Accueil > Culture générale et expression en BTS > « De la musique avant toute chose ? » > Let’s talk about love. Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût, de Carl (...)

A-t-on le droit d’apprécier la musique populaire ?

Let’s talk about love. Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût, de Carl Wilson

Le mot et le reste, 2014 (2016), 320 p., 23 €

samedi 19 septembre 2020, par Lionel Labosse

Let’s Talk About Love. Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût (2014) de Carl Wilson est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème de BTS « De la musique avant toute chose ? ». Malgré le peu d’intérêt que Céline Dion suscite en moi (qui n’a pas augmenté d’un iota à la lecture de ce livre), je l’ai choisi parce que c’est un essai récent sur un sujet susceptible d’intéresser les étudiants, et qu’il pose une question qui sera par la force des choses au cœur de nos réflexions sur un sujet aussi subjectif que la musique. Il s’agit d’un livre composite. L’essai sur Céline Dion date de 2007, mais le présent livre inclut cet essai, augmenté de contributions d’ailleurs dispensables d’une douzaine de personnalités, et d’une postface de l’auteur.

Le rouleau-compresseur des succès populaires

L’auteur part du succès mondial de la chanson « My heart will go on », de l’album Let’s Talk About Love (1997). Il s’agit de la chanson de générique du film Titanic, d’où son succès. Vous pouvez l’écouter sur YouTube, et écouter aussi la chanson éponyme de l’album, dans une version au stade de France :

Cela me laisse désespérément froid, et la lecture du livre a laissé l’encéphalogramme plat. Tentons l’expérience avec nos élèves. Cela dit, en discutant avec ma sœur, j’ai appris qu’elle détestait Édith Piaf, enfin sa voix, alors cela confirme que les goûts et les couleurs… enfin pourquoi ce livre ? Il vaut surtout par les pages consacrées à la question du goût, avec un éclairage philosophique. Voici l’état des choses en 1997 :
« Pour qui vivait à Montréal, au Québec, on ne pouvait éviter les agressions musicales de Titanic aussi aisément que celles de la version sur celluloïd. Depuis des années, Dion était une habituée de la province tout entière, d’abord en tant qu’enfant-star, puis que diva de l’ensemble des nations francophones et, enfin, que succès anglo-français. Son interprétation de la chanson de James Horner et Will Jennings, « My Heart Will Go On », était d’abord apparue en 1997, sur son album à succès Let’s Talk About Love, avant de ressortir sur la bande originale du film et, encore, en tant que single. (Dix ans plus tard, d’après certaines estimations, ce morceau figurerait à la quatorzième place des titres pop les mieux vendus au monde). Je n’avais pas écouté la radio pop depuis mes onze ans et, en outre, je souffrais d’agoraphobie dans les centres commerciaux, mais cette intro au flûtiau m’agressait depuis les haut-parleurs des cafés, des baraques de falafel et des épiceries de quartier, jusque dans les taxis, quand je pouvais me les payer. Éviter « My Heart Will Go On » en 1997-98 aurait exigé de s’isoler de toute civilisation dans un abri antiatomique » (p. 13).
Les critiques sont souvent cruelles : « Mais la ceinture noire dans ce flot d’injures irait sûrement à Cintra Wilson qui, dans son livre anti-culture people A Massive Swelling, décrit Dion comme « la femme la plus entièrement répugnante qui ait jamais chanté des chansons d’amour », en se focalisant sur « la ballade de Titanic, qui est à vous faire saigner des yeux », ainsi que sur ses « miaulements mielleux avec des chanteurs d’opéra aveugles, dans des couleurs primaires criardes ». Wilson conclut ainsi : « Je crois que la plupart des gens préféreraient passer dans l’appareil digestif d’un anaconda plutôt qu’être Céline Dion l’espace d’une journée » » (p. 15).
L’auteur entame sa réflexion sur une tendance de la critique musicale américaine à révoir à la hausse les genres autrefois décriés : « on a même réussi à réhabiliter la minstrel music pré-guerre de Sécession, dont les mélodies et les tendances racistes auraient servi de terreau à la chanson populaire américaine » (p. 23). Je ne sais pas s’il écrirait encore la même chose en 2020 vu la tendance à déboulonner toute expression humaine du passé qui concerne les noirs et qui ne soit pas à 100 % politiquement correcte. Il précise la situation particulière du Québec dont procède Céline Dion, où les chanteurs des années 70 étaient des stars volontiers favorables à l’indépendance de la province, comme Gilles Vigneaut dont la chanson « Gens du pays » remplace le traditionnel « Happy birthday to you ». Les paroles en sont d’ailleurs proches de la chanson qui donne son titre au livre : « Gens du pays, c’est votre tour / De vous laisser parler d’amour » (cf. p. 36). L’auteur se trompe d’ailleurs un peu, car en fait la chanson a été sciemment composée pour remplacer la chanson anglaise d’anniversaire ; ce n’est pas une conséquence, c’était un but ! Issue d’une famille nombreuse populaire uniquement francophone du Québec, Céline Dion fut repérée très jeune par un manager et son futur mari René Angélil, qui la priva d’études et lui fit apprendre l’anglais. Elle était perçue comme laide et même « kétaine » selon l’expression locale : « Elle n’était pas seulement perçue comme kétaine – elle était kétaine » selon « le sondeur Jean-Marc Leger » (p. 39). On peut parler de Pygmalion : « Vers le milieu des années quatre-vingt, lors d’une interruption de dix-huit mois, elle se fit refaire les dents, prit des cours de chant et se constitua un nouveau répertoire » (p. 39). L’auteur souligne que Dion « ne vécut jamais dans ce qu’on appelle le « vrai monde », pas même dans ce microcosme mieux connu sous le nom de lycée ». Son premier album anglophone sortit en 1990, ce qui tombait mal en ce moment revendicatif, cependant avec quelques déclarations et en ne reniant jamais son côté francophone, « sa bonne foi en tant que Québécoise a rarement été remise en question » (p. 40). Côté francophone, l’auteur signale une reprise de « Ziggy » de Luc Plamondon qui « offrit ainsi au monde sa première ballade de fille à pédés » (p. 43). Faisons-nous plaisir en visionnant le clip avec des scènes de vestiaires fort sexy !

Du « schmaltz » considéré comme un des beaux-arts

L’analyse devient intéressante quand l’auteur remarque le comportement public de la chanteuse qui manifeste de l’empathie pour les noirs américains, par exemple à l’occasion d’une catastrophe à La Nouvelle-Orléans : « Lorsque Dion s’exprime à la première personne du pluriel – nous avons réussi cela, nous avons décidé de faire ce disque –, elle parle d’elle-même, de René, de ses producteurs, de son clan de Charlemagne et de tout ce qui désigne « l’équipe Céline » mais, symboliquement, elle inclut aussi toute la famille du Québec. Là d’où elle vient, la collectivité a son importance, et ses victoires sont celles d’un peuple. S’il s’agit là d’une éthique reconnaissable chez une star afro-américaine, chez Céline, elle ne transparaît pas : la chanteuse représente un référent opaque, dont la signification est illisible » (p. 46). À l’instar de « Nana Mouskouri, dont les albums des années soixante à quatre-vingt étaient des mini-cours de langue Berlitz », Céline chante en plusieurs langues, dont le japonais (sa maison de disque Sony est japonaise ; cf. p. 55). L’auteur consacre un long et passionnant passage au « schmaltz », un mot très peu connu en ce sens sur Internet. « Sur le plan linguistique, oui : le terme « schmaltz » est dérivé de l’allemand « schmelzen », « fondre », mais il a intégré la langue anglaise par le biais du yiddish afin de désigner la graisse de poulet. Il a acquis sa signification esthétique américaine grâce aux immigrants d’Europe centrale du début du XXe siècle, qui parlaient le yiddish et qui apportèrent leur théâtre à la scène américaine avant de jouer des rôles centraux dans le vaudeville, les productions de Broadway et le reste de la culture pop new-yorkaise. Ils durent sûrement se faire la remarque qu’une scène ou une chanson dégoulinante de sentiments était trop « schmaltzy », ou qu’une interprétation particulièrement sèche aurait nécessité davantage de « schmaltz », et leurs collaborateurs qui n’étaient pas juifs durent relever le terme. Le « schmaltz » existait dans la culture populaire américaine bien avant l’apparition de ce terme, mais le fait qu’un mot non anglophone vienne le nommer nous rappelle que le « schmaltz » continue d’être associé à l’immigration, à la périphérie du schisme central blanc / noir propre à l’Amérique. N’oubliez pas que le mot « blanc » est une cible mouvante : si les groupes ethniques tels que les Irlandais, les Italiens, les Juifs, les Polonais, les Portugais, les francophones, etc. Finirent par devenir « blancs », ils ne l’étaient pas. Une généalogie du « schmaltz » américain rendrait sûrement compte de l’évolution de cultures ni noires ni blanches à travers des décennies de semi-assimilation » (p. 64). L’auteur donne alors des exemples étonnants de ce « schmaltz », comme les airs d’opéras italiens. « […] les partitions d’arias étaient des succès retentissants, interprétées à la maison avec toutes les fioritures vocales italiennes […] qui deviendraient, par la suite, des vocalises « surchantées » très peu cool dans la pop américaine » (p. 65). Elvis Presley en est aussi un représentant : « L’Elvis de Vegas annonçait la Céline de Végas : le roi du rock’n’roll était aussi le prince du « schmaltz » » (p. 69).

Le bon goût est-il personnel ou mimétique ?

Les analyses du goût sont très intéressantes. Carl Wilson fait référence à des études provocatrices « d’un duo d’artistes immigrants, les expatriés russes Vitaly Komar et Alexandir Melamid » (voir Sots Art sur Wikipédia). « Ils commandèrent un sondage « People’s choice » (« le choix du peuple ») à 80 000 dollars demandant aux Américains ce qu’ils aimaient et n’aimaient pas dans l’art – dimensions, styles, sujets, couleurs – et entreprirent de brosser deux tableaux : « America’s Most Wanted » et « America’s Most Unwanted », soit l’œuvre la plus désirée et la moins désirée de l’Amérique ».
Les résultats furent sans conteste : ce pays aimait la couleur bleue, les paysages naturels, les personnages historiques, les femmes et les enfants et/ou les gros mammifères sur des toiles de taille moyenne. Komar et Melamid produisirent donc un tableau « taille lave-vaisselle » de collines verdoyantes, de ciels d’azur et d’eau bleue à côté de laquelle pique-nique une famille pendant que George Washington, une biche et un hippopotame se tiennent sur le côté. Le tableau « le moins désiré » consiste en une petite toile de peinture abstraite géométrique en orange et or » (p. 86). Certains aperçus rejoignent Les Bienfaits de la musique sur le cerveau. Wilson cite des auteurs de « neurobilogie médicale » qui révèlent que les neurones peuvent « classer les sons inconnus par motifs. Quand ils y parviennent, le cerveau libère une dose de dopamine, qui génère du plaisir ; lorsqu’ils échouent, qu’un son est trop neuf, un excès de dopamine jaillit, ce qui nous trouble et nous déconcerte. » (p. 89). Mais « ces neurones sont également à même d’apprendre ; s’ils y sont exposés régulièrement, ils deviennent capables de dompter l’inconnu, de transformer le « bruit » en « musique » », ce qui explique que Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky ait d’abord donné lieu à des émeutes, avant d’être acclamé et intégré au dessin animé Fantasia (p. 90).
Voici un texte entier utilisable en classe sur le goût de masse :
« Une démonstration frappante de l’effet mimétique a été établie par un groupe de sociologues issus de la Columbia University, qui se servirent d’Internet pour mener des simulations à grande ampleur de comportements liés à la culture de masse, loin de toute publicité et d’autres facteurs déformants. Ils fondèrent un site Internet (comme l’explique le chercheur Duncan J. Watts dans un article publié en 2007 par le New York Times Magazine) appelé Music Lab, où l’on demandait à 14000 participants « d’écouter, de noter et, s’ils le souhaitaient, de télécharger des chansons de groupes dont ils n’avaient jamais entendu parler ». Certains d’entre eux n’avaient accès qu’aux titres des morceaux et au nom des groupes ; les autres inscrits étaient divisés en huit « mondes », et pouvaient voir quelles chansons étaient le plus téléchargées dans le leur. Dans ces « mondes d’influence sociale », dès qu’un morceau générait quelques téléchargements, les utilisateurs devenaient plus nombreux à se le procurer. Les titres les mieux notés s’en tiraient effectivement mieux, mais chaque monde avait des « tubes » différents selon les chansons qui « réussissaient » en premier. On appela cet effet un « avantage cumulatif », une règle exponentielle. (Dans le groupe témoin, les bonnes notations et la popularité allaient généralement de pair). Cela signifie-t-il que les gens sont des moutons ? Non, seulement que nous avons un comportement social : nous sommes curieux de ce qu’écoutent les autres, nous avons envie d’appartenir, d’avoir des sujets de discussion en commun. Et puis, nous manquons d’assurance quant à nos propres opinions et souhaitons les confronter aux autres ; aussi certaines chansons sont-elles simplement connues pour être célèbres. Fait intrigant, comme le souligne Watts : « Le fait d’introduire une influence sociale dans la prise de décision humaine… n’a pas seulement rendu les succès plus importants, mais aussi plus imprévisibles.
Peut-être le conformisme semi-aléatoire de cet « avantage cumulatif » permet-il d’expliquer pourquoi l’histoire de l’art ne se réduit pas à des paysages bleus. Quand les « premiers adoptants » aidèrent à rendre un Picasso célèbre, sa réputation finit par croître d’elle-même, et cette mutation devint le courant dominant, même si peu de gens apprécièrent immédiatement ses tableaux. Le manque d’assurance en matière de goût est, en fin de compte, la condition nécessaire à la croissance artistique » (p. 91). Ce chapitre excède donc le domaine purement musical.
Selon l’auteur, la philosophie aurait échoué à définir le goût, et « ses verdicts sur le « bon goût » s’alignent souvent commodément sur celui qui se trouve appartenir à l’auteur » (p. 92). Selon lui, le goût évolua après les Lumières lorsque l’art se sépara de la religion. « […] les romantiques célébrèrent le génie artistique en tant qu’agent autonome de révélation, fièrement campé à l’extérieur de la société. […] L’idée même du « beau » devint une capitulation de second ordre face aux valeurs bourgeoises – à présent, la laideur, l’obscénité, le manque de forme et le caractère aléatoire pouvaient tous servir le meilleur des goûts. L’innovation devint le critère suprême, tandis que les artistes s’évertuaient continuellement à devancer le goût, à violer ses termes ou à lui enlever son importance. […] Comme le souligne le critique Boris Groys : « Désormais, ce n’est plus l’observateur qui juge l’œuvre d’art, mais l’œuvre d’art qui juge – et souvent, qui condamne – son public. » (p. 96). Pour l’époque actuelle, l’auteur note une alliance entre capitalisme et démocratie pour niveler les critères du bon goût. Il note la disparition des « notions de highbrow, middlebrow et lowbrow, soit les cultures supérieure, moyenne et inférieure – qui, presque depuis l’aube de la culture de masse, dominèrent les discussions sur le goût » (p. 96). L’auteur consacre un chapitre entier à un essai capital de Pierre Bourdieu : La Distinction. Critique sociale du jugement. Le jugement esthétique est avant tout social pour Bourdieu. « Les données issues de ce sondage venaient confirmer des stéréotypes : presque exclusivement, les Français exerçant des métiers de classe ouvrière ne connaissaient et n’appréciaient qu’une culture relativement populaire, « lowbrow » ; les classes moyennes aimaient ce qui relevait plutôt du « middlebrow » ; et les plus riches défendaient une culture d’élite, ou « highbrow ». Les choix esthétiques et de mode de vie se regroupaient même autour de divisions plus précises au sein des classes : les travailleurs en usine avaient des goûts différents de ceux qui œuvraient dans des centres commerciaux ; les penchants des responsables administratifs différaient de ceux des gérants de petites entreprises ; et les chirurgiens n’appréciaient pas les mêmes choses que les dirigeants d’entreprise ». Tout cela relève d’une stratégie sociale : « ce que nous acceptons tous de nommer « goûts » correspond, en vérité, à une série d’associations symboliques qui nous permet de nous différencier de ceux appartenant à un rang social inférieur au nôtre et de viser le statut que nous pensons mériter. Le goût est un moyen de nous singulariser des autres, c’est la poursuite de la distinction, et il a pour conséquence de perpétuer et de reproduire la hiérarchie sociale » (pp. 100/101). Et voici la notion d’habitus : « Le segment de classe dans lequel vous êtes né, dans lequel vous avez été élevé et éduqué, produit ce que Bourdieu appelle votre habitus, à savoir à la fois votre base de départ et vos habitudes : les comportements, compétences et attentes nourris par la manière dont vous avez été élevé. Par la suite, vous effectuez des choix, consciemment ou non, afin de développer la satisfaction que vous apporte l’existence, dans les limites rendues concevables par votre habitus : celui-ci ne dicte pas ce que vous faites, mais il sert de filtre pour vos prédilections et vos décisions » (p. 102). Le concept de « cool » a succédé à « habitus » pour imposer sa tyrannie : « ne pas être cool entraîne des conséquences matérielles. Les rencontres sexuelles, l’avancement dans la carrière et le respect qu’on nous accorde, même la sécurité la plus élémentaire peuvent en dépendre. Ne pas tenir compte de ce qui est cool peut nous faire courir le risque de nous retrouver en chute libre à une époque où nombre de personnes sont évincées de la classe moyenne » (p. 104). Les objets culturels peuvent changer de classe (passer de high à middlebrow) sans changer l’équation de Bourdieu. Une affirmation me semble exagérée : « les universitaires, comme le montrent les recherches, sont presque le seul groupe de la société contemporaine qui continue d’accorder la majeure partie de son attention à la culture supérieure » (p. 109). Il me semble qu’une bonne partie des enseignants, des journalistes, mais aussi beaucoup de gens fort simples qui fréquentent musées & concerts, sont aussi concernés ! Une distinction me semble bien vue : « Dans l’ensemble, pour citer la publicité pour le thon « StarkistTuna », les personnages interrogés de classe inférieure disaient aimer ce qui a « bon goût », tandis que celles appartenant à la classe supérieure décrétaient apprécier ce qui était « de bon goût » (p. 110).

Du subversif au kitsch

L’auteur signale une demi-douzaine de reprises punk du tube de Titanic, dont celle-ci, très speedée (p. 133) :

Il remarque en passant que « […] Céline est conformiste, passive, tout sauf subversive. Aujourd’hui, la « subversion » est l’inverse du sentimentalisme : elle recueille presque toujours l’approbation. Montrer la subversion d’une chanson, d’une émission télévisée ou d’un film équivaut à le valider, pas seulement chez les critiques pop mais aussi chez les universitaires » (p. 138). « L’attachement que voue la critique musicale à la rébellion des jeunes n’est pas exempt de ces myopies : ce que les journalistes libéraux qualifient de subversif se traduit rarement en réformes sociales concrètes. D’ailleurs, les rares critiques montrant des engagements politiques plus intègres adhèrent souvent avec plus de bienveillance à la culture de masse, y compris du genre prétendument fade et sentimental, car ils se soucient de vies humaines, non de donner dans la surenchère culturelle. Ce qui n’est pas un mauvais critère pour faire le tri entre la politique et la comédie révolutionnaire » (p. 139). L’auteur va pu loin en convoquant Kundera : « L’accusation la plus implacable du sentimentalisme en art est qu’il déforme le réel en gommant son côté sombre. Dans un célèbre passage de son roman L’Insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera affirme que le kitsch est « la négation absolue de la merde, au sens littéral et figuratif du terme ; le kitsch exclut de sa portée tout ce qui est essentiellement inacceptable dans l’existence humaine ». Or, dans la plupart des créations artistiques modernes et adoubées par les critiques, on a affaire à une négation de la non-merde, de tout ce qui est acceptable dans l’existence humaine. À un niveau politique, on pourrait se demander si cette déformation égale et opposée ne donne pas lieu à un état de désespoir et de passivité. Comme le dit Robert C. Solomon : « Pourquoi devrions-nous toujours être conscients des défauts et des dangers ? … Devons-nous forcément mettre un point d’honneur à ne jamais nourrir de pensées positives sans qu’elles ne soient accompagnées d’idées négatives ? »
L’art le plus élevé rassemblera peut-être la merde et la non-merde de l’existence, comme c’est le cas dans la vie, mais, à un niveau moins exalté, pourquoi l’art qui se focalise uniquement sur ce que Solomon désigne comme « les émotions tendres » devrait-il passer au second plan par rapport à celui qui se concentre essentiellement sur les sentiments plus durs ? » (p. 142). 2e citation de Kundera : « Le kitsch fait couler deux larmes l’une après l’autre. La première dit : Qu’il est agréable de voir des enfants courir dans l’herbe ! Et la seconde : Qu’il est agréable de se sentir ému, en même temps que le reste de l’humanité, à la vue d’enfants qui courent dans l’herbe ! C’est cette seconde larme qui rend le kitsch kitsch » (p. 144).

Un chapitre est consacré à la critique de l’album qui donne son titre au livre. La chanson « The reason » a des paroles fort chaudes révélées par la traduction littérale (à suivre sur la video ci-dessus) : « Le premier break glisse vers un mode mineur et met en place un contretemps dans la section violoncelles, faisant passer la chanson derrière un rideau pour accéder à la chambre : « Au cœur de la nuit, halète Dion (relayée par un chœur de choristes sensuelles), je vais te sucer, parce que je t’adore ! » [1] Oui, vous avez bien entendu, elle va le sucer. Dans le cas où vous n’en auriez pas cru vos oreilles, s’ensuit une pause typique (et stupéfaite ?) de George Martin, ainsi qu’un roulement de batterie avant qu’elle ne lâche un long soupir post-coïtal : « Je… veux… te culbuter » [2] N’est-ce pas là un joli euphémisme ? La deuxième fois on a droit à la même chose mais en plus intense, avec des cuivres triomphants qui tourbillonnent en escalade jusqu’au génialissime solo de guitare de Robbie Macintosh des Pretenders, effet cumulatif qui renverse le rôle potentiellement avilissant des paroles, assurant ainsi qu’une fois au point culminant, la dame domine la situation. Une mélodie qui commence par une nana suppliant un homme à genoux se termine en rhapsodie en hommage au pouvoir érotique de la femme mystique et, tant qu’on s’empêche de visualiser le vrai mari de Céline Dion, force est d’admettre qu’elle vise juste, dans tous les sens du terme » (p. 159). Je vous laisse appréciser les quelques secondes de pont musical « génialissime ». Moi, ça continue à m’en toucher une sans faire bouger l’autre…
Le dernier chapitre généralise : « On peut aussi aimer une chanson parce qu’elle est datée, pour l’histoire sociale que révèle son anachronisme. On peut l’aimer pour la manière dont son sentimentalisme exerce nos émotions. On peut l’aimer pour son côté étrange, pour l’aperçu qu’elle nous offre de la diversité humaine. On peut l’aimer pour son caractère exemplaire, parce qu’elle remplit à coup sûr le dancefloor ou qu’elle est un morceau de schmaltz évoquant les mères. On peut l’aimer parce qu’elle représente un lieu, une communauté, même une idéologie, de la même manière que « L’Internationale » me brise le cœur. On peut l’aimer pour sa popularité, parce qu’elle nous lie à la foule : la fait d’être populaire ne suffit sans doute pas à la rendre bien, mais cela en fait un bien, un service, et l’écouter peut permettre de comprendre ce qu’elle apporte à d’autres » (p. 167).
La 2e partie du livre est constituée de 13 textes de critiques amis, sans grand intérêt car pour la plupart ils se consacrent à tresser des lauriers à l’auteur et à résumer ou rappeler ses propos les plus remarquables, fait assez unique dans l’histoire de l’édition. Je relève quand même quelques apports plus intéressants. Jason King note que « Afin de conserver l’engagement des consommateurs et d’accroître les bénéfices, les entreprises de divertissement comme Pandora, Spotify et Netflix cherchent à comprendre nos préférences en matière de goût, puis se servent de la science algorithmique comme d’un filtre collaboratif afin de nous avancer des suggestions fondées sur les renseignements que nous avons choisi de leur soumettre. L’idée que notre ordinateur ou notre téléphone portable puisse également jouer le rôle de concierge signifie que ce que nous aimons ou n’aimons pas n’a plus aucun secret pour notre appareil – et que celui-ci pourra peut-être même nous suggérer des produits ou des expériences que nous ignorions apprécier » (p. 217). Un acteur nommé James Franco, dont j’ignorais l’existence, évoque une expérience qu’il doit à la lecture du livre, le fait de s’être laissé engager pour tourner une sitcom : « les sitcoms occupant évidemment à la télévision une place féminisée et méprisée, où leur statut est similaire à celui du « schmaltz » pop en musique » (p. 247). Sheila Heti évoque une relation amoureuse, dans laquelle les chansons ont joué le rôle de catalyseurs (cf. p. 288), mais uniquement pour leurs paroles semble-t-il, et cela révèle toute l’ambiguïté du livre : parle-t-on de musique, ou bien de paroles, indépendamment de la musique ?
Le livre s’achève sur une postface. L’occasion de rajouter des exemples, comme « Last Friday Night » de Kate Perry : « Pourquoi y voir une mauvaise chanson quand on pourrait l’entonner en chœur comme un super mème ? Plutôt que de ridiculiser le reste de la pop, ce titre est simplement devenu la pop – la musique qui s’infiltre dans votre esprit et qui y reste. C’est dû en partie à la qualité, proche des effets spéciaux, de la voix particulière de Black ; à des paroles si débiles qu’elles en sont inoubliables, et donc plutôt futées ; et au fait que, sur le plan harmonique, la chanson repose sur la séquence classique de « Heart and soul », progression à quatre accords ayant fait ses preuves et qui nous a aussi offert « You Send Me », « American Pie » et (justement) « Why Do Fools Fall In Love ? » [« Pourquoi les idiots tombent-ils amoureux ? »] Et, à sa manière, en tant qu’ode à une idiotie pubescente, ce morceau a sans doute autant à dire sur la condition humaine que n’importe laquelle de ces chansons » (p. 303).

La musique ou les paroles ?

Si ce livre m’a juste intéressé sans me convaincre, c’est qu’il part d’un présupposé qui m’est totalement étranger : il y aurait des chansons, ou des œuvres en général (films, livres) qu’il faut avoir entendus ou lus, pour être « cool ». Or je suis désolé, mais j’ai toujours échappé à ce diktat de la « démocratie ». Je me contrefous qu’il faille écouter Céline Dion ou Johnny Halliday pour être branché, ou voir les films d’untel. Cela dit l’auteur a raison, le fait d’être débranché se paie en relations sociales ou occasions sexuelles diminuées. Sur le présent site, vous ne trouverez rien de « cool », ou bien exceptionnellement, à la façon dont une horloge cassée donne l’heure deux fois par jour !
En ce qui concerne le domaine précis de la chanson, je trouve que l’analyse de l’auteur passe à côté d’un aspect pourtant incontournable, le fait que les chansons sont composées de paroles et de musique. Or contrairement à l’opéra, la plupart du temps, ce sont les paroles qui déterminent notre goût pour des chansons. Soit elles sont niaises et interchangeables, et alors oui, l’auteur a raison, c’est bien la musique et la voix de l’interprète qui sont en question ; soit elles ont du sens, et alors il me semble impossible de parler de goût musical pour tel chanteur. On ne peut pas aimer innocemment la voix de Léo Ferré ou de Georges Brassens, voire de Boris Vian, tant les paroles sont au premier plan. Cela donnera lieu à des débats passionnés avec nos étudiants. Mais je dois reconnaître que lorsque j’étais jeune, je méprisais injustement la variété de qualité, comme Dalida ou Claude François, voire Charles Aznavour. C’est qu’à l’époque, les émissions de télévision à paillettes rendaient impossible de les faire cohabiter avec Jacques Brel ou Jacques Bertin. Le cas de ce dernier est intéressant, car totalement censuré par les médias de masse et toujours inconnu du grand public, sa voix et la qualité de ses œuvres personnelles auraient pu en faire une vedette. Écoutez par exemple « Le voyage ». Le goût du grand public pour certains chanteurs me semble formaté par des manigances de producteurs de disques et de programmateurs véreux de médias. Il suffit de matraquer à peu près n’importe quoi (d’un peu talentueux bien sûr, mais cela ne manque pas) pour le transformer en succès, et ce matraquage s’achète facilement. Le livre oublie de développer les pistes ouvertes pourtant, sur la manipulation du goût. Elle est ô combien à l’œuvre en France en 2020. J’ai remarqué pendant l’hystérie coronavirale de 2020, la censure dont une chanson d’inconnus plébiscités par le grand public, faisait l’objet sur les médias mainstream : les Goguettes faisaient un tabac sur Youtube, et pas un seul passage sur Radio-Paris. Donc toutes ces réflexions sont bien gentilles, mais Céline Dion n’est pour moi qu’un produit, un très bon produit, mais cela ne m’émeut pas le moins du monde, et je ne ressens aucune culpabilité à l’idée de ne pas être ému par ce produit, pas plus que de ne pas être client des restaurants MacDonald’s.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article détaillé de Katia Touré pour HuffingtonPost


© altersexualite.com 2020
Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.


[1« In the middle of the night, I’m going down, ’cause I adore you ».

[2« I… want… to floor you ».