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Un viatique idéal pour voyager en Arménie

Fragments d’Arménie, anthologie présentée par Gérard Chaliand

Omnibus, 2007, 846 p., 27 €

jeudi 24 septembre 2009

L’Arménie et les Arméniens me passionnent pour une raison qui rend perplexe mon psychanalyste. C’est dire si je ne vais pas tenter de me justifier. Bon, allez, peut-être ces deux rescapés, frère et sœur sans descendance, à qui mes parents ont racheté la maison de mon adolescence, dont le jardin était dominé par un superbe abricotier, symbole, comme les grenades, du paradis perdu, du fait d’une erreur sur l’origine de l’arbre perpétuée par son nom scientifique (prunus armeniaca). Bref, j’ai visité l’Arménie, disons la République d’Arménie, en août 2009. Que de surprises dans ce pays grand comme la Belgique, classé entre la Namibie et le Mali pour le PIB ; entre l’Ukraine et l’Iran pour l’IDH !
Les Arméniens ont surmonté comme peu de peuples les pires tragédies du XXe siècle : le génocide, la bolchévisation forcée, les purges staliniennes, la Seconde Guerre, puis le séisme du 7 décembre 1988, avant d’affronter le démantèlement de l’Union Soviétique agrémenté rien que pour eux, de la guerre du Haut-Karabagh. Le pays n’a pas de débouché maritime, est enclavé entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, dont les frontières sont fermées, et n’a de frontière ouverte qu’avec deux États qui brillent par leurs succès diplomatiques internationaux : l’Iran et la Géorgie ! C’est tout dire de l’importance de la diaspora arménienne, dont les millionnaires pallient, paraît-il, les insuffisances des finances de l’État. J’aurais pu rédiger un journal de bord de ce voyage, mais comme j’ai eu la chance de tomber sur cette excellente anthologie de Littérature arménienne, je préfère slalomer entre les lignes de ces auteurs, d’autant que le pays étant petit, chaque parcelle en est évoquée à une page ou une autre…

Église de Sisian.
Bois gravé : grenade, feuille de vigne, raisin.


 Photo prise en Arménie en 2009, détail de la porte en bois de l’église Saint-Jean de Sisian.
Les 13 textes (du texte intégral à des extraits dont certains ne dépassent pas 5 pages) datent du XIXe au XXIe siècle, les auteurs sont arméniens ou non, de l’Arménie ou de la diaspora, ou simplement passionnés par l’Arménie ; les textes sont traduits de l’arménien ou de l’anglais, sauf quelques-uns écrits en français. Gérard Chaliand, grande figure de la communauté, a choisi, préfacé et brièvement commenté les textes. Sa personnalité (spécialiste des guérillas) nous vaut la prééminence de textes sur le génocide, ce qui l’a précédé et suivi, avec un éclairage particulier sur les mouvements de résistance, ce qui permet au lecteur de mieux cerner la question. Embarquement immédiat !

Vahan Totovents (1894-1937), « Une enfance arménienne » (1933)

Voici un récit relativement heureux, qui nous montre un peuple au mode de vie archaïque. Les mariages étaient précoces, « pour éviter aux jeunes filles d’être enlevées par les musulmans » (p. 31, note). La mère du narrateur n’a que 13 ans d’écart avec son fils aîné. Une épouse ne se montre à aucun homme, par peur de la honte (p. 45). Un homme se bannit du village car il a été vu chez une prostituée du village — tiens donc ! — et ne supporte pas les quolibets (p. 68) ; deux jeunes frères s’entretuent de jalousie (p. 75) ; deux amants se tuent parce qu’on refuse de les marier (p. 99) ; bref, le tout venant. Le père du narrateur a une maîtresse à Constantinople, qu’il rejoint parce qu’il ne supporte pas les cris des bébés (p. 96). Le narrateur tient de son père : il drague la troisième femme d’un musulman malgré la surveillance étroite du barbon (p. 119). Le génocide est abordé en fin de récit sous la forme d’un conte (p. 131), prolongeant certaines anecdotes qui font toucher du doigt l’animosité quotidienne entre Turcs et Arméniens. Je range deux pages superbes dans mes archives, pour d’éventuelles exploitations pédagogiques : une sorte de poème en prose animiste sur un mûrier qui a comme absorbé l’âme du père du narrateur au cimetière, à lire en parallèle avec « Souffles » de Birago Diop, et un chapitre consacré aux « amateurs de pigeons », à ranger parmi les textes de référence sur les insultes et les boucs émissaires : « Nous pouvions même aller trouver le directeur et nous plaindre si un élève en avait qualifié un autre d’amateur de pigeons. Cela passait pour une insulte plus grave que les injures contre la mère de quelqu’un ; et les véritables amateurs de pigeons étaient montrés du doigt comme les prostituées et les voleurs. » (p. 141).

Scène champêtre, région de Lori.


 Scène champêtre du Lori (région boisée du nord). Les herbes sont fauchées à la main…

Raffi (1835-1888), « Le fou » (1881)

Raffi montre dans un extrait de ce récit la soumission d’un propriétaire terrien arménien à des seigneurs Kurdes qui feignent l’amitié pour lui extorquer ses biens : « Si nous ne donnons pas de nous-mêmes et volontairement, ils emporteront ce qu’ils veulent par la force. C’est encore heureux qu’ils nous pillent en nous sollicitant sous le couvert de l’amitié. » (p. 182). Il stigmatise la désunion des Arméniens face à ces abus, liée au précepte des curés : « Si l’on te gifle la joue droite, tends la joue gauche » (p. 185). À compléter par la lecture de Rouben, infra.

Zabel Essayan (1878-1943), « Les Jardins de Silidhar » (1935) ; Aksel Bakountz (1899-1937), « La jeune fille humble » (1927) ; Hrant Matevossian (1935-2002), « Août » (1971)

 Zabel Essayan fut « la seule femme à être sur la liste des intellectuels et notables à exécuter le 24 avril » en 1915. Bien sûr, épargnée par les Turcs, elle fut liquidée par les soviétiques ! Dans cet extrait, elle témoigne de son enfance, des discriminations à l’école entre celles qui ont de quoi manger et les autres, et fait le portrait d’un voisin médecin Turc pro-arménien.
 Autre victime des purges staliniennes, Aksel Bakountz est un auteur moins connu exhumé par G. Chaliand. Cette nouvelle raconte la passion platonique d’un instituteur de 18 ans pour une jeune fille de 15 ans, sœur d’une de ses petites élèves. C’est l’arrière-plan qui fournit le contexte politique.
 Hrant Matevossian : La scène paysanne à la Maupassant de la nouvelle « Août », témoigne de l’Arménie soviétique : « au kolkhoze, la paie vient de toute façon, pendant que les autres se crèvent au soleil » (p. 329). Il y est question entre autres des affres de la sexualité, deux gamins qui « ont voulu faire des choses pas bien » à un enfant ; et une paysanne qui tabasse façon Gervaise une traînée qui se laisse draguer par son mari…

Kostan Zarian (1885-1969), « Le Bateau sur la montagne » (1942)

Voici l’histoire emblématique d’un marin de Batoum (Géorgie) qui à l’instar de nombreux Arméniens, rentre au pays à l’occasion de l’indépendance éphémère de la petite république en 1920. Pour se rendre utile, il propose de contribuer à la construction d’un bateau sur le lac Sevan. Dès son arrivée par le train, il perçoit poétiquement le paysage montagneux comme « une autre façon d’être et de naviguer » (p. 270). Ses rencontres avec différents immigrants sont l’occasion d’exalter la terre (« Dans les autres pays, la terre nourrit le peuple, ici c’est le peuple qui doit nourrir la terre »), sans oublier d’égratigner les Turcs : « Si les Turcs avaient aimé le travail, au lieu du désert qu’ils ont, ils auraient un paradis » (p. 275). L’auteur n’oublie pas de témoigner de la misère et des immenses difficultés de cette période, et c’est alors les commerçants arméniens profiteurs qu’il dénonce (p. 286). L’arrivée au lac est comme une épiphanie, qui coïncide avec une fête religieuse et populaire : « En réalité, le lac l’attendait et lui attendait le lac » (p. 323). On pourra trouver cela un peu propagandiste, ce qui n’enlève rien à l’intérêt du témoignage.

Cierge au monastère de Noravank
Cierge laïc !


 La photo de vignette représente des cierges allumés (ici au monastère de Noravank) — cierges tout laïcs et œcuméniques ; que les plus bouffeurs de curés parmi les ouailles de ce site ne s’offusquent ! — en pensant à mes amis arméniens… Les monastères sont plus que des édifices religieux, en Arménie, comme le montre le texte de Kostan Zarian.

Rouben (1882-1951), « Mémoires d’un partisan arménien » (1922)

Rouben Ter Minassian est une personnalité phare de la mémoire arménienne : fédaï, puis « pacha » parmi les guérilleros arméniens, il devint ministre de la république indépendante, avant de s’exiler à l’heure de la soviétisation. Il mourut à Paris, après avoir publié ses mémoires dont nous avons ici un extrait sur les années de guérilla, (1903-1908). L’éthique du fédaï est ascétique : « Ils ne devaient pas posséder de biens, ils devaient rompre avec la vie séculière, la famille et les femmes, se tenir loin des plaisirs et vivre avec les plus pauvres. » (p. 355), au point que lorsque le chef respecté Kévork Tchavouche tombe amoureux et épouse en secret une femme, cela fait scandale (p. 384). Le portrait donné p. 393 titillerait plus d’un Jean Genet : « Ni ventre, ni figure jaunie : tous les corps sont nerveux, les tailles fines, les épaules larges. Ils sont plus grands que la moyenne, certains s’étirent comme des peupliers. Le cœur s’ouvre à les regarder, têtes hautes, dos droits, démarches assurées, regards de félins, gestes habiles et rapides, figures ridées auxquelles le froid et le chaud ont donné couleur de cuivre ». Les partisans s’efforcent d’élever le niveau culturel des Arméniens (mais aussi des autres habitants d’Anatolie), en partant de bien bas : « instruire les filles, c’était attenter à leur moralité » (p. 359). Le fédaï doit savoir tuer, mais sans y prendre goût : « Prends pour ami celui qui a tué un tigre mais n’arrive pas à égorger un poulet » (p. 371). À lire en prolongement de L’armée du crime, le film de Robert Guédiguian sur l’affaire Manouchian, qui évoque le même genre de scrupules chez le partisan arménien. De nombreuses métaphores végétales relaient la pensée de l’auteur : « notre pays était un peu à l’image d’une noix » (p. 379) ; « Ces haricots mélangés, c’était la révolution turque » (p. 433). Le récit vaut surtout pour l’évocation précise des rapports extrêmement complexes entre Turcs, Kurdes et fédaïs. Fausses amitiés, admiration plus ou moins forcée pour la geste du bandit [1] dont la réputation est entretenue par de fréquents coups d’éclat : « il ne déplaisait pas aux Kurdes que nos cibles fussent surtout des Turcs » (p. 388). Les Kurdes aident les fédaïs pour les liaisons, connaissant bien le pays. Certains Turcs sympathisaient pour des motifs révolutionnaires, constatant que les Arméniens ne souhaitaient pas l’indépendance, mais la révolution dans le cadre de l’Empire ottoman (cf. p. 411). Certains des textes suivants évoquent le rôle de Rouben dans l’Histoire, après cette période.

Richard Hovannisian (né en 1932), « La Question arménienne, 1873-1923 » (1984)

Il s’agit de la contribution de l’auteur, universitaire étasunien, pour la session du Tribunal permanent des Peuples au sujet du génocide organisée en avril 1984 à l’initiative de G. Chaliand. Ce texte instruira ceux qui n’ont pas encore satisfait leur curiosité sur cette période. Le lamentable jeu diplomatique du traité de Sèvres puis de Lausanne (1920 & 1923) montre comment les Turcs, bien qu’ayant perdu la guerre, gagnèrent des territoires grâce au génocide, sans la moindre réparation, sans même la reconnaissance du crime !

Jacques Derogy (1925-1997), « Opération Némésis » (1986)

Jacques Derogy est un journaliste français juif [2] qui a consacré une enquête complète au génocide arménien et surtout à la fameuse Opération Némésis, nom de code d’une action terroriste menée entre 1920 et 1922 pour exécuter plusieurs responsables du génocide (y compris des Arméniens traîtres). Le livre qui en résulte est hybride, entre le roman et la compilation d’archives, ce qui peut impatienter les lecteurs, surtout ceux qui connaissent déjà la chronologie du génocide. Le récit des meurtres, avec l’analyse
psychologique des jeunes exécuteurs, est par contre passionnant. On se surprend à se réjouir à chaque opération réussie. Rarement, en effet, le mot « terrorisme » a correspondu à des actes aussi héroïques. Les victimes avaient été condamnées à mort par contumace, mais protégées par l’hypocrisie des puissances européennes, et ont été supprimées sans « dommages collatéraux », dans la tradition du « tyrannicide ».
Dans la partie historique, je n’ai pas trouvé dans cet essai (pas plus que dans le reste de l’anthologie) l’explication d’un paradoxe : on nous explique partout que les Arméniens de Constantinople et Smyrne ont été épargnés à cause de la présence d’observateurs occidentaux, mais la fameuse « rafle de quelque 650 intellectuels et notables arméniens » des 24 et 25 avril 1915 ne semble avoir suscité aucune réaction ; or par définition ces intellectuels devaient avoir des liens avec lesdits observateurs… Derogy évoque rapidement les rares représailles d’Arméniens qui « passent des dizaines de villages turcs au fil de l’épée » (p. 518 ; à relativiser en face des « 2500 villages » arméniens rayés de la carte par le sultan dès 1896 (p. 548) ! Une explication du mot fédaï est la bienvenue p. 545 : « d’un nom emprunté au persan pour désigner les dévoués, ceux qui vouent leur vie au peuple jusqu’au sacrifice suprême ». Certains passages sont ébouriffants, comme le dernier entretien en juin 1914 entre Armen Garo, un des Arméniens du Parlement issu de la réforme constitutionnelle Jeune-Turque de 1908, et Talaat Pacha (p. 555). La relation des cauchemars de l’exécuteur de ce dernier ma rappelé celui que j’ai fait naguère après avoir visité l’ignoble musée de Van en Turquie, où l’on présente des crânes de malheureux Turcs « victimes de massacres arméniens » ! Il y a des jours où le terrorisme vous semble moral, de même à l’évocation du retournement de veste de l’opinion italienne lorsque l’exécution réussie de Saïd Halim Pacha à Rome le 6 décembre 1921 fait capoter des contrats de vente d’armes ! En ce qui concerne les Arméniens survivants restés en Turquie, j’ai appris dans ce livre que dans le cadre de la réforme linguistique de Mustafa Kemal Atatürk, une loi de 1934 avait imposé « à tous les citoyens de Turquie de turquifier leurs patronymes, d’où l’abandon croissant, à Istanbul, de la désinence terminale ian pour celle d’oglu. » (p. 710). L’auteur termine par une diatribe contre les terroristes de l’Asala, qui ne lui semblent pas les dignes héritiers des justiciers de l’opération Némésis.
À noter : la bande dessinée Le vengeur, de Frank Giroud et Bruno Rocco (2002) traite également de l’Opération Némésis et du génocide, mais en arrière-fond d’une péripétie secondaire permettant d’illustrer la trame de fond du Décalogue, série de 11 albums dans laquelle s’insère cet épisode. Il s’agit de l’exécution d’un second couteau, et l’exécutant s’empêtre dans une histoire d’amour minable pour la fille de la cible.

Stèles funéraires, monastère de Sanahin.


 J’aime bien ces stèles funéraires dont est pavé le « gavit » du monastère de Sanahin. On dirait du Keith Haring !

Michael J. Arlen (né en 1930), « Embarquement pour l’Ararat » (1975)

Fils d’un célèbre auteur britannique d’origine arménienne, qui porte le même nom que lui sans le « J. », Michael J. Arlen évoque le souvenir de ce père célèbre qui, à l’instar de nombreux rescapés de la première génération, rejetait ses origines, et ne transmit rien à son fils de l’histoire ou de la langue de ses racines : « l’arménité de mon père était comme perdue dans un lointain brumeux d’où elle ne faisait que rarement surface dans la conversation familiale » (p. 747). Ce récit bouleverse par son honnêteté intellectuelle, et selon la théorie du détour, on peut mutatis mutandis le prendre comme une illustration clinique de la haine de soi qui guette autant l’homosexuel honteux que l’Arménien ou le noir. Les étapes de la réappropriation de cette arménité sont retracées, mais c’est surtout à l’occasion d’un voyage en Arménie soviétique en 1975, que l’auteur peut approfondir les raisons de son « horreur d’être arménien » (p. 775) enracinée par les paroles de son père, bien sûr, mais aussi quelques remarques éparses assimilant l’Arménien à une figure négative de « marchand de tapis ». Une phrase « J’ignorais ce que je savais de plus » (p. 754) me rappelle cette formule d’élève « Je ne savais pas toutes les connaissances qu’on savait » relevée dans mon journal de bord en 2005. L’auteur ne nous cache rien de son envie de fuir par exemple lorsqu’il est aux prises avec des Arméniens qui pleurent sur le génocide, et ironise sur sa nostalgie d’Arméniens « prospères, vigoureux et robustes », qui fonctionne comme une résilience excessive. Quand son épouse lui fait remarquer qu’il a les larmes aux yeux en voyant le mont Ararat depuis l’avion, il dénie hargneusement. Moi aussi d’ailleurs, pour une raison X, j’ai versé ma petite larme dans l’avion de ce voyage pas comme les autres… et pourtant, n’en déplaise à mon psychanalyste, mon arménité est proche de zéro ! Les dernières pages sont remarquables, qui évoquent les prétextes à la haine de soi dans les changements historiques qui ont vu les Arméniens accepter le statut de marchands quand ils ne pouvaient plus être guerriers, mais aussi le parallèle entre Arméniens, juifs et autres victimes de génocides : « Peut-être certains peuples sont-ils par essence davantage portés à l’apitoiement sur soi-même, aux gémissements, plus vulnérables que d’autres ? » (p. 789). Ce type de questionnement — repoussé bien sûr au terme de la « cure » — est typique de ce que, s’agissant d’homosexuels, Michel Dorais appelle les « caméléons » (voir cet article). On trouvera dans ces pages, ainsi que dans le récit suivant, des extraits intéressants pour le thème au programme des BTS à la rentrée 2009 : « Génération(s) ».

Le mont Ararat vu depuis la Turquie.


 Le mont Ararat vu depuis la Turquie (Photo, L. Labosse).

Gérard Chaliand (né en 1934), « Mémoire de ma mémoire » (2002)

L’anthologiste termine par un de ses textes, qui enchaîne sur le précédent, lui aussi ayant, au début de sa vie, choisi le détour de l’étude des guérillas pour s’éloigner de l’arménité tout en la retrouvant : « J’ai longtemps détesté ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre » (p. 797). Il s’adresse en les tutoyant à ses ancêtres, une famille de notables dont certains sont morts les armes à la main, deux seuls ayant été sauvés. L’hommage rappelle les « Strophes pour se souvenir » d’Aragon : « vous êtes morts, toi et les tiens, pour avoir refusé de vivre autrement que libres » (p. 809) [3]. Le génocide est résumé en quelques phrases, ponctuées d’une formule détournée de Térence : « Rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger ». C’est tout juste si l’auteur pimente le récit de quelques visions infernales et réflexions : « Parmi les tout petits, il y a ceux qu’on lance en l’air avant de les embrocher. Il y a des artistes à ce jeu de bilboquet infernal. / Comme une digue qui crève, le délire sexuel, né de la constante frustration, ne peut se contenter du viol. Il lui faut, dans l’échauffement collectif, pouvoir trancher les seins, éventrer les femmes […] » (p. 831). Comme Michael Arlen, ses sentiments ont d’abord relevé de la haine de soi : « Je me suis pris, vers seize ans, à détester la martyrologie, ce masochisme porté, chez les vaincus, jusqu’à la manie » (p. 804). Au point que, passant par Deir ez-Zor, ville qui fut l’aboutissement de la colonne de déportation du génocide, il n’a pas voulu s’arrêter au monument commémoratif [4]. Comme antidote à cette « martyrologie », G. Chaliand propose une prosopopée épique : le discours qu’aurait pu prononcer son oncle lors de l’assaut final, évoquant la défaite historique et fondatrice de la Bataille d’Avarayr.

À moi maintenant

 La trombine de votre serviteur (photo prise par le garçon dont il est question ci-dessous) sur l’escalier de la Cascade, devant le lièvre de Barry Flanagan, décédé le 31 août 2009.

Lièvre sur cloche de Barry Flanagan, Cascade, Erevan

Comment ajouter une ligne profane à des textes si graves ? Quelques flashes peut-être ? On n’échappe pas aux monastères en Arménie, qui ont survécu à 70 ans de communisme. J’avoue donc avoir allumé quelques cierges tout laïcs, en l’honneur d’amis arméniens qui ont jalonné ma vie. Passons. L’habit des prêtres de l’Église apostolique arménienne est pour ma subjectivité l’un des plus horribles accoutrements religieux qui existe, disputant aux juifs hassidim la palme de l’habit le plus antisexe de l’histoire de la religion [5]. Cependant, j’ai vu, dans la cathédrale d’Etchmiadzin, deux prêtres se prêtant assistance pour revêtir ce sac noir à capuchon, et je dois dire que c’était assez mignon : les mains poilues de l’un, diaphanes de l’autre, lissant le tissu et redressant la capuche… L’Arménie se targue d’être la plus ancienne nation chrétienne, et cela la rapproche mystérieusement de l’Éthiopie. Les deux alphabets se ressemblent étrangement, et jusqu’à leurs crosses épiscopales. En voici une photo prise dans le musée de la cathédrale d’Etchmiadzin, que vous pourrez comparer avec une autre photo prise dans une église éthiopienne, dans mon article sur l’Éthiopie.

Crosses épiscopales arméniennes.
Musée de la cathédrale d’Edjmiadzin.

L’habit militaire est assez rigolo aussi, avec les casquettes au diamètre le plus large que j’aie jamais vu ! Pour les paysages, eh bien ! que dire de mieux que les textes ci-dessus ? Les montagnes creusées de vallées semblent comme griffées par un géant que l’on aurait voulu arracher de force à sa terre et qui s’y serait cramponné… Il est étonnant de voir (comme en Turquie) l’herbe fauchée à la main. Je me suis étonné aussi de ne pas trouver de hammams anciens, mais peut-être n’ai-je pas assez cherché ? Ce qui frappe dans ce pays, c’est l’harmonie architecturale due à l’utilisation d’une roche volcanique en camaïeu de rose, le tuf. Les églises et les H.L.M. sont construites avec le même matériau !
La Cuisine arménienne est une divine surprise, par sa variété, sa qualité, son originalité, son abondance. En effet, dans ce pays pauvre mais riche en eau, l’économie commence par le jardinage. À l’instar de Candide, l’Arménien cultive son jardin avant de se plaindre, et en tire de quoi se moquer des éléments. Il l’offre avec bon cœur, dans une tradition d’accueil et de convivialité digne de ses voisins Iraniens. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, les Arméniens ont dû apprendre à se passer d’électricité, donc de chauffage. Les étudiants ont suivi des cours par moins 30, avec l’encre qui gelait dans les stylos… Il est difficile de décourager un Arménien ! Beaucoup sont partis gonfler la diaspora, certains sont restés. Les routes sont défoncées, sauf quelques rares axes majeurs. Que dire d’autre ? Parlerai-je de ce jeune danseur installé en Russie, qui m’a dragué au rentre-dedans à la piscine de l’hôtel ? Non, je suis enseignant, et comme tel, supposé ne pas tomber dans les travers de Strauss-Kahn ou Berlusconi ! Donc, je ne me suis pas baladé dans Erevan avec ce ravissant garçon, et je n’ai pas observé à quel point il baissait la voix chaque fois qu’il prononçait le mot « gay » [6]. N’oublions pas cependant que l’Arménie est frontalière de l’Iran. D’ailleurs, dans le sud du pays, on peut voir les jeunes Iraniens s’éclater, picolant et dansant, tout ce qui est interdit de l’autre côté… On picole en Arménie comme en Russie. Amusant, cette frontière entre Islam mortifère et christianisme viscéral.

Mémorial du génocide à Érevan.

Par quoi finir ? Eh bien, le mémorial du génocide, dont la sobriété est à saluer. Il est peut-être regrettable que partout dans le pays, on implante à proximité des monuments du génocide des monuments relatifs à la guerre du Karabagh… Et puis le mont Ararat, qui domine Erevan alors qu’il est situé en Turquie… Présence absente, vivant symbole des victimes du génocide.

 Retrouvez deux extraits de ce livre dans l’article « Génération(s) ».
 Cet article complète ou est à compléter par celui sur Les Yeux ouverts, de Didier Torossian, celui sur La lettre de Manouchian à Mélinée en orthographe originale, et l’étude sur l’adhésion de laTurquie à l’U.E. au regard du négationnisme, article régulièrement revu.
 Article signalé sur le site du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France. Merci !
 Signalons un choix important de textes historiques anciens sur l’Arménie, traduits du grec ou de l’arménien, sur le site de Philippe Remacle.
 Bien que la grenade soit un fruit emblématique de l’Arménie, ce n’est qu’en Palestine que j’ai dégusté ce fruit magnifique !

Lionel Labosse


Voir en ligne : Bibliographie commentée de Gérard Chaliand sur le site de l’ACAM


© altersexualite.com 2009


[1On pense bien sûr à Mèmed le mince, de Yachar Kemal, grand romancier d’origine kurde emprisonné dans ce futur pays membre de l’U.E. pour délit d’opinion.

[2À noter quand il est question de concurrence des mémoires, juifs et Arméniens étant concernés au premier chef. L’anthologie contient d’ailleurs deux extraits très courts d’autres auteurs. Je me demande si l’un d’entre eux n’a pas été choisi uniquement pour montrer que certains juifs sont sensibles à la cause arménienne ! Voir la polémique suscitée par les propos négationnistes de Shimon Pérès (« les Arméniens ont subi une tragédie, mais pas un génocide ») ou de l’ambassadrice d’Israël en Arménie, rappelée dans cet article de Libération ou sur un site arménophobe.

[3« Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir », Louis Aragon, 1955.

[4Pour l’anecdote, moi aussi j’y ai eu naguère la même réaction, pour d’autres raisons sans doute (l’idée de la mort me paralyse parfois).

[5Quel journal organisera un grand sondage sur les habits religieux les plus sexy ?

[6Voir cet article récent à propos de l’homophobie en Arménie.