissent tant ma vigueur qu’à force de me dégager, de me tordre et de me plier, de lui je me libérai ! » […] « Alors, redoublant mes cris, j’appelle au secours ; le félon s’enfuit ; hardiment je le suis jusque dans la rue pour l’arrêter, et d’assaillie je deviens assaillante. Mon père accourt, veut le démasquer, et l’indigne, qui était plus fort que le malheureux vieillard, accomplit son méfait en lui donnant la mort ! » Pour la chanteuse c’est un moment dramatiquement intense. Voici Eleonora Buratto dans la mise en scène de Jean-François Sivadier.

Eleonora Buratto, Dona Anna, Don Giovanni, mise en scène Jean-François Sivadier.
© Festival Aix en Provence


 I, 15 (59’) « air du champagne » (le texte italien parle de « vin ») est certainement le moment générique de l’œuvre… « le personnage nous est entièrement dévoilé avec sa sauvagerie, son érotisme acerbe, dangereux et mortel. Don Juan en oublie le monde, l’endroit où il vit. Avec cet air, Don Juan devient un mythe » (livret de l’Opéra de Marseille).
 I, 21 (1h 14’ 33’’ → 1h 15’50’’) « Viva la Liberta » (lors de la fête donnée par Don Giovanni, allusion pré-révolutionnaire à la situation politique à Prague où est créé l’opéra. On est bien dans le contexte des Lumières. L’autonomie des Tchèques contestée par le pouvoir de l’Empire autrichien (Marie-Thérèse d’Autriche, morte en 1780 et son fils Joseph II) ; le choix de la langue italienne va en ce sens, pour plaire aux Praguois.
 I, 21 (1h 18’35’’ → 1h 21’10’’) finale du 1er acte : rien ne me / le fera trembler (duo, à comparer avec l’attitude du Don Juan de Molière. Voici le texte (les 3 parties sont chantées en même temps).
TOUS sauf DON GIOVANNI et LEPORELLO
Traître !
Tout déjà se sait ! Etc.
Tremble, tremble, ô scélérat !
Bientôt le monde entier saura
le méfait horrible et noir,
ta féroce cruauté !
Entends retentir la vengeance
qui siffle tout autour de toi ;
sur ta tête en ce jour
sa foudre tombera.
LEPORELLO
Son esprit est confus,
il ne sait plus ce qu’il lui faut faire :
et une horrible tempête
ô Dieu, s’en va le menaçant.
Mais en lui le courage ne manque.
Il ne se perd ni ne se confond.
Si même le monde s’écroulait
jamais rien ne le ferait trembler.
DON GIOVANNI
Mon esprit est confus,
je ne sais plus ce qu’il me faut faire :
et une horrible tempête
ô Dieu, s’en va me menaçant.
Mais en moi le courage ne manque.
Je ne me perds ni ne me confonds.
Si même le monde s’écroulait
jamais rien ne me ferait trembler.
 II, 1 (1h 23’20’’ → 1h 25’) « qui à une seule est fidèle / aux autres est cruel » (ce qui reste de la tirade de l’inconstance de la version de Molière : Don Giovanni est moins discoureur que Don Juan, davantage tourné vers l’action et la séduction en acte). Échange d’habits, dans quel but ? Séduite la camériste de Donna Elvira.
 II, 3 (1h 29’ → 1h 31’) Leporello prend goût à la farce et séduit Elvira, à la différence du Sganarelle de Molière. La mise en scène propose une première mise en abyme : Don Juan assiste au spectacle donné par Leporello & Donna Elvira.
 II, 11 (2h 05’20’’ → 2h 11’ 12’) invitation à la statue. Soyons attentifs à l’orchestration. Comparaison avec Dom Juan.
 II, 13 et 14 (2h 21’ → 2h 24’ 17’) Lors de son repas (« io mi voglio divertir »), Don Giovanni se fait jouer des airs d’opéra, dont le 3e est une citation des Noces de Figaro (intertextualité) : « cet air-là, je ne le connais que trop ». Les paroles prémonitoires (« tu n’iras plus […] tournicoter partout, jour et nuit, troublant le repos des belles ») tombent à propos sur le destin de Don Giovanni (2e mise en abyme). Elvira s’invite, scène comparable à celle de Molière : Elvira : « De toi cette âme oppressée ne demande / pour sa constance une quelconque pitié. » Leporello : « Elle me ferait presque pleurer ». Don Juan : « Vivent les femmes, vive le bon vin ! » Elvira part. Elle crie « ah ! » en voyant arriver la statue.
 II, 14 : « Mon âme meurtrie ne te demande plus d’égards pour ta fidélité » (Elvira, à comparer avec Elvire chez Molière : différence « seria » (Anna) / « mezzo-carattere » (Elvira).
 II, 15 (2h 25’ 25’’→ 2h 30’ 12’) 2e apparition de la statue « je ne me repens pas ! ». Attention à l’orchestration : La plupart des éléments musicaux se retrouvent dans la 1re partie de l’ouverture (composée après l’opéra). Comparaison avec Molière. Da Ponte a réuni Dom Louis et la statue du commandeur, et a rassemblé les deux scènes de Molière (une version qu’il ne connaissait sans doute pas) : l’invitation à dîner du Commandeur précède immédiatement la mort de Don Giovanni. Remarquez la stichomythie des « no /si ». Le chœur, rarement présent dans cet ouvrage, chante sous terre (didascalie), avec des voix sombres : « Tutto a tue colpe è poco. Vieni, c’è un mal peggior ». (« Tout cela est peu en regard de tes fautes. Viens, il est un mal bien pire. ») Mais Berlioz l’imagine sur la scène. Extrait du livret :
LA STATUE. Repens-toi, change de vie ! C’est ton ultime chance !
DON GIOVANNI (cherchant à se libérer). Non, non, je ne me repens pas ! Va-t’en loin de moi !
LA STATUE. Repens-toi, scélérat !
DON GIOVANNI. Non, vieux toqué !
LA STATUE. Repens-toi !… Repens-toi !
DON GIOVANNI. Non !… Non !…
LA STATUE. Si !
DON GIOVANNI. Non !
LEPORELLO. Si, si !
DON GIOVANNI. Non, non !
LA STATUE. Ah ! Il n’est plus temps !
La statue sort. La terre tremble, le feu jaillit.
DON GIOVANNI. Quel tremblement insolite assaille mes esprits ! D’où sortent ces tourbillons d’un feu effrayant ?
DÉMONS (sous terre). C’est peu devant tes péchés. Viens ! Il y a pire, etc.
DON GIOVANNI. Qui me déchire l’âme ? Me ronge les entrailles ? Quelle torture, hélas ! Quelle rage ! Quel enfer ! Quelle horreur ! etc.
LEPORELLO. Quel désespoir sur sa face ! Quels gestes de damné ! Quels cris ! Quelles lamentations ! Comme il me terrifie ! etc.
DON GIOVANNI (s’enfonçant dans le sol). Ah !
Il s’abîme dans la terre.
LEPORELLO. Ah !
À comparer au film Amadeus (1984) de Milos Forman (1932-2018), avec F. Murray Abraham (Antonio Salieri) (1750-1825) et Tom Hulce (Mozart). De 1h34’ à 1h40’ dans le DVD. À visionner ici dans une version pourrie en espagnol, car les vidéos de ce film sont régulièrement détruites sur Youtube pour des raisons de droits. Le montage de ce chef-d’œuvre du cinéma est virtuose, car on alterne les commentaires de Salieri dans une loge, les plans sur Mozart dirigeant et la mise en scène d’époque reconstituée, naïve comme on ne l’imaginerait plus aujourd’hui. Pour ce châtiment de Don Giovanni, dans l’avant-dernière scène, cet immense moment dramatique fait de « si, si ; no, no », « non je ne croirai pas, jusqu’au bout à votre fake news de Dieu & d’Enfer », je vous recommande de comparer plusieurs versions. Voici un photogramme de celle de l’opéra de Finlande, dont la basse, impressionnante, fait penser au Lablache de Berlioz.

Don Giovanni, Opéra national de Finlande.
© Opéra national de Finlande


 II, 16 : après la mort de Don Juan, sextuor final qui semble déplacé, exigé par le genre « dramma giocoso ». Attention : il arrive souvent que cette scène pourtant capitale soit supprimée, le spectacle s’arrêtant avec la mort du protagoniste, comme Mozart lui-même avait dû le faire lors de la reprise de son œuvre à Vienne où elle fut mal accueillie. C’est le cas de la version finnoise par exemple. C’est dommage car cette scène est la cerise sur le gâteau : au lieu de finir sur le châtiment du scélérat, on s’interroge sur ce qui reste de lui dans la mémoire de ses victimes. Beaucoup de mises en scène choisissent de laisser le protagoniste assister comme une ombre à la triste victoire de ses ennemis, qui retournent à leur train-train quotidien (voir la version Brook / Harding, très émouvante à ce moment-là). C’est tout le paradoxe des voyous : on souhaite leur mort mais souvent on ne s’avoue pas qu’on jalouse leur existence flamboyante. C’est un peu Mozart le bon vivant mort à 36 ans qui semble nous dire depuis l’au-delà : « j’ai été vulgaire, peut-être, mais ma musique n’était pas vulgaire ». Je songe aussi à cette phrase de Françoise Sagan : « De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. » Il m’arrive de pleurer en écoutant cette scène, en songeant à mes chers disparus…
 De nombreuses versions de la scène de la mort de DG sont visibles sur Internet, ainsi que l’opéra complet. Parmi celles-ci, voyez celle très spectaculaire du Metropolitan Opera de New York, 2011, direction musicale Fabio Luisi, avec Mariusz Kwiecien (Don Giovanni), Luca Pisaroni (Leporello) & Štefan Kocán (Commandeur).

 Voir aussi dans un cours sur le chœur, des réflexions sur Don Giovanni et Ma vie avec Mozart, d’Éric-Emmanuel Schmitt.

Lionel Labosse


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