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Les aventures d’une Don Juane qui n’a pas froid aux yeux, à partir de la 4e

Epoxy, de Paul Cuvelier & Jean Van Hamme

Le Lombard, 1968, 70 p, 20 €

mercredi 10 février 2010

L’article de Wikipédia est fort clair sur l’histoire et sur le résumé de l’œuvre. Il s’agit d’un des premiers albums de bande dessinée érotique publié sans censure. Une collaboration entre un dessinateur aguerri, Paul Cuvelier et un scénariste débutant appelé à un grand succès, Jean Van Hamme. L’album est réédité par Le Lombard en édition de luxe, en noir & blanc. L’étiquette « érotique » ne doit pas nous bloquer : heureusement, les critères ont évolué, et cet album ne choquera plus grand monde en 2010 dans un CDI, et, osons l’espérer, peut contribuer à accompagner en douceur l’éducation à la sexualité, mais surtout l’éducation tout court, par la relecture qu’il propose de la mythologie grecque ; c’est pourquoi je le propose dès la 4e, mais bien sûr évidemment en lycée. Au vu de la couverture originale — absolument plus dans l’air du temps — on peut craindre une conception misogyne de la femme ; or c’est plus subtil qu’il n’y paraît : si le dessinateur et le scénariste sont davantage intéressés par les beautés féminines que masculines, l’héroïne ne se contente pas d’être belle et de se taire. Certains féministes anti-sexe remarqueront qu’elle est livrée comme une bête aux désirs des méchants mâles ; certains féministes pro-sexe y regarderont plus en détail, et sauront entrevoir un éloge de l’amour à la Don Juan, chez une femme il est vrai bridée par la domination masculine, mais pas tant que ça…

Résumé

Epoxy est capturée par surprise sur un yacht alors qu’elle navigue sur une coque de noix dans la Grèce actuelle. Elle tombe dans une orgie donnée par un certain Koltar, qui veut la donner en offrande aux Dieux grecs anciens. Le yacht est coulé, et l’héroïne se retrouve sur une plage. Il s’avère qu’elle est tombée dans une faille du temps et de l’espace ; elle n’en sait rien pour l’instant, mais comprendra vite, car à peine éveillée, elle se trouve témoin du meurtre d’une fuyarde par des Amazones, lesquelles la croient espionne. Elle est prise en pitié — et en désir — par la reine des Amazones, qui lui fait visiter son royaume pas vraiment accueillant pour les mâles. Mais Epoxy sera délivrée par Héraklès et Thésée ; au gré d’aventures assez aléatoires, elle va rencontrer les Centaures, Pan, Dionysos, Io transformée en génisse, le géant Argus — belle réussite du dessinateur, dont malheureusement une partie qui n’eût pas manqué d’intéresser Epoxy nous est toujours cachée par la perspective ! — Hermès, Eros, Tantale — belle image phallique p. 65 — et enfin Hadès, avant de revenir au monde actuel, qui se révèle décevant.

Epoxy, par Paul Cuvelier

Mon avis

L’image de couverture représente Epoxy couchée sur le ventre, cuisses écartées, fesses nues. De quoi dégoûter d’emblée les féministes tatillons. Et pourtant, si de nombreuses vignettes montrent des femmes telles qu’aiment les consommer les hommes, elles sont souvent dans une situation d’égalité, voire de domination. Par exemple les Amazones, dont la reine déclare : « Quoi de plus doux pour deux femmes que de s’aimer au bruit de la souffrance des hommes ». On pense à la frise de je ne sais plus quel temple grec exposée au British museum de Londres, illustrant le combat sans pitié entre guerriers mâles et Amazones.

Frise d’un temple grec, British museum
Détail de la frise de je ne sais plus quel temple grec exposée au British museum illustrant le combat sans pitié entre guerriers mâles et Amazones.

La page 13 propose un beau fantasme misandre : des hommes nus enchaînés dans une mine, dont certains sont massacrés par les guerrières ! Et dans le combat qui les oppose à Héraklès et sa troupe, il n’y a aucune condescendance. De même, lors de la Catabase (descente aux enfers) finale, Epoxy déploie des qualités souvent qualifiées de viriles, de courage et de détermination. Paul Cuvelier apporte presque la même passion à dessiner des hommes que des femmes ; la seule différence est que les hommes, par exemple Hermès, ont toujours un insupportable bout de chiffon qui cache le meilleur endroit ! La morale sexuelle est très soixante-huitarde : Epoxy ne s’effarouche pas de grand-chose, et le Centaure qu’elle rencontre trouve qu’elle a de drôles de mœurs parce qu’elle le repousse alors qu’il lui déclare simplement son désir. La scène des Anthestéries, fête en l’honneur de Dionysos, est très altersexuelle, mais habilement le scénario précise que « Toute contrainte est à l’opposé même de la tradition des Anthestéries », ce qui semble la devise de l’album : Epoxy consent facilement, sans chichis, et n’est jamais violée. La limite est donnée par Hermès qui, devenu invisible grâce à un casque, lui fait l’amour par surprise, mais là encore, elle s’y abandonne avec délices, ce qui est l’occasion d’une des plus belles vignettes. La dernière étreinte sera un baiser lesbien donné par la déesse Éris, qui apporte l’oubli et renvoie Epoxy à son monde. Donc, ne vous laissez pas abuser par la couverture, mesdames : Epoxy n’est pas une femme soumise, mais une héroïne libertine, qui se laisse guider par ses aventures, et expérimente ce qui se propose, sans se laisser impressionner par le surnaturel. Une vraie Don Juane dont la devise pourrait ressembler à celle du personnage de Molière : « Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ».

Vignette Cuvelier Epoxy p. 20

 N’ayant aucune compétence en esthétique qui me permette d’apprécier une œuvre au-delà du « c’est beau / c’est pas beau » cher à mes élèves, je citerai un article de Bernard Joubert paru dans L’éprouvette n° 1 (L’Association, janvier 2006). L’auteur a dépouillé un grand nombre de « pockets érotiques italiens des années1970-1980 dans leur traduction Elvifrance », et a constaté qu’une case de la page 20 d’Epoxy y avait été copiée sans doute une centaine de fois, sorte de consécration pour P. Cuvelier, ce qui lui inspire ce commentaire instructif : « Une explication possible : ce dessin de Cuvelier est plus qu’un nu, c’est un beau nu qui retient l’attention, admirablement composé, avec une torsion du corps, un raccourci de la cuisse audacieux et une position des bras expressive. À elle seule, cette composition exprime l’inquiétude de l’héroïne. Et on sait que, cette qualité, Cuvelier l’obtenait en faisant longuement poser des modèles à la manière d’un peintre, ce qui permet d’exclure que, par coïncidence, il y eut à la base de tous ces dessins une même photo de pin-up glanée dans la presse. » On peut télécharger ci-dessous l’article complet de Bernard Joubert. Voir aussi un article de Blanche Baptiste sur le site TU QUOQUE, MI AMICI.

 Dans le même état d’esprit, voir Le Banquet de Platon illustré par Joann Sfar, ainsi que le roman Paradis Perdu, de Gudule. En 1975 paraît Histoire d’O, de Guido Crepax d’après Pauline Réage, autre chef-d’œuvre de l’érotisme en bande dessinée.
 Pour tout savoir sur la mythologie grecque, voir le livre de Bernard Sergent et mon article sur la Grèce.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Exposition « Sexties » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles


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