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Nietzsche, Shaffer, Schmitt, Szpilman, Bashung, Bigand, Chevallier, Wilson.

Comment perçoit-on la musique ?

La musique côté auditeur : corpus de 8 extraits

samedi 25 septembre 2021, par Lionel Labosse

J’ai proposé en introduction au cours de 2e année ce corpus pour une mini-synthèse sur le thème « Comment perçoit-on la musique ? » avec 8 documents dont 7 issus des textes au programme du Bulletin officiel. Il s’agissait aussi de leur permettre de choisir le livre sur lequel ils devront réaliser une fiche de lecture. Voici les 8 extraits agrémentés de vidéos, suivis d’une proposition de synthèse.

Document n° 1. Friedrich Nietzsche (1844-1900). La Naissance de la tragédie (1872), Gallimard, 1977, pp. 64.

Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche distingue deux courants esthétiques, l’apollinien et le dionysiaque. « Dionysiaque » désigne tout ce qui est instable, erratique, insaisissable, sensuel, inspiré, fougueux — prétendument lié à l’Asie et à l’Orient, par opposition à ce qui est « apollinien », c’est-à-dire stable, ordonné, classique, rationnel, régulier — supposé le propre du génie occidental.

« Une symphonie de Beethoven, on en fait l’expérience tous les jours, contraint chaque auditeur à un discours imagé, même si le rapprochement des différents mondes d’images suscités par un morceau de musique donne un résultat parfaitement bariolé et fantastique, voire contradictoire. […] même lorsqu’il lui est arrivé de désigner une symphonie comme pastorale et de baptiser tel mouvement « scène au bord d’un ruisseau » ou « joyeuse réunion de paysans », ce ne sont là que représentations analogiques nées de la musique – et non pas des objets imités par la musique —, représentations dont aucun aspect ne peut nous instruire sur le contenu dionysiaque de la musique et qui n’ont, au demeurant, aucune valeur exclusive par rapport à d’autres images. Ce processus par lequel la musique se décharge en images, il nous suffit du reste de le transférer et de l’imaginer agissant au sein d’un peuple neuf et jeune, créateur en matière de langage, pour avoir une idée de la manière dont prend naissance la chanson populaire à strophes et pressentir à quel point les capacités linguistiques peuvent être stimulées du moment où s’introduit le principe de l’imitation de la musique ».


 Exemple : écouter un extrait de 3 minutes (en cachant ou en ne regardant pas le titre) un peu avant la 35e minute sur 45 de ce morceau et dites ce que vous ressentez.

Document n° 2. Peter Shaffer (1926-2016). Amadeus (1979), p. 32.

Cette pièce raconte la vie de Mozart sous l’angle de sa rivalité supposée avec Salieri, musicien célèbre à Vienne à son époque. Dans cet extrait, après avoir chahuté de façon grossière avec sa future femme, Mozart dirige une sérénade, que Salieri commente longuement

« Et… aussitôt, le concert a commencé. J’ai écouté à travers la porte. Une sérénade. J’étais encore trop horrifié par ce que je venais d’entendre pour y prêter une oreille attentive. Mais… peu à peu… le son d’un adagio s’est imposé, solennel, en mi bémol. (On l’entend.) Cela débutait assez simplement : un souffle ! Dans les registres les plus graves… bassons et cornes de basset. Un bruit de vieux pressoir un peu rouillé. Ç’aurait été presque comique si la lenteur même du motif ne lui avait conféré une sorte de « sérénité ». Et puis… tout à coup… dominant tout… une note ! Une seule. Très haute… de hautbois (On l’entend.) Elle restait là… comme suspendue… déchirante, jusqu’à la limite extrême de son souffle ! Une clarinette l’a peu à peu adoucie, dissoute même en une modulation d’une grâce telle… que j’ai senti monter mes larmes. (Avec une émotion et une force croissante :) Le vieux pressoir s’est remis à grincer sourdement… mais des instruments aux sonorités plus claires le dominaient ! Les sons me pénétraient, me transperçaient en gémissant, me cernaient… longs rubans de souffrance… autour de moi. Jamais je n’avais entendu cela. J’ai éprouvé soudain le besoin de fuir ! De courir. Pour me délivrer ! Et… trébuchant dans les escaliers, j’ai franchi le seuil de la maison… Je me suis retrouvé dans la rue… par une nuit glaciale… à bout de souffle ! Que m’arrivait-il ? Une douleur inconnue me broyait le crâne… J’ai interpellé mon vieux Christ de Legnago. « Seigneur… dis-moi quelle est cette souffrance ? Cette exigence ? Cet ordre dans le son ? Un son désespéré… qui comble pourtant celui qui l’entend ? Est-ce Ton exigence ? Ta souffrance ? Ta volonté ? Se pourrait-il, Seigneur, que ce son vînt de Toi ? » La musique me parvenait encore, faiblement, de ce salon au-dessus de moi… dans cette rue vide et froide… Et je restais là… pétrifié ! Il me semblait que je venais d’entendre, oui… que je venais d’entendre la voix de Dieu ! Et cette voix émanait d’une créature dont je venais – aussi – d’entendre la voix ! Celle d’un enfant… obscène ! »

Document n° 3. Éric-Emmanuel Schmitt (né en 1960). Ma vie avec Mozart (2005), p. 33.

L’auteur évoque une vingtaine de morceaux de Mozart qui, de son adolescence à l’âge adulte, on bouleversé sa vie. Il raconte ici l’une de ses premières rencontres avec la musique de Moazrt, lorsqu’il assiste à une représentation des Noces de Figaro, à l’âge de 18 ans. Le livre se présente sous forme de lettres à Mozart.

« Cher Mozart,
Merci de m’avoir envoyé mon portrait. Malheureusement, je m’y suis reconnu. J’ai dix-huit ans et je me découvre guère plus avancé que ton Chérubin qui en a moins.
Je ne sais si je veille ou je rêve
Si je fonds, si je brûle ou je gèle,
Chaque femmes qui passe ou m’effleure,
Chaque femme fait battre mon cœur.

Un désir vague et inquiet me tourmente constamment, mon sang bouillonne, ma tête se retourne sur ce qui passe ; je ne vois que certaines girouettes bien huilées qui se montrent aussi vives que moi.
Dès qu’il déboule en scène, ton chérubin, léger comme un papillon qui voudrait butiner toutes les fleurs du printemps, changeant de direction avec le vent, versatile, soumis à des caprices qui le dépassent, m’a soufflé qu’il venait pour moi. Chérubin impulsif et impatient, Chérubin qui ne parvient pas à s’exprimer et qui s’exprime si bien…
Il ne déclame pas, il murmure, il frissonne, il enchaîne des phrases brouillonnes, négligées, qui peinent à former une mélodie, variant le rythme et l’intensité. Ce frémissement de chant traduit le frémissement d’un être, vibration musicale de l’adolescence. Pubère égocentrique, à l’affût de sa moindre pulsion, emporté par le sexe, il se passionne pour l’inventaire de soi. Pareil à Chérubin dans son air, j’ai une partie exaltée et l’autre contemplative ; entre les deux, non moins que lui je m’essouffle. Les mouvements de mon corps et de mon âme, je les subis, je ne les contrôle pas. Ils passent en moi, par moi, sans moi… et c’est moi, cependant. Je me retrouve dans cet orchestre agité, ondoyant, syncopé, soutenant le chant fébrile comme des vagues sur lesquelles la voix file…
Un seul mot ressort, obsessionnel : desio, désir ! Et ce désir agite les nuits de Chérubin autant que ses jours, le condamnant à une course en avant, repoussant le repos.
Soudain, la rêverie l’emporte sur l’exaltation. Chérubin confie son malaise à la nature, parlant d’amour « au ciel, aux plaines, aux fleurs, au vent, à la fontaine ».


 Extrait de La Fille d’un soldat ne pleure jamais (A Soldier’s Daughter Never Cries) (1998) de James Ivory.
Anthony Roth Costanzo, contre-ténor né en 1982, interprète devant sa classe de l’école américaine, l’air de Chérubin « Voi que sapete », accompagné au piano par sa mère interprétée par Jane Birkin. Observons les réactions des différents auditeurs.

Document n° 4. Wladyslaw Szpilman (1911-2000), Le Pianiste (1946 / 2001), p. 54.

Wladyslaw Szpilman est un pianiste et compositeur juif polonais. Il raconte dans ce récit publié juste après la guerre, comment il a survécu, seul de sa famille, au ghetto de Varsovie. Son livre sera censuré sous la dictature communiste, puis redécouvert à la fin de sa vie, et adapté au cinéma par Roman Polanski, palme d’or au festival de Cannes 2001.

« Le 20 mai, un de mes collègues, un violoniste, est arrivé chez nous après le déjeuner. Nous nous disposions à jouer une sonate de Beethoven que nous n’avions pas exécutée ensemble depuis longtemps, ce qui nous procurait à l’avance un grand plaisir. D’autres amis étaient là aussi, et Mère, désireuse de me rendre le moment encore plus agréable, avait réussi à trouver du café. C’était une belle journée ensoleillée. Nous étions tous d’excellente humeur, savourant le café et les délicieux gâteaux qu’elle avait préparés. Nous savions que les Allemands étaient aux portes de Paris mais personne ne s’en inquiétait vraiment – la Marne était là, après tout, cette ligne de défense immuable sur laquelle tous les mouvements viennent s’immobiliser, tout comme dans le point d’orgue de la deuxième partie du scherzo en si mineur de Chopin, lorsque la vague tempétueuse des croches finit par mourir sur l’accord final… À ce point, les Allemands reflueraient vers leur frontière aussi rapidement qu’ils avaient avancé, annonçant la fin du conflit et la victoire des Alliés.
Après le café, nous nous sommes disposés à jouer. Je me suis installé au piano, entouré par des connaisseurs, tout un auditoire capable de goûter le ravissement que j’avais l’intention de faire naître en eux-mêmes comme en moi. Le violoniste est venu se placer à ma droite. À ma gauche s’est assise une charmante jeune fille, une amie de Regina qui se disposait à tourner les pages de la partition pour moi. Qu’aurais-je pu souhaiter de plus pour atteindre au parfait bonheur à ce moment ? Nous n’attendions plus que ma sœur Halina, qui était descendue au magasin passer un appel téléphonique. Quand elle est revenue, elle tenait un journal entre ses mains. Une édition spéciale, dont la une était barrée de deux mots en énormes caractères, sans doute les plus gros qu’ils aient eus à l’imprimerie : « PARIS EST TOMBÉ ! ».
J’ai posé mon front sur le clavier et, pour la première fois depuis le début de cette guerre, j’ai fondu en larmes »

- Écoute de la fin du scherzo n°1 en si mineur, op. 20 de Chopin, par David Kadouch. Lien possible avec le document 6 (structure reconnaissable).

Document n° 5. Alain Bashung (1947-2009), De l’aube à l’aube (2018), p. 78.

Le livre est crédité Alain Bashung, mais c’est en fait la retranscription intégrale de la série de dix émissions intitulée « De l’aube à l’aube » de Gérard Suter et David Golan diffusée pour la première fois sur France Inter en 2010 et toujours disponible à l’écoute. Le parolier Boris Bergman évoque les méandres de l’inspiration lors de l’enregistrement du 1er succès de Bashung.

« Alain, à juste titre, savait très bien que s’il ne faisait pas un succès rapidement, on allait nous congédier.
Et Alain a dit : « Voilà, moi je ne peux pas. »
Musicalement il a repris un texte d’une chanson qui n’était pas sur l’album parce que le play-back ressemblait beaucoup à celui de Bijou, bijou. Il l’avait donc virée et il me dit : « Voilà, j’ai refait un texte sur L’après-midi d’un Max Amphibie. » Il avait perdu l’essentiel du texte et il m’a dit : « Il faut refaire un refrain. »
À l’époque, on se moquait un petit peu de l’éditeur Max Amphoux, on se moquait un petit peu de lui par rapport à son homophobie latente, homophobie light mais homophobie quand même. C’est dur la vie d’un amphibie, etc., de là je suis parti sur « amphibie, gaboune, Gaby ». […]
Les Gaby, ce sont les homosexuels, les gabounes, c’est une expression… vous l’avez dans le royaume du milieu, c’est une vieille expression de truand, de l’époque des Apaches. C’est très vieux comme expression, c’est comme « meuf » et « keuf », ça date de l’époque du verlan ». Il ajoute que la phrase « À quoi ça sert la frite si t’as pas les moules, ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules » a été griffonnée pendant que Bashung qui buvait beaucoup de bière allait pisser, comme une plaisanterie pour qu’il se mette à rire et se trompe en la chantant, mais il l’a chantée telle quelle et « il ne s’est pas trompé, la prise que vous avez sur le disque, c’est celle-là, c’est une seule prise ».

Document n° 6. Emmanuel Bigand (dir.), Les Bienfaits de la musique sur le cerveau (2018), p. 39.

Ce livre dirigé par Emmanuel Bigand reprend plusieurs articles de différents auteurs scientifiques sur les effets de la musique. Cet extrait vient du chapitre 2, auteur Barbara Tillmann.

« En psychologie cognitive, on a mis en évidence une capacité qui permet d’acquérir des connaissances sur des informations complexes par simple exposition, sans intention d’apprendre. Ce type d’apprentissage est qualifié d’implicite : étant exposé à des matériaux structurés, le cerveau extrait des régularités et devient sensible aux structures sans connaissances explicites. C’est ainsi que l’enfant acquiert des connaissances sur sa langue maternelle en étant exposé aux flots de paroles de son environnement. L’enfant (avant sa scolarisation et les cours de grammaire) ne peut pas expliquer des structures, des régularités ou des règles de la langue, mais il les comprend et peut deviner la fin d’une phrase, détecter des fautes de grammaire ou des irrégularités de structures.
De même, la capacité cognitive d’apprentissage implicite permet aux auditeurs d’acquérir des connaissances sur le système musical de leur culture, notamment dans la vie quotidienne, par simple exposition à des pièces musicales (les berceuses, la musique à la radio, etc.). Et ce, sans formation musicale explicite. L’auditeur est face à la musique comme l’enfant est face à sa langue maternelle : il traite les structures et développe des attentes, sans être capable de les expliciter. On parle d’enculturation musicale : l’auditeur est un expert implicite de la perception de la musique de sa culture ».

Document n° 7. Philippe Chevallier, La Chanson exactement. L’art difficile de Claude François. (2017), p. 162.

Le philosophe Philippe Chevallier s’intéresse à un chanteur d’une catégorie a priori rejetée par la culture officielle. Il retrace le processus d’adaptation d’une chanson idiote par Claude François
<https://www.youtube.com/watch?v=23k...>
« Le sceau de cette sincérité pourrait être l’entraînant 45 tours de mai 1977 Je vais à Rio, résurrection d’une embarrassante pochade de l’Australien Peter Allen, qui semble partager en français le même désir d’évasion factice.
Malgré le joli timbre de voix de Peter Allen, ce sommet de hit-parade – cinq semaines n° 1 en Australie – est d’abord un sommet de mauvais goût que se disputent une section rythmique au minimum syndical (malgré l’excellent Jim Keltner à la batterie, ici quasi inexistant) et une horrible guitare électrique censée imiter une fiévreuse samba. Mal produit par un Brooks Arthur peu à l’aise avec les nouvelles tendances de la pop, l’ensemble est lourd, appuyé, jusqu’à ce sifflet d’arbitre de football qui, faute de donner une couleur locale, semble désespérément siffler le hors-jeu. Du côté des paroles, c’est une chanson naïvement, donc dangereusement raciste comme put l’être Tintin au Congo : « I feel like Tarzan in the jungle / There on the hot sand and in a bungalow / While monkeys play above-a », dont la seule excuse est de n’avoir jamais été prise au sérieux par son créateur qui en profitait surtout pour tomber la chemise sur les plateaux de télévision. Ayant malgré (ou grâce à) tout cela senti le potentiel de la chanson, Claude François s’y investit totalement au point d’en proposer, une fois n’est pas coutume, une adaptation légèrement plus longue que l’original. Se refusant à singer la samba, débarrassant la chanson de son mauvais exotisme, Jean-Claude Petit remplace la guitare électrique par des cuivres dégringolant en cascade et retravaille les chœurs pour leur donner des harmonies plus riches. Chœurs et cuivres construisent par leurs discrètes variations, en particulier dans le dernier couplet, une dynamique sonore absente de la version de Peter Allen, qui finissait par se répéter comme un disque rayé. Pour l’enregistrement, les bases rythmiques de la version française sont faites à Londres, aux studios Trident, le 16 février 1977 avec le jazzman Frank Ricotti aux percussions et, côté français, le fidèle Slim Pezin à la guitare, Jean-Claude Petit au piano et Jannick Top, membre du groupe jazz-rock Magma, à la basse. Le directeur artistique de l’époque, Guy Floriant, se souvient du soin particulier apporté par le chanteur au placement de sa voix, qu’il refit trois fois (alors qu’une seule prise suffisait d’habitude), afin que chaque mot, chaque syllabe rebondisse au bon endroit, comme il se souvient des allers et retours Paris-Londres exténuants que réclamèrent l’enregistrement et le mixage particulièrement délicat des chœurs et des cuivres.

Document n° 7. Carl Wilson, Let’s talk about love - Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût ? (2014), p. 159.

Carl Wilson est un critique musical qui a surmonté ses réticences pour comprendre pourquoi une artiste regardée de haut par les critiques avait obtenu un immense succès mondial. Un chapitre est consacré à la critique de l’album qui donne son titre au livre. La chanson « The reason » a des paroles sexuellement explicites, révélées par la traduction littérale (à suivre sur la video ci-dessus).

« Le premier break glisse vers un mode mineur et met en place un contretemps dans la section violoncelles, faisant passer la chanson derrière un rideau pour accéder à la chambre : « Au cœur de la nuit, halète Dion (relayée par un chœur de choristes sensuelles), je vais te sucer, parce que je t’adore ! » [« In the middle of the night, I’m going down, ’cause I adore you ».] Oui, vous avez bien entendu, elle va le sucer. Dans le cas où vous n’en auriez pas cru vos oreilles, s’ensuit une pause typique (et stupéfaite ?) de George Martin, ainsi qu’un roulement de batterie avant qu’elle ne lâche un long soupir post-coïtal : « Je… veux… te culbuter » [« I… want… to floor you ».] N’est-ce pas là un joli euphémisme ? La deuxième fois on a droit à la même chose mais en plus intense, avec des cuivres triomphants qui tourbillonnent en escalade jusqu’au génialissime solo de guitare de Robbie Macintosh des Pretenders, effet cumulatif qui renverse le rôle potentiellement avilissant des paroles, assurant ainsi qu’une fois au point culminant, la dame domine la situation. Une mélodie qui commence par une nana suppliant un homme à genoux se termine en rhapsodie en hommage au pouvoir érotique de la femme mystique et, tant qu’on s’empêche de visualiser le vrai mari de Céline Dion, force est d’admettre qu’elle vise juste, dans tous les sens du terme ».

 Exercice d’écriture de synthèse simplifiée.
Suite à la lecture de cet ensemble de 8 extraits, dites comment l’auditeur donne du sens à un morceau de musique, que ce soit une musique avec ou sans paroles. Mentionnez au moins une fois chaque extrait en tâchant de rédiger une réponse ordonnée de 30 à 40 lignes. Pas d’intro ni de conclusion ni de plan rigoureux, mais efforcez-vous de tisser des rapprochements entre les documents, dans l’esprit de la synthèse.

Proposition de synthèse

L’écoute d’un morceau de musique, avec ou sans paroles, est une activité qui nous procure souvent du plaisir, que nous soyons expert ou novice, que nous connaissions ou non le solfège. Malgré la volonté plus ou moins consciente des musiciens de faire passer tel ou tel sentiment, l’activité de déchiffrement de la musique semble davantage liée à la subjectivité de l’auditeur.
Le philosophe Nietzsche distingue deux courants esthétiques, l’apollinien et le dionysiaque. Si le courant apollinien préside à l’écriture musicale, activité rationnelle, ordonnée, classique, la réception de la musique semble davantage soumise à un courant dionysiaque, comme en attestent les huit extraits de ce corpus. Nietzsche prend l’exemple de symphonies de Beethoven que celui-ci a intitulées selon un principe analogique ; or ces images prévues par le musicien n’auront aucun rapport avec celles perçues par les auditeurs, souvent « contradictoires ». Et pour Nietzsche, ce phénomène dionysiaque propre à la perception de la musique n’épargne pas la chanson populaire avec paroles. Dans sa pièce Amadeus, Peter Shaffer montre Salieri, grand musicien jaloux du succès de Mozart, qui entend pour la première fois celui-ci diriger un de ses morceaux. Le préjugé négatif qu’il a envers son futur rival fait d’abord surgir de sa musique l’image subjective d’un « vieux pressoir un peu rouillé », mais bien vite son expertise musicale s’allie à ses sentiments pour distinguer dans l’orchestration subtile dont il perçoit tous les détails, une musique sublime, « la voix de Dieu ». Dans Le Pianiste, Wladyslaw Szpilman est tellement expert que ce qu’il visualise semble être une analogie entre la partition même, ou le clavier du piano, et la défaite des Allemands à Paris en mai 1940, qu’il souhaite. Or ce qui se produit est précisément l’inverse, la chute de Paris, ce qui confirme les propos de Nietzshe sur l’activité contradictoire de la perception musicale, qui peut passer en un instant de la joie la plus grande au désespoir.
Éric-Emmanuel Schmitt confirme l’intuition de Nietzshe : même si l’opéra de Mozart a des paroles, c’est bien « le chant fébrile » de Chérubin, sa façon de chanter, qu’on pourrait qualifier de dionysiaque, qui permet l’identification du jeune spectateur, au-delà des paroles. Impression confirmée par l’extrait du film de James Ivory La Fille d’un soldat ne pleure jamais, dans lequel tous les personnages, élèves, prof de musique, mère, sont bouleversés par l’interprétation du jeune homme, sans forcément comprendre les paroles. Le livre de témoignages sur Bashung nous conforte dans cette idée : les paroles de la chanson « Gaby » sont surréalistes au sens littéraire du terme, ce qui n’empêche pas l’auditeur de lui donner du sens dans une direction dionysiaque d’associations d’idées, que renforce le témoignage du parolier. L’analyse savante a posteriori est un autre moyen de construire le sens d’une œuvre musicale. Tel est aussi le cas avec Philippe Chevallier, philosophe qui explique l’intérêt d’une reprise de Claude François. Si celui-ci fait améliorer les paroles originales trop vulgaires, il consacre le maximum de son attention à ce que le message soit dans la musique et le rythme, passant de l’imitation d’une samba « singée » à la création d’une « dynamique sonore » qui constitue le principal du message exotique d’une reprise meilleure que l’original.
Si la compréhension populaire est spontanée, les analyses savantes sont aussi une porte d’entrée dans des œuvres qui nous auraient échappé, soit parce qu’elles sont trop complexes, soit parce qu’elles sont trop simples. Ainsi Carl Wilson nous permet-il d’accéder au sens caché d’une chanson d’apparence banale de Céline Dion. C’est en croisant l’analyse fine de l’orchestration et des euphémismes des paroles anglaises aux sous-entendus explicites qu’il nous fait comprendre le secret du succès d’une chanson en apparence anodine. Le paradoxe apparent du goût musical des auditeurs béotiens (non-experts) est révélé par le livre d’Emmanuel Bigand : l’exposition répétée aux musiques de notre culture dès le plus jeune âge fait de nous, même si nous n’apprenons pas le solfège, des experts de cette musique par simple imprégnation, car il n’est pas nécessaire d’être musicologue pour savoir reconnaître des structures musicales, de même qu’il n’est pas nécessaire d’être grammairien pour reconnaître et construire une phrase de notre langue maternelle.
L’audition de la musique est donc un plaisir qui réunit experts et novices, que ce soit dans une conception dionysiaque ou apollinienne. De l’enfant inexpérimenté à l’adulte expert, les sentiments, l’identification s’allient à une culture musicale, qui ne tient pas forcément à la connaissance du solfège et des techniques musicales, mais aussi à un discours sur la musique accessible aux béotiens comme nous pouvons le faire en étudiant ce thème en classe de BTS.

Lionel Labosse


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L’illustration en vignette est empruntée au site Wikihow, qui présente un article intitulé « Comment écouter de la musique ».