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Génocide, piercing, gestion des risques…

Génération(s), textes et idées pour le français en BTS

Thème au programme en 2009-2010

mercredi 20 janvier 2010

Voici une collecte de textes et d’idées sur le thème « Génération(s) » au programme de l’épreuve de culture générale du BTS en 2009-2010. Un thème fort intéressant pour les étudiants, car son intitulé permet, entre autres, d’aborder la sexualité, comme le montre l’article du dictionnaire par lequel nous commençons. Et si l’on prête un tant soit peu l’oreille à leurs discussions, disons que la question de la « génération » les titille autant sinon plus que celle du dernier match de football…

Corpus n°1 : délimitation du thème

Document n°1. « GÉNÉRATION », article du Trésor de la Langue Française informatisé.

Observer les glissements de sens du mot dans cet extrait ; surligner les expressions à retenir ou à expliquer. Quels sens sont illustrés par les documents de ce corpus ? Qu’est-ce qui justifie le « (s) » entre parenthèses dans l’intitulé du thème ?

GÉNÉRATION, subst. fém.
A. 1. Action d’engendrer. Le produit de la génération est ou un bourgeon qui se développe en un animal demeurant quelque temps sur le corps dont il provient, et en formant comme une branche ou un fœtus qui se développe dans la matrice de sa mère. (CUVIER, Anat. comp., t. 1, 1805, p. 43.)
En partic. Reproduction. La génération vivipare, ovipare ; la génération asexuée, sexuée. Les organes de la génération.
2. Pour divers que soit le mode de génération des êtres vivants, il apparaît toujours comme une conséquence de l’accroissement cellulaire. (J. ROSTAND, La Vie et ses probl., 1939, p. 26.)
Génération spontanée. Constitution, formation d’êtres vivants à partir de la matière inerte.
2. P. ext. Action par laquelle une chose est produite, se forme ; p. méton., le fait ou la manière de se former. La génération des idées. Le mode de génération des tempêtes était dès lors entrevu ; il est intimement lié au mode de génération des brouillards (HUGO, Travaill. mer, 1866, p. 132)
3. GÉOM. Production d’une figure géométrique par une ligne ou un point supposés en mouvement. La génération d’un cylindre. LING. Action de générer une phrase.
B. Par métonymie. 1. a) Ensemble de ceux qui descendent d’une même origine. Synon. descendance, postérité. La génération de Noé.
b) Chaque degré de filiation ; laps de temps qui sépare ces degrés de filiation (environ trente ans). Conflit de générations ; choc des générations. La reine est une divinité jalouse qui punit les coupables jusqu’à la septième génération (ABOUT, Grèce, 1854, p. 341).
4. De génération en génération. De père en fils.
Par analogie : Si l’on considère maintenant une masse d’uranium 235 pur, la fission d’un noyau par un neutron en fournit au moins deux autres qui, à leur tour, vont servir d’amorce pour la rupture de deux noyaux, libérant cette fois quatre neutrons à la seconde génération, huit à la troisième, mille à la dixième, un milliard à la trentième (GOLDSCHMIDT, Avent. atom., 1962, p. 30).
En partic. Chacune des phases successives qui marquent un changement important dans une technique en évolution ; p. méton., ensemble des appareils, équipements, machines, etc. utilisant la même technologie (d’apr. GILB. 1971). Première, deuxième, troisième génération d’ordinateurs (cf. LE GARFF 1975).
2. Ensemble de ceux qui vivent à une même époque et qui ont sensiblement le même âge. La génération montante. Les hommes de la génération finissante, dont la vieillesse avait enjambé la guerre, trouvaient pourtant que Paris déclinait avec eux (DRUON, Gdes fam., t. 1, 1948, p. 25) :
SYNT. Nouvelle, jeune, dernière génération ; les gens, les hommes de ma génération ; la génération à laquelle j’appartiens.
Étymol. et Hist. Empr. au lat. generatio, « engendrement, reproduction », spéc. « descendance » en lat. chrét. ; au sens 3 empr. à l’angl. generation terme de ling., de même orig. que le français.

Document n°2 : Blaise Pascal

Ce texte célèbre extrait de « Fragment de préface pour le traité du vide », est très souvent cité sous les formes les plus farfelues, et attribué aux Pensées [1]. Retrouvons-le dans sa forme originale. Pascal ne fait que prolonger l’allégorie attribuée à Bernard de Chartres, Des nains sur des épaules de géants.

« De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. »

Questions :
1. Quelle figure littéraire est utilisée par Pascal ?
2. Quelle phrase résume sa thèse ? Montrez qu’il s’agit d’un paradoxe.
3. En quoi ce texte se rattache-t-il au thème « génération(s) » ?

Document n°3. Extrait de L’Origine des espèces, de Charles Darwin

Charles Darwin (1809-1882). Édition originale de 1859 rétablie d’après la traduction d’Edmond Barbier. (Chapitre XIV, Conclusion, édition GF, p. 563).

« À mon avis, il me semble que ce que nous savons des lois imposées à la matière par le Créateur s’accorde mieux avec l’hypothèse que la production et l’extinction des habitants passés et présents du globe sont le résultat de causes secondaires, telles que celles qui déterminent la naissance et la mort de l’individu. Lorsque je considère tous les êtres, non plus comme des créations spéciales, mais comme les descendants en ligne directe de quelques êtres qui ont vécu longtemps avant que les premières couches du système silurien [2] aient été déposées, ils me paraissent anoblis. À en juger d’après le passé, nous pouvons en conclure avec certitude que pas une des espèces actuellement vivantes ne transmettra sa ressemblance intacte à une époque future bien éloignée, et qu’un petit nombre d’entre elles auront seules des descendants dans les âges futurs, car le mode de groupement de tous les êtres organisés nous prouve que, dans chaque genre, le plus grand nombre des espèces, et que toutes les espèces dans beaucoup de genres, n’ont laissé aucun descendant, mais se sont totalement éteintes. Nous pouvons même jeter dans l’avenir un coup d’œil prophétique et prédire que ce sont les espèces les plus communes et les plus répandues, appartenant aux groupes les plus considérables de chaque classe, qui prévaudront ultérieurement et qui procréeront des espèces nouvelles et prépondérantes. Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l’époque silurienne, nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n’a jamais été interrompue, et qu’aucun cataclysme n’a bouleversé le monde entier. […]
Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs. N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses insufflées primitivement dans un petit nombre de formes [3], ou même à une seule ? Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore ! »

Questions :
1. En quoi ce texte se rattache-t-il au thème « génération(s) » ?
2. Quelle phrase reprend plus ou moins la thèse de Pascal ?
3. Pourquoi Darwin a-t-il modifié son texte dans la 2de édition (note 2).
4. Donnez d’autres exemples de générations de savants qui ont heurté la sensibilité des générations précédentes.

Document n°4 : Le Piercing : marque de génération ?

Un sujet porteur de ruptures entre les générations : extrait de Piercing, sur les traces d’une infamie médiévale, de Denis Bruna, Textuel, 2001.

Dans ce contexte, le piercing occupe une place à part. S’il est encore pour la rue une marque antisociale, il connaît cependant depuis ces toutes dernières années une ampleur inattendue chez les jeunes. S’il est encore marque de rébellion, il tend davantage vers le souci esthétique où le primitivisme n’est plus que physique. Le piercing, on l’a vu avec le sondage effectué auprès de jeunes Français, n’est qu’au début de son renouveau. Va-t-il avec son expansion et par conséquent sa banalisation évidente demeurer un signe d’identité ou devenir un accessoire de mode ? Quoi qu’il en soit, en tant qu’atteinte corporelle, il conservera sans doute un sens dans nos sociétés occidentales même s’il réussit, comme la boucle d’oreille, à s’affranchir de sa notion de mutilation. L’Histoire nous a trop habitués à ses ruses pour nous livrer ici à un pronostic péremptoire.
On ne saurait sans doute pas grand-chose des piercings au Moyen Âge sans les images d’un Bosch ou d’un Daret. Demain, les historiens de notre époque devront peut-être également se contenter d’images. En effet, le succès croissant de la crémation rend probable la mort prochaine de l’archéologie funéraire : il sera alors impossible d’étudier sur les squelettes les ornements qui auront disparu parmi les cendres. Cette fin possible de l’archéologie funéraire compromettra certains rapprochements riches de sens, comme l’exposition London bodies au Museum of London a su le faire récemment en 1998. De façon fort pertinente, elle se concluait par une photographie montrant de jeunes Londoniens aux visages ornés de nombreux piercings. Ces piercings côtoyaient d’autres marques pratiquées bon gré mal gré sur le corps depuis la préhistoire : amputations, dents usées par le frottement d’une pipe en verre au XVIIe siècle, cage thoracique comprimée par l’usage des corsets, etc. On ne pouvait mieux souligner que le souci de parer le corps, fût-ce en y portant atteinte, est une réalité anthropologique, qui a traversé toutes les époques. Loin d’être une originalité d’une fin de XXe siècle en proie au doute, le piercing s’insère en fait dans une continuité historique occidentale.

Questions :
1. En quoi ce texte se rattache-t-il au thème « génération(s) » ? (plusieurs raisons)
2. Pouvez-vous compléter la liste d’exemples de « marques pratiquée sur le corps » donnés en fin de texte ? Sont-elles toujours conflictuelles ?
3. En dehors du domaine du corps, pouvez-vous proposer un classement par catégories et exemples, de marques de générations, celles de vos grands-parents, parents, et la vôtre ?

Un sujet de BTS blanc (synthèse seule) sur le thème « Génération(s) »

Les conflits entre père et fils.

Vous rédigerez une synthèse objective et ordonnée des documents suivants.
• Document n°1. :
Extrait de Totem et tabou (IV, 5), de Sigmund Freud, Gallimard, 1913 (traduction Samuel Jankélévitch).
• Document n°2 :
Extrait de Dom Juan, de Molière, 1665.
• Document n°3.
Extrait de Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Julliard, 2003.
• Document n°4.
Saturne dévorant un de ses enfants, tableau de Francisco Goya, entre1819 et 1823.

• Document n°1. :
Au début du XXe siècle, dans une réflexion associant psychanalyse et anthropologie, Sigmund Freud (1856-1939) explique l’origine de deux tabous fondamentaux, le parricide et l’inceste. Dans Totem et tabou (1913), il analyse les rituels autour de la consommation collective de l’animal totem considéré comme l’ancêtre d’un clan dans les sociétés traditionnelles. Il voit dans ce rituel le rappel d’un meurtre archaïque, celui du père mythique tout puissant. Ses fils, en rivalité avec lui, l’auraient tué pour substituer à l’ordre qu’il imposait une autre forme de pouvoir, celle qui s’exprime dans l’ordre social et les religions propres à toute culture.

Représentons-nous maintenant la scène d’un repas totémique, en y ajoutant quelques traits vraisemblables dont nous n’avons pu tenir compte précédemment. Dans une occasion solennelle, le clan tue cruellement son animal totémique et le consomme tout cru — sang, chair, os ; les membres du clan sont vêtus de façon à ressembler au totem dont ils imitent les sons et les mouvements, comme s’ils voulaient faire ressortir leur identité avec lui. On sait qu’on accomplit une action qui est interdite à chacun individuellement, mais qui est justifiée dès l’instant où tous y prennent part ; personne n’a d’ailleurs le droit de s’y soustraire. L’action accomplie, l’animal tué est pleuré et regretté. Les plaintes que provoque cette mort sont dictées et imposées par la crainte d’un châtiment qui menace et ont surtout pour but […] de soustraire le clan à la responsabilité du meurtre accompli.
Mais ce deuil est suivi de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse, avec déchaînement de tous les instincts et acceptation de toutes les satisfactions. Et ici nous entrevoyons sans peine la nature, l’essence même de La Fête.
Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’une prohibition. Ce n’est pas parce qu’ils se trouvent, en vertu d’une prescription, joyeusement disposés, que les hommes commettent des excès : l’excès fait partie de la nature même de la fête ; la disposition joyeuse est produite par la permission accordée de faire ce qui est défendu en temps normal.
Mais que signifie le deuil qu’on éprouve à la suite de la mort de l’animal totémique et qui sert d’introduction à cette fête joyeuse ? Si l’on se réjouit du meurtre du totem, qui est un acte ordinairement prohibé, pourquoi le pleure-t-on également ?
Nous savons que les membres du clan se sanctifient par l’absorption du totem et renforcent ainsi l’identité qui existe entre eux, et leur identité avec lui. La disposition joyeuse et tout ce qui en découle pourrait s’expliquer par le fait que les hommes ont absorbé la vie sacrée dont la substance du totem était l’incarnation ou, plutôt, le véhicule.
La psychanalyse nous a révélé que l’animal totémique servait en réalité de substitut au père, et ceci nous explique la contradiction que nous avons signalée plus haut : d’une part, la défense de tuer l’animal ; d’autre part, la fête qui suit sa mort, fête précédée d’une explosion de tristesse. L’attitude affective ambivalente qui, aujourd’hui encore, caractérise le complexe paternel chez nos enfants et se prolonge quelquefois jusque dans la vie adulte, s’étendrait également à l’animal totémique qui sert de substitut au père.
En confrontant la conception du totem, suggérée par la psychanalyse, avec le fait du repas totémique et avec l’hypothèse darwinienne concernant l’état primitif de la société humaine, on peut acquérir une compréhension plus profonde et on entrevoit la perspective d’une hypothèse qui peut paraître fantaisiste, mais présente l’avantage de réaliser, entre des séries de phénomènes isolées et séparées, une unité jusqu’alors insoupçonnée.
Il va sans dire que la théorie darwinienne n’accorde pas la moindre place aux débuts du totémisme. Un père violent, jaloux, gardant pour lui, toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissent : voilà tout ce qu’elle suppose. Cet état primitif de la société n’a été observé nulle part
L’organisation la plus primitive que nous connaissions et qui existe encore actuellement chez certaines tribus consiste en associations d’hommes jouissant de droits égaux et soumis aux limitations du système totémique, y compris l’hérédité en ligne maternelle. Cette organisation a-t-elle pu provenir de celle que postule l’hypothèse darwinienne ? Et par quel moyen a-t-elle été obtenue ? En nous basant sur la fête totémique, nous pouvons donner à cette question la réponse suivante : un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité. Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père, — il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte d’absorption, ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions.

• Document n°2 :
Dans sa comédie Dom Juan (1665), Molière (1622-1673) met en scène un jeune aristocrate qui ne croit pas en Dieu et s’amuse à séduire les femmes en leur promettant le mariage puis en les abandonnant, au mépris des conventions sociales, ce dont chacun lui fait reproche. Dans cette scène, son père, Don Louis, lui rend visite à l’improviste.

Acte IV, Scène 4 — Don Louis, Don Juan, La Violette, Sganarelle.
La Violette. — Monsieur, voilà Monsieur votre père.
Don Juan. — Ah ! me voici bien : il me fallait cette visite pour me faire enrager.
Don Louis. — Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né : ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.
Don Juan. — Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
Don Louis. — Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme. Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître. (Il sort).
Scène 5 — Don Juan, Sganarelle.
Don Juan. — Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils.

• Document n°3 :
Né en 1934, Gérard Chaliand, poète, géostratège et spécialiste des conflits, a longtemps refusé de porter le poids du génocide de 1915 dont a été victime la famille de ses grands-parents arméniens. Ce n’est qu’en 2003 qu’il publie ce livre, repris dans l’anthologie Fragments d’Arménie, (Omnibus, 2007).

De l’enfance de mon père, je ne sais à peu près rien. Des images de torrent où l’on se baigne, de maquis où l’on court, de mûriers chargés de fruits – comme nous en avons cueilli, plus tard, ensemble —, d’une grande familiarité avec les bêtes – il aimait beaucoup les chevreaux qu’on appelle « oulig » en arménien —, et d’un attachement au bourg de Hadjine. Une fois, je voyageais en Cappadoce et j’ai rencontré un Tcherkesse de Hadjine à qui j’ai demandé si c’était beau. C’était un jeune paysan. Il m’a répondu que c’était très beau chez lui, qu’il aimait beaucoup.
Tu es devenu orphelin vers quinze ans : ton père, ta mère et cinq de tes frères et sœurs ont été massacrés. Toi, tu as gagné Constantinople à pied ; tu y as été recueilli et tu as pu terminer tes études de botanique et de pharmacie. En 1958, j’ai vu la pharmacie où tu avais travaillé, à Tatavla, faubourg d’Istanbul, jusqu’en 1922, lorsque tu as quitté la Turquie pour toujours. Tu n’as jamais rien évoqué d’amer ; le sang de ton passé, je ne l’ai pas connu. Tu as toujours été pour moi un père merveilleux. Pour te ramener au jour, je ferai tous les voyages. Une fois, je me souviens, je t’avais parlé d’un peuple qui se déplaçait avec les cendres de ses ancêtres et tu m’avais dit que tu trouvais ça bien. Tu sais, j’ai les cendres de nos souvenirs à tous deux en moi et tu ne disparaîtras tout à fait qu’à ma mort.
Hériter d’un génocide, de surcroît non reconnu par l’Etat turc, ni connu du monde, comme d’une bizarrerie atroce, reste en travers de la gorge. Je me suis pris, vers seize ans, à détester la martyrologie, ce masochisme porté, chez les vaincus, jusqu’à la manie. J’ai tourné alors cette page, pour un quart de siècle, en rompant tout lien avec mes origines, pour tenter de vivre les aventures humaines.
Au moment où je prends la mesure du temps que j’ai traversé et où tout le monde est mort, il est temps de se souvenir de cette histoire et de rendre aux ancêtres ce qui leur est dû.
Aujourd’hui, je salue votre désir de durer et de rester vous-mêmes, que je respecte sans le partager. Mon chemin a été autre. J’ai lutté avec des peuples des trois continents, j’ai partagé leur existence. Peut-être vous ai-je mieux compris grâce à eux. Vous revenez maintenant prendre en moi votre place, en paix, à l’orée des souvenirs. Et vos traces sont dans mes pas.

• Document n°4 :

Saturne dévorant un de ses fils, Francisco de Goya
© Wikicommons / Musée du Prado

Saturne dévorant un de ses enfants, tableau de Francisco Goya (1746-1828), peint entre 1819 et 1823 sur les murs de sa maison, puis transféré sur toile. Le tableau évoque un épisode de la mythologie grecque et romaine. Saturne, (Cronos chez les Grecs), avait tranché le sexe de son père Ouranos. Pour se venger, Ouranos lança une malédiction sur Cronos, lui promettant que son propre fils se retournerait contre lui quand il aurait atteint l’âge adulte. C’est ainsi que pour éviter que la malédiction ne se réalisât, Cronos dévorait un à un ses enfants… Ce mythe a acquis une valeur symbolique [4].

Éléments de corrigé pour ce devoir

 Correction de l’introduction de la synthèse.

[accroche] La mort des parents et donc du père est la condition sine qua non de la succession des générations, donc de la réalisation de l’humanité par le progrès. Cette évidence ne va pas sans violence, symbolique ou réelle, une violence qui parcourt les quatre documents de notre corpus. [présentation des documents] Dans Totem et tabou, un essai de psychanalyse et anthropologie publié en 1913, Sigmund Freud démontre que le meurtre rituel du père est à l’origine de l’organisation sociale. Molière, dans sa célèbre pièce de théâtre Dom Juan (1665), montre l’affrontement d’un fils et d’un père aristocrates, ce dernier reprochant à son fils d’avoir dégénéré de sa prestigieuse lignée. Mémoire de ma mémoire est un texte autobiographique de Gérard Chaliand, publié chez Julliard en 2003. L’auteur y rend hommage à son père, Arménien rescapé du génocide, tout en exprimant son désir de se réaliser autrement que dans le souvenir obsessionnel de ce drame. Quant au tableau Saturne dévorant un de ses enfants, de Francisco Goya, peint entre1819 et 1823, il représente un mythe gréco-romain fondamental. [problématique] Le corpus nous amène à nous demander comment cette violence inhérente à la relation père / fils peut être maîtrisée dans la vie sociale. [annonce du plan] La première partie étudiera la violence de la relation entre les générations, mais aussi l’ambiguïté de cette relation, puis nous verrons quel lien peut s’établir entre l’attitude du père et les entreprises menées par les fils, enfin nous nous intéresserons aux aspects religieux et sociaux.

 Plan détaillé, réalisé à partir d’un tableau d’exploitation des documents à trois colonnes. Dans chaque colonne (correspondant aux 3 thèmes du plan), apparaissaient 8 points, deux par document, un par sous-partie. Pour des raisons didactiques, j’ai fait en sorte que ce plan soit très « carré », chacun des documents étant abordé dans l’ordre dans chacune des six sous-parties, mais on peut bien sûr introduire un peu de désordre dans le tableau…

1. Violence de la relation père / fils
1.1. Violence père / fils
 Les fils tuent et mangent le père (Freud)
 Don Juan souhaite la mort de son père. « Il faut que chacun ait son tour » = violence fondamentale de la succession des générations.
 Histoire familiale lourde à porter (ici, génocide, et sans doute culpabilité du père d’être seul survivant de sa lignée). Martyrologie du peuple arménien.
 Cronos dévore ses enfants. Cannibalisme et parricide.
1.2. Ambiguïté de cette violence
 Attitude affective ambivalente, se prolonge parfois jusqu’à la vie adulte. Modèle envié et redouté. (Freud)
 Don Louis a souhaité un fils qui devait être sa joie et sa consolation.
 Rompre tout lien, tourner la page, pour mieux retrouver la mémoire 25 ans plus tard (G. Chaliand)
 Regard halluciné de Cronos, attitude de répugnance. Conscience de la prédiction inéluctable ?
2. L’attitude du père et les entreprises des fils
2.1. L’attitude du père
 Père violent, jaloux, gardant toutes les femelles = société primitive.
 Malédiction du père, qui désavoue son fils dégénéré (Don Juan)
 Père merveilleux qui n’a jamais rien évoqué d’amer. (G. Chaliand)
 Malédiction d’une génération sur la suivante. Lié à une jalousie « œdipienne » (Ouranos empêchait Gaïa d’accoucher des Titans en la pénétrant sans relâche).
2.2. Les entreprises des fils liées à cette attitude
 Le meurtre du père permet aux frères de devenir entreprenants (Freud)
 Séduction de nombreuses femmes (psychologiquement, affront au père, qui perd ses facultés de séduction, thème présent aussi dans L’Avare de Molière).
 Le fils a vécu des aventures humaines, dont on remarque qu’elles sont cependant liées aux luttes des peuples, ce qui est une façon détournée de retrouver son père. (G. Chaliand)
 Devoir de vengeance respecté par le petit-fils, Zeus. L’histoire familiale court sur plusieurs générations.
3. Aspects religieux et sociaux
3.1. Aspects religieux
 Le meurtre du père se commet en commun, de façon rituelle. « Violation solennelle d’une prohibition » (Freud)
 « Courroux du ciel » (Don Juan)
 Au sens symbolique, le fils a ingéré les cendres de ses ancêtres. Peuple qui se déplace avec les cendres des ancêtres. (G. Chaliand)
 Le tableau de Goya est l’illustration d’un mythe, et en tant que tel, participe à la catharsis. Il ne s’agit pas de commettre un meurtre, mais de se libérer de cette pulsion.
3.2. Aspects sociaux
 Renforcement de l’identité mutuelle (Freud)
 Les fils ne doivent pas dégénérer de leurs ancêtres ; leur gloire se mérite par un comportement vertueux. (Don Juan)
 Rendre aux ancêtres ce qui leur est dû. Écriture du texte, travail de mémoire. Aspect laïque de la commémoration. (G. Chaliand)
 Goya utilise sans doute ce mythe pour évoquer l’État dévorant ses citoyens.

Fin du sujet de synthèse. D’autres suggestions, en vrac

Le génocide arménien vu par trois générations successives

Un autre extrait de Fragments d’Arménie, anthologie présentée par Gérard Chaliand, Omnibus, 2007, en plus de celui présenté dans l’exercice de synthèse ci-dessus. La question du génocide arménien me semble mettre en évidence les différences entre trois générations successives : ceux qui ont fui le génocide et ont voulu survivre, leurs enfants qui ont voulu réussir, et les petits-enfants qui ont pu se payer le luxe de se souvenir…

Michael J. Arlen (né en 1930), « Embarquement pour l’Ararat » (1975)

Depuis le début de ce voyage en Arménie, la présence de mon père n’avait cessé de m’accompagner, et souvent, pas comme une approbation. J’avais vu son visage en rêve et au musée et j’avais fini par trouver cela naturel. C’était mon père. Tout autour de moi, je sentais la présence – non, davantage que cela, l’invocation – de personnages paternels. Que m’avait donc dit Sarkis, un après-midi, l’air presque douloureux ? « Votre père était arménien. Vous lui devez le respect. » Cela me hantait. Pères et fils. Des phrases résonnaient dans ma tête : « Mon père n’avait rien fait de mal », et : « Nous étions sans défense. »
Et je me mis à me représenter d’autres pères et d’autres fils. Je pensai ainsi à tous ces pères arméniens qui avaient été mobilisés dans l’armée turque en cette année 1914 : des hommes, qui étaient pères, en uniforme brunâtre, expédiés loin de chez eux pour se faire tuer un peu plus tard ; d’autres, pères, eux aussi, jetés en prison ou bien massacrés sur le bord d’une route. Combien d’enfants arméniens avaient vu tuer leur père ? Ou bien – pire peut-être encore – combien avaient vu leur mère et leur sœur brutalisées à mort, ou quasiment, en l’absence de leur père ? En cette période traumatisante, combien de fils s’étaient sentis trahis par leur père absent ? Car, qu’est-ce que les enfants comprennent aux raisons et aux explications, qu’est-ce qu’un enfant comprend dans le tréfonds de son cœur à l’absence de son père alors même qu’il a le plus besoin de lui ?
Abraham, le père, a menacé de son coutelas son fils Isaac – acte de passion démoniaque ou sacrée, massacre. Jésus fut tué par haine, mais auparavant, on lui infligea la torture de la crucifixion. Alors le Fils en appela à son père : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
La trahison engendre la haine, mais, pour un fils, comment haïr son père ? Comment, en connaissance de cause, haïr son père qui l’a engendré et protégé et ensuite seulement (mais à jamais) l’a abandonné – parce qu’on l’a assassiné ? Comment, en connaissance de cause, haïr sa mère qu’il a été contraint de voir réduite au rang d’une bête ?
Les Turcs, certes. Il était possible à un Arménien de haïr les Turcs. Mais voici qui est intéressant : les Turcs n’ont jamais accepté cette haine. À la différence des Allemands qui au lendemain de la guerre et non sans difficultés ni protestations ont reconnu avoir commis des crimes de guerre et encourir une culpabilité à l’égard des Juifs, qui ont transformé Dachau et Buchenwald en macabres sanctuaires et ont eux-mêmes intenté des procès à certains de leurs concitoyens, les Turcs n’ont jamais admis officiellement la moindre culpabilité envers les Arméniens.
Que peut-on prendre encore comme objet de sa haine ?
Soi-même : la haine de soi-même. On pouvait hésiter à avancer une explication aussi simple d’un phénomène aussi compliqué – et pourtant c’est bien à cela qu’il semblait se ramener. Que l’on pense à cette façon de gémir et de se tordre les mains qu’ont tant d’Arméniens – surtout les vieux, mais aussi leurs fils —, à ces gestes qui semblent dirigés davantage contre eux-mêmes que contre l’objet prétendu de leur haine. Ces diatribes contre les Turcs : des accès de colère répercutés de génération en génération, et nous en sommes à la troisième. Le plus sûr moyen de tourmenter un enfant coléreux n’était-ce pas de le laisser tout seul avec sa rage, de l’ignorer ?

Cierge au monastère de Noravank
Cierge laïc !


 La photo de vignette représente des cierges allumés au monastère de Noravank), en pensant à la génération sacrifiée du génocide arménien.

Qu’est-ce qu’une génération ?

« LES PETITES JOIES DE LA VIE QUOTIDIENNE », extrait de Nous, les enfants de 1957, de mon ami Pascal Helleu (paru en 2010 aux éditions Wartberg). Ce livre, qui s’inscrit dans une collection, s’adresse aux personnes nées en 1957, et tente de définir les souvenirs communs à cette « génération ». Il contient quelques documents statistiques ou iconographiques, dont deux petits tableaux reproduits ci-dessous [5]. Comme la collection complète doit présenter un titre par année confié à un auteur différent, on peut se demander à partir de quel écart on peut parler de générations différentes !

Au registre des joies de la maternité, les couches jetables qui venaient d’être inventées n’étaient pas encore commercialisées en France. Nous étions donc pourvus de couches lavables. Sachant que moins de 20 % des ménages étaient équipés en lave-linge, il est clair que nos mères avaient là de l’occupation. D’ailleurs, hormis pour quelques femmes aisées, le poids des tâches ménagères était écrasant. La lessive se faisait au lavoir, dans l’évier de la cuisine ou dans la salle de bain lorsqu’on en avait une.
Salir ses vêtements ou faire pipi au lit fâchait nos mères, car cela occasionnait une surcharge de travail importante dans une journée de labeur où les pauses étaient déjà rares. Chaque geste demandait du temps, des efforts et de l’organisation : il fallait chauffer l’eau pour le bain du bébé et la toilette des grands, faire bouillir les draps dans d’immenses lessiveuses en tôle galvanisée avant de les rincer et de les essorer à la main, descendre à la cave remplir le seau à charbon, sortir dans la cour fendre le bois, et préparer les repas.
Nos mères se retrouvaient dans les espaces publics où elles nous promenaient. Il leur fallait aussi souffler un peu. Nous étions dans nos landaus pendant que nos sœurs aînées et nos grands frères jouaient à cache-cache ou avec un cerceau, à chat, à la corde à sauter, avec un cerf-volant ou une poupée – éventuellement Barbie à partir de 1959. Nos mamans discutaient, échangeant ainsi entre personnes qui connaissaient les mêmes difficultés, tout en reprisant des chaussettes, en tricotant ou en brodant : les tâches ménagères étaient si nombreuses qu’il fallait mettre chaque instant à profit. […]
Vue d’ici, la vie de nos parents peut sembler peu enviable. Les congés annuels se limitaient à trois semaines, les bas salaires étaient vraiment très bas. Nos parents rentraient harassés du travail pour retrouver la compagnie de leur famille et de la TSF — comme on ne l’appellerait bientôt plus. Peu de confort, peu de loisirs, peu ou pas de vacances pour les catégories sociales modestes, de loin les plus nombreuses.
Mais ce n’est pas d’ici qu’il faut voir les choses, c’est de là-bas, comme nos parents qui les voyaient évidemment de leur époque. La troisième semaine de congés payés venait d’être obtenue grâce au gouvernement de Guy Mollet ; elle constituait un progrès notable, et venait s’ajouter aux deux premières acquises vingt ans plus tôt seulement. On ne connaissait pas le chômage et les heures supplémentaires étaient en abondance. Les besoins en personnel d’encadrement augmentaient dans l’industrie et les services, mais le personnel formé et diplômé faisait défaut (jusqu’à la fin des années soixante, seulement 15 % d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat). Dans les entreprises, les opportunités de promotion interne étaient nombreuses. Les ouvriers et employés avaient l’espoir d’accéder progressivement à des postes d’encadrement. Pour beaucoup, avoir la radio et un tourne-disque était déjà un luxe, et en tout cas un progrès. Bientôt viendraient la télévision et la machine à laver ; l’automobile était déjà là ou n’allait pas tarder. Nos parents deviendraient « propriétaires ». Plus de pouvoir d’achat, plus de confort, davantage de loisirs : en un mot, c’était les « Trente Glorieuses » ! Nous possédions moins qu’aujourd’hui, mais tellement plus qu’hier !

L’équipement des ménages en France : deux tableaux

1954 1962 1968 1975
Baignoire ou douche 10,4 % 28,9 % 47,5 % 70,3 %
WC intérieur 26,6 % 40,5 % 54,8 % 73,8 %
1954 1960 1975 2010
télévision 1 % 13 % 85 % 90 %
réfrigérateur 6 % 26 % 92 % 98 %
lave-linge 8 % 25 % 73 % 93 %
automobile 22 % 29 % 65 % 81 %

Engager les générations à venir dans un risque ?

Un essai du mathématicien Ivar Ekeland, Au hasard, Points sciences, 1991. Voici un extrait. On en retrouvera deux autres pour le thème Le Détour. La question de la gestion des risques pose la question de la responsabilité d’une génération à une autre.

Chapitre Risque

À ces considérations peu encourageantes il faut en rajouter une autre. C’est que jamais, dans l’histoire de l’humanité, on n’a pris des décisions qui engagent l’avenir pour aussi longtemps. L’industrie nucléaire produit des déchets qui resteront extrêmement dangereux pendant dix mille ans au moins. Ceux qui ne sont pas perdus (cela arrive) ou retraités sont stockés dans des sites spéciaux, mines désaffectées ou caves granitiques, où ils sont en principe sous surveillance constante. Mais dix mille ans, c’est deux fois l’âge de l’écriture, deux fois la durée de l’histoire humaine. Imaginons que de lointains ancêtres, dans la nuit des temps, bien avant les premières dynasties égyptiennes ou chinoises, bien avant l’émergence des religions actuelles, nous aient légué des sépulcres à ne pas ouvrir ni même approcher. La garde aura-t-elle été fidèle pendant cette longue succession d’empires, de guerres et de calamités ? L’ordre aura-t-il été transmis, le souvenir se sera-t-il perpétué ? Ou quelque conquérant les aura-t-il fait ouvrir devant lui pour affronter la légende ?
Sans doute se berce-t-on de l’espoir que les déchets nucléaires ne resteront pas entreposés dix mille ans, que bien auparavant les générations futures auront trouvé une cure pour le cancer, un vaccin contre le sida, le secret de l’éternelle jeunesse, et le moyen de se débarrasser de nos ordures. Elles les retraiteront dans des usines non polluantes, ou les enverront dans l’espace, à bord d’engins qui n’explosent pas en vol. Ces mêmes engins seront sans doute bien commodes pour reconstituer la couche d’ozone, et on attend avec curiosité de voir comment nos descendants s’y prendront pour diminuer la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère.
La vérité est que la civilisation industrielle va de l’avant sans mesurer les risques encourus, et sans les penser de manière globale. On peut certes dresser un réquisitoire contre l’énergie nucléaire, mais brûler des combustibles fossiles n’est pas bon non plus, et même les barrages hydroélectriques ont leurs inconvénients. C’est le problème des sources d’énergie de la planète qui est posé, à côté de tant d’autres qui ne retiennent pas suffisamment l’attention. Où s’arrêtera l’épidémie de sida ? Déjà, dans certains pays africains, le tiers de la population est infecté. En avons-nous pensé toutes les conséquences ? Au Moyen-Orient, les réfugiés palestiniens de 1948 et leurs descendants s’entassent toujours dans des camps. À laisser se perpétuer génération après génération, ce genre de situation, on crée délibérément des risques historiques majeurs. Qui les a mesurés ? Qui les prend en compte ?
Nous marchons anesthésiés entre les risques que nous créons. De temps en temps un accident nous secoue de notre torpeur, et nous jetons un coup d’œil dans le précipice. Un accident à Tchernobyl, et nous ne buvons plus de lait : la mort d’un acteur, et les policiers portent des gants ; une révolte populaire, et nous irons en vacances ailleurs. Comme Gunnar de Hlidarendi, ramené à lui-même par une chute de cheval. Mais son geste avait une autre grandeur.

Albert Memmi : Portrait du colonisé

Voici un extrait de cet essai fondamental d’Albert Memmi : Portrait du colonisé. Dans le chapitre 2 : « Situation du colonisé », le paragraphe « L’enfant colonisé » évoque les conflits entre générations dans la famille colonisée (Folio actuel, p. 116).

Plus tard, adolescent, c’est à peine s’il entrevoit la seule issue à une situation familiale désastreuse : la révolte. Le cercle est bien fermé. La révolte contre le père et la famille est un acte sain, indispensable à l’achèvement de soi ; il permet de commencer la vie d’homme, nouvelle bataille heureuse et malheureuse, mais parmi les autres hommes. Le conflit des générations peut et doit se résoudre dans le conflit social ; inversement, il est ainsi facteur de mouvement et de progrès. Les jeunes générations trouvent dans le mouvement collectif la solution de leurs difficultés, et choisissant le mouvement ils l’accélèrent. Encore faut-il que ce mouvement soit possible. Or sur quelle vie, sur quelle dynamique sociale débouche-t-on ici ?
La vie de la colonie est figée ; ses structures sont à la fois corsetées et sclérosées. Aucun rôle nouveau ne s’offre au jeune homme, aucune invention n’est possible. Ce que le colonisateur reconnaît par un euphémisme devenu classique : il respecte, proclame-t-il, les us et coutumes du colonisé. Et certes, il ne peut que les respecter, fût-ce par la force. Tout changement ne pouvant se faire que contre la colonisation, le colonisateur est conduit à favoriser les éléments les plus rétrogrades. Il n’est pas le seul responsable de cette modification de la société colonisée ; il est de relative bonne foi en soutenant qu’elle est indépendante de sa seule volonté. Elle découle, largement, cependant, de la situation coloniale. N’étant pas maîtresse de son destin, n’étant plus sa propre législatrice, ne disposant pas de son organisation, la société colonisée ne peut plus accorder ses institutions à ses besoins profonds. Or, ce sont ses besoins qui modèlent le visage organisationnel de toute société normale, au moins relativement. C’est sous leur pression constante que le visage politique et administratif de la France s’est progressivement transformé le long des siècles. Mais si la discordance devient trop flagrante, et l’harmonie impossible à réaliser dans les formes légales existantes, c’est la révolution ou la sclérose.
La société colonisée est une société malsaine où la dynamique interne n’arrive plus à déboucher en structures nouvelles. Son visage durci depuis des siècles n’est plus qu’un masque, sous lequel elle étouffe et agonise lentement. Une telle société ne peut résorber les conflits de générations, car elle ne se laisse pas transformer. La révolte de l’adolescent colonisé, loin de se résoudre en mouvement, en progrès social, ne peut que s’enliser dans les marécages de la société colonisée (À moins qu’elle ne soit une révolte absolue, mais cela nous y reviendrons).

La transmission par-delà les générations

L’essai récent du psychanalyste Didier Dumas : La sexualité des ados racontée par eux-mêmes (Hachette Littératures, 2009), base la majeure partie de son argumentation sur la psychogénéalogie. Une réflexion passionnante. Voici un extrait de la préface, mais d’autres extraits peuvent être proposés, comme le 2e extrait, sur les rites des premières règles, qui a l’avantage d’aborder la question des filles, car elles sont trop souvent absentes des textes que j’ai trouvés ici ou là pour ce thème…

 Extrait n°1. « Les parents de ma génération devront donc reconnaître que les luttes menées pour libérer la sexualité ne nous ont pas empêchés de perpétuer une tradition qui exclut la sexualité des conversations familiales. Toutefois, il faut considérer qu’à l’époque où nous élevions nos enfants, nous ne disposions d’aucun outil de pensée permettant de comprendre et d’enrayer la « dimension transgénérationnelle de la répétition ». Cela y compris pour les parents en analyse, puisque la psychanalyse transgénérationnelle n’existait pas encore et que le travail analytique se limitait alors à explorer le vécu oublié de la petite enfance, sans chercher à comprendre de quelle façon la sexualité se transmet d’une génération à l’autre.
La « répétition transgénérationnelle » est ce qui nous pousse à reproduire inconsciemment du même ou du connu. Elle fonctionne comme un automatisme qui veut qu’en devenant des parents nous reproduisions les nôtres sans forcément nous en rendre compte. Les parents ne peuvent donc y échapper qu’avec une réelle et attentive vigilance. Ce d’autant plus qu’ils ont généralement tout oublié des hontes, des inhibitions et des désespoirs qui les ont eux-mêmes assaillis à la puberté.
Dans notre société, l’adolescence est depuis longtemps un moment d’extrême désarroi. Les parents des adolescents de ce livre ont souffert autant qu’eux au même âge. Si cela ne les a pas empêchés de reproduire le mutisme parental sur la sexualité, c’est parce que la souffrance qui accompagne la mutation de l’état d’enfant à l’état adulte s’oublie assez vite. En effet, dès que l’adolescent a réellement franchi cette porte de l’âge adulte qu’est la sexualité, qu’il s’installe dans une histoire d’amour et entreprend de la gérer, il oublie ses premières vicissitudes, qu’il refoule et amalgame à celles de sa petite enfance. Devenant parent à son tour, il est donc rare qu’il s’en souvienne et sache en parler à ses enfants. Voilà en quoi ce livre pourra réalimenter le dialogue entre les générations. »
(pp. 11-13).

 Extrait n°2. « La répétition transgénérationnelle concerne tous nos comportements sexuels, mais, pour les règles, c’est quasiment culturel. La plupart de mes clientes ont souffert de cette absence de parole. Comme toutes les filles, Carmen s’attendait à « une grande histoire ». Si sa mère n’a pas réagi, il y a toutes les raisons de penser que sa propre mère en a fait autant. En éliminant du langage toute trace de sexualité, notre société a aussi éliminé de nos mœurs les rites d’initiation. Dans les sociétés dites traditionnelles, ces rites facilitent l’adolescence. Ils soutiennent le dialogue entre les générations, alors que, dans la nôtre, en dehors des bizutages, il n’existe aucun rituel qui permette de fêter l’arrivée de la maturité sexuelle. Quand on voit ce que sont les fêtes d’initiation des jeunes filles pubères à Bali, on mesure l’absence de pensée sociale et culturelle qui règne chez nous.
— Ça se passe comment à Bali ?
— L’arrivée des règles est fêtée non seulement par les parents, mais par toute la communauté. La jeune fille est richement parée et portée à bout de bras par les hommes. Elle est ainsi hissée au-dessus de la foule et promenée dans les rues du village afin que nul n’ignore qu’elle vient de naître à l’état de femme. On est donc bien loin de ce qui s’est produit pour un grand nombre de mes clientes. Lors de leurs premières règles, leur mère leur a généralement tendu en silence une serviette hygiénique et elles n’ont pu commencer à comprendre ce qui leur arrivait qu’en en parlant à mots couverts dans la cour de l’école. Les Balinais sont des gens sensés. C’est notre héritage sexuel qui ne l’est pas. Dans les sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte est fêté et ritualisé, alors que, dans la nôtre, les enfants sont confrontés depuis des siècles à des mères élevées dans la honte de leur corps. On continue ainsi à engendrer des individus mal dans leur peau pour être devenus adultes sans avoir reçu la moindre éducation sexuelle. D’un côté, notre société néglige la construction et le développement psychiques de l’enfant, de l’autre, elle génère la multiplication de thérapies en tout genre. »
(p. 158).

Wajdi Mouawad

Le dramaturge canadien Wajdi Mouawad (dont j’ignorais quand j’ai écrit ceci qu’un extrait d’une de ses pièces allait faire partie du corpus du sujet 2010 !) est obsédé par la transmission entre générations. C’est le thème de sa pièce Forêts, dans laquelle une jeune femme remonte le fil de ses origines pour comprendre la maladie qui la ronge. Une pièce de jeunesse inédite a été montée au Théâtre de la Tempête en janvier 2010 : Journée de noces chez les Cromagnons (mise en scène Mylène Bonnet). Le programme cite des propos de l’auteur : « Ce qui me plaît moi, c’est l’histoire. […] La psychologie me fait chier. » Or cette pièce, justement, ne contient aucune histoire, mais dévide un écheveau de mythe et de psychanalyse. Le temps de la guerre — qui en principe n’est qu’action — se trouve figé par le choix de traiter la guerre du Liban dans l’intimité d’une famille qui décide coûte que coûte de fêter les noces de la fille, en l’absence de tout bouquet [6] de fiancé. La problématique est la succession des générations, qui se trouve arrêtée par la guerre. Pour ces noces, on tue un mouton, qu’on ne peut pas cuire, faute d’électricité. Dans une scène dure et crue, le père plonge la tête de la mère dans la bassine de viande saignante, lui reprochant que c’est l’odeur de son entrecuisse. Il rapproche l’enfantement, donc l’acte de génération, de la mort. Plus loin, il dit que si les pères tuaient leurs enfants avec un couteau rouge (le même avec lequel il a tué le mouton), il n’y aurait plus de guerres. L’un des deux fils dit quelque chose comme « la guerre est mon nom depuis des générations » (cité de mauvaise mémoire, impossible de vérifier, le texte est inédit). L’allusion à l’Aïd el-Kebir est transparente, ainsi que la référence au repas totémique de viande crue évoqué dans Totem et Tabou de Freud. Il est question à plusieurs reprises d’un épicier Arménien dont on dit pis que pendre, mais qui permet d’évoquer une certaine « concurrence des mémoires ». Je m’attendais à ce qu’on « tue le père » à la fin de la pièce, mais une autre solution a été choisie, que je vous laisse découvrir, mais qui confirme l’allusion. Après cela, prétendre qu’il n’y a que de l’histoire et pas de psychologie dans cette pièce… Bref, un excellent spectacle, et une source d’extraits pour notre thème. Les lecteurs fidèles de ce site auront le plaisir d’applaudir entre autres l’excellent Philippe Canales

Consensus gérontocratique 

« Tous d’accord à droite pour relever la limite d’âge »

Un article d’Alain Auffray paru dans Libération le 26 mai 2010.
L’hypothèse de taxer les retraités a été huée à la convention de l’UMP, hier.

Au prix de quelques acrobaties sémantiques, le gouvernement s’efforçait toujours, hier, d’entretenir la fiction d’une « concertation ouverte ». Dans le même temps, les ténors de la majorité martelaient, comme un seul homme, qu’on allait évidemment vers le relèvement de l’âge légal de départ à la retraite.
« Notre calendrier est absolument cohérent avec notre méthode, celle d’une concertation large », assurait le ministre du Travail Eric Woerth, invité de la convention UMP sur les retraites. Sur le site ParisMatch.com, il ajoutait, un peu plus tard, qu’il fallait « agir sur l’âge légal de départ à la retraite ». Que c’était pour le gouvernement une « option logique ». En attendant la présentation de son projet, « autour du 20 juin », Eric Woerth est formel : « La concertation continue comme jamais. » Devant les députés UMP, François Fillon a lui aussi indiqué que le débat devait « rester ouvert ». A 48 heures de la journée de mobilisation syndicale pour les retraites, il veut convaincre qu’il entend respecter « l es engagements de calendrier avec les partenaires sociaux ». « On a des grands radars, des grandes oreilles, et on écoute » a renchéri son ministre du Travail.
Jeune loup. Hier, les « grandes oreilles » gouvernementales ont entendu le député Arnaud Robinet, chargé des retraites à l’UMP, déclarer aux Échos : « À titre personnel, 62 ans me semble un minimum. […] 65 ans est dans le domaine du possible à l’horizon 2030. » Le patron du parti majoritaire, Xavier Bertrand, n’a que modérément nuancé ces propos : « Il ne s’agit pas aujourd’hui de jeter des chiffres » mais « si on vit beaucoup plus longtemps, il faut accepter de travailler un peu plus longtemps ». Le matin, sur France Inter, le président UMP du Sénat, Gérard Larcher, ne disait pas autre chose : « La vérité, c’est qu’il faudra cotiser plus longtemps, partir plus tard à la retraite. »
« Ça ne peut plus être 60 ans », martelait de son côté le chef de file des députés UMP Jean-François Copé. Toujours soucieux d’apparaître comme le plus combatif des jeunes loups de la majorité, il a estimé que ce dossier des retraites devait être « le marqueur numéro 1 ». De la tribune de la convention UMP, il a demandé à chaque dirigeant du PS de « confirmer publiquement qu’il est d’accord avec la position de Martine Aubry : les autres réforment, nous, on ne change rien ! »
Sifflets. Visiblement très déterminés à s’emparer du « marqueur » de l’âge légal, les cadres de l’UMP sont nettement moins enthousiastes quand il s’agit d’explorer de nouvelles pistes pour le financement des retraites. Invité à plancher devant la convention de l’UMP, le sociologue Louis Chauvel a été copieusement sifflé quand il a suggéré de taxer aussi les jeunes retraités du baby-boom, aujourd’hui plus riches que les actifs, ce qui ne s’est jamais vu. Louis Chauvel est tenté de voir dans ces réactions hostiles d’une salle de militants majoritairement sexagénaires une expression du « consensus gérontocratique » qui freine, à gauche comme à droite, le débat sur la contribution des retraités aisés.
Les sifflets des seniors de l’UMP n’ont d’ailleurs pas tout à fait couvert les applaudissements des plus jeunes, manifestement séduits par les propos iconoclastes du sociologue. Serait-ce l’expression d’une fracture générationnelle au sein de l’UMP ? Si le débat est aussi « ouvert » qu’elle le prétend, la majorité devrait, en toute logique, y regarder de plus près.

D’autres suggestions, en vrac

 Le livre VIII de La République de Platon évoque le passage de la démocratie à la tyrannie et les troubles intergénérationnels qui l’accompagnent : « Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. » (VIII, 563a). On n’oubliera pas non plus que le mythe d’Antigone est une évocation du thème freudien : un père (en fait un oncle) « tue » un fils symboliquement en le donnant à manger aux vautours ; en retour, Antigone refuse d’engendrer une lignée (son nom peut s’interpréter comme « anti-génération »).

 La visite de l’exposition « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France », jusqu’au 10 avril 2010, à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Cette exposition est à visiter en famille, surtout pour les familles originaires du Maghreb. Sur un espace assez limité, elle propose des documents multimédia sur les générations successives de l’immigration maghrébine. Une citation de Driss Chraïbi, dont le roman La Civilisation, ma Mère !… est nommé dans la bibliographie officielle, ouvre l’expo. On trouve pêle-mêle des documents administratifs, des coupures de presse, des photos, des extraits d’émissions de radio ou de T.V., des chansons, et même des scopitones. Un petit air de liberté à l’écart des délires du moment sur l’identité nationale ou sur la « burqa » !

 La visite de l’exposition « La Splendeur des Camondo », au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Présentée dans le cadre de la Saison de la Turquie en France, cette exposition riche en chefs d’œuvre notamment de peinture et d’arts chinois ou japonais, retrace le parcours de cinq générations de la famille Camondo de Constantinople à Paris, du XIXe siècle naissant à 1945. Il est émouvant de constater qu’au terme de cette saga, la lignée s’est éteinte suite à la mort du jeune Nissim au combat en 1917 (à qui sera dédié le Musée Nissim-de-Camondo) et à la mort en déportation des survivants qui n’avaient pas vu venir le danger nazi. L’étude de la généalogie des Camondo propose un support utile pour la classe.

 L’Origine des espèces, de Charles Darwin contient, en plus de celui ci-dessus, des extraits qui, à mon sens, peuvent illustrer le thème du « Détour » aussi bien que celui de « Génération(s) ». Il est étonnant que, le thème ayant été choisi en 2009, année anniversaire, la bibliographie officielle ait oublié notre scandaleux Darwin, alors qu’elle propose, je cite : de « Michel-Ange, « Plafond de la chapelle Sixtine », « La création de l’homme »

 Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, montre l’effacement d’une génération au profit d’une autre à une époque de révolution, même si la nouvelle génération ne fait que changer les formes, non le fond. Voir l’extrait que j’ai inclus dans le thème Le détour.

 Une réflexion intéressante sur la mode des chanteurs « générationnels » est menée par Richard Robert dans un article du 2 février 2010 sur le chanteur Arnaud Fleurent-Didier et son album La Reproduction. Extrait : « non, une génération ne se réduit pas à une pauvre petite liste de références communes, que nous resservent jusqu’à la nausée les vendeurs de nostalgie. Une génération n’existe qu’à travers le jeu complexe d’interactions, fait de frottements et de heurts, de connivences et de malentendus, qu’elle entretient avec celles qui l’ont devancée et qu’elle saura peut-être reproduire avec celles qui la suivront. À l’heure où la vie se laisse débiter en tranches d’âge, conçues comme autant de segments de marché, il n’est sûrement pas accessoire de le redire. ». J’en ai tiré un sujet d’écriture personnelle fort intéressant : « Une génération n’existe qu’à travers le jeu complexe d’interactions, fait de frottements et de heurts, de connivences et de malentendus, qu’elle entretient avec celles qui l’ont devancée et qu’elle saura peut-être reproduire avec celles qui la suivront. ». Explicitez cette affirmation de Richard Robert, et donnez votre point de vue personnel.

 Parmi les innombrables ouvrages d’ethnologie, un récit sur les rites de passage chez certaines populations d’Éthiopie, extrait de Les Guerriers nus, de Christian Bader, Payot, 2002. Voici une courte citation, mais l’extrait de deux pages est tout à fait exploitable en classe. « Les jeunes guerriers passent une bonne partie de leur temps à se livrer, par jeu, à des simulacres de duels à l’aide de bâtons de bois poli d’une longueur variable (de 2 mètres à 2,60 mètres), dont l’extrémité est sculptée en forme de phallus et qui sont appelés donga, au pluriel dongen. […] Le duel au donga fait également fonction de cérémonie d’initiation ; il permet aux jeunes hommes appartenant à la classe d’âge des tegai de devenir des adultes ou, plus précisément, d’accéder à la classe d’âge des rora ou « anciens ». (pp. 116-118).

 Ayant repris du service dans l’enseignement en BTS en 2018, je relis cet article qui est toujours très consulté, et j’y ajoute en codicille une page de mon roman M&mnoux qui vient de paraître :
« À l’instar de Fennèque ou Bassolini & tous les personnages de ce livre, mes protagonistes échappent à toute tentative de les décrire comme des continents figés. L’Irma & le Maxime trentenaires d’Andrée ou Huguette ne sont pas les mêmes que les quadragénaires qui enfantèrent Jean-Pierre & ma mère ; & les grands-parents quinquagénaires que connurent mes cousins enfants d’Andrée ne sont pas les mêmes que les septuagénaires que j’eus pour aïeux. Leurs quatre enfants & dix petits-enfants les ont connus à des époques diverses coupées les unes des autres comme les différentes îles des Galapagos, nées du même point chaud, lui échappent par le glissement tectonique qui les fait dériver. Mais il faudrait savoir si nos ancêtres sont les îles & nous les tortues qui les abordent, ou au contraire si nous ne serions pas plutôt les îles & eux les tortues qui s’y développent & en fonction des différents milieux que nous proposons, font évoluer leurs caractéristiques vers une espèce endémique acclimatée à ce nouveau milieu que nous représentons. Et puis inexorablement, la plaque tectonique dérive & les volcans vieillissent & les tortues antiques finissent par s’engloutir tout ensemble avec leurs vieux volcans.
L’Irma dans son cercueil, au visage remodelé par la thanatopractrice, aura été la dernière espèce de tortue née d’Irma, abordée sur l’île que constitue ce livre ; elle ne fait qu’entamer son évolution. Un exemple extrême est la personnalité de mon arrière-grand-père Paul. Ne l’ayant jamais connu, on ne peut me suspecter de partialité à son égard, mais jusqu’à ce que je recueille, vers la fin de mon enquête, le point de vue de ma tante Huguette, j’étais obligé d’en faire un personnage repoussoir. Huguette illumina ce kaléidoscope de la seule touche positive, car sur son île seulement cet homme usé développa une espèce endémique de son caractère. Quand je suis retourné vers mes autres témoins, ils confirmèrent cette exception qui leur était sortie de la mémoire : en effet, cet homme avait élu la petite Huguette comme un atoll paradisiaque, lui qui dérivait en pleine mer agrippé à une planche pourrie. Et ma tante elle-même ne va pas sans poser un relatif problème d’objectivité.
En effet, seule de la famille à être sincèrement croyante & pratiquante, elle est évidemment vue comme un peu à part, & sans le moindre ressentiment, on est insensiblement amené à moins se fréquenter. Ce que chacun est pour autrui, c’est une tortue endémique qui sécrète son espèce sur le terrain meuble d’une idiosyncrasie. Le romancier est comme un géographe doublé d’un naturaliste : il doit dresser la cartographie des êtres dans le temps & dans l’espace, espace qui n’est en l’espèce qu’une sous-catégorie du temps. Zola a moins joué de ces potentialités que Balzac avec Vautrin & surtout Proust, qui fait de Gilberte, entre autres, un archipel à soi seul dans le temps, poussant ses volcans sous les avatars successifs de Swann, Forcheville & Saint-Loup. »
M&mnoux, Lionel Labosse, Publibook, 2018, p. 430.

L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi

À cette époque je n’étais pas encore cinéphile et ne pratiquais pas l’analyse de films en classe (ma pratique pédagogique a considérablement évolué en dix ans), mais voici, ajouté en 2020, une suggestion inattendue : L’Aile ou la cuisse (1976) de Claude Zidi. Je n’avais pas revu ce film depuis 35 ans peut-être, mais je m’en souvenais assez bien (alors que j’ai une très mauvaise mémoire des films en général, sauf justement si j’accomplis un travail dessus). Je l’ai revu à l’occasion de la rétrospective De Funès à la Cinémathèque, qui a vraiment le mérite de ne pas mépriser le cinéma populaire. J’ai été profondément ému par une scène clé dans le film, dont j’avais le souvenir parfait, celle où le père Charles Duchemin, directeur du guide Duchemin, découvre que son fils unique Gérard, incarné par Coluche, fait le clown dans un cirque itinérant qu’il a créé et qu’il dirige, et qui suit la tournée des restaurants au cours de laquelle le père souhaite achever sa passation de pouvoir à son fils. On peut visionner cet extrait sur Youtube. Lors d’une séquence du spectacle de cirque, un spectateur est choisi dans la salle, et un éléphant de tissu lui barbouille la tête de mousse à raser. Le clown Coluche survient alors et s’exclame : « Vous vous êtes trompé, c’est le président de la république. Il faut le nettoyer ». Puis il balance un seau d’eau, et le visage de son père apparaît au lieu du quidam habituel. Un grand silence dramatique succède au rire général. Le dialogue est un miracle d’économie de paroles, de même que tout le rôle de Coluche, taillé sur mesure pour lui : « Ça te fait de la peine papa ? – T’inquiète surtout pas. – Ah bon. – Mais j’aurais aimé l’apprendre autrement. – J’ai essayé de t’en parler plusieurs fois. – Ça fait longtemps que tu « Tsa tsa tsa tsin tsin » ? – Bah il y a quelques temps j’avais pris des cours de comédie, tu te souviens ? – Oui. – Mais t’avais pas tellement apprécie, toi. – Je t’avais demandé de choisir et tu es resté avec moi. – Ouais, puis j’ai monté ça – Et ça marche ? – Ça démarre - Les histoires de tarte à la crème, ça les fait rire ? - Ouais. Ben alors moi par exemple, je prends ce seau et vouff, et y vont rire ? – Peut-être ouais. (il balance le contenu du seau, Coluche est couvert de blanc ; grand silence). – Eh bin c’est raté. – Comme toi. – Peut-être que t’avais pas envie de les faire rire. – Parce qu’il faut avoir envie ? – Ah oui, oui. – Effectivement, je n’ai envie de faire rire personne. J’ai pas envie de rire moi-même. Alors continue à faire tes tsa tsa tsa tsin tsin, allez hop, adieu. (il s’en va, trébuche sur le pourtour de la piste, ce qui déclenche le rire de la foule). – Tu es renvoyé. – Et le spectacle continue ».

Coluche dans L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi.
© Claude Zidi.

Il y a derrière cette scène bien plus que ce qu’elle dit. C’est un père qui apprend que son fils n’est pas tel qu’il l’aurait rêvé, avec une déception d’autant plus grande ici que dans le scénario, le fils est unique, et rien n’est dit sur l’absence de la mère. On peut penser le père veuf, en tout cas les femmes n’exercent sur lui aucune attirance, même s’il est conscient de celle qu’exerce sa secrétaire intérimaire sur son fils. La scène parle énormément à un enfant homo qui ne sait pas comment annoncer la couleur à ses parents. Mais il y a aussi en filigrane la question de la transmission de générations de comiques, puisque derrière la dynastie Duchemin, il y a un comique de l’ancienne génération qui passe la main à un jeune, considéré comme vulgaire, alors que De Funès était aussi considéré comme un comique vulgaire. Pierre Richard qui était pressenti pour le rôle avait refusé un mois avant le tournage (voir l’article de Wikipédia sur L’Aile ou la cuisse), et c’est au hasard qu’on doit cette idée étonnante et géniale du recrutement de Coluche, lequel mourra 3 ans après De Funès. Ce film obtient un record de spectateurs pendant le confinement coronaviral en 2020. Une séquence est consacrée à l’« agueusie » qui touche Duchemin, mot clé de la maladie Covid-19.

 Vous trouverez un extrait d’un autre livre de Pascal Helleu de la même série, Nous, les enfants de 2003, dans ce Corpus original pour une synthèse : musique populaire.

Lionel Labosse


Voir en ligne : L’indispensable blog sur le BTS de Julie F.


© altersexualite.com, 2010.
La photo de vignette représente des cierges allumés au monastère de Noravank), en pensant à la génération sacrifiée du génocide arménien.


[1Citons, par exemple, Le bouquin des citations, de Claude Gagnière, qui ne craint pas d’attribuer aux Pensées cette phrase reprise partout et pourtant fantaisiste : « La succession de chercheurs est comparable à un seul homme qui apprend indéfiniment ».

[2Système géologique qui s’étend de 443,7 à 416 Ma. Le début du Silurien est marqué par une extinction massive où près de 60 % des espèces marines ont disparu.

[3Le texte revu par l’auteur dans les éditions postérieures propose à la place de cette formule, l’expression : « attribuées primitivement par le Créateur à un petit nombre de formes ».

[4Voir dans l’article de Wikipédia sur Cronos un autre tableau tout aussi croquignolet de Rubens, sur le même thème. La reproduction est empruntée à l’article de Wikipédia.

[5Pour la petite histoire, c’est la première fois qu’un tableau figure sur le site altersexualite.com. Le 2 avril 2010 restera comme une grande date dans l’histoire de l’humanité !

[6« Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets. » Stéphane Mallarmé, Avant-dire au Traité du Verbe de René Ghil.