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Hélénos vs Andromaque : Racine vaincu par KO, pour adultes.

La Mémoire des pierres, d’Alain Meyer

Éditions Textes Gais, 2005, 216 p., 14 €

jeudi 19 mars 2009

En délicatesse avec son amant Pierre, Allen part en vacances en Turquie. Il visite le site de Troie. Ce n’est qu’un amoncellement de vieilles pierres, mais une hallucination se produit : le voilà revivant la fin de la guerre de Troie sous les traits d’Hélénos, 16 ans, fils de Priam et d’Hécube. À l’instar de sa sœur Cassandre, Hélénos a des visions prophétiques, certes, mais le choupinou pense surtout à copuler sans retenue, avec son frère Hector, avec son beau-frère Énée, avant de connaître l’amour avec Pyrrhus, fils d’Achille ; et encore, on ne cite que les princes, car l’adorable ado ne dédaigne pas le populaire. Hélénos est un éromène, il aime surtout se faire empaler par des membres mythiques. On l’aura compris, il s’agit de faire saliver le lecteur, et j’en suis pour mes frais [1] : un article du site Homo-Libris trop vite lu, ainsi que le style de l’illustration de couverture, m’avaient fait croire cette perle rare était destinée à l’édification de nos collégiens. Non, le texte est clairement érotique, ce qui, nous en sommes désolés pour l’éditeur, le relèguera dans les « enfers » de notre site ! Pas désagréable pour autant, récit bien monté à l’instar de ses héros, efficace dans l’érotisme — que voulez-vous dire par là ? — et se faufilant habilement entre les lignes mythologiques, au point que nous terminerons notre article par une étude complémentaire (et facétieuse !) d’Andromaque de Racine.

Résumé

Allen s’interroge sur son étrange prénom : « [mes parents] avaient souhaité avoir une petite fille du nom d’Hélène […] ce qui s’en rapprochait le plus était Allen » (p. 7). Il nous informe de l’étrange lien d’attirance / aversion qui le lie à Pierre. Quand un vertige se produit sur le site archéologique, un fondu-enchaîné nous le précipite en pleine guerre de Troie. On ne perd pas de temps à commenter la bataille, car Énée, le beauf d’Hélénos, lui déclare sans ambages : « Tu es beau, jeune et désirable. Il me plairait, cette nuit, de déserter la couche de mon épouse, Créüse, pour venir te retrouver dans ta chambre » (p. 15). Le temps qu’ils rejoignent ladite chambre, une analepse nous apprend que c’est Hector himself qui a dépucelé le petit-frère, avec un discours explicite : « J’aime Andromaque, j’aime Astyanax. Les sentiments que je te porte n’ont rien à voir avec la tendresse que je leur offre. Toi, c’est un besoin impérieux, charnel, presque animal, qui fait, chaque fois que je te vois, chaque fois que je t’approche, durcir mon membre entre mes cuisses. ». « Glups ! », se dit le lecteur : nous n’en sommes qu’à la page 20 ! Mais tout en s’adonnant à ces activités, Hélénos a des visions et des évanouissements : il prévoit la chute de Troie, et Aphrodite lui annonce qu’il rencontrera l’amour « vers l’extérieur » (p. 40). Hélas, Héra, qui a entendu, ajoute en contre-don la haine.

Dans l’autre camp, c’est la discorde qui souffle et inspire à Achille de se retirer du combat pour protester contre l’abus de pouvoir d’Agamemnon qui lui a pris la belle Briséis. Cela laisse plus de temps pour niquer avec Patrocle, ou plutôt niquer Patrocle, puisque l’auteur, contre l’avis de Platon ou de Jacques Lacan [2], fait d’Achille l’éraste : « Patrocle se retourne et offre ses reins aux assauts de son partenaire » (p. 55). Nous avons même le récit du quasi-viol par lequel, âgé de 14 ans et déguisé en fille, Achille aurait séduit Patrocle, âgé de 12 ans ! On voit que l’auteur utilise la liberté du mythe pour se payer tous les tabous… Patrocle d’ailleurs, qui tout comme Hélénos n’est pas bisexuel, se réjouirait plutôt de la confiscation de Briséis, qui lui permet d’avoir pour lui seul l’usufruit du membre achiléen. Bref, Pyrrhus, le fils d’Achille (et de Déidamie), se trouve désœuvré, et tombe par hasard sur Hélénos, de retour d’une mission d’approvisionnement. Le combat singulier s’engage, et contre toute attente, le plus jeune, Hélénos, l’emporte, et ne peut se résoudre à achever le vaincu. Qu’arrive-t-il ? Eh bien ! la promesse d’Aphrodite se réalise, et voilà Pyrrhus qui vous embroche allègrement Hélénos. Début d’une grande histoire d’amour contrariée, évidemment, car les deux camps sont ennemis. Je vous laisse savourer la suite : comment Héra parviendra-t-elle, en tricotant le fil du destin entre les mailles du mythe, à joindre la haine à l’amour ? Très habilement, l’épilogue nous ramènera à l’époque actuelle et à la liaison entre Allen et Pierre, qui profitera de l’aller-retour temporel…

Jacques-Louis David, Patroclus, 1780.
Source : Wikicommons


 Jacques-Louis David, Patroclus, 1780.

Mon avis

Le chant III de l’Énéide de Virgile nous apprend que, après la mort de Pyrrhus (surnom du fils d’Achille Néoptolème), Andromaque, qu’il avait délaissée pour Hermione, épouse en troisièmes noces Hélénos, l’un des frères de son premier mari Hector, et les deux Troyens règnent sur l’Épire dont Hélénos a été désigné héritier par Pyrrhus. Andromaque et Hélénos ayant été en tant qu’esclaves le butin du fils d’Achille, il était tentant d’imaginer que des liens étroits unissaient Pyrrhus à Hélénos ; on sait que les relations entre hommes, si elles existaient, n’étaient jamais explicites dans les épopées grecques ou romaines. Alain Meyer a donc adroitement tissé cette histoire dans les marges de l’épopée.
C’est une véritable orgie altersexuelle qui se déploie au fil des pages : Hélénos baise avec tout ce qui bouge de masculin, il accepte même, le bougre, de se taper un soldat de faction nommé… Démos, dans le seul but que celui-ci lui laisse libre accès hors les murs. Mais la sexualité dominante est bisexuelle (à ceci près que le lesbianisme est absent). Il est fait référence à un rite de défloration : « une fois l’an, les jeunes filles nubiles viennent passer une nuit en ce lieu dédié à Aphrodite. Sous les ombrages, dans les bras de jeunes Troyens, elles sacrifient leur virginité à la déesse. […] Gare à celle qui serait encore vierge ! » L’intérêt érotique du texte est décuplé par l’inexistence à l’époque de l’ustensile appelé condom : « Je vais t’inonder de ma semence » ; « Des spasmes soudains ont saisi la tige qui me labourait » (p. 25) ; « son sperme qui se déverse au fond de mes entrailles » (p. 85). L’auteur ne s’embarrasse pas du souci de vraisemblance, et nous offre le plaisir de scènes du plus grand kitsch, par exemple la rencontre sur le champ de bataille des deux héros antagonistes : « Des guerriers étonnés voient passer notre couple enlacé » (p. 120). Si mai 68 avait vraiment eu lieu et que la loi liberticide sur le classement X du cinéma n’existait pas et qu’un seul politicard de gauche ou de droite était un jour effleuré par l’idée qu’on pourrait l’abolir [3], eh bien je rêve de voir cette aventure adaptée au cinéma en un péplum porno… [4] La scène la plus excitante ne serait-elle pas celle où le brave Démos se fait violer par quatre Achéens lors de l’assaut final ? quel déshonneur pour un pur éraste !
On ne va pas bouder notre plaisir à lire cette version fort gaie de l’épopée ; tout au plus sourira-t-on de quelques anachronismes. Par exemple, Pyrrhus embrassant Hélénos, « s’acharne sur le fruit défendu » (p. 83). On a aussi la récurrence du rendez-vous hebdomadaire des amants, « vendredi, le jour d’Aphrodite » [5], ou des incongruités dans le décor, par exemple un « solide lit en bois de cèdre » (p. 21) qui ornerait la chambre où Hélénos se fait si délicieusement socratiser… Imaginons plutôt d’épaisses peaux de bêtes, que sais-je, tapis, coussins ; enfin, qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la fesse…

Jean Racine vs Alain Meyer : combat de titans !

Terminons par un parallèle (osé !) avec Andromaque, la première des grandes tragédies de Jean Racine. Cela pour bien marteler qu’en matière de mythe, il n’y a pas de respect d’une impossible « vérité », et que le cas échéant, Alain Meyer serait plus proche de la vérité que Racine. Ce dernier a montré l’exemple, en forgeant de toute pièce une héroïne classique aussi éloignée de la mentalité grecque ancienne qu’un vertugadin pouvait différer d’un péplos. Il s’agissait en effet de respecter la bienséance, et d’éviter de froisser la susceptibilité de notre roi polygame Louis XIV. En 1667, date de création de la pièce, le bon Louis est au faîte de sa force priapique : Marie-Thérèse d’Autriche, la reine en titre, est doublée de Louise de La Vallière, première favorite qui lui a déjà donné quatre bâtards, et de Madame de Montespan, seconde favorite pour l’instant officieuse, qui lui en donnera sept à partir de 1669. Dans ces conditions, toute allusion au concubinat et à la bâtardise eût senti le soufre, et Racine, en lèche-bottes appointé, n’eut pas peur de manier à la truelle le révisionnisme mythologique pour flatter son maître. Hélénos est oublié dans le tribut de Pyrrhus : « Le sort […] Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils » (v. 188). Pyrrhus a tout de l’homosexuel avant la lettre, amateur de femmes mûres et de mères matriles : amoureux de sa captive inaccessible, veuve et mère éplorée, il fait l’impossible pour qu’Oreste le débarrasse de la belle Hermione : « Qu’elle parte. / Que, charmés l’un de l’autre, ils retournent à Sparte […] Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui ! » (v. 253/256). On s’amuse des protestations de Pylade, qui peint fort bien à son ami Oreste les délices de l’hétérosexualité : « Lassé de ses trompeurs attraits, / Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais. / Quoi ? votre amour se veut charger d’une furie / Qui vous détestera […] » (v. 753) [6]. Quant à l’hypotypose du sac de Troie (Acte III, scène 8), elle a sans doute inspiré les belles pages d’Alain Meyer, y compris le ressentiment d’Hélénos. Ce qui justifie le mieux le parti-pris de notre auteur, c’est l’incroyable aveu (pour nous !) de Racine dans sa seconde préface de 1676 : « Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus : Andromaque ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissaient guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils ; et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector.
Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvait pas être mal reçue. […] Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de liberté que j’ai prise. Car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d’une fable et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. »
Cette dernière saillie racinienne ne fournit-elle pas le meilleur mobile à l’œuvre de salubricité publique d’Alain Meyer ? En effet, l’Andromaque d’Euripide est moins à cheval sur la fidélité posthume : « Pour moi, unie au fils d’Achille, mon maître, je lui ai donné dans ce palais un enfant mâle. […] mais depuis que mon maître a épousé la Lacédémonienne Hermione et dédaigné ma couche d’esclave, je suis poursuivie par elle de mauvais traitements ; elle dit que par de secrets maléfices je la rends stérile et odieuse à son époux […] » (Prologue). « dédaigné ma couche d’esclave » : de tels propos eussent en effet été peu appréciés à la cour !

Allons, terminons en beauté, maintenant que la longueur de l’article a découragé les plus intrépides des chastes et angéliques lycéens qui auraient pu tomber dessus par hasard : il est temps d’évoquer la spécialité kamasutrique dont, loin de l’épure racinienne, l’antiquité glorifiait Andromaque, en la personne de Martial, alias Marcus Valerius Martialis, en ses Épigrammes. Voir ici et , pour tout savoir sur la chevauchée fente astique dont, à l’instar d’Hélénos, la si poignante veuve poignait son Hector !

 Pour continuer à s’amuser avec le bon vieux Jean : voir Bérénice. Lire Paradis Perdu de Gudule, pour continuer dans le genre antico-priapique.

Lionel Labosse


Voir en ligne : La légende d’Hélénos sur Wikipédia


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[1Doublement pour mes frais puisque, anecdote plaisante : ayant posé ce livre dans le panier d’un Vélib, je l’ai oublié alors que je l’avais presque terminé, avec la fiche de lecture consciencieusement glissée à l’intérieur… j’ai dû le racheter et le relire depuis le début !

[2« Ne vous imaginez point que Patrocle, comme on le croyait généralement, fût l’aimé. Il ressort, nous dit Phèdre, d’un examen attentif des caractéristiques des personnages, que ce ne pouvait être qu’Achille, beaucoup plus jeune et imberbe. […] C’est pour autant qu’Achille était dans la position de l’aimé que son sacrifice est beaucoup plus admirable ». (Jacques Lacan, Le Séminaire VIII, Le transfert, Seuil 1991, p. 62. (cité dans Altersexualité, Éducation & Censure, p. 20).

[3Et si ma tante en avait ? vous entends-je grommeler !

[4Bon, allez, on ouvre un concours : qui voyez-vous dans le rôle d’Achille, d’Hector, Énée, etc. ?

[5Ne crions pas trop vite à l’anachronisme, car si l’article de Wikipédia Calendrier attique ne signale rien qui puisse ressembler à un « vendredi », l’article semaine nous apprend que la correspondance des jours et des planètes existait depuis l’époque des Chaldéens (soit quand même après l’époque supposée du siège de Troie…).

[6Andromaque n’est-elle pas à l’origine de la fameuse expression « va te faire voir chez les Grecs » ? « Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur » (v. 1535).