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Un roman altersexuel du Moyen Âge
Le Roman d’Eneas, roman anonyme du XIIe siècle.
Le Livre de Poche, 1997, Lettres gothiques, 640 p., 12 €
samedi 16 novembre 2019, par
Le Roman d’Énéas est une adaptation de l’Énéide de Virgile qui relate les voyages & combats du troyen Énée, ancêtre mythique du peuple romain. Le trouvère du XIIe siècle infléchit l’épopée latine, récit de fondation concentré sur le thème guerrier, en une œuvre romanesque hypertrophiant la thématique de l’amour, et ce qui nous intéresse particulièrement, l’homosexualité d’une part, le féminisme d’autre part. C’est par le blog de Jean-Yves Alt que j’ai connu ce roman clé de la littérature française que je ne connaissais que de nom jusque-là ! Je vous renvoie pour les analyses à l’article de Virginie Dang (cf. lien ci-dessous), et je me contenterai ici d’extraits dont certains sont étudiables en classe (1re année de BTS par exemple). L’édition est faite d’après le manuscrit B.N. fr. 60, avec une traduction et des notes d’Aimé Petit. Sur Gallica, vous pouvez consulter ce manuscrit, à partir du folio 148 recto, où commence le Roman d’Eneas, par une magnifique enluminure. Chacun des 8 chapitres est précédé d’une enluminure et d’un résumé en rouge (rubrique). Le texte est sur 3 colonnes de 3 x 46 octosyllabes, sur des folios de 43 x 32 cm. L’avantage de la collection Lettres gothiques, c’est qu’on a le texte original à gauche et la traduction à droite. J’ai quelques vagues réminiscences de mes cours d’ancien français (dont quelques uns avec le directeur de cette collection, Michel Zink) qui me permettent de jeter un œil sur ce texte original, et même sans connaissances, on peut tenter quelques aperçus.
Didon : quelle femme, dis donc !
La première femme remarquable de ce roman est la fameuse Didon, qui nous est présentée ici de façon valorisante :
« Dame Didon dirigeait le pays,
ni comte ni marquis ne l’aurait mieux gouverné ;
jamais royaume ni empire
ne fut mieux régi par une femme » (v. 264 sq.)
On a même droit, dans le texte original, à un calembour : « – Et qu’en dist dont ? – Promet nous bien » (traduction : « Quelle est sa réaction ? – Elle nous promet son secours »)
Abusée par Cupidon à la demande de Vénus, qui sont le frère et la mère d’Eneas, Didon s’amourache d’Eneas et en fait son amant :
« La dame est perdue de réputation
Dans toute la contrée de Libye » (v. 1662).
Les barons tiennent des propos machistes :
« Ils se disent, et à juste titre,
qu’est bien fou qui se fie à une femme :
elle ne tient guère parole,
telle est tenue pour sage qui est folle » (v. 1672).
Bref, Eneas obéit aux dieux et fait voile vers l’Italie, et Didon s’immole de désespoir. Le roi Latinus de Lombardie lui promet sa terre & sa fille Lavine, qu’il avait promises à Turnus. Mais ce dernier, encouragé par la reine, ne l’entend pas de cette oreille, et engage une guerre avec ses barons contre Eneas, armé par Vulcain à la demande de Vénus.
Camille, la guerrière sans peur et sans reproche
Une originalité du roman est que l’un de ces barons est la guerrière Camille (orthographe identique en ancien français), une vierge farouche, ancêtre littéraire de Viyan :
« Jamais elle ne se soucia d’ouvrages féminins,
de filer ou de tisser ;
elle préférait porter les armes,
combattre et jouter,
frapper de l’épée ou de la lance :
il n’existait pas femme de sa vaillance.
Le jour c’était un roi, la nuit une reine ;
jamais chambrière ni suivante
ne l’aurait approchée le jour,
et la nuit nul homme n’aurait pénétré
dans la chambre où elle se trouvait » (v. 4058 sq.)
Et la voilà au combat :
« Camille fit une sortie,
accompagnée de cent jeunes filles, [= C. pucelles]
biens pourvues d’armement défensif
et très diversement équipées :
on put admirer une superbe compagnie
quand elles se déployèrent dans la plaine.
Les Troyens, à ce spectacle,
furent saisis d’une crainte extrême.
Tandis que ces dames galopaient vers eux,
ils croyaient que c’étaient des déesses
défendant la cité ;
tous en furent remplis d’effroi,
ils n’osaient se défendre contre elles
ni en attendre une seule ;
ils les redoutaient au plus haut point.
Les jeunes filles les poursuivaient,
puisqu’ils ne se défendaient pas contre elles,
et il n’est pas étonnant qu’elles les accablent de coups.
Les jeunes filles frappent efficacement,
elles les renversent sur le dos,
et, en peu de temps, elles font verser des flots de sang.
Un Troyen, Orsiloque,
voyant les jeunes filles combattre,
frapper et abattre des chevaliers,
tira une flèche et atteignit au sein
une demoiselle appelée Larine ;
il l’a jetée à bas de son cheval,
et elle s’écroule morte sur le sol.
À ce coup, les Troyens
se réjouirent prodigieusement,
en voyant que c’étaient
des femmes susceptibles de mourir.
Aussitôt, ils les attaquent
et les poursuivent jusque dans les rues ;
ils les refoulent dans la cité,
mais l’amas de morts est tel
qu’ils ne peuvent avancer.
Et ceux qui se trouvaient sur les tours,
les remparts, les chemins de ronde,
tirent des flèches, lancent des traits, jettent de grosses pierres ;
les Troyens étant trop proches, beaucoup sont tués.
Ils se sont repliés un peu en arrière ;
Messape, avec Camille qui l’accompagnait,
leur lance un assaut. […]
Éperonnant par les rangs,
Camille porte de fréquents assauts aux Troyens,
elle en a fait tomber cent
qui ne purent jamais se relever.
Elle frappe bien de la lance et mieux de l’épée,
elle était extraordinairement redoutée ;
elle ne donnait pas de coup en vain :
qui était frappé de sa main
ne languissait pas longtemps,
un médecin ne lui servait à rien.
La mort suivait toujours ses coups ;
ni un solide haubert ni un bon écu
n’offraient de protection :
elle frappait avec une grande vigueur.
Les jeunes filles donnaient de beaux coups,
elles font vider leur selle aux Troyens
et font tomber maints chevaliers
dont les montures errent sans maître. […]
De quelque côté qu’aillent les jeunes filles,
les Troyens leur livrent passage,
ils ne peuvent plus supporter leurs assauts
et se mettent à fuir.
Tarchon, un Troyen, les voit
et éperonne aussitôt dans leur direction.
Il se met à leur crier :
« Où fuyez-vous, lâches guerriers ?
Faites demi-tour sur place !
Ignorez-vous donc qui vous pourchasse ?
Ce sont des femmes ! Honte
à qui fuit sous leur pression.
N’allez pas plus loin, revenez sur vos pas,
n’éprouvez pas de crainte : que chacun frappe !
Il se retourna du côté de Camille
et l’interpella avec mépris :
« Dame, dit-il, qui êtes-vous
pour vous jeter ici sur nous ?
Je vous vois abattre nos chevaliers :
une femme ne doit pas combattre
sinon la nuit, en position couchée,
alors, elle peut venir à bout d’un homme ;
mais jamais un preux portant l’écu
ne sera vaincu par une femme.
Renoncez à ces prétentions démesurées,
jetez l’écu, la lance
et le haubert qui vous fait trop de mal ;
ne faites pas étalage de votre vaillance.
Ce n’est pas là votre fonction,
c’est de bien filer, coudre ou couper ;
dans une belle chambre, sous les rideaux,
il fait bon être aux prises avec une fille comme vous.
Êtes-vous venue ici pour vous exhiber ?
Je ne veux pas vous acheter.
Pourtant, je vous vois blanche et blonde :
j’ai ici quatre deniers de Troie,
monnaie de valeur, tous d’or fin ;
je vous les donnerai pour prendre
un moment de plaisir avec vous ;
je ne serai pas très jaloux :
je vous livrerai aux écuyers.
Je veux vous faire bien gagner mes deniers :
si j’y perds, je ne m’en plains pas,
vous y aurez double profit :
d’une part en ayant mon or,
d’autre part en prenant votre plaisir ;
mais cela ne vous suffirait pas,
je pense, même s’ils étaient cent ;
vous pourriez être épuisée,
mais vous ne seriez pas satisfaite. »
Camille fut humiliée et ulcérée
par ce qu’elle lui entendit dire ;
elle éperonne son bon cheval,
se dirige vers Tarchon et engage le combat.
Elle le frappe avec une grande vigueur
sur la boucle de l’écu,
elle lui a brisé d’un bout à l’autre
et rompu son haubert à mailles entrelacées ;
elle l’abat mort du destrier,
puis elle lui adresse ce sarcasme :
« Je ne suis pas venue pour m’exhiber
ni pour faire la putain
mais pour accomplir des exploits de chevalier.
Je ne veux pas de vos deniers,
vous avez fait un marché insensé ;
je ne vis pas de tels gains ;
je sais mieux abattre un chevalier
que l’enlacer et lui faire l’amour :
je ne sais pas me battre sur le dos ».
Alors éperonnent sur son flanc
Deux chevaliers qui l’ont frappée ;
Leurs deux lances ne la font pas bouger
Ni ne lui font quitter la selle.
Tarpéia, jeune fille de sa troupe,
galope de ce côté à la rescousse ;
elle frappe l’un et brise sa lance,
en faisant demi-tour, elle tire son épée
et lui fait voler la tête.
Camille a frappé l’autre,
Elle lui a fait payer très cher
Le coup qu’il lui avait porté :
Ils ont payé bien cher leur audace.
Un Troyen, nommé Arruns,
Ne faisait qu’épier
Toutes les actions de Camille,
sa manière de jouter, de combattre,
d’aller par le champ de bataille.
Il n’avait pas assez confiance en lui
pour oser se battre avec elle
ni même aller au-devant d’elle d’un seul pas,
mais il la suivait par derrière
à chaque pas qu’elle faisait.
Toujours proche d’elle,
il cherchait le moment propice
pour la frapper comme il le voulait,
de très près ou en pleine course. […]
Elle l’ignore et ne le voit pas,
ne se souciant nullement
d’être épiée par-derrière
et suivie de cette manière » (v. 7046-7226).
Arruns abat Camille alors qu’elle vient de s’emparer d’un heaume de grande valeur sur le cadavre d’un Troyen. Une jeune fille abat ce fils de pute avant qu’il puisse s’en vanter
Euryale et Nisus
Euryale et Nisus (Euraïlus & Nisuz en ancien français) sont deux soldats amants, éromène (le plus jeune) et son éraste, dont il n’est absolument pas question dans l’article de Virginie Dang. Pourtant cette longue séquence sert par anticipation de contrepoint à la scène de la calomnie homophobe de la reine, mais aussi à l’amour cucul-la-praline entre Lavine et Eneas, et fonctionne comme un redoublement de l’amour passionnel de Didon, qui s’est sacrifiée lors de la perte de son aimé. Eneas a affecté un chevalier à la porte de son château pendant son absence.
« Il s’appelait Nisus et était très preux,
avant tous les autres, il était chargé de la garde du château,
et il avait un compagnon
appelé Euryale.
Ils se portaient un tel amour
qu’il n’en pouvait être de plus grand :
jamais n’exista plus sincère amour
que le leur durant leur vie ;
l’un ne savourait rien sans l’autre,
et sans l’autre n’éprouvait ni joie ni bonheur » (v. 4987 sq.)
Nisus a l’idée de faire un carnage dans l’armée ennemie ivre et endormie. Euryale veut l’accompagner :
« Je ne resterai pas ici,
tu n’iras pas seul dans cette affaire.
Comment resterai-je sans toi,
et comment iras-tu sans moi ?
N’es-tu donc pas moi, et ne suis-je pas toi ?
Je crois que tu as perdu l’esprit :
Nous n’avons qu’une âme et un corps,
et si la moitié s’en va,
comment l’autre pourra-t-elle rester ici ?
Désormais, je puis me plaindre de toi,
tu me trompes, et tu ne me montres
ni amour ni loyale solidarité ;
tu n’iras pas au camp sans moi,
et je ne resterai pas sans toi » (v. 5019 sq.)
Les amants proposent d’aller à la recherche d’Eneas, et en profitent pour faire un carnage chez les Lombards endormis sous leurs tentes. C’est le sujet de la miniature ci-dessus, assortie de la rubrique (en rouge) « Comment Nisus et son compaignon se murent du chastel de Mont Alban et comment il vindrent en l’ost quant tuit cil de l’ost furent endormi » (le début de la rubrique est en bas du folio). Éromène un peu cruche, Euryale ne peut s’empêcher de voler un joli heaume brillant qui irait bien à son teint. C’est ce heaume qui les fait repérer alors qu’ils s’enfuient sous la lune. Ils se comportent lâchement au début, mais lorsque Euryale est capturé :
« Nisus était si loin d’eux
que jamais ils n’auraient pu mettre la main sur lui,
mais il songea à son compagnon,
s’arrêta et regarda ;
de ne plus le voir ni l’entendre,
sa douleur fut extrême.
Bouleversé, il pousse de profonds soupirs
et se frappe la poitrine » […]
S’ensuit un monologue :
« Euryale, très cher ami,
pour l’amour de vous je perdrai la vie,
je ne vous survivrai pas.
Malheureuse jeunesse que la vôtre !
Je n’avais d’autre souci que vous,
et en un instant je vous ai perdu.
Je suis à présent impatient
de réunir mon âme
à la vôtre abandonnée,
ce sera bientôt chose faite.
Mais je sens bien, en vérité,
que mon ami n’est pas encore mort :
je le sens à mon cœur, il est bien vivant ;
s’il avait éprouvé une douleur mortelle,
mon cœur aurait fait de même » (v. 5232 sq.)
Nisus rebrousse chemin, et abat de loin avec des lances les assaillants d’Euryale. Mais comme ils s’apprêtent à le tuer, il s’approche et se rend :
« Ce jeune homme n’a causé aucun mal,
je suis le seul coupable,
et je dois expier tout seul ;
laissez-le partir et prenez-moi.
Qui porta la main sur lui a un cœur féroce,
Qui veut le tuer n’a jamais aimé ;
il n’a jamais éprouvé d’amour véritable,
celui qui s’attaquerait à une telle créature ;
je donnerai ma tête pour la sienne,
il m’est doux de mourir à sa place » (v. 5302 sq.)
Hélas, Volcens ne semble pas craquer pour le bel éphèbe, et c’est la fin des deux amants, non sans que Nisus tue encore dix ennemis.
Pallas le jeune chevalier ami d’Eneas
Pallas est le fils du roi Latinus. C’est lui qui rencontre les Troyens et les amène à son père, lequel offre à Eneas sa terre, sa fille, et son fils, qu’il fait chevalier pour le confier à Eneas. Hélas, dès son premier engagement, Pallas se bat bravement contre Turnus, et meurt. J’ai relevé deux octosyllabes en langue originale, que la traduction ne peut rendre :
« Granz cops se sont entreferu,
astelles font de los escu » (v. 5804).
(Ils se sont donné de fort coups / mettant en pièces leurs écus).
Après avoir tué Pallas, Turnus s’empare de l’anneau que celui-ci portait au doigt, don d’Eneas ; « geste insensé » (v. 5843) dont il se repentira. En effet, Eneas déplore brièvement la mort de son jeune ami :
« Ami, dit-il, quel dommage
que vous soyez mort pour moi ! […]
Notre amitié fut brève,
et j’ai bien mal assuré votre protection » (v. 5923 sq.)
Ces quelques vers entraînent un commentaire de Virginie Dang qui me semble extrapolé : « Pallas est porteur, auprès d’Eneas, de la vertu d’inaccessibilité caractérisant Camille. Pour le héros, l’union avec le jeune chevalier est impossible, parce que, tout efféminé qu’il soit, ce dernier n’en reste pas moins un homme. Eneas ne saurait l’aimer […]. Pallas représente, pour Eneas, la tentation de l’homosexualité, vice dont l’accuse la mère de Lavine et qui comporte le risque d’une nouvelle stérilité. Même si la tentation ne débouche pas, comme à Carthage, sur une relation effective, l’aventure d’Eneas et Pallas fait écho à la rencontre avec Dido. […] Dans l’épisode des deux jeunes guerriers, Eneas retrouve le contre nature avec la tentation d’une relation homosexuelle, ainsi que le suggèrent les termes ambigus employés dans la déploration funèbre sur la dépouille de Pallas , termes qui confirment les accusations de sodomie formulées par la mère de Lavine. Néanmoins, Eneas ne succombe pas à cette tentation, corrigeant par là l’erreur commise avec Dido. » Peut-être faut-il comprendre qu’on doit lire la relation Eneas-Pallas comme un double édulcoré de la relation Nisus-Euryale ? Mais Virginie Dang n’y fait aucune allusion ! Il est vrai qu’elle ne travaille pas sur la même version du roman.
Lavine & Eneas
La bataille n’ayant pas de fin, les belligérants acceptent d’en décider le sort par un combat singulier entre les deux protagonistes. Au vainqueur échoiront femme & terre. Pendant la trêve de huit jours qui précède le combat, Lavine voit Eneas, de loin, et c’est un coup de foudre très romantique si je puis dire, au point qu’elle se monte le bourrichon et comme il s’en retourne sans répondre à ses œillades, elle croit qu’il ne l’aime pas. Ce procédé va se répéter presque jusqu’à la fin, au risque de lasser.
Voici maintenant la fameuse scène de l’aveu. La reine tire les vers du nez à sa fille au cours d’une longue discussion, et finit par lui faire cracher le morceau, puis calomnie Eneas pour la dissuader, en des termes qui inaugurent, je crois la vulgate homophobe encore actuelle. J’ai mis entre crochets les vers originaux, pour ceux qui s’intéressent aux mots désignant l’homosexualité. Le mot « sodomite », et probablement l’expression « contre nature », font leur entrée officielle en français dans ce texte (y compris dans le manuscrit de la fin du XIIe, mais le texte est daté vers 1160, pour une raison qui m’échappe, car on lit bien dans la version Lettres Gothiques (p. 22) : « le plus ancien, le manuscrit A (Bibl. Laurent., Florence, Plut. XLI, cod. 44), date de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle ») :
« — Alors ton ami ne s’appelle pas Turnus ?
— Non, madame, je vous le garantis.
— Et comment donc ? — Il s’appelle « E »,
puis elle soupira et ajouta « ne »,
et après un instant prononça « as »,
parlant en tremblant et tout bas.
La reine réfléchit
et assembla les syllabes :
« Tu m’as dit « E » puis « ne » et « as »,
ces lettres se prononcent Enéas.
— Oui, oui, madame, c’est lui.
— Et Turnus ne t’aura pas ? — Non,
je ne l’aurai jamais pour époux,
mais j’accorde mon amour à l’autre.
— Qu’as-tu dit, véritable folle ?
Sais-tu à qui tu te destines ?
Ce misérable est d’une nature telle
qu’il ne se soucie guère des femmes.
Il apprécie davantage l’amour des garçons, [Il prise plus le plain mestier]
il ne veut pas chasser la biche,
il raffole de la chair de mâle ; [moult par aime char de mallon]
Il aimera mieux étreindre son giton [il prisera miex son garçon]
que toi ou n’importe quelle autre.
Il ignore la chasse à la femelle,
Il ne passera pas par le petit trou, [ne passera mie au guicet]
Il adore les tripes de jeune homme. [moult aime fraise de varlet]
Les Troyens sont élevés dans ce vice,
et tu as très follement fait ton choix.
N’as-tu pas appris comment
il a maltraité Didon ?
Jamais il n’a fait de bien à une femme,
et il ne t’en fera pas, je pense,
ce traître, ce sodomite. [d’un traïtre, d’un sodomite]
Il renoncerait toujours à te posséder
s’il avait un mignon ; [se il avoit aucun caldel]
il lui serait très agréable
que tu te prêtes à ses favoris ; [que lessasses a ses drus faire]
s’il pouvait les attirer par ton entremise,
il ne trouverait pas singulier
de procéder à cet échange :
le giton prendrait avec toi son plaisir [qu’il feïst son bon de toy]
puisqu’il se prêterait à celui d’Enéas :
ce dernier le laissera bien te grimper dessus [bien le laira sor toy monter]
s’il peut ensuite le mettre sous lui : [s’il le repuet soz soy torner]
il n’aime pas la peau de con. [Il n’aime point piau de conin]
C’en serait fini de ce monde
si tous les hommes qui s’y trouvent
étaient pareils dans tout l’univers :
jamais une femme ne concevrait,
il y aurait grande pénurie de gens ;
on ne ferait plus jamais d’enfants,
et alors ce serait la fin du monde.
Ma fille, tu as vraiment perdu l’esprit
quand tu fais ton amant d’un tel homme,
qui jamais ne se souciera de toi
et qui agit contre nature : [et qui si fait contre nature]
il prend les hommes, délaisse les femmes [les hommes prent, les femmes let]
et brise le couple naturel.
Prends garde à ne jamais m’en reparler,
je veux que tu renonces à cet amour
pour un sodomite, un couard. [du sodomite, du couart]
Tourne ton cœur ailleurs :
aime celui qui t’aimera,
c’est Turnus qui, depuis sept ans,
te consacre ses soins ;
prends garde qu’il ne s’en repente.
Si tu veux jouir de mon affection,
renonce donc à ce traître,
et destine ton amour à celui
pour lequel j’intercède, abandonne celui
qui serait toujours un étranger pour toi » (v. 8605 à 8675).
Sur ce document, le folio 180 recto de notre manuscrit, on distingue, en bas à gauche, à la rime, la décomposition du nom E / ne / as, et tout en haut à droite, le mot « sodomite ».
Cette calomnie fait à peine fléchir Lavine, qu’un simple regard suffit pourtant à faire douter ; elle n’est pas autant que nous sensible aux fake news. Elle trouve normal d’être subjuguée par Eneas :
« le dieu d’amour qui m’a vaincue
n’est-il pas Cupidon, le frère d’Eneas ? » (v. 8684).
Très « Nous Deux », le narrateur nous mène alors dans l’esprit d’Eneas, que taraudent d’autres doutes :
« On doit maintenir la femme dans l’inquiétude,
on ne doit pas lui révéler nettement
à quel point on souffre pour elle :
elle n’en est que bien plus amoureuse.
— C’est tout à fait vrai, pourtant,
si elle ignore mon désir,
et que je l’aime de cette manière,
je crains qu’elle ne se ravise » (v. 9137 sq.)
Pourtant, comme elle se languit d’Eneas (qui se prépare à son combat singulier et omet de venir faire la roue sous sa fenêtre), la calomnie lui revient en termes étonnants pour une « pucelle » :
« C’est, dit-elle, la vérité,
ce que ma mère m’a confié sur lui :
il ne fait guère cas d’une femme,
il aspire à jouir des garçons, [il veult le deduit de garçon]
il n’aime que les putains mâles. [n’aime se malles putains non]
Il a avec lui son Ganymède, [Son Ganime a avec soy]
il se soucie fort peu de moi ;
il demeure très longtemps en rut, [il est moult longuement en ruit]
il s’éclate avec les garçons ; [as garçons maine son deduit]
quand il s’est envoyé en l’air avec eux, [quant a mené o euz son sault]
il se moque bien d’une femme. »
La fin est mouvementé ; en effet l’un des barons de Turnus rompt la trêve juste avant le combat singulier, et celui-ci s’y engage, causant à nouveau la mort de nombreux chevaliers, avant de se résoudre au combat singulier. Les armes forgées par Vulcain s’avèrent invincibles, et Turnus demande lâchement grâce. Eneas la lui accorde d’abord, mais quand Turnus lui remet son heaume, l’anneau qu’il avait offert à Pallas apparaît au doigt de celui qui tua l’ami d’Eneas, et la fureur s’empare de ce dernier ; c’est la fin de Turnus. Reprise du thème du heaume rutilant pris sur l’ennemi qui causa la mort d’Euryale, comme quoi le goût des bagouses n’est pas un vice funeste que pour les tarlouzes !
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants…
– Lire cet article savant : « De la lâcheté du guerrier à la maîtrise du prince : Eneas à la conquête du pouvoir » de Virginie Dang, sur cairn.info.
Voir en ligne : Le Roman d’Eneas sur Arlima
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