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Itinéraire de Découverte 4e / diversité sexuelle

Journal de bord d’une action pédagogique en collège contre l’homophobie (4)

Développement durable ; genre et discriminations sexuelles

samedi 4 novembre 2006

Du mardi 11 janvier 2005 au vendredi 11 février 2005
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Mardi 11 janvier 2005

Avec mes élèves de 3e, correction d’un questionnaire de lecture sur un roman de littérature pour adolescents : Maïté Coiffure, de Marie-Aude Murail (École des Loisirs, 2004). Cet excellent roman hors-séquence était proposé aux élèves en parallèle à leur stage en entreprise. Argument : un élève qui survit au collège, voit sa vie changer au hasard d’un stage dans un salon de coiffure où il fait preuve de grandes qualités humaines. Le livre semble avoir touché les élèves, en tout cas la qualité de leur travail et de leur réflexion est éloquente. Dans une classe j’ai attribué trois 20/20. Le livre est facile à comprendre tout en proposant une vision de la société fine et actuelle. Beaucoup de profs de français ont encore un préjugé contre la littérature jeunesse, qu’ils regardent avec condescendance. Ils persistent à dégoûter leurs élèves avec Balzac, Bazin ou Racine, sans leur offrir d’alternative plus à leur portée. En ce qui me concerne j’évite de « péter plus haut que mon cul », comme dirait le personnage principal de l’histoire, et cela me permet de remotiver les élèves par exemple après un brevet blanc décourageant. En plus, je fais lire des auteurs vivants, et de temps en temps un écrivain qui ne soit pas un homme… Et des parents d’élèves me disent : « C’est incroyable, pendant les vacances de Noël, mon fils s’est mis à lire, il n’a pas arrêté, Maïté Coiffure, mais aussi Harry Potter. » ; « Vous avez donné à mon fils le goût de lire. » Un élève : « C’est quand qu’on va lire des livres pour adultes ? » [1]

Si j’évoque ce travail en digression dans ce journal de bord, c’est à cause d’une question sur l’un des personnages :
« Que pensez-vous du personnage de Fifi / Philippe et de l’attitude des autres personnages par rapport à lui ? »
Plusieurs élèves ont éludé la question de l’homosexualité de ce personnage. Il y a deux possibilités, soit ils ne l’ont pas comprise, soit ils ont éprouvé une répugnance à écrire le mot. Certains ont parlé de préjugés, ce qui prouve qu’ils ont compris de quoi il était question, mais sans écrire le mot… Cependant c’est le choix de l’auteure, et le cas est rarissime en littérature jeunesse, de créer des personnages homos sans aucune volonté de démonstration. L’avantage est que ça rompt avec le tabou de l’école, et que le sujet est envisagé d’une façon humoristique, positive et sans lourdeur.
Voici, sans commentaires, quelques réponses ou extraits de réponses intéressantes. Il n’y a aucune remarque négative sur ce personnage, comme quoi bien des adultes ont tort d’avoir des préjugés sur les réactions des élèves… Les réponses des élèves d’origine maghrébine ou africaine ne présentent aucun a priori sur le sujet, bien au contraire (pour répondre aux affirmations de la journaliste du Parisien). Le plus intéressant à mon sens est le vocabulaire utilisé. À cet égard il serait intéressant de mener une étude sur l’évolution de ce langage chez les jeunes dans les prochaines années, en observant s’il y a un retentissement sur les insultes courantes (vous voyez où je voulais en venir ?)

« Je trouve que Fifi a très bien réussi à s’intégrer à Maïté Coiffure, car l’équipe n’était composée que de femmes. Il est bien vu par l’ensemble des autres personnages, sauf par les prétentieux du genre de M. Feyrières qui n’aiment pas tout ce qui peut sortir de la normalité et qui ont déjà leurs idées préconçues. »
« Je trouve que le personnage de Philippe est un personnage assez ambigu, car lorsqu’il se trouve au salon, il est quelqu’un d’extraverti plutôt bavard et rieur, alors qu’il cache une partie de lui-même. Il a une sorte de « jardin secret » que l’on découvre avec le personnage de Manfred son ami. On découvre un Philippe plutôt réservé, en retrait et timide. Ce personnage est essentiel dans le roman, car il donne du tonus. Les personnages du salon (y compris Louis) ainsi que les clients donnent l’impression d’accepter totalement sa différence et de savoir faire la part des choses entre sa vie privée et sa vie publique. Marie-Aude Murail a utilisé des stéréotypes de personnages étant contre le fait que Philippe soit homosexuel et n’acceptant pas sa différence. Cet emploi permet de prouver qu’il existe encore des gens intolérants et homophobes (sans peut-être s’en rendre compte) et que tout ne se passe pas dans le meilleur des mondes. »
« Fifi étant homosexuel, les personnages l’apprécient, ne le mettent pas à l’écart et ne l’embêtent pas car ça ne les dérange pas, alors que dans la vraie vie c’est rarement le cas. »
« Philippe souffre de ne pas voir aboutir son amour d’enfance. Louis ne fait pas cas de l’homosexualité de Philippe et le respecte comme toutes les autres personnes du salon de coiffure. Il le prouve en s’associant avec lui. »
« Beaucoup de monde ne l’aime pas étant donné qu’il est homosexuel. Il subit, hélas, les préjugés. »
« Il est gai. Les autres pensent que c’est que un gai, mais en fait il a aidé Louis à lui apprendre le métier de coiffeur. »
« Fifi est un personnage caricatural des hommes dans les salons de coiffure (efféminé, humoriste…) qui apporte beaucoup de soutien à ses amis. »
« Fifi / Philippe est un personnage différent des autres, notamment par sa préférence pour les hommes, mais aussi par sa gentillesse et la bonne humeur qu’il dégage. »
« Je pense que Fifi est un personnage efféminé, sympathique, a de l’humour, solidaire, compréhensif, blagueur. »
« Fifi est un homosexuel bien intégré du point de vue du travail mais qui paraît solitaire sentimentalement. »
« Durant le livre nous apprenons que Fifi a le sida et que son petit ami Manfred est mort de cette maladie. Il est donc homosexuel. »
« Je pense que Fifi est une personne comme les autres, que l’on ne doit pas le juger sur son homosexualité et qu’il faut l’accepter comme il est et non le rejeter sous prétexte qu’il préfère les hommes aux femmes. »
« Fifi est homosexuel et il est très atteint par la mort de Manfred son petit copain. »
« Il a un petit côté féminin qu’il montre bien dans ce livre, par exemple le fond de teint qu’il se met sur le visage pour cacher ses boutons. […] mais les gens du dehors comme le père de Louis le prennent pour un homme inférieur à eux car il est homosexuel. »
« Fifi est un très bon personnage, mais c’est triste qu’il meure à la fin à cause du sida. »
« L’une des qualités de ce salon de coiffure, c’est de ne faire aucune discrimination et surtout par rapport à Fifi qui est différent (car il est homosexuel). »
« Le personnage de Fifi était mon préféré. Je pense que l’attitude des autres personnages envers lui était assez normale. De nos jours, on a encore du mal à accepter l’homosexualité. »
« M. Feyrières le traite de « pédé » sans avoir honte de ce qu’il dit. »
« Le personnage de Fifi est quelqu’un de très gentil et sensible, et il est homosexuel. Les autres personnages disent du mal de lui car il est homosexuel et qu’il ressemble à une fille. »
« Fifi est clairement homosexuel et ne s’en cache pas d’ailleurs il doit souvent supporter des remarques et un comportement désobligeant de la part des étrangers. Ses amis, eux, ont fait abstraction de cela. »

À la fin du débat organisé pour la correction du devoir, je m’autorise une confidence. Si ce livre m’a ému, si je l’ai choisi, c’est évidemment parce qu’il met en scène et valorise un élève en échec scolaire, ce qui permet de faire comprendre indirectement que les profs respectent cette catégorie d’élèves, qu’ils ne confondent pas résultats scolaires et valeur humaine ; mais j’ai aussi choisi ce livre parce que le premier gai que j’ai connu, adolescent, était coiffeur, un peu semblable à ce fameux Fifi, et qu’il est mort du sida en 1983, alors que j’avais 17 ans. Il faisait partie des premières victimes de la maladie en France ; d’ailleurs ce n’est que quelques années plus tard que j’ai identifié la cause de cette maladie. Comme M. Feyrières, son père, bourgeois, était homophobe et violent.

Lundi 17 janvier 2005

Dernière séance du premier semestre. Les élèves rendent leurs projets d’affiches. Voici le compte rendu fourni aux élèves : « Quatre élèves n’ont rien rendu et ont donc zéro, à moins qu’ils ne rendent un travail en retard. Pour les autres, il y avait des projets excellents, d’autres bâclés, et d’autres hors-sujet. Ce qui manquait souvent, c’est un titre visible qui annonce le sujet et le but de l’affiche. Ça peut être tout simplement : « Insultes », ou alors une sorte de slogan facilement compréhensible. Attention à l’abus de textes. Il faut aussi des images. Attention à la facilité : se contenter de recopier des insultes est parfois ambigu : la personne qui regarde l’affiche ne sait pas quoi penser, elle peut être tentée de répéter ces insultes. Il faut donc que votre affiche ait une force argumentative (qu’elle incite clairement à limiter les insultes, notamment sexistes et homophobes, en expliquant pourquoi). Les affiches traitant uniquement du racisme sans y inclure sexisme ou homophobie sont hors-sujet par rapport à notre I.D.D. »

Il y avait quelques idées excellentes, mêlant textes et affiches, et surtout intégrant la question de l’homophobie et du sexisme à celle du rejet de l’autre et donc du racisme. Exemple : « On est catalogué, mis à l’écart, montré du doigt car l’étranger fait peur. On s’en méfie ! J’ai souvent ressenti de la méfiance, de la moquerie dans le regard des gens. […] On nous juge sur notre apparence, couleur, religion, sur notre sexualité, car on ne leur ressemble pas et on ne reflète pas leur pays. » Sur cette affiche, on voit une photo de quatre jeunes filles avec des jugements injurieux sur elles (mais pas des insultes stricto sensu), et une autre photo d’une jeune fille déprimée, avec cette inscription : « J’en peux plus, je vais devenir folle ».
Une autre affiche, sous le titre « Le racisme », présentait cinq exemples de différences : « jeune / vieux » ; « grand / petit », « noir / blanc », « gros / mince » et « handicapé » (Ce à quoi j’ai ajouté « valide » en correction).
Une affiche consacrée à l’homophobie présentait deux têtes d’hommes dialoguant entre deux haies de manifestants, les uns contre, les autres pour les gais. Voici le dialogue : « Je suis pédé et fier de l’être. Les personnes qui sont anti-PD, rappelez-vous que chacun est libre de choisir son partenaire, qu’il soit de même sexe ou pas. » « Je l’aime cet homme, c’est pourquoi je veux vivre avec lui. Les personnes que ça dérange, je vous emmerde. »
Une autre consacrée elle aussi à l’homophobie, présentait un couple d’hommes pris à partie par une fille, un garçon et un chien. Dans les bulles : la fille : « Hé ! regarde Alexis les sales pédés sont de sortie. » Le garçon : « Ouais, en plus ils se tiennent la mais et ils ont pas honte. » Le chien : « Beurk ! c’est dégueulasse ! » L’un des deux hommes : « Je ne savais pas qu’aimer c’était un crime. »

Les élèves se répartissent en cinq groupes et choisissent un sujet d’exposé. Les négociations sont âpres pour le choix des groupes, mais nous avons décidé de les laisser à peu près travailler avec qui bon leur semble. Le point d’achoppement était la taille des groupes, que nous souhaitions limiter à trois élèves, mais il a fallu accepter deux groupes de quatre. (Pour éviter des groupes de 5 ou de 6 !)
En ce qui concerne le choix des exposés, il m’a fallu refuser des exposés sur « Le racisme ». Les autres ont été choisis assez facilement, en se mettant d’accord petit à petit sur un sujet qui satisfasse tout le monde. Le seul qui a posé problème, c’est celui sur la question du genre. J’avais écrit au tableau (entre autres idées) les mots « Hermaphrodisme, androgynie, transvestisme, transsexualisme », en disant que ce serait un sujet intéressant. Ça a fait rire, puis les élèves, tout en choisissant d’autres sujets, n’arrêtaient pas de m’interrompre pour poser des questions sur ces mots. Mais personne ne voulait choisir ce sujet. Je leur ai fait remarquer la contradiction entre le fait que ça les intéresse, et qu’ils refusent d’accomplir une recherche qui permettrait à leurs camarades d’avoir des informations précises plutôt que de pouffer de rire en entendant ces mots. Le sujet a finalement été choisi par trois élèves.
Voici la fiche de conseils distribuée cette semaine :

Exposés en groupes : Liste des 5 exposés choisis.

1. Homosexualité et homophobie. Qui sont les gais, lesbiennes, bisexuels ? Qu’est-ce que l’homophobie ? On peut prendre comme point de départ l’homosexualité chez les Grecs et Romains de l’Antiquité, ou dans la Renaissance.
2. Islam, femmes et minorités sexuelles. La situation des femmes dans l’islam ; l’islam et les minorités sexuelles (LGBT).
3. Christianisme (et judaïsme), femmes et minorités sexuelles. La situation des femmes dans le christianisme (et le judaïsme si possible), et les minorités sexuelles (LGBT).
4. Hermaphrodisme, androgynie, transvestisme, transsexualisme. Quand le genre n’est pas tranché… ou comment le simple fait de mieux connaître une réalité peut éviter de se moquer d’une catégorie de gens. On peut prendre comme point de départ certains mythes grecs : Tirésias, l’Androgyne de Platon, Hermaphrodite, Achille à Skyros…
5. Maltraitances et injures contre les femmes. En rapport avec les interventions d’Amnesty International et d’Éric Verdier. Utiliser les documents d’Amnesty.

Vendredi 28 janvier 2005

Une digression dans ce journal pour évoquer un sujet de rédaction intéressant donné en sixième à propos des Fables de La Fontaine. Insatisfait jusque-là des sujets que je proposais j’ai changé cette année la fable support, et choisi « Les membres et l’estomac ». Je craignais le pire, mais le résultat a été excellent, il n’y a quasiment pas eu de hors sujet, et je n’y avais pas songé, mais c’est un excellent biais pour faire aborder à ces jeunes élèves de façon décontractée les « changements liés à la puberté ».
Sujet : Voici le résumé d’une fable ancienne d’Ésope, que La Fontaine a adaptée. « L’estomac et les pieds : Les pieds se plaignent de faire tout le travail du corps pour le seul plaisir de l’estomac, qui engraisse sans travailler. Ils font la grève, cessent de marcher. Alors, comme l’estomac n’a plus d’aliment, c’est le corps entier qui dépérit. Les pieds sont obligés de reconnaître que l’estomac est aussi utile qu’eux à sa façon. » Tu vas inventer une nouvelle version de cette fable, écrite en cinq paragraphes de prose (pas de vers, pas de rimes), en étendant le sujet à l’affrontement de tous les membres (et pas seulement les pieds) contre l’estomac. Fais dialoguer ces personnages, raconte et décris ce qui se passe avant, pendant et après cette grève des membres. Attention : le dialogue et la narration doivent être mélangés ; il ne faut pas écrire une simple succession de paroles sans récit. Termine par une morale qui permette d’appliquer la leçon de cette fable à la société humaine.

Voici deux perles relevées dans les copies : « Les bras, les jambes et la tête, le truc entre les deux jambes essaient à tout prix d’arrêter cette apocalypse. » « Le surlendemain c’est l’anus et le nez qui se révoltèrent. L’anus dit : « Moi, c’est moi qui rejette les aliments et qui dois supporter les odeurs. » Le nez dit : « Moi aussi je dois supporter les terribles odeurs ». Puis l’estomac dit : « Quand les aliments sont passés par la bouche ils viennent à l’intérieur de moi » ».

Le lendemain, nous entamons une nouvelle séquence intitulée « Rire au théâtre ». Je présente aux élèves les trois extraits du manuel qu’ils auront à choisir pour jouer devant la classe. Je m’amuse à les leur « jouer » en tenant tous les rôles, pour qu’ils choisissent en connaissance de cause et ne fassent pas d’erreurs d’interprétation. Un seul des trois textes présente un personnage féminin, une bergère amoureuse de Marivaux. J’ai apporté un éventail et je minaude pour les encourager à faire rire aux dépens des personnages. Le résultat m’étonne, tellement c’est rare : ce sont des garçons qui choisissent le personnage de Silvia, alors que les filles se jettent plutôt sur les personnages masculins. Il y aura du règlement de comptes en perspective, mais l’objectif pédagogique n’en sera que mieux atteint (éviter la lecture au premier degré). Espérons que nul n’y voie une incitation à troubler les élèves (je suppose que dans ce cas-là, personne ne s’offusquerait qu’une fille joue un rôle de garçon, mais seulement du contraire !)

Vendredi 11 février 2005

Tempête dans un encrier

Voici trois semaines que je me dépatouille avec des rumeurs de « prosélytisme ». J’ai attendu de tirer les choses au clair, mais comme on dit, j’en ai gros sur la patate. Je vais m’efforcer d’être le plus objectif possible, de rapporter faits et paroles en maîtrisant mon indignation.
Le mardi 18 janvier, alors que je passais voir la principale adjointe pour régler quelques questions éducatives, je lui touche un mot de l’opportunité d’associer le collège à la première édition de la « Journée mondiale de lutte contre l’homophobie », qui aura lieu le mardi 17 mai. Cela conviendrait au cadre du « développement durable », et offrirait l’occasion que nous recherchions dès le début du projet de faire rejaillir le travail des élèves sur l’établissement. Sans chercher à approfondir, elle exprime son désaccord et celui du principal. En effet, elle ne souhaite pas focaliser sur l’homophobie, pas plus que sur la journée des femmes par exemple. Elle fait état à ce moment de « plusieurs parents », notamment « des enseignants », qui se seraient plaints auprès d’elle de « prosélytisme » de ma part. Elle évoque rapidement deux reproches : la lecture de Maïté Coiffure, et le fait que j’aurais favorisé les élèves qui ont lu Ne m’appelez plus Julien par rapport à ceux qui ont choisi d’autres livres ! Elle n’a pas à juger de ce que je dis dans mes cours, cela incombe aux inspecteurs. Je m’étonne qu’il ne s’agisse que des parents d’élèves de 3e, et non de ceux des élèves qui suivent le projet en 4e. Selon elle c’est normal, car le projet porte sur « toutes les discriminations » et non pas uniquement sur l’homophobie. On n’a pas le temps de poursuivre, car cet échange a lieu de façon informelle entre deux portes. Ce qu’il aurait fallu faire, c’est demander ce qu’elle en pense, même si elle n’est pas inspectrice, elle qui s’est engagée jusqu’à venir dans ma classe écouter justement le débat de ces troisièmes sur ce livre, et qui a félicité les élèves. Cela m’étonne qu’elle n’ait pas su quoi répondre à ces personnes, car elle a bien vu dans quelle mesure j’avais étendu mon projet à mes autres classes. Qu’est-ce qui a pu motiver ces craintes ?

Je rumine la chose toute la semaine, de plus étant en grève le jeudi 20, je ne revois les élèves que le lundi 24. Un délégué de classe d’une de mes deux troisièmes vient me voir en fin d’heure, il a quelque chose à dire mais n’ose pas. Je l’encourage : il est tout à fait dans son rôle de délégué. Bref, selon lui, un élève se plaint que je parle trop d’homosexualité. Je prends acte, je lui demande s’il y en a plusieurs, il ne sait pas trop répondre. Je lui dis que le mieux c’est d’en parler quelques minutes le lendemain avec la classe. Puis on me signale que la mère d’une élève veut me joindre d’urgence. L’étau se resserre ! Je lui propose rendez-vous pour le lendemain mardi soir.
Le mardi j’en touche un mot à la prof principale, qui traite brièvement le sujet avec les élèves. Elle leur dit que c’est un signe de confiance de ma part, que je les considère comme des adultes. Elle aura un geste qui me touche beaucoup : elle dépose dans mon casier un mot disant que deux parents d’élèves, dont la personne qui a demandé à me voir, lui avaient fait des compliments sur mon travail à la dernière réunion parents-profs. Comme j’ai rendez-vous avec cette dame qui est aussi déléguée au conseil d’administration, et a la réputation d’être virulente, on me dit de faire attention, de ne pas la recevoir seul, etc. Je refuse, car je ne sais pas au juste la raison de l’entretien, et ce serait un signe de défiance, d’ailleurs je la connais depuis longtemps, et je n’ai jamais eu de difficultés avec elle. Et puis convaincre, argumenter en situation difficile, pour reprendre le titre de ce livre dont j’ai souvent parlé, c’est ma passion.

Point de vue des élèves

Le débat avec les élèves dure 10 minutes. Je reprends ce que m’a rapporté la prof principale de leur discussion. Si j’ai fait plusieurs fois allusion à l’homosexualité, si l’on mettait bout à bout toutes les phrases, cela ferait 10 à 15 minutes maximum depuis le début de l’année scolaire, peu de choses sur 4h30 hebdomadaires. J’en fais l’inventaire rapidement. Non pas pour me justifier, mais pour essayer de comprendre ce qui a pu « choquer » certains élèves. L’efficacité doit primer, et ce serait un comble si, voulant lutter contre l’homophobie, je braquais certains élèves, en plus de leurs parents. Il ne s’agit donc pas de balayer ces remarques d’un revers de manche, mais de comprendre et d’en tenir compte pour s’améliorer. On enseigne toujours dans un contexte ; d’ailleurs je suis bien placé pour savoir qu’il y a quatre ans seulement, je n’aurais pas même envisagé ce type de projet !
Au début de l’année j’avais évoqué l’I.D.D. (Itinéraire de Découverte) que je menais avec les 4e, au moment où je leur présentais le livre de Jimmy Sueur (qui rappelons-le ne traite pas d’homosexualité, mais de la question transgenre [2]), que finalement personne n’avait choisi dans cette classe-là. Je fais remarquer que lorsque nous avions étudié Le bateau ivre de Rimbaud, je n’avais pas fait d’allusion à l’homosexualité de l’auteur, tout simplement parce qu’aucun élève ne l’avait évoquée. Un élève s’étonne : « Ah ! bon, il était homo, Rimbaud ? » Puis il y a eu deux allusions lors de l’étude de l’œuvre actuelle, La Machine infernale de Jean Cocteau. Quand nous avons traité brièvement de la biographie de l’auteur, en répondant à un élève, j’ai précisé qu’il était homosexuel, et que l’adoption qu’il avait faite en 1947 était une sorte de Pacs avant la lettre.
Enfin, en étudiant pour cette même œuvre le mythe d’Œdipe, les élèves ont relevé dans un dictionnaire de mythologie, parmi les causes de la lourde hérédité du héros, que son père Laïos « avait été pris d’une passion homosexuelle pour Chrysippos », l’avait enlevé, et que suite à la mort mystérieuse de Chrysippos, son père Pélops avait maudit Laïos. Je me suis contenté de préciser que ce n’était pas l’homosexualité qui était cause de la malédiction, mais la mort prématurée de Chrysippos (cela dit, c’est à vérifier, car les versions — quand ce détail n’est pas carrément ignoré — sont contradictoires).

Il y avait eu en même temps le débat de correction sur Maïté coiffure, cette fameuse question, mais noyée parmi 7 autres questions… J’ai demandé aux élèves si je n’avais rien oublié, et ils m’ont rappelé la confidence que j’ai évoquée ci-dessus. C’était aussi devant cette classe, effectivement, et ça avait pris à peu près trente secondes en fin de cours. Ce qui s’est passé c’est qu’un élève avait mal compris ce que j’avais dit, et a cru que j’avais parlé d’un « petit ami » à moi. J’ai reprécisé les mots que j’avais employés. J’ai dit que si la confidence les avait choqués, je présentais mes excuses, mais qu’en règle générale je ne m’étalais pas sur ma vie privée, et que selon moi un peu d’émotion de temps en temps pouvait rendre le cours plus humain.
À ce propos j’aurais pu rappeler à certains de ces élèves que j’avais eus en 6e quatre ans auparavant une confidence faite par le danseur avec lequel nous avions travaillé. Celui-ci, répondant à une question, avait dit que le goût de la danse lui avait été donné par « sa petite amie », qu’il avait vue danser. En fait, je l’ai su plus tard, il s’agissait sans doute plutôt d’un « petit ami ». La confidence hétérosexualisée n’avait choqué personne ; qu’en aurait-il été si le danseur avait dit la vérité au lieu du mensonge ? N’est-ce pas justement ces quelques instants fort rares dans une scolarité, où un prof pose son cul sur le bureau et prend cinq minutes sur son cours pour raconter une anecdote personnelle, qui s’impriment dans l’esprit des élèves ? C’est à ce moment-là que l’on comprend ce qui fonde son enseignement, sa personnalité, et ces quelques mots donnent sens audit enseignement. Machines à enseigner, machines à apprendre.

Je persiste à me considérer comme un individu qui s’adresse à des grappes d’individus, et de ces grappes je veux tirer le meilleur vin, en leur donnant de mon meilleur soleil. Ce soleil n’émane pas seulement de la partie froide et purement cognitive de mon cerveau. L’une des anecdotes que je pourrais être amené à confier un jour à des élèves est ma rencontre avec Pierre Kneip. C’est pendant que j’effectuais mon service national comme objecteur de conscience à l’association AIDES, que j’ai connu ce grand monsieur, et que je suis un peu devenu l’un de ses amis, au moment où il fondait la ligne téléphonique Sida Info Service, dont il fut le directeur jusqu’à sa mort en 1995. Il avait été professeur de français, et c’est une des personnes qui m’ont le plus marqué dans mon existence. Un « passeur ». L’une des citations phares de sa vie, dont je suis le dépositaire, est due au poète Hölderlin : « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ». À rapprocher de la citation de Sénèque déjà faite dans la présentation du projet. À mon tour, j’ai des phrases qui sauvent à faire « passer » aux élèves.

Quelques élèves se sont ensuite exprimés ; une a dit que ce n’était pas nécessaire de savoir qu’un écrivain était homo. Pourtant, dans certains cas, cela interfère avec l’œuvre, c’est le cas de Cocteau, et si un élève le relève, il n’y a pas de raison de le cacher. Un élève a dit que jamais il n’avait vu écrit dans une biographie qu’un écrivain était hétérosexuel ! CQFD ! Il est simplement dit que cet écrivain a été marié ou a eu des enfants, ce qui revient au même. Une élève a exprimé sa gêne due au fait que le thème revenait trop souvent dans les œuvres choisies. J’ai expliqué que la pièce de Cocteau (à l’intérieur de laquelle il n’est pas question d’homosexualité d’ailleurs) et le mythe d’Œdipe étaient très importants pour leur culture, et j’ai redemandé à toute la classe si Maïté Coiffure avait plu, rappelant que seul un élève avait eu le courage de dire le contraire. (Ça, c’était pour valoriser le principal contestataire et montrer que je ne lui en voulais pas). Cette opinion a été confirmée. Ouf !
Bref, une fois que j’ai été bien sûr que tout le monde avait vidé son sac, nous sommes revenus à l’orthographe. La vérité est que je n’ai jamais eu, autant que cette année, de meilleur retour de mon travail avec les élèves. Il me semble, justement parce que je me suis libéré de certaines pesanteurs, donner le maximum de ce que je peux. Bien sûr c’est loin d’être idéal, et les résultats de grammaire et de conjugaison sont décevants, mais dès qu’on est dans le texte et l’expression écrite, ça « accroche » comme ça n’a jamais accroché. Je conseille à mes collègues cette pièce de Cocteau, car moi qui ne l’aimais pas trop a priori, ce sont les élèves qui me l’ont fait apprécier. Le mythe est tellement riche que tous y trouvent ici ou là quelque miel à lécher.

À la fin du cours, une élève vient me voir. Elle a attendu que les autres partent et a tenu à peu près ce langage : « Je tenais à vous dire que je ne suis pas d’accord avec ce que les autres ont dit. Au contraire, c’est bien que vous parliez de ces sujets-là, et ça fait plaisir qu’il y ait des profs qui disent de temps en temps des choses personnelles. » J’étais évidemment d’autant plus ému que je ne m’y attendais pas. Il est si rare qu’un élève se désolidarise du groupe. Bref, j’ai quitté la classe avec le sentiment que d’une part le problème n’était pas grave, d’autre part que l’abcès était crevé. La séance de jeudi (trois heures de suite !) s’est d’ailleurs fort bien déroulée. Dans les jours qui ont suivi, j’ai cependant éprouvé une certaine gêne, sans pour autant renoncer à ma ligne. Par exemple, pour expliquer qui était Tirésias, j’ai dû, avec un peu d’humour, prévenir les élèves que certains pouvaient être « choqués ». Aucun n’a mis ses mains sur ses oreilles !
Il est bien sûr hors de question qu’il me reste une « dent » contre les élèves qui se sont exprimés. Il faudrait être naïf pour voir dans ces propos autre chose que les répercussions des discours plus ou moins hostiles tenus par leurs parents. À l’aune de ce que j’ai connu quand j’étais môme, j’imagine les discussions familiales… Ces élèves, j’en suis persuadé, quand ils repenseront à cet échange, auront bientôt honte de ce qu’ils ont pu dire. Je pourrais leur en vouloir si moi aussi, à leur âge, je n’en avais pas fait autant. Contrairement aux minorités visibles, la particularité des homos est d’avoir souvent commencé par être homophobes. Bientôt, l’homosexualité sera un sujet banal, et nul ne s’étonnera qu’un seul prof, une seule fois dans la scolarité d’un élève, ose aborder plusieurs fois un sujet pourtant omniprésent dans la vie quotidienne et dans les médias !

Point de vue des parents d’élèves

Revenons au mardi soir, le fameux rendez-vous. En fait il y a deux représentantes des parents d’élèves. Une autre personne que je ne connais pas. Nous nous installons au calme, et s’engage une discussion approfondie de 35 minutes. Dès les premiers mots, le ton est cordial. Ces personnes ont pris sur leur temps personnel pour aider à résoudre un problème. Elles évoquent les scrupules de parents qui les ont contactées dans plusieurs classes (dont la classe de quatrième), et qui ne veulent pas que leurs interrogations soient interprétées comme de l’homophobie. À aucun moment au cours de l’entretien, si ma mémoire est bonne, le terme de « prosélytisme » n’a été utilisé.
Je répète ce que je viens de dire aux élèves, de façon qu’elles soient à même de répondre précisément aux interrogations éventuelles des parents. Je précise que dans le projet de progression annuelle, si j’avais proposé deux sujets d’actualité dans la séquence consacrée à la presse, « mariage gai » et « application de la loi sur la laïcité », il y avait des points d’interrogation, et de toute façon comme finalement ces sujets ne sont plus à l’ordre du jour, je choisirai autre chose, d’autant plus si certains élèves sont gênés. Cependant un travail de réflexion sur des textes pour et contre le « mariage gai » serait riche d’enseignements pour les élèves. Peut-être des gens qui me prennent pour un incapable ont-ils cru que j’allais transformer cette séquence en promo du « mariage gai ». S’ils savaient ! L’un des chapitres de mon essai à paraître au mois de mars s’intitule « contre le mariage gai » ! Et de quoi ont-ils peur ! Qu’à cause d’un prof leurs enfants se mettent à penser autrement qu’eux ? Même si tel était le cas, n’est-ce pas formateur de construire sa pensée en opposition à certains adultes ? Qu’ils lisent Françoise Dolto !

J’apprends à ces deux personnes l’existence du projet d’I.D.D., dont on ne leur avait jamais parlé. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir distribué des documents aux élèves ! J’évoque ma proposition d’associer le collège à la journée mondiale contre l’homophobie, sous forme d’une conférence, un débat, une rencontre, qui pourraient s’insérer dans un projet de « café pédagogique ». Elles trouvent l’idée intéressante, et nous convenons d’en reparler avec l’une des deux, que je dois retrouver le jeudi à la réunion de la commission santé et citoyenneté. Entre-temps, elles demanderont leur avis à d’autres adhérents. Je reconnais que j’ai parlé sans doute plus que d’habitude de l’homosexualité, mais je fais le parallèle avec le projet sur le Burkina-Faso que j’avais mené durant deux ans avec une classe de quatrième. À l’époque, j’avais aussi parlé à toutes mes autres classes du projet, exactement de la même façon, et personne n’avait été gêné, et surtout personne n’avait parlé de « prosélytisme » ! Aucun « parent-enseignant » n’avait craint que son enfant se teignît soudain en noir ! Quand on est passionné par un sujet, la passion déborde. En tout cas, ces personnes se sont proposées comme médiatrices, si un parent souhaitait me rencontrer sur ce sujet. J’ai été très touché qu’elles se déclarent prêtes à consacrer autant de temps personnel à ce problème.

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Lionel Labosse


Voir en ligne : Présentation du projet


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[1À la rentrée 2013, une surprise de taille m’attend au lycée : une ancienne élève de cette classe de troisième précisément est nommée prof stagiaire de… français dans mon bahut ! Elle garde un bon souvenir de cette époque, est une grande fervente de la littérature jeunesse, ne rate pas une occasion d’évoquer homosexualité ou homophobie, et fait une thèse sur… Aragon. De plus, Ahmed est le seul ancien élève avec lequel elle est toujours en lien !

[2À l’époque, je distinguais encore mal le vocabulaire « trans », et n’utilisais pas le mot « transgenre ». Cf. Changer de sexe, d’Alexandra Augst-Merelle et Stéphanie Nicot.