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26 kilos de manuels scolaires : et vive le développement durable !

vendredi 3 juin 2011

La raison ? Une nième refonte des programmes scolaires de lycée, après la refonte partielle de 2007, qui avait déjà fait remplacer les manuels de 1re dans certains lycées (abandon du « biographique » et de l’« épistolaire » au profit du « roman »). Cette refonte complète a été précipitée pour des raisons stratégiques. Agir dans la précipitation permet de prendre de court les syndicats, acculés à accepter une énorme proportion des bombes hebdomadaires jetées dans leur jardin. Ça a été tellement précipité, qu’en ce qui concerne le français, la réforme a été repoussée d’un an, et l’application aura lieu en même temps à la rentrée 2011 pour les secondes et les premières, ce qui explique la hauteur de la pile de manuels scolaires reçus en « spécimens ». Pourtant, des manuels avaient été rédigés à la hâte, et en août 2010, personne ne savait vraiment ce qu’il allait falloir faire en septembre. Finalement une décision prise à la sauvette prolongea d’un an les programmes précédents, au détriment des élèves, cela va sans dire, car les programmes que nous avons appliqués pendant plus de dix ans, il faut oser le dire maintenant, étaient absurdes, et rendaient impossible tout apprentissage, contrairement aux nouveaux programmes, qui permettent enfin aux élèves de savoir définitivement ce que c’est que la littérature. Un an de plus avec ces horribles programme, quel grand malheur pour la nation ! Cette fois ça y est, à la rentrée 2011, les conseils régionaux peuvent ouvrir largement leur bourse, c’est-à-dire nos impôts, pour enrichir les éditeurs scolaires, c’est-à-dire les fabricants d’armes et industriels amis du pouvoir. Ne croyez pas que ces réformes brouillonnes, inutiles et fréquentes soient élaborées pour le bien des élèves : depuis cet immense progrès que constitua la décision de je ne sais quel ministre prévaricateur, de ne plus faire payer les manuels aux « vrais gens » mais à nos impôts, au moindre prurit qui prend un ministre, on change tout, et les impôts – nous – payent ; au profit de ces amis du pouvoir. D’ailleurs les journaux et les autres médias, qui appartiennent aussi aux mêmes industriels qui s’enrichissent avec les manuels, n’arrêtent pas de faire passer le message selon lequel tout va mal dans l’Éducation, et tout irait tellement mieux si l’on toilettait les programmes, aux frais du contribuable, et au bénéfice de Monsieur Hachette. Comme on n’a pas de manuels à payer directement, le consommateur ne proteste pas, et parmi les syndicalistes, nombreux sont les enseignants rédacteurs de manuels, pour qui cette bougeotte et cette gabegie constituent un jackpot. Quant à nous, eh bien ! nous sommes bien obligés de dépenser les crédits prévus, sur le même principe qu’à l’armée : quand on a tant de litres d’essence et qu’on ne les a pas consommés, on fait tourner les moteurs à vide, de crainte que les crédits ne soient réduits l’année suivante.
La moitié des enseignants n’utilisent pas les manuels pour les raisons les plus variées, et font tourner la photocopieuse, souvent d’ailleurs pour photocopier d’autres manuels. En fin d’année, les professeurs de français en première doivent fournir d’épais « descriptifs », complétés de la photocopie des textes présentés au bac par leurs élèves (il y a vingt ans, on se contentait d’une liste de textes sur une seule feuille de papier…). Chaque classe sera entendue en général par quatre examinateurs, mais la vieille note de service exige toujours de reproduire en dix exemplaires ledit descriptif. Comme si, au cas extraordinaire où il n’y en avait pas assez, le centre d’examen ne disposait pas de photocopieuses… Mais la note de service concernant le développement durable a été simplement envoyée par courriel à tous les fonctionnaires des bureaux de l’Éducation nationale, par souci d’économie, selon la nouvelle norme de communication, au lieu de l’imprimer et de l’afficher dans les bureaux. Donc tout le monde semble l’avoir oubliée. On vit une époque formidable ! Dans mon lycée, l’administration, pourtant épaulée par un secrétariat pléthorique, ne communique que par courriels. Les élèves ne sont même pas informés des dates de conseils de classe ; les calendriers des conseils ne sont pas affichés, ni aucune des nombreuses réunions décidées au dernier moment, auxquelles nous sommes conviés. C’est envoyé par courriel, n’importe comment, sans le moindre respect des personnes, ce n’est jamais affiché. On est censé rester disponible à tout moment, au cas où on aurait besoin de nous. Mais tout va bien, selon les médias, ce n’est qu’à « France Telecom » que l’on pratiquerait le harcèlement au travail ; pas du tout dans notre métier de profs où, en même temps que nos salaires sont bloqués, on n’arrête pas de nous surcharger de travaux supplémentaires, notamment en lycée, au titre de la « reconquête du mois de juin » ! Le résultat est qu’au lieu de pouvoir consacrer cette période de début juin, qui jusqu’à il y trois ans, était consacrée aux nécessaires réunions de concertation, à l’élaboration de projets pédagogiques (pendant que les élèves révisaient pour le bac, chose aussi nécessaire pour eux) nous avons comme des autruches la tête dans le sable du boulot. L’ensemble des profs devrait faire la grève des projets, se contenter de boucler les programmes, point barre, jusqu’à ce qu’on arrête de se foutre de notre gueule. Mais les collègues ont trop de scrupules…

26 kilos de manuels scolaires
Et vive le développement durable !

Et cette refonte est révolutionnaire, radicale : elle a été faite en coordination avec tous les ministères, et va permettre à la fois de lutter contre le sexisme, et de mieux intégrer nos élèves d’origine africaine, en tout cas d’origine non-européen, de faire en sorte qu’ils se sentent pris en compte dans l’enseignement. Allez, un petit sondage informel maison : j’ai pris les 21 manuels reçus, soit 26 kilos, et j’ai regardé les auteurs. En fait, j’ai été feignant, je ne l’ai fait que pour les 13 manuels qui présentent une liste commentée des auteurs avec notice biographique, laissant de côté les manuels qui ne présentent qu’une liste alphabétique écrite en petit (enfin si, j’en ai pris un ou deux comme ça). Voilà les résultats de mes investigations, en ce qui concerne la présence des femmes d’une part, d’autre part la présence des auteurs d’origine non-européenne, noirs, arabes ou asiatiques, et de la « francophonie », courant littéraire qui passe à la trappe de cette réforme (on pouvait auparavant le choisir en classe de seconde). Attention : j’ai fait ça « à la louche », et j’ai pu me tromper, oublier un auteur, etc. Certains de ces manuels réunissent auteurs et artistes, j’ai donc compté, autant que leur prénom le permettait pour ceux que je ne connaissais pas, ces artistes. Pour les manuels de seconde, je me demande si ce sont les éditeurs qu’il faut incriminer, ou les responsables des programmes, qui ont délibérément axé le programme de seconde sur des périodes et sur des problématiques qui empêchent notamment d’intégrer des auteurs non-canoniques.

 Français littérature, anthologie 2de / 1re de Nathan propose 14 femmes et 4 auteurs d’origine africaine ou asiatique, sur 157 auteurs (y compris des artistes).
 Littérature 2de / 1re, de Hachette propose 9 femmes et 2 auteurs d’origine noire ou asiatique, sur 137 auteurs.
 L’écume des lettres 1re, de Hachette, propose 8 femmes et 3 auteurs d’origine antillaise, sur 108 auteurs (y compris des artistes).
 Terres littéraires, 1re de Hatier propose 7 femmes et 1 auteure d’origine antillaise, sur 79 auteurs. À noter dans ce manuel, un sujet de bac sur « Négritude et engagement », incluant « Poème liminaire », de Léopold Sédar Senghor.
 L’écume des lettres 2de, de Hachette, propose 6 femmes et 0 auteurs d’origine africaine ou asiatique, sur 72 auteurs (y compris des artistes).
 Français empreintes littéraires, de Magnard 1res L/ES/S propose 6 femmes et un auteur noir sur 70 auteurs. La version 1res techno propose 5 femmes et le même auteur noir sur 68. La version 2de propose… une seule femme, et 0 auteur d’origine africaine ou asiatique sur 41 auteurs !
 Français 1re, de Belin propose 4 femmes et 3 auteurs d’origine noire ou arabe, sur 60 auteurs.
 Français 2de, de Bordas propose 3 femmes et 0 auteur d’origine africaine ou asiatique, sur 72 auteurs.
 Littérature 2de, de Hatier propose 2 femmes et 2 auteurs d’origine antillaise, sur 68 auteurs.
 Français 2de, Passeurs de textes, du Robert, Web lettres, propose 2 femmes et 0 auteur d’origine africaine ou asiatique, sur 41 auteurs ; mais il faut noter un réel effort sur l’iconographie et sur les thèmes, qui compense largement ces deux manques, ainsi que sur le complément CD, présenté en 4e de couverture, qui propose des commentaires de textes du manuel par des auteurs actuels, dont plusieurs écrivaines. Cela peut être valable pour plusieurs manuels, je vous prie de ne pas prendre ces aperçus rapides pour des condamnations sans appel, mais pour un encouragement à la vigilance.
 Français 2de, de Belin propose 1 femme et 0 auteur d’origine noire ou arabe, sur 78 auteurs. Pour ce dernier, je n’en croyais tellement pas mes yeux que j’ai vérifié dans l’index des auteurs et des artistes. Effectivement, une seule auteure (Marceline Desbordes-Valmore), mais quand même deux artistes femmes : Anne Delbée et Élisabeth Vigée-Le Brun.
 Français 2de de Nathan, collection Calliopée, propose une seule femme, et encore, un court poème de Marceline Desbordes-Valmore, coincée dans une page d’exercices. On trouve le texte de Fénelon sur l’éducation des filles, et p. 373, une analyse d’image de la sculpture de James Pradier, Les Trois Grâces, montre bien à nos élèves ce que l’institution apprécie chez les femmes !

Les 29 auteures (et artistes) gagnantes sont :
 Simone de Beauvoir, Émilie du Châtelet, Colette, Marguerite Duras, Madame de La Fayette, Madame de Staël, Hannah Arendt, Marguerite Yourcenar, Noëlle Renaude, Marceline Desbordes-Valmore, Sylvie Germain, Louise Labé, Christine de Pizan, Yasmina Reza, Fred Vargas, Dea Loher, Georges Sand, Mary Shelley, Annie Saumont, Madame de Scudéry, Mme de Sévigné, Assia Djebbar, Marie de France, Olympe de Gouges, Sappho, Rachel Whiteread, Maryse Condé, Nancy Huston, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Posy Simmonds.

Les 11 auteurs africains, asiatiques ou antillais gagnants sont :
 David Diop, Aimé Césaire (le seul de la liste à être cité plusieurs fois par différents éditeurs), Frantz Fanon, Wajdi Mouawad, François Cheng, Édouard Glissant, Driss Chraïbi, Takashi Murakami, Léopold Sédar Senghor, Maryse Condé (seule femme à faire partie des deux tableaux, si l’on ne compte pas Yasmina Reza !), Patrick Chamoiseau, Jean-Michel Basquiat.

Comment s’étonner que nos élèves se sentent de moins en moins concernés par l’enseignement du français ? En cette année de « printemps arabe », comment ne pas s’étonner que quasiment aucun auteur arabe ne figure dans nos manuels de français en lycée ? Que L’Immeuble Yacoubian, de Alaa al-Aswani, que Naguib Mahfouz, prix Nobel, pour ne parler que de l’Égypte, soient absents, et qu’il soit de fait difficile de les inclure dans un descriptif de bac, vu l’incroyable limitation de la liberté pédagogique que nous subissons depuis des années ? Il faudrait rappeler aux auteurs de manuels scolaires et aux inspecteurs de lettres que 12 femmes ont reçu le prix Nobel de littérature entre 1909 et 2009 : Selma Lagerlöf, Grazia Deledda, Sigrid Undset, Pearl Buck, Gabriela Mistral, Nelly Sachs, Nadine Gordimer, Toni Morrison, Wislawa Szymborska, Elfriede Jelinek, Doris Lessing, Herta Müller. Pour être franc, hommes ou femmes, je ne lis guère les Prix Nobel, mais si je commettais des manuels scolaires, je tâcherais de faire un effort ! Il faut remonter à 2005/06 pour que le programme de l’agrégation de lettres modernes propose en littérature française une auteure (et d’ailleurs deux la même année !) : Marguerites de Navarre et Duras… D’ailleurs malgré l’introduction d’une séquence obligatoire sur l’humanisme en série L (qui réduit notre liberté pédagogique puisque avant nous avions le choix entre 4 mouvements littéraires), Marguerite de Navarre est la grande absente de ces bouquins (mais bien sûr je l’aurais sans doute trouvée en épluchant plus systématiquement les index). Cela fait des années que les associations comme Mix-Cité travaillent sur le sexisme des manuels scolaires (travaille-t-on sur la mixité sociale et ethnique ?), eh bien ! malgré les ronrons des discours officiels, on en est toujours là en 2011 !

Lionel Labosse