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Le pays où il n’est pas politiquement correct de voyager

Deux ou trois choses sur le Myanmar (ex-Birmanie)…

Une dictature qui en vaut bien une autre

jeudi 21 juin 2007

Un pays fascinant, une civilisation altersexuelle, un mélange de traditions rigolotes. Bien sûr on vous engueulera si vous avouez dans les soirées en ville que vous y êtes allé en voyage touristique, alors qu’on ne vous dira rien si vous revenez de Tunisie, d’Égypte ou de Cuba, qui comme chacun sait, sont des paradis d’ambre et de miel. Par contre si vous y êtes allé en voyage d’affaires, une valise de billets pleine à l’aller, vide au retour, tout ira bien. Laissez tomber, le bon La Fontaine nous avait prévenus : « est bien fou du cerveau / Qui prétend contenter tout le monde et son père ». Et puis en France, ce qui compte n’est jamais le voyage que vous avez fait, c’est la marque du pays dans lequel vous avez été (sic).

Beaucoup d’enseignements dans ce pays sur la répartition des sexes. D’un côté, le sexisme est radical dans le bouddhisme theravada, qui est religion d’État [1]. Le Theravāda, branche survivante du bouddhisme hīnayāna, c’est le « petit véhicule », c’est-à-dire que chacun doit réaliser l’ascèse pour lui-même, contrairement au « grand véhicule », ou mahāyāna, où le salut peut se déléguer à des moines. Les régions « theravāda » se caractérisent par une profusion de moines safran et sexy, et autres jolies petites bonzesses de rose vêtues. Les femmes sont inférieures et impures, au point qu’elles ne peuvent pas accéder aux estrades dans les monastères et pagodes. J’en ai même visité une avec un panneau indiquant en birman et en anglais, à destination des touristes « ladies are prohibited » !

Ladies prohibited
Pagode Phaung Daw U, Lac Inle, Myanmar
© Lionel Labosse, 2005.

D’un autre côté, il y a peu de pays où, dans la vie civile, les femmes et les hommes soient autant à égalité. Par exemple, la principale opposante politique est une femme, Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix. Mêmes emplois, postes de responsabilité féminins, répartition des tâches égalitaire… Enfin, et le plus étonnant, on ne remarque aucun machisme, et la transgression ou l’indétermination du sexe est imprégnée dans la culture. Par exemple, dans les spectacles de danse ou de marionnettes populaires donnés parfois dans les rues, il y a toujours des rôles d’hommes travestis, les « nat-kadaw » notamment, qui chantent et dansent pour inviter les « nats » à les posséder (les nats sont les 37 génies principalement issus de l’hindouisme, qui ont été institutionnalisés anciennement, compte tenu de l’incapacité du peuple à se convertir au bouddhisme pur et dur). On note aussi une belle légende concernant Bouddha himself : Sanda Moke Khit, l’ogresse de Mandalay (ancienne capitale), coupe ses seins en signe de renoncement. Bouddha accepte le don avec un sourire : ce sacrifice vaudra à l’ogresse le droit de renaître sous les traits du roi Mindon. Du point de vue bouddhiste, c’est une promotion inespérée, pour une femme, de se réincarner en homme ! D’où une réplique de Rangoon (1995), le film de John Boorman, selon lequel hommes et femmes sont égaux ; les femmes peuvent devenir bouddha, à condition de se réincarner en homme !
Quant à la polémique sur le boycott du tourisme au Myanmar, voilà mon avis : comme beaucoup de pays dirigés par des dictatures, il est naïf de croire qu’un boycott du tourisme puisse apporter quoi que ce soit. D’ailleurs, à ce titre, pourquoi ne pas boycotter la Tunisie, qui est un État autrement policier que le Myanmar, pour ne prendre qu’un exemple ? Le boycott en fait, était soutenu et proposé par Aung San Suu Kyi, mais il faut rappeler que tout prix Nobel qu’elle est, elle est aussi fille de héros national, et principale candidate de l’opposition au pouvoir. On peut donc s’interroger sur son jusqu’au-boutisme en la matière : correspond-il à un véritable souhait ou à une « pose » ? Le tourisme permet un enrichissement du pouvoir, certes, mais par des moyens diversifiés qui permettent de sortir de la spirale de l’opium dans laquelle le boycott ne peut qu’enfermer le pays. Et avec le tourisme, ce n’est pas seulement l’État, mais tout le peuple qui s’enrichit, sans compter les contacts directs. Sans le tourisme, comment savoir ce qui se passe dans ce pays, du moins dans les régions accessibles ? D’ailleurs lors des périodes troublées, les journalistes peuvent se faire passer pour des touristes, alors qu’on leur refuse des visas de presse. C’est sûr que sans touristes, nos hommes d’affaires seront plus tranquilles pour agir en toute discrétion.

Un Bouddha souriant
Bouddha couché de Kyauk Htat Gyi
© Lionel Labosse 2005.

Le premier problème du Myanmar est le développement, notamment éducatif, économique et sanitaire. Voilà un pays qui en est encore à l’énergie animale pour l’agriculture, qui connaît une mortalité infantile extraordinaire, des maladies oubliées en Occident (nombreux becs de lièvres par exemple). Dans les villages, opium du peuple oblige, c’est le monastère qui draine tous les dons, tous les moyens financiers. L’école est bien plus petite, et non valorisée. Dans le bouddhisme theravada, de toute façon, c’est la seule voie de salut. À quoi peut bien servir l’école ? Cependant, si le bouddhisme n’est pas exempt des défauts des religions de nos contrées, du moins faut-il reconnaître que c’est une religion assez pacifiste et peu contraignante (et dont l’homophobie n’est pas de même nature, et cent fois moins virulente que celle des autres religions…) Toutes les ressources sont accaparées par la dictature au pouvoir, mais c’est étonnant comme les médias français, propriétés des industriels, stigmatisent plus volontiers l’inoffensif tourisme que les contrats juteux signés par leurs propriétaires ou les amis d’iceux, qui saignent ce pays à blanc.
Quant au nouveau nom du pays, « Myanmar », même si le pouvoir qui a pris la décision de changer de nom est contestable, le principe de remplacer le nom d’un pays choisi par le colonisateur par un nom indigène, a été reconnu pour le Burkina-Faso, que certains nostalgiques de l’A.O.F. s’obstinent à nommer « Haute-Volta ». Et pourquoi ne pas persister à situer Hanoi au Tonkin et Hô Chi Minh-Ville en Cochinchine ? Il est vrai qu’on a du mal à oublier « Saïgon » et que parfois l’histoire est revenue sur des changements de noms (Leningrad…) À noter que le musée du Quai Branly utilise toujours dans ses collections le nom « Myanmar », et non pas « Birmanie », ce qui est logique, car « birman » en fait, ne correspond qu’à l’ethnie dominante, alors que « Myanmar », selon l’article de Wikipédia, souligne « le caractère multi-ethnique de l’État ». L’ONU utilise ce nom, ainsi que Wikipedia en anglais, alors que Wikipédia en français continue à utiliser « Birmanie », ainsi que beaucoup de médias français.

De la tête au gai pied
Bouddha couché de Kyauk Htat Gyi
© Lionel Labosse 2005.

P.S. Lors des manifestations de septembre 2007, qui ont fait quelques victimes, on entend aux infos dire que les « grandes puissances » devraient intervenir. Tiens, les temps changent, parce qu’au lendemain de la manifestation du 17 octobre 1961 puis du 8 février 1962 au métro Charonne en France, qui fit beaucoup plus de victimes, je ne sache pas qu’on ait appelé les grandes puissances à manifester. Encore mieux, le 27 septembre 2007, L’Humanité titrait : « Ne laissons pas écraser le peuple hongrois ». Pardon : « le peuple birman ». J’avais mal lu…

P.S. Ayant vu en 2017 le film Rangoon (1995), de John Boorman, j’ai relu cet article. Le film est dans la lignée de La Forêt d’émeraude, traitant d’un sujet politique rarement abordé par l’industrie du cinéma. Boorman a commencé le cinéma par le documentaire, et se souvient qu’il fut journaliste. Certaines scènes d’action sont d’ailleurs des citations de La Forêt d’émeraude, comme par exemple celle où Laura (Patricia Arquette), déployant une énergie formidable, parvient à sauver U Aung Ko, qui joue son propre rôle, en le tractant dans la mangrove, alors qu’il a été passé à tabac et est blessé par balle. On y reconnaît l’invraisemblable scène centrale de La Forêt d’émeraude dans laquelle Tomme devenu Invisible et son père tombent nez à nez en pleine jungle après dix ans de vaines recherches, alors que le père est pourchassé par les Féroces. L’invisible Tomme sauve son père blessé par flèche en l’entraînant dans les rapides, sous les tirs des féroces Féroces. L’écho filmique donne une clé d’interprétation : comme dans le film amazonien, les rôles d’invisibles et de féroces sont interchangeables, et dus plutôt au fait que le hasard, incarné par les colonisateurs, place une arme à feu dans la main d’un Invisible, et le fait Féroce.
Le film traite des événements politiques de 1988 en Birmanie, et commence en principe le 26 août, lorsque Aung San Suu Kyi s’adressa à un demi-million de personnes à la pagode Shwedagon. Laura se trouve être témoin de la scène très émouvante où cette femme parvient à défier pacifiquement les soldats ; geste réitéré à la fin par U Aung Ko, au terme d’une heure et demie ininterrompue d’action haletante. Ce qui est étonnant chez Boorman, c’est qu’il ne perd jamais son fil, tout en plongeant son spectateur dans un maelstrom d’actions violentes, un peu comme celui qui regarderait un JT et parviendrait toujours à réfléchir tout en étant bombardé d’images de violence. Cette scène redoublée est exactement l’inverse de celle dans laquelle le père de Tomme donne involontairement une mitraillette à un Féroce, ce qui décuplera la dangerosité de cette tribu. Au contraire, dans Rangoon, par le regard, une femme réelle, puis un homme réel, détournent le canon du fusil d’un soldat. Un soldat déserte et se fait moine pour devenir invisible, ayant compris qu’on avait fait de lui un féroce. Boorman est un grand réalisateur en ce sens que certaines scènes muettes qu’il crée portent davantage le message que les scènes dialoguées. Le scénario est certes souvent faible, mais Boorman croit au « mensonge qui dit la vérité », le cinéma, plutôt qu’à la vérité qui dit le mensonge, les actualités télé. La scène de l’escalade de l’immeuble dans La Forêt d’émeraude en est un parfait exemple. Certes, le fils aurait pu passer par l’escalier ; mais cette scène ne parle pas à l’intellect.
Une mise en abyme fort originale est inscrite au cœur du film. Alors qu’elle est censée être la seule citoyenne étasunienne à circuler dans le pays, le trafic aérien ayant été stoppé et les touristes évacués, Laura tombe sur un reporter qui mitraille des scènes d’émeute. Un bref échange fait dire au photographe que s’il parvient à sortir ses photos, le monde saura ce qui se passe. Laura ajoute en voix off qu’il y parvint, et que grâce à lui le monde sut. Or ce rôle symbolique est joué par… Charley Boorman, le fils de John, qui après avoir crevé l’écran dans le rôle principal de La Forêt d’émeraude, ne fit guère carrière au cinéma. Le choix de son propre fils pour ce rôle constitue une mise en abyme du type de cinéma que ce cinéaste singulier nous propose, à mi-chemin entre documentaire et fiction. En gros, nous proposer un JT qui dirait la vérité avec de fausses images, et qui ferait savoir au monde ce qui se passe là où l’industrie du cinéma met rarement le doigt. D’où le choix sans doute de U Aung Ko, et de représenter Aung San Suu Kyi. Cette dernière, depuis qu’elle est devenue une sorte de Premier ministre de son pays sous la férule de l’armée, est controversée pour sa passivité dans l’affaire complexe de la persécution de la minorité musulmane Rohingya. L’avenir nous dira si, dans le contexte de montée de l’islamisme en Asie, la cohabitation redeviendra possible entre musulmans et non-musulmans. Dans les pays à minorité non-musulmane, voire non-sunnite, la mode actuelle est de massacrer ces minorités, souvent avec des armes fournies par nos pays occidentaux. Difficile dans ce contexte, de juger l’attitude de Aung San Suu Kyi…

 Parmi les films plus anciens, Les Maraudeurs attaquent de Samuel Fuller (1962), relate une épopée peu connue de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire vraie de l’unité des Merrill’s Marauders, qui combattit auprès des Chinois pour reprendre aux Japonais un aéroport situé dans la jungle birmane. Voir notre article sur Au-delà de la gloire.

Lionel Labosse


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[1Chaque fois qu’un journaliste français évoque le bouddhisme, il n’est question que du bouddhisme tibétain, une des déclinaisons du véhicule de diamant. Dans le grand marché des religions, c’est une marque de prestige, certes, mais c’est le Dior du Bouddhisme, et un journaliste devrait aussi évoquer le tout venant du prêt à porter, qu’on peut trouver sur ce site. Comme l’explique Odon Vallet dans son indispensable Petit lexique des idées fausses sur les religions : « [Le Dalaï-Lama] n’a de pouvoir que sur deux pour cent des bouddhistes : les quatre-vingt-dix-huit pour cent restants ne sont pas plus liés au Dalaï-Lama que les catholiques ou les protestants à l’égard d’un patriarche maronite ».