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À la gloire éternelle du phallos, pour les lycées

Lysistrata, d’Aristophane

Le livre de poche, 1996, 156 p., épuisé.

jeudi 30 avril 2009

À cause de son sujet sulfureusement priapique, Lysistrata n’est sans doute pas une pièce qu’on aurait l’idée d’étudier en classe : Lysistrata (dont le nom signifie « briseuse d’armée », tandis que celui d’Andromaque signifie « combat d’hommes ») convainc les femmes grecques de faire la grève du sexe jusqu’à ce que les hommes renoncent à la guerre. Athéniens et Spartiates se voient bien vite atteints d’un douloureux priapisme. L’amour vaincra-t-il la guerre ? Ce n’est pas tant le sujet qui retient d’étudier la pièce, mais plutôt l’embrouillamini des allusions à l’actualité athénienne, qui prend trop de place pour un lecteur d’aujourd’hui, et pourrait reléguer le plaisir de ces gauloiseries derrière le rideau opaque des scholies, à moins que la traduction et la mise en scène n’évitent cet écueil. La traduction choisie pour cette édition du Livre de poche pourtant récente, est obsolète. Elle est due à un certain « A. Willems », et date d’avant 1919. Par contre, l’introduction d’Anne Lebeau est un passionnant essai où l’on apprendra tout non seulement sur Lysistrata, mais aussi sur la Comédie grecque antique en général. Ses notes permettent de pallier les défaillances (ou les pudeurs) de la traduction. Cette lecture donne envie de découvrir les onze pièces conservées d’Aristophane, dans la traduction de Pascal Thiercy pour la Bibliothèque de la Pléiade (1997).

La comédie ancienne

La comédie ancienne naît à Athènes au début du Ve siècle avant J.-C., à l’occasion des Grandes Dionysies (fin mars), alors que « le premier concours tragique est daté de 534 ». C’est au tyran Pisistrate (600 av. J.-C. - 527 av. J.-C) que l’on doit la mesure populaire de célébration du culte de Dionysos. Des concours étaient organisés, on désignait des jurys et un chorège, chargé d’organiser à ses frais toute la représentation pour le poète qui défendait ses couleurs. Tous les participants, jusqu’au public, sont des citoyens, ce qui exclut a priori les femmes, selon Pascal Thiercy : « Tous les participants étaient des hommes, mais certains rôles de figuration féminins muets ou dansés pouvaient sans doute être tenus par de jolies filles peu vêtues (esclaves, danseuses ou joueuses d’aulos), dont les acteurs pouvaient au bon moment dévoiler et vanter les appâts. » ; « Le public était, semble-t-il, exclusivement masculin. Aucune des études faites à ce jour n’a pu prouver qu’au Ve siècle on trouvait des femmes, ni même des courtisanes, dans l’assistance lors de la représentation des comédies ou des tragédies. » P. Thiercy note également « l’absence de la moindre référence à une spectatrice » (Pléiade, introduction, p. XX et p. XXI). A. Lebeau note la possibilité qu’il y ait eu des exceptions pour le public, et Angela Maria Andrisano (lien ci-dessus) contredit l’opinion commune et pense que les femmes étaient présentes dans la cavea.
L’une des cordes comiques dont Aristophane a le plus joué, selon Anne Lebeau, était de moquer la misogynie d’Euripide. Lysistrata fut créée aux lénéennes, autres fêtes en l’honneur de Dionysos, qui avaient lieu fin janvier. La comédie [1] antique, surtout ancienne, reste empreinte des rites de fécondité et de fertilité attachés aux célébrations de Dionysos. Dans les phallophories étaient portés en processions d’énormes phallus [2], et dans les pièces comiques, le phallus est arboré et tient une grande place, notamment dans Lysistrata. Hélas, ces traditions altersexuelles ont disparu bien avant le christianisme — n’accusons pas le pauvre pape ! — mais persistent par exemple au Japon, avec le célèbre Kanamara Matsuri, ou « fête du pénis de fer »… et sans doute en Inde ici ou là.
Lysistrata est typique de ce qu’on appelle « comédie ancienne ». Ces comédies sont liées aux cultes phalliques — d’où l’obscénité qui leur fut reprochée dès Aristote et jusqu’à Voltaire [3] — et donnent une grande place aux problèmes de la cité, qui sont abordés directement, sans le détour de la mythologie comme dans les tragédies ; leur forme est rigide : la parabase est un discours du coryphée, et le chœur joue un rôle important dans l’action, alors que dans la « comédie nouvelle », le chœur sera cantonné à des intermèdes lyriques, tandis que les sujets deviendront plus privés, familiaux, vraisemblables — la base de la comédie européenne moderne. Pascal Thiercy remarque encore que « le théâtre était toujours plein », et qu’il fallait donc « imposer silence au public, surtout pour la comédie. C’est pour cela, sans doute, que la plupart des prologues commencent par des plaisanteries traditionnelles et extérieures au sujet : il eût été imprudent d’exposer le thème essentiel dès les premiers vers quand le silence ne s’était pas encore fait. » (intro., p. XXII).

Lysistrata

Le thème de Lysistrata, la paix, est familier à Aristophane, mais le contexte est bien plus dramatique en 411 quand cette pièce est créée, qu’à la création de La Paix, en 421. Anne Lebeau souligne les invraisemblances de la pièce : les femmes se plaignent au début de l’absence de leurs maris à cause de la guerre, puis ceux-ci, qui sont en réalité tous présents, se plaignent de l’abstinence à laquelle elles les acculent, « comme si les relations sexuelles n’existaient, en Grèce, que dans le mariage ! ». On pourrait ajouter : et comme si toutes les relations sexuelles étaient hétérosexuelles ! Anne Lebeau remarque également que, « à la différence de ses compagnes, [l’héroïne] ne parle jamais ni de son mari, ni des enfants qu’elle peut avoir ».
_ Au sujet de la misogynie, j’ai longtemps cru que le fait que tous les rôles fussent joués par des femmes — et le public entièrement masculin — dût nous pousser à réinterpréter la pièce dans un sens dérisoire, mais je n’ai pas trouvé trace d’une telle interprétation dans la préface. Au contraire, en replaçant les choses dans leur contexte, il semble qu’Aristophane ait tenté de faire évoluer les mentalités à ce sujet. Selon Anne Lebeau, « l’image de la femme dans Lysistrata est en réalité fort complexe » ; elle mélangerait des traditions contradictoires, du mythe de la « femme-fléau » peinte sous les traits de Pandore par Hésiode, à la vocation domestique incarnée par le personnage de Myrrhine ; la fin ne constitue en tout cas pas le moins du monde un appel à la « gynécocratie » (p. 33) ; en effet, Lysistrata rassure tout le monde d’un « Que le mari se tienne près de sa femme, la femme près de son mari » (v. 1275). Cette interprétation est d’autant plus valable si l’on souscrit à l’hypothèse d’Angela Maria Andrisano sur la présence des femmes.

Les traductions : respect de la lettre, pudeur et souci du spectateur

La traduction, obsolète, de cette édition, est due à un certain « A. Willems », dont il n’est rien dit dans le livre (pas même son prénom !), et date d’avant 1919. Anne Lebeau doit pallier les défaillances (ou les pudeurs) de la traduction par ses notes, ce qui prouve bien l’inadaptation à la représentation. Je comparerai quelques exemples significatifs à trois version plus récentes, dans l’ordre celle de Marc-Jean Alfonsi pour GF Flammarion (1966), puis celle de Pascal Thiercy pour la Bibliothèque de la Pléiade (1997), enfin celle de Lætitia Bianchi et Raphaël Meltz pour Arléa (2003). Pascal Thiercy, qui a retraduit tout Aristophane, s’explique (pp. XXXV sq.) sur les difficultés d’une telle entreprise, que ce soit dans les traductions impossibles des noms propres, surtout s’ils ne sont choisis que pour faire calembour, les nombreux mots inconnus et intraduisibles, l’impossible respect des vers antiques, la parodie des tragédies, et la différence de style entre les œuvres de début et de fin de carrière ! Pour Lysistrata s’ajoute la difficulté des nombreux passages en dialecte laconien, ou en « pastiche de dialecte » (p. 1214) !
 Premier exemple amusant, à propos des femmes de Salamine, venues de loin : « elles ont godillé dès l’aube » (v. 60, Willems), donne « elles ont écarté les jambes et enfourché leur… bateau dès le point du jour » (Alfonsi) ; « elles ont enfourché une pinasse dès potron-minet » (Thiercy), et « elles aiment mouiller dès le matin… leurs bateaux » (Bianchi & Meltz). Un exemple dénué d’intérêt montre bien le parti-pris d’obscurité inutile : le mot « encycle », glosé par la note d’A. Lebeau en « vêtement féminin, manteau ou châle », est traduit en une circonlocution fumeuse par Alfonsi : « dussé-je […] donner une moitié de moi-même », alors que Thiercy se contente de : « même si ce châle, je dois l’engager », et Bianchi & Meltz : « cette robe » (v. 113). Au traducteur les spectateurs reconnaissants ! Là où Willems utilise « cas », « mentule », « en posture amoureuse », Alfonsi prend « verge », « gland », « en érection », et Thiercy ainsi que Bianchi & Meltz, « quéquette », « gland » ou « en bandant ». La poésie y perd parfois quand l’asémantème se pare de vertus phonétiques : « vêtue de la crocote et coquettement parée » s’affadit en « vêtue d’une belle robe et bien habillée » ! Mais la « scytale » gagne sans doute à se révéler « bâton laconien » (v. 992). Bianchi & Meltz ont eu une belle idée plus explicite pour la scène : « C’est le tube où je range les messages ».

Une pièce altersexuelle

Bien que la fidélité monosexuelle soit présentée comme la norme, la pièce n’en lance pas moins certains traits altersexuels. Par exemple, quand Lampito arrive de Sparte, il est fait allusion à la réputation des filles de Sparte de se livrer aux activités sportives comme les hommes, et Lysistrata ne se gêne pas pour palper et proclamer : « Quel beau morceau que ces tétons ! » (v. 83). Lysistrata évoque « un joujou de huit doigts, qui nous procure la piètre assistance de son cuir » (v. 109), c’est-à-dire un godemiché. Quand arrivent les maris atteints de priapisme, on doit imaginer la scène, mais les paroles sont sans ambiguïté. Une scène significative, mais peut-être difficile à proposer à nos élèves, est celle où Myrrhine fait enrager Cinésias en lui accordant de coucher, mais ressort dix fois de scène sous prétexte de préparer le lit, ce qui se termine par les fulminations du coryphée : « Si seulement tu pouvais, tel un fétu, dans un grand tourbillon, dans un ouragan, la faire tournoyer, l’enrouler, aller l’emporter, puis la lâcher ; alors, elle retomberait sur terre et soudain viendrait s’empaler sur ton gland ! » (v. 975 ; traduction Thiercy) Quoique ? ne pourrait-on pas se demander si au contraire ces scènes de grand rire ne seraient pas propres à dégoupiller des situations explosives de non-dits, dans certains milieux comme celui où j’ai l’insigne honneur de travailler, où l’on sait pertinemment qu’ont lieu des « tournantes » dont on (notre lâcheté ?) n’arrive jamais à savoir si ce sont des viols en réunion ou des gang bangs ?
Il y a aussi la scène où les envoyés lacédémoniens peinent à cacher leur priapisme aux Athéniens, qui peut donner lieu à de jolies adaptations sur scène ! Aristophane était volontiers « homophobe », si tant est que cela eût un sens à l’époque. Disons qu’il avait parmi ses têtes de Turc un certain Clisthène, qu’il raillait pour ses amours viriles : « il faudra bon gré mal gré nous rabattre sur Clisthène » (v. 1092), mais le fait qu’on puisse railler publiquement un citoyen sur ce sujet ramène paradoxalement l’homosexualité à un défaut aussi banal que la gourmandise, susceptible de persiflage badin ou d’astéisme. Lorsque Réconciliation apparaît, quasi nue, les Spartiates la lorgnent par-derrière, et les Athéniens par-devant, allusion aux goûts divers des uns et des autres. La plaisanterie semble régner en matière sexuelle, et l’on apprécie aussi au v. 1094 l’allusion à l’affaire des hermocopides ou « mutilateurs d’Hermès », qui semblent avoir préfiguré le fameux front de libération des nains de jardin : les Athéniens suggèrent aux Spartiates de cacher leurs sexes, de peur de croiser des mutilateurs ! Dans le domaine politique, Lysistrata est une gauchiste : ne propose-t-elle pas de « mêler tout le monde ; même les métèques, les étrangers s’ils sont amis » (v. 580).

 À propos des problèmes de traduction d’Aristophane en général, voir une conférence d’Yves Touchefeu : Enjeux et formes de la parole comique dans La Paix d’Aristophane.

 On peut voir sur le site Visioscène une vidéo promotionnelle de la mise en scène récente de Rafael Bianciotto au Théâtre 13.
 Le dessinateur Ralf König en a fait une délicieuse version gay, intitulée tout simplement Lysistrata !
 Voir mon article sur la Grèce, avec une étude du machisme dans le roman Alexis Zorba, qui rappelle Lysistrata.

Lionel Labosse


Voir en ligne : « Le public féminin du théâtre grec », d’Angela Maria Andrisano, revue Methodos.


© altersexualite.com 2009
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[1L’étymon de « comédie » est le mot comos, désignant une procession en l’honneur de Dionysos.

[2Voir une mention de ces processions dans Les Acharniens, v. 241.

[3« Ce poète comique, qui n’est ni comique ni poète, n’aurait pas été admis parmi nous à donner ses farces à la foire Saint-Laurent ; il me paraît beaucoup plus bas et plus méprisable que Plutarque ne le dépeint. Voici ce que le sage Plutarque dit de ce farceur : « Le langage d’Aristophane sent son misérable charlatan : ce sont les pointes les plus basses et les plus dégoûtantes ; il n’est pas même plaisant pour le peuple, et il est insupportable aux gens de jugement et d’honneur ; on ne peut souffrir son arrogance, et les gens de bien détestent sa malignité. » » (Dictionnaire philosophique, article « Athéisme », 1764).