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À la gloire éternelle du phallos, pour les lycées

Théâtre complet d’Aristophane

Bibliothèque de la Pléiade, 1997, 61 €.

jeudi 7 mai 2009

La lecture de Lysistrata m’a donné envie de découvrir les onze pièces conservées d’Aristophane, dans la traduction de Pascal Thiercy pour la Bibliothèque de la Pléiade (1997). Ces pièces confirment mon impression première : objet de plaisanterie, l’altersexualité faisait partie du quotidien viril, complément naturel du mariage. Ces pièces comiques comblent l’immense lacune constatée dans l’épopée et la tragédie : les amours entre hommes en étaient exclues, et cela fit conclure à certains qu’elles n’existaient pas à l’époque d’Homère ! Or Aristophane fut considéré comme vulgaire dès Aristote, et la plupart de ses pièces perdues ; or il est le seul auteur de comédies anciennes dont on ait conservé quelques textes de pièces… En ce qui concerne la « nouvelle comédie », c’est pire : Ménandre est le seul auteur dont on ait retrouvé (au XXe siècle !) des pièces comme Le Dyscolos. Une conclusion s’impose : l’influence de Platon a pu faire de ces comédies priapiques une tache qu’il fallait effacer [1]. D’amour, il n’est quasiment jamais question chez Aristophane ; de sexe, oui. Pédérastie, prostitution, batifolage constant, et même allusion à un goût pour la sodomie réceptive, tout cela se disait en public, entre citoyens mâles (avec ou non des femmes, selon des théories divergentes). Pas une de ces 11 pièces qui ne laisse une large place à l’altersexualité, même si c’est sous la forme de moqueries. L’« homophobie » de la strate superficielle du texte se comprend comme une imprégnation profonde du goût des amours mâles. Cela ne fait que confirmer la thèse que j’avais développée dans Altersexualité, Éducation & Censure, selon laquelle condamner les propos homophobes est illusoire. J’avais à l’époque cité la dénonciation par Juvénal de la « tantouzerie socratique » (p. 102), mais on voit que les pièces à verser au dossier de cette homophobie homophile sont plus anciennes et plus nombreuses. Enfin, il me semble en avoir plus appris sur la civilisation de la Grèce ancienne par ces quelques pièces que par des années de lectures, au demeurant fort instructives, mais qui traitent de sujets plus pointus, comme la mythologie, ou le mythe d’Antigone. Voici ces pièces dans l’ordre chronologique.

Les Acharniens (425 av. J.-C.)

Les Acharniens est un plaidoyer pour la paix, moins intéressant sans doute que les suivants (il semble qu’Aristophane ait réchauffé la même pièce pour plusieurs concours comiques de suite !) Dicéopolis conclut une trêve pour lui tout seul (v. 268) et se heurte à l’égoïsme de paysans qui souhaitent prolonger la guerre. La vulgarité de cette première pièce conservée n’est pas une légende. Il y est question d’un roi qui « déféqua huit mois durant », et Dicéopolis demande : « Et il a mis combien de temps pour refermer son trou du cul ? ». Au vers 118 on trouve la première mention du fameux Clisthène, tête de Turc d’Aristophane dans quasiment toutes ses pièces, raillé pour son efféminement plus que pour son homosexualité, comme l’explique le traducteur : « Clisthène, le fils de Sibyrtios ! / Ö chaleureux cul rasé ! / C’est avec une barbe pareille, ô singe, que tu es venu parmi nous accoutré en eunuque ? » Des personnages entrent en scène « ornés d’un énorme phallos circoncis ». Dicéopolis demande « Qui a élagué la quéquette des Odomantes ? », puis les traite de « déprépucés » ! (v. 158). Le phallos est l’objet de mentions fréquentes, que je ne relèverai pas toutes, ainsi que la « quéquette » quotidienne ! Dicéopolis célèbre les Dionysies champêtres avec force « phallos bien droit » (v. 260), et invoque un certain « Thalès, compagnon de Bacchos / noceur, noctambule, / adultère, pédéraste ! , d’une façon qui prouve que l’insulte « pédéraste » était de bonne compagnie. L’origine de la guerre est pointée sans ambages : « les Mégariens […] enlevèrent par représailles deux putains à Aspasie ; / de là, l’origine de la guerre qui s’abattit / sur tous les Hellènes pour trois suceuses. » (v. 526).
 Voir l’article « Illusion théâtrale et éducation politique dans les Acharniens. Public averti ou public de dupes ? » par Anne de Cremoux.

Les Cavaliers (424 av. J.-C.)

Sans grande originalité, Les Cavaliers présente un conflit entre Paphlagon, intendant en titre d’un naïf Démos et un marchand de boudin que les esclaves de Démos encouragent à se présenter contre lui, qui les maltraite. Chacun rivalise de bassesse pour obtenir ou conserver la place d’intendant. Le ton est gaulois, si je puis dire. Dès le v. 24, l’un des deux esclaves propose à l’autre de prononcer une formule « sur un rythme de branlette ». Les deux prétendants rivalisent de déclarations à Démos : « je suis amoureux fou de toi » (v. 732). Paphlagon se vante d’avoir « jugulé les prostitués » (au masculin), et le marchand de boudin se vante : « Je vendais du boudin… et mes charmes à l’occasion ! » (v. 1242). Il n’y a guère de suspense pour connaître le vainqueur.
 Lire « Aristophane : injure et comique. À propos de Cavaliers », de Rossella Saetta-Cottone, Methodos, 1.

Les Nuées (423 av. J.-C.)

Dans Les Nuées s’affrontent les Anciens et les Modernes, Socrate étant montré en corrupteur de la jeunesse, raison pour laquelle on accusa Aristophane d’être un des instigateurs de son procès [2]. Le « raisonnement juste » et le « raisonnement vicieux » s’affrontent, personnifiés. Le premier évoque « l’ancienne éducation », avec des préoccupations qui sonnent très actuelles : le professeur de musique y est fort attentif à préserver les jeunes garçons des désirs qu’ils suscitent (v. 966 à 980) : « il ne prenait pas une douce voix mouillée en présence de son soupirant, ni ne déambulait en lui décochant des œillades d’invite ». Il promet à son interlocuteur que s’il suit ses conseils, il aura toujours, entre autres, « fesses musclées, verge menue », et non « fesses menues, décret long » (v. 1014 et 1019). Le raisonnement vicieux a réponse à tout, et se fait fort de justifier l’adultère en utilisant l’exemple de Zeus, « comme quoi lui aussi est dominé par Éros et par les femmes » (v. 1081), et la suite est un morceau d’anthologie, qu’on pourrait proposer à des élèves dans le cadre d’une réflexion sur les insultes : « Mais si, à suivre tes conseils, il se retrouve épilé à la cendre chaude, avec un radis noir dans le derrière ? Quel argument pourra-t-il avancer pour prouver qu’il n’est pas un enculé ? » L’argument du raisonnement vicieux consiste à démontrer que tous les citoyens, jusqu’aux spectateurs, « ce sont des enculés » ! [3]. Cela me suggère un néologisme : pour la narration, on a créé le mot « narrataire » qui désigne le lecteur virtuel inscrit dans le texte, différent du lecteur réel (vous et moi). Il manque un mot pour désigner l’équivalent au théâtre : le spectateur virtuel désigné par le texte, et qui se distingue de la personne physique du spectateur dans son fauteuil, ce qui explique qu’on puisse moquer l’un sans que l’autre se formalise, sauf à briser l’illusion théâtrale. Je propose le mot « dramataire », qui pourrait s’opposer au « dramateur », mieux que le « dramaturge » ! [4]

Les Guêpes (422 av. J.-C.)

Les Guêpes (une des sources de Les Plaideurs de Racine, évoque la manie des tribunaux (eh oui, la « judiciarisation des opinions » n’a pas été inventée par la Licra !) Le juge Philocléon évoque parmi les avantages du métier le fait que le suppliant vienne avec ses enfants, petit garçon ou fille, selon les préférences du juge, pour tenter de le fléchir (v. 572 ; mais il n’est pas question là de rapports sexuels). Son fils rétorque que son métier l’oblige à obéir aux ordres d’« une espèce de petit giton » qui marche « jambes écartées, en se dandinant, avec une allure efféminée » (v. 688). Le fils propose d’ailleurs au père de lui fournir, s’il se tient coi, « une catin pour lui frictionner la quéquette ». Dans une parabase, le coryphée s’exprime au nom du poète : « il n’est pas allé courir sur les palestres pour draguer… parole d’honneur ! Si un amant fâché avec son petit ami venait le presser de le ridiculiser dans une comédie, il n’acceptait jamais… » (v. 1025). Plus loin, le père semble transformé, et de lui-même, proclame : « je tiens que ma vieillesse vaut mieux que les bouclettes de tant de jeunots, leur tenue et leur tantouserie » (v. 1070) ; cela ne l’empêche pas de « tortille[r] du derrière de tout [s]on cœur » (v. 1173) quand son fils lui demande de faire bonne figure dans une assemblée.

La Paix (421 av. J.-C.)

Trygée, vieux vigneron athénien, monte dans les cieux pour ramener la Paix sur terre. Il se sert de son « phallos » comme godille (v. 142). Il se cache quand apparaît Polémos, qui précipite les cités dans son mortier. C’est la scène reproduite dans le manuel Littérature 2de (Hatier), dans la traduction Alfonsi. Le passage scatologique « C’est donc […] celui qui suscite… La peur lui ouvre le sphincter ; il fait un geste scatologique.… le long des jambes ? » (Thiercy [5]), donne avec Alfonsi (j’ai vérifié) : « Voilà donc ce monstre […] impitoyable, sur ses deux jambes »… Vous avez dit Édulcation nationale ? Relevons aussi la belle scène où le héros ayant réussi à ramener la Paix, se moque des vendeurs d’armes qui font faillite (v. 1209 à 1264). Imagine-t-on pareille audace de nos jours sur nos scènes subventionnées par Lagardère, ne présentant que des auteurs publiés par Lagardère, avec des critiques publiées dans des médias propriété de Lagardère ou Dassault ? Que se passerait-il si un histrion traitait tous ces gens-là nommément (politicards et rupins) d’« enculés » ou équivalent ?
 À propos des problèmes de traduction d’Aristophane en général, voir une conférence d’Yves Touchefeu : « Enjeux et formes de la parole comique dans La Paix d’Aristophane ».

Les Oiseaux (414 av. J.-C.)

Deux Athéniens proscrits convainquent les oiseaux de fonder une cité intermédiaire entre les hommes et les dieux. Pour caractériser la cité idéale, l’un des deux Athéniens, Évelpide, utilise l’astéisme : « Une cité où, en me rencontrant, le père d’un jeune et beau garçon me fera ces reproches, comme si j’avais été incorrect : « Ah, voilà une belle conduite envers mon fils, ô rejeton de Stilbon ! Tu le rencontres à la sortie du gymnase, après son bain, et point de baiser, point de compliment, point d’enlacement, point de chatouillement, toi un ami de ma famille ! » » (v. 137-142). L’autre Athénien, Pisétaire, suggère aux oiseaux, si les dieux veulent « traverser votre territoire en bandant », d’« apposer les scellés sur leur prépuce, afin qu’ils ne puissent plus forniquer » ! (v. 559). Le coryphée des oiseaux se vante de ce que « Combien de beaux garçons qui avaient bien juré que non, se sont, proches de la limite du bel âge, grâce à notre puissance, ouverts à leurs amoureux, qui leur avaient donné qui une caille, qui une poule d’eau, qui un coq. » (v. 705 sq.). On en appelle au déicide lorsque les dieux se rebiffent (v. 1186), voire au viol d’Isis : « Quant à toi, si tu m’importunes encore, ce sera le tour de la domestique [6] / d’abord : je te mettrai les jambes en l’air et j’écarterai les cuisses / d’Iris soi-même » (v. 1523). Comme dans La Paix, les dieux, en l’occurrence Héraclès, y sont montrés gloutons : ce dernier propose de rester « pour faire rôtir ces viandes » (v. 1691) pendant que les ambassadeurs des dieux s’arrangent avec les oiseaux…

Lysistrata (411 av. J.-C.)

Voir l’article complet.

Les Thesmophorieuses (411 av. J.-C.)

Les Thesmophories, titre habituel, a été revu par Pascal Thiercy, qui s’en explique dans une note (p. 1231) : le mot grec utilisé désigne « les femmes qui célèbrent les Thesmophories ». Euripide est en danger : « Les femmes doivent me faire périr aujourd’hui, / au cours des Thesmophories, parce que je dis du mal d’elles » (v. 181). Il demande à Agathon, poète efféminé, de s’immiscer parmi elles pour le défendre, mais celui-ci refuse ; il faut alors travestir et raser Mnésiloque, son parent, pour qu’il joue ce rôle. Agathon est moqué de bon cœur. Comme Mnésiloque ne le reconnaît pas, Euripide lui dit : « Et pourtant tu l’as sûrement niqué » (v. 35), et les allusions lourdingues à la sexualité du poète vont bon train, jusqu’à ce qu’il apparaisse « langoureusement étendu sur un lit parsemé d’accessoires féminins » (v. 97). Comme Agathon refuse, Mnésiloque lui envoie cette flatterie : « Bien entendu, espèce de giton ! Toi, tu as le trou du cul élargi […] » (v. 200), ce qui n’entraîne aucune protestation d’Agathon, qui pourvoit même par des prêts au travestissement de Mnésiloque, lequel, enfilant la « crocote » du maître, s’exclame : « Comme elle sent bon la quéquette ! » (v. 254). Devant les femmes, Mnésiloque n’y va pas de main morte, il joue une femme qui, pour défendre le tragédien, dit qu’il n’a pas trahi la plupart des mauvaises actions des femmes, en prenant exemple des siennes : « Alors je me suis fait baiser / en levrette, près de l’Apollon de la rue, cramponnée au laurier ! » ; « c’est par les esclaves et les muletiers que nous nous faisons défoncer quand nous n’avons personne d’autre »(v. 489) (est-il utile de rappeler que tout cela était joué par des hommes, que ce soit les vraies femmes ou les hommes efféminés ou travestis ! Et devant un public d’hommes ! — à moins que les femmes soient aussi présentes selon certains.) Malheureusement, Clisthène arrive, « dans son habituelle tenue d’efféminé grotesque », se présente comme « femmolâtre » (v. 576), et apprend aux célébrantes qu’un travesti est parmi elles. Il faudra quelque temps pour démasquer Mnésiloque. La longue parabase de la Coryphée est un morceau émouvant et apparemment sincère, qui pourrait confirmer l’hypothèse de la présence des femmes développée par Angela Maria Andrisano. Le thème de la « calamité » y est ressassé avec une force de conviction : « si nous sommes une calamité, pourquoi nous épousez-vous, si effectivement nous sommes une calamité, / pourquoi nous défendez-vous de sortir, d’être prises à mettre le nez dehors ? / Pourquoi, dans ces conditions, tenez-vous à garder la calamité avec un tel zèle ? […] alors que vous devriez faire des libations et vous réjouir, si effectivement / vous trouvez la calamité partie de chez vous, et ne tombez plus dessus à la maison. », etc. Un morceau d’anthologie à utiliser en classe… La fin de la pièce redevient graveleuse. Euripide utilise tous les subterfuges pour délivrer son parent mis au pilori. Il pactise avec les femmes : « je promets que vous ne m’entendrez plus dire le moindre mal de vous / à l’avenir […] mais si nous ne tombons pas d’accord / toutes vos manigances domestiques secrètes, / je les déballerai à vos maris dès leur retour de campagne » (v. 1161). Pour détourner l’attention du soldat qui garde Mnésiloque, il utilise une jeune danseuse, qui produit son effet : « Son phallos tente de quitter son pantalon » (v. 1188), et tout ce qui s’ensuit !

Les Grenouilles (405 av. J.-C.)

C’est avec Les oiseaux une des plus originales des pièces conservées. Alain Badiou en a fait en 1996 une réécriture sous le titre Les Citrouilles. Dans la mise en scène de Christian Schiaretti, c’est un des meilleurs moments de théâtre que j’aie goûté. Au lieu d’Euripide et Eschyle, on allait retrouver aux enfers Pirandello, Claudel et Brecht. Il y avait des trouvailles de mise en scène à chaque instant ; je me souviens de comédiens sur des échasses, et le musicien Fréderic Daverio électrisait le spectacle de son accordéon… J’ai lu récemment le texte de la pièce chez Actes Sud, et ça ne m’a pas paru extraordinaire sur le papier, comme ces pièces d’Aristophane ; preuve que c’est du vrai théâtre ! J’ai l’impression de retrouver chez ce Badiou la veine anare d’Aristophane. Voyez par exemple cet article de Gilles D’Elia sur son pamphlet de 2007, De quoi Sarkozy est-il le nom ?. Revenons-en à nos moutons. Dionysos entre en scène accompagné de son esclave Xanthias, « vêtu d’une crocote sur laquelle est drapée une peau de lion ». Il est bien sûr plus ou moins efféminé, et lâche. Héraclès se moque de lui et lui demande s’il est « sorti avec Clisthène » (v. 58) (revoilà la tête de Turc !). Aux enfers, Dionysos a une peur bleue, de sorte qu’il a « tout répandu sous [lui] » ; il demande alors à Xanthias d’invoquer le dieu, comme si cette chiasse était une libation ! Xanthias résume sa personnalité en un vers : « Tout ce qu’il sait faire, c’est boire et baiser » (v. 740). On voit que si l’on se contentait des épopées et tragédies, quelque aspect fondamental de la religiosité des Grecs anciens nous échapperait ! La « grosse affaire » de la pièce est expliquée seulement au vers 759, soit le milieu ; comme quoi la notion de scène d’exposition n’avait pas effleuré nos amis hellènes ! Il s’agit de départager d’Eschyle et Euripide lequel « aura le droit d’être nourri au Prytanée et d’occuper un trône aux côtés de Pluton » (v. 765). La scène qui annonce ce duel rhétorique est un extrait particulièrement approprié pour la classe de seconde : deux tragédiens aux prises dans un duel comique. Leur duel est difficile à suivre car basé sur des considérations techniques qui nous échappent, sauf quand Euripide débusque les pléonasmes d’Eschyle (v. 1154) ou que celui-ci déclare : « Personne ne m’a même jamais vu créer une femme amoureuse » (v. 1044). Comme c’est aussi le cas d’Aristophane, l’issue du duel ne surprend pas… Pourtant l’auteur — pardon : le « dramateur » ! — règle ses comptes avec Socrate qui va « s’asseoir pour bavarder » et perd son temps « en propos emphatiques et blabla futile » (v. 1492).

Les femmes à l’Assemblée (392 av. J.-C.)

L’Assemblée des femmes est le titre traditionnel revu par P. Thiercy. Plus que Lysistrata, c’est une pièce révolutionnaire, aux accents communistes avant la lettre. Praxagora ameute les femmes dès potron-minet de façon à, travesties avec barbes postiches et aisselles touffues (v. 60), prévenir les hommes à l’assemblée, et prôner que « la cité, c’est aux femmes qu’il nous faut la confier » (v. 210). Le langage est parmi les plus crus des pièces conservées, et la seule préoccupation des deux sexes semble être de baiser (c’est le mot utilisé !). On ne peut pas citer toutes les allusions, mais en voici quelques-unes. Le monologue initial est une adresse de Praxagora à sa lanterne : « quand dans nos alcôves, aux pratiques d’Aphrodite / nous nous essayons, tu restes près de nous, / et ton œil qui surveille nos corps qui se cambrent, / nul ne l’écarte de sa demeure. / Les profondeurs que cachent nos cuisses, toi seule / les éclaires en flambant la toison qui y fleurit. » (v. 8). Les plaisanteries foisonnent plus que d’habitude sur l’efféminement de certains hommes : « Pourtant lui aussi [Agyrrhios] avant, c’était une femme » (v. 103) ou sur l’amour viril : « Il paraît que ce sont les gars / qui se font le plus défoncer qui sont les plus terribles parleurs » (v. 112). Quand les hommes paraissent, ils ont le mauvais rôle : Blépyros, le vieux mari de Proxagora, emplit le théâtre de son « envie d’aller chier » (v. 313) et de sa constipation : « quand je mangerai, par où s’en ira la merde à l’avenir ? » (v. 360). L’argumentation de Proxagora est passionnante : quand elle s’entraîne devant les femmes, elle utilise des arguments biaisés : « si elle gouverne, on ne pourra jamais la tromper / tant elles-mêmes sont habituées à tromper » (v. 237). L’Assemblée n’est pas montrée, mais son résultat, avec d’une part certains hommes qui tentent de frauder avec les nouvelles lois communistes [7], d’autre part la préoccupation prégnante de baiser. Le vieux mari redoute qu’« elles ne nous contraignent de force… à les baiser » (v. 467). Mais, très librement, Praxagora propose que les filles aussi soient mises en commun (v. 614), avec un programme très fouriériste selon lequel « Les femmes n’auront non plus le droit [que les hommes] de coucher / avec les beaux hommes avant d’avoir comblé les laids et les camards » (v. 629). La scène finale exploite les ressorts comiques de cette décision. Une vieille et une jeune fille se disputent les faveurs d’un jouvenceau : « Puisse ta fente se désagréger, / ta couche s’écrouler, / quand tu veux qu’on te défonce » (v. 906). Celui-ci ne voudrait pas « avoir d’abord à défoncer / une camuse ou une vioque ! » (v. 940). Mais voilà qu’une autre vieille, puis une troisième, toutes plus laides, réclament ses primeurs ! Pas moyen d’échapper. La pièce se termine avec un menu pantagruélique d’un seul mot fameux, traduit par Thiercy en « cassolettfiletraieroussetthachisdtêtesaucepiquantamèrosilphidoucomiellorépandugrivmerleramierpigeoncrêtedecoqrôtiebergeronnettépalombélièvrovincuitàsavourailes » (v. 1169-1174), lequel se révélera finalement simple purée, comme toutes les promesses des femmes ! Voir un article sur ce mot.

Ploutos (388 av. J.-C.)

Ploutos est le dieu de la richesse. Aristophane le représente sous les traits d’un vieillard que Zeus « rendit aveugle / pour qu’[il] ne puisse plus les reconnaître, / tant il montre d’animosité envers les honnêtes gens » (v. 90). Chrémyle, un vieil Athénien, et son esclave Carion, promettent de lui rendre la vue s’il accepte de les suivre, dans le but d’en faire profiter tous les gens intègres et donc pauvres. Parmi les antithèses honnête / malhonnête figure, après les prostituées, celle qui oppose les « gitons » aux « honnêtes garçons », les uns étant guidés « par amour de l’argent » (v. 154), et non les autres. La prospérité étant assuré, se pose la bonne question : « si Ploutos recouvrait la vue et se partageait entre tous également, / plus personne ne pratiquerait les arts ni les métiers ; / or, une fois que ceux-ci auront disparu, qui consentira à faire pour vous / le forgeron, le charpentier naval, le couturier, le charron, / le cordonnier, le briquetier, le blanchisseur, le tanneur, / ou à défoncer de sa charrue la plaine de la terre pour moissonner le fruit de Déô » (v. 515). Cette fois-ci la réponse n’est plus « l’esclave » ; mais Pénia, personnification de la pauvreté, dit : « je force l’artisan, sous l’effet de la contrainte et de la pauvreté, à chercher des moyens de subsistance » (v. 534). Pénia vante aussi ses avantages sur Ploutos au sujet du physique masculin : « Avec lui, ils sont podagres, / ventripotents, épais des jambes et adipeux de façon insolente… / alors qu’avec moi, ils sont minces, avec des tailles de guêpes, et intolérables pour leurs ennemis » (v. 560). Le ton est aussi parfois assez bas : « Quand je pète, vois-tu, ce n’est pas de l’encens ! » (p. 703), ce qui nous permet d’enrichir nos connaissances ethnologiques : « Nous ne nous torchons plus avec des cailloux : / par raffinement nous n’utilisons plus que des têtes d’ail ! » (v. 817). Hermès se montre prêt à toutes les bassesses pour servir Ploutos au lieu de Zeus, et le prêtre se plaint que plus personne « n’entre même dans le temple, / sauf pour déposer sa crotte » (v. 1183). Comme Les femmes à l’Assemblée, la pièce se termine sur une scène de dépit amoureux entre une « vieillarde en chaleur » […] « qui s’est tapé ces treize mille types » [les spectateurs] (v. 1024 et 1083) et son « jouvenceau » qui, ayant retrouvé la fortune, la laisse tomber comme une vieille chaussette. Le dénouement étant en forme de réconciliation générale, on promet que le jeune homme ira rejoindre la vieille…

 Au sujet des insultes, lire l’article de Rossella Saetta Cottone, « Injures onomasti et public : éléments pour une analyse interactionnelle. », Methodos, 7 (2007).

Lionel Labosse


Voir en ligne : « Aristophane, conservateur, féministe et utopiste », sur R de réel


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Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.


[1Voir à ce sujet Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, Le Livre de Poche, 2000, p. 59 : « Platon installe la relation sexuée sur un terrain où, à l’évidence, l’absolu ne peut tenir ses promesses. »

[2« Voilà l’homme qui prépara de loin le poison dont des juges infâmes firent périr l’homme le plus vertueux de la Grèce », Voltaire, op. cit..

[3Dans la version XIXe siècle d’Eugène Talbot qu’on trouve sur Wikisource, « enculés » est rendu par « qui ont le derrière élargi »

[4Au v. 168 de Les femmes à l’Assemblée, on trouve un bel exemple de « dramataire » : « C’est la faute à Épigonos, là ! Mes yeux sont tombés sur lui / […] et j’ai cru que je parlais à des femmes ». De même dans Ploutos : « voici déjà Déxinicos, tiens, / qui se levait pour attraper les figues sèches ! » (v. 800).

[5Attention : celui-ci prévient dans son introduction (p. XXXVII) qu’« [il est] évidemment seul responsable de toutes les indications de mise en scène ».

[6Pisétaire humilie Isis en la traitant de domestique de Zeus

[7Communistes pour faire vite, car s’il est question de « mettr[e] la terre en commun pour tous » (v. 598), à la question « Mais la terre, qui va la cultiver ? », Praxagora tranche : « Les esclaves » (v. 652).