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La télé-réalité qui déraille, pour la 3e et le lycée

Belles dans la jungle, de Libba Bray

Gallimard, 2013 (2011), 460 p., 19,8 €

samedi 28 décembre 2013

Le sous-titre de ce livre de plage « manuel de survie à l’usage des miss en milieu hostile » est trompeur, à moins de le prendre au second degré. Répondant au défi de son éditeur, Libba Bray propose le récit hilarant des aventures d’une poignée de candidates à un concours de miss qui se retrouvent sur une île pas si déserte que ça suite à un crash. Elles vont apprendre à se défaire de la gangue de féminitude qui les enferme dans un rôle social, pour survivre contre les attaques du capitalisme dans ce qu’il a de plus cynique, sous la forme de « La Firme », une boîte tentaculaire. Elles rencontreront un navire en perdition de jeunes pirates de télé-réalité en quête de masculinitude du XXIe siècle, pour le plus grand plaisir de nos zygomatiques. Le tout agrémenté, comme il se doit, d’une goutte de lesbianisme et d’une lichée de transgenre, mais aussi de négritude et de surdité, histoire d’évoquer toutes les discriminations.

Résumé

L’avion s’écrase, et les survivantes se réveillent, parmi lesquelles on ne compte que des jeunes miss entre 16 et 18 ans. Tous les « chaperons », le personnel de bord, le personnel d’organisation est mort sur le coup, ainsi que d’autres miss sur lesquelles on ne s’apitoie point. Les filles s’organisent, à l’inverse de Sa Majesté des mouches, de William Golding (mentionné p. 208), de façon à se libérer du corset de la féminité, pour retrouver le meilleur d’elles-mêmes. Elles apprennent à ne plus dire « pardon » à tout bout de champ : « Pourquoi faut-il toujours que les filles s’excusent quand elles donnent leur avis ou occupent un espace dans le monde ? » (p. 179). Elles se libèrent aussi des inhibitions sexuelles. L’une d’entre elles, Mary Lou, porte une « bague de pureté » (p. 38) ; elle va découvrir au fil des pages le plaisir d’une sexualité épanouie et libre de toute honte. Un retour en arrière raconte un épisode de son adolescence où elle découvre la masturbation après avoir vu des garçons torse nu à la TV : « elle avait repensé aux pirates, fantasmé sur les culottes qui moulaient leur anatomie et sa main s’était glissée sous les draps » (p. 188). Cet épisode est celui qui va le plus loin dans la revendication d’une sexualité féminine libre et épanouie. Jennifer assume son lesbianisme, traumatisée par sa grand-mère qui avait déclaré en découvrant son secret « Dieu n’aime pas les lesbiennes » (p. 76). Elle s’amourache de Sosie, une sourde plutôt bisexuelle, qui a du mal à se couler dans une étiquette : « Sosie trouvait bizarre de devoir trancher sur une question aussi gratuite et individuelle que l’attirance » (p. 206). Petra se révèle être une transgenre pas encore opérée mais souhaitant l’être, ancienne vedette d’un boys band célèbre. Elle fait partie d’un « groupe de soutien » militant pour les « droits des transgenres » (p. 121) ou pour créer « un centre qui accueille des enfants de gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres » (p. 181), et parvient progressivement à s’attirer la sympathie des filles, puis des garçons, malgré les réticences de départ. Elle va même séduire un des « pirates », lequel va se travestir, porter des « stilettos » et un boa pour mieux la séduire, concept osé en littérature jeunesse, mais je suppose que la télé-réalité a habitué les ados à ce type de défi : « Ne suis-je pas sublime ? Je me roulerais bien une pelle moi-même. Je suis un Lord Byron postmoderne », déclare l’élu (p. 292), et mieux encore : « J’étais donc à la proue, en stilettos et bas résille, le vent jouant dans mes cheveux, le pur héros de roman à l’eau de rose, mes tétons de mec dressés et frétillants » (p. 419). Voilà de quoi plonger nos jeunes lecteurs en plein trouble dans le genre ! On relève une belle scène de coming out trans et de tentative d’auto-définition, p. 128. Petra va même relever sa jupe pour uriner sur la jambe d’un « pirate » piqué par une méduse, pour le sauver (p. 281), image parodiant là encore les situations extrêmes d’émissions de télé-réalité. Une autre scène du même acabit est une torture infligée à un méchant de l’histoire, que l’on bâillonne avec… une « serviette hygiénique maxi », et qui se voit répondre, alors qu’il se plaint de la douleur : « Tu veux savoir ce que c’est avoir vraiment mal ? Essaye de tomber en panne de paracétamol quand tu as des règles de force cinq. J’ai eu des crampes pour lesquelles un homme adulte aurait supplié qu’on lui mette une balle entre les deux yeux » (p. 361). L’épilogue montre les héros et héroïnes quelques années plus tard, Jennifer par exemple étant mariée à une femme (p. 446). Nicole a effacé toute référence ethnique de son portrait final, et s’occupe… d’éducation sexuelle : « A mis en place dans les établissements du secondaire des programmes d’éducation sexuelle qui développent, entre autres, conscience et respect du corps chez les ados, et contribuent à faire baisser le taux de grossesses précoces » (p. 447).

Mon avis

On n’est pas dans le réalisme, c’est le moins qu’on puisse dire. Le récit fonctionne plutôt comme une parodie de télé-réalité, mâtinée de film d’espionnage. Ainsi, quand elles explorent la carcasse, les filles retrouvent-elles le corps d’une hôtesse (une seule). Au lieu de l’enterrer, elles décident de « la mettre dans le feu » (p. 27) ! Et comme on peut se dire que les pauvresses n’ont pas la force de creuser un trou, on les retrouve quelques jours après creusant une immense fosse pour piéger les prédateurs (p. 154) ! Le récit se contredit lui-même, car p. 266, elles déclarent « Il a fallu qu’on enterre les morts », mais ce n’est sans doute pas une inadvertance, puisque justement ce sont elles qui le disent aux garçons, pas le narrateur. Les minorités raciales et sexuelles, ainsi qu’une sourde qui représente à elle seule le handicap (cf. p. 161), sont représentées selon un strict quota qui ressortit aussi sans doute à la parodie ; en tout cas Nicole, l’afro-américaine du groupe, est sans cesse en train de réfléchir à son statut de noire face à des blanches et aux interactions qui en découlent. La forme même est parodique, avec de nombreuses interruptions de fausses pubs, notes de bas de page dérisoires, questionnaires-bidon de l’organisation du concours, etc., sans parler des digressions ou épisodes parfois assez longs de l’adolescence de telle ou telle miss. La sexualité prend une place importante. Les mots « fellation » (p. 115), « pénis », « phallique » (p. 176), « couilles » (p. 303), « vagin » (p. 346), sont utilisés, pour se moquer des images lisses des concours de miss. On compte plusieurs scènes d’amour hétérosexuel ou lesbien, relativement osées, et la thèse défendue est soulignée par antiphrase dans une interruption mise au crédit de « La Firme » : « La sexualité n’a pas pour vocation d’être une forme d’expression vraie, consentie, dans laquelle une fille peut prendre une part active au moment où elle le sent et pas une minute avant » (p. 210). À noter que la question du préservatif, abordée lors de la scène de la p. 30, n’est pas liée au VIH, mais à la grossesse non désirée. Les jeunes filles et jeunes gens s’engagent pour la vie et peuvent aussi bien rompre quelques heures après. Signalons une scène de dépucelage particulièrement torride et amusante, p. 301. Il n’y a pas d’homophobie, et les réactions sont toujours caricaturalement positives, comme dans le monde idéal de la TV. Sauf au tout début pour la question transgenre. Bref, à lire ostensiblement sur la plage pour draguer la belle blonde qui se bronze les couilles à côté de vous ! La littérature jeunesse n’est plus ce qu’elle était !

 Belles dans la jungle bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

Lionel Labosse


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