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Sociologie plagique, pour éducateurs et lycéens.

Sur la plage (Mœurs et Coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles)), de Jean-Didier Urbain

Petite Bibliothèque Payot, 1994, 376 p., 10,4 €.

mercredi 19 novembre 2008

C’est par hasard que je suis tombé sur ce livre de sociologie / anthropologie. Lors d’un voyage au Cap-Vert, j’avais apporté Chiquinho, de Baltasar Lopes, et disons qu’il me restait de la place, alors j’ai choisi cet essai. Depuis que j’ai acquis cette habitude de partir en vacances à l’étranger, me suis-je dit, ça ne me ferait pas de mal de réfléchir à la question. Jean-Didier Urbain s’est intéressé à tout ce qui nous arrive quand nous ne sommes pas en activité productrice de richesses : il a commencé par publier une thèse sur la « sémiologique des cimetières d’Occident », avant de se pencher sur des villégiatures plus gaies… enfin, moins tristes. Il a publié entre-temps, en 1991, L’Idiot du voyage : Histoires de touristes, et a complété sa palette depuis avec des ouvrages sur d’autres formes de vacances. C’est un anthropologue de l’« endotique » et non de l’« exotique », selon une épigraphe de Georges Perec : le plus étonnant selon lui est parfois le plus proche de nous. Son postulat oppose « tourisme » à « villégiature », comme deux hyponymes inconciliables du mot « vacances ». L’un est tourné vers la découverte de l’autre et le nomadisme ; l’autre vers le retour au même et la sédentarité. Cette « mystique du tourisme » fait écho selon l’auteur, à l’opposition entre « la traversée du désert, la croisade et le pèlerinage » et « l’isolement et la retraite » dans le domaine religieux ; et on retrouve dans le domaine laïc l’opposition entre « les voyages forment la jeunesse » et « il faut cultiver notre jardin » (p. 352). L’ouvrage s’est révélé passionnant, et je ne m’attendais pas à ce qu’il me renvoie, à travers cette problématique symbolique de l’autre et du même, à mon questionnement sur l’homo/hétérosexualité. De plus, ce livre est une étude altersexuelle, en ce qu’il retrace l’historique du dévoilement du corps humain, et évoque l’érotique de la plage, même s’il n’approfondit pas la pratique plus spécifiquement altersexuelle des lieux de drague balnéaires [1]. Les littéraires se réjouiront de l’abondance de citations tous azimuts de livres de toutes sortes, films, chansons à l’appui de l’argumentation [2]. Je tâcherai donc de poursuivre la découverte de cet auteur (quitte à finir par comprendre pourquoi nous autres profs avons tant de vacances !)

Robinson Crusoé ou Phileas Fogg

« La villégiature balnéaire est un phénomène de société » qui concerne 25 millions de vacanciers en été, dont 50 % de Français (p. 18 et p. 220). Jean-Didier Urbain mène un combat lexicographique pour considérer tourisme et villégiature comme deux antonymes, en établissant un parallèle nourri d’« analogies remarquables » entre deux romans célèbres : Robinson Crusoé, de Daniel Defoe (1719), et Le Tour du monde en 80 jours, de Jules Verne (1872). Phileas Fogg et son double Passepartout sont les ancêtres du touriste, tandis que Robinson et son double Vendredi sont ceux du villégiateur, avec dans les deux cas, comme dirait Philippe d’Iribarne, (L’Étrangeté française, Seuil, 2006), un mépris du noble, qui s’identifie à Fogg ou à Robinson, pour le vulgaire, qu’il identifie à Passepartout ou à Vendredi. Tous deux voyagent, mais si le touriste est « cinéphile » (amateur de mouvement) ; le villégiateur est « topophile », amateur de lieux. Urbain cite par exemple Claude Lévi-Strauss : « Comme un animal vieillissant dont la carapace s’épaissit, formant autour de son corps une croûte imperméable qui ne permet plus à l’épiderme de respirer et accélère ainsi le progrès de sa sénescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s’obstruer de villas, d’hôtels et de casinos. » (Tristes tropiques, Pocket, p. 405 ; cité p. 200). Je me suis amusé alors que je lisais ceci au Cap-Vert, d’entendre le prestataire organisateur de la randonnée à laquelle je participais, se plaindre de ce que sur l’île de Boa Vista se construisaient de grands ensembles immobiliers. Certes, mais comment veut-il que l’archipel engrange des devises ? Le « tourisme » — en l’occurrence la villégiature balnéaire — n’est-il pas une industrie comme une autre, qui nécessite des infrastructures ? Ce n’est pas avec les quelques poignées de marcheurs fous que sa petite entreprise amène sur l’île qu’il va révolutionner l’économie ! À ce compte, il faudrait vouloir raser Notre-Dame de Paris et la Tour Eiffel pour retrouver les rivages intacts de la Seine !

C’est singulier, comme la mer a des qualités merveilleuses…
Charles-Édouard de Beaumont, Fariboles.
© Musée Carnavalet

Le porc-épic en hiver 

Urbain épingle l’idée reçue de la haine de la foule agglutinée, et de la pseudo-nostalgie de la plage déserte, en exposant le « paradoxe du porc-épic en hiver », emprunté à Schopenhauer par l’intermédiaire d’une thèse de doctorat de Guy Benamozig : « les porcs-épics tentent de se rapprocher pour se procurer de la chaleur. Ils se piquent donc et ne peuvent ni tout à fait vivre seuls ni tout à fait vivre en commun. Ils sont ensemble sans l’être tout en l’étant. » (p. 227). En réalité, rien de plus triste qu’une plage déserte, bien qu’un certain snobisme nous pousse souvent à soupirer contre la foule que nous recherchons ! [3]

Thalassophobie, algophobie…

Aux origines, malgré quelques exceptions, le vacancier a peur de la mer, et pratique un « tourisme littoral » tourné vers l’intérieur des terres, à l’image de Guy de Maupassant. Voir cependant la modernité de Zola dans La Joie de vivre (1884), dont l’héroïne, Pauline, n’a pas peur de nager un kilomètre dans la mer, et Lazare échoue à exploiter les algues.

Ils appellent ça « un grain » !
Honoré Daumier

Puis il se fixe, adopte un costume de bain, et façonne petit à petit la côte à son image, pour en faire tout sauf un espace naturel, un espace artificiel, domestiqué, stéréotypé, le contraire du « dépaysement » que l’on vante parfois à tort pour ce type de vacances. C’est « la mort du pêcheur », puis l’« algophobie » (phobie de l’algue considérée comme une pollution (p. 171)), ce qui n’empêche pas qu’algue et pêcheur soient réintroduits sous des formes dérivées, domestiquées (algothérapie, folklore). L’époque de la « jetée-promenade » (p. 68) permet de séparer les activités balnéaires et halieutiques, et surtout de constituer les unes et les autres en spectacles, avant que le progrès et le développement des bains de mer ne relèguent définitivement les pêcheurs hors de la plage, sauf pour certaines activités de prostitution masculine hétéro et homosexuelle, que l’auteur n’oublie pas : en évoquant les « pêcheurs-michetonneurs », il cite un ouvrage de Jean-Luc Hennig, Les Garçons de passe (p. 79). Les aventuriers de la mer ne sont désormais plus les pêcheurs mais les navigateurs. Les premiers utilisateurs de la mer (et même de l’eau douce) ont des activités régies par les hygiénistes, dont on trouve les origines dans la médecine antique avant un long oubli troué de résurgences ponctuelles (Ambroise Paré, puis Henri III (cf. p. 103)). « Dans les mentalités, la relation corporelle à la mer, tactile et cénesthésique, est une relation ressentie majoritairement comme grave ou dangereuse, voire immorale ou suicidaire » (p. 94). Mme de Sévigné, en cure, supporte mal les douches, et se vante de n’en prendre que deux pendant un séjour ! (citations p. 95).

Pudibonderie vs hédonisme

La pudibonderie nous vaudra au début des visions étonnantes avec le recul, de baigneurs en chapeau haut de forme et de cabines de bains, parfois remorquées jusque sur la mer pour s’immerger à l’abri des regards, comme en témoigne le tableau d’Édouard Manet Sur la plage à Boulogne (1872), qui montre l’une de ces cabines (en haut à gauche). [4]

Sur la plage à Boulogne (1872), Édouard Manet
Sur la plage à Boulogne (1872), Édouard Manet, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond.
© Virginia Museum of Fine Arts

L’auteur remarque cependant une différence entre les témoignages littéraires et une pratique populaire hédoniste et décomplexée de la baignade : « telle une déferlante, la médicalisation de la mer refoulera hors des usages courants la balnéophilie marginale de ces précurseurs indisciplinés. » (p. 101). Les médecins préconisent les eaux froides, surtout pour des raisons de morale sexuelle ou religieuse (cf. le Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Robert Laffont, art. « Bains »). « Tout baigneur est présumé malade, « balnéopathe » réel ou potentiel » (p. 107) ; cela va même, bien sûr, jusqu’à prévenir la masturbation [5]. Puis l’apprentissage de la natation libère le baigneur des cabines (p. 114), et le plaisir émerge. Pour symboliser cette émergence, Jean-Didier Urbain reproduit une des deux seules illustrations de son ouvrage, un double dessin du caricaturiste Bertall, en 1870 ayant pour légende « bain à la lame par mer forte et mer faible » (p. 120). Dans la première vignette, deux maîtres nageurs tirent des femmes par-devant, et dans la deuxième, ils leur lancent un seau d’eau sur le postérieur. Mais notre auteur, s’il a remarqué l’ambiguïté de la position et du sourire des personnages, semble ne pas avoir vu le calembour visuel : des marins tirent des femmes par-devant, puis on voit un « seau d’eau mis » en plein sur le postérieur ! Il évoque ensuite la « guerre de cent ans » du nudisme (p. 122), avec le passage du pantalon de laine au string. Il nous est rappelé que dans les débuts du XIXe siècle, à l’instar de l’Iran actuel, les hommes, les femmes et les familles étaient séparés, que les femmes avaient une tenue plus stricte, un bonnet et un costume de bain ample et bouffant qui brouille le contour du corps (p. 129). Il cite Paul Morand, selon qui dans les années 1910, « Une femme nue était pour nous un spectacle d’une rareté inouïe » (Bains de mer, bains de rêve, 1960, cité p. 127). Les médecins et moralistes se contredisent, et quand les premiers préconisent le blanc pour renvoyer les rayons du soleil, ils transigent et recommandent les rayures bleues pour éviter l’impudicité de l’effet mouillé ! (p. 133). L’hédonisme prend progressivement le pas sur l’hygiénisme, et à partir de 1906 en Allemagne, le nudisme se développe [6], puis le goût du soleil, qui va jusqu’à la « soleillade », laquelle fait des victimes par abus d’exposition.

Êtes-vous actif ou passif ?

On passe à l’histoire de la plage moderne, qui se « décontextualise » : « L’invention de la plage contemporaine, c’est, rétrospectivement, l’histoire d’un détachement, d’une séparation au terme de laquelle naît un territoire en marge qui, après avoir « exotisé » l’indigène qui le peuplait pour mieux l’en exclure, s’est ensuite progressivement « exotisé » lui-même pour s’exclure du monde à son tour. » (p. 153). C’est quand Urbain évoque la fausse honte du villégiateur accusé de « passivité » par les vrais touristes plus « actifs » que le vocabulaire employé me renvoie implicitement à la question gaie : « Ce villégiateur est quasiment contraint à séjourner à visage masqué, à habiller sa « passivité » de prétextes et d’excuses — d’où ses discours alibis remplis de projets touristiques toujours abandonnés et de promesses athlétiques jamais tenues. » (p. 228). Et ce troublant parallèle se confirme : « Sur la plage, tout s’abolit de l’Ailleurs et de l’Autre […] Ici est le règne de l’homogène et de la ressemblance, du narcissisme individuel et de groupe. » (p. 232). Le villégiateur trouve son plaisir dans les habitudes, la répétition, la grégarité ; « cette envie banale de paraître et de plaire » (p. 233), « le refus de l’Autre et le désir simultané de retrouver ses semblables » (p. 236). Ne pourrait-on pas parler d’« homo sociabilité » ? Cela va jusqu’à une répartition des villégiateurs par classes sociales, la Manche étant réservée à la classe ouvrière, tandis que la Méditerranée-est accueille les cadres supérieurs, avec toutes les étapes intermédiaires (p. 256) ; mais aussi par âges, les vieux étant refoulés pendant les mois de « congés payés ». Les week-ends sont redoutés à cause de l’arrivée des « locaux », qui « perturbent l’ordre de leur installation » (p. 261). Mais si on rencontre des semblables, on pratique aussi le « zapping-social », au gré des arrivées et des départs des estivants (p. 331). Je ne parlerai pas des pages consacrées à l’analyse des clubs ou des campings, sujets qui ont été mis à la mode récemment par un film, mais où l’on ne s’étonnera pas de retrouver les analyses de notre anthropologue. Les pages sur le nudisme sont fort intéressantes mais moins surprenantes. Urbain rappelle le paradoxe brésilien de la coexistence d’une exhibition des fesses et du tabou du sein nu, sans doute dû au machisme qui voit dans les seins un symbole de maternité. Il montre l’importance de la pilosité et de l’épilation : « l’homme, toujours, de par sa façon de s’en servir et de le montrer, ne convertit-il pas sans cesse son corps en signe et en système de signes ? » (p. 298). Il remarque judicieusement que la « pilophobie » (chez les femmes) prolonge l’algophobie : « Au déboisement des terres correspondent le « désalgage » des plages et l’épilation des baigneuses. » (p. 301). La nudité est donc « surréelle » : « être à poil, c’est être sans… poils » (p. 301). Une lecture fort instructive, donc. Ah, un petit rappel pour terminer : le Cap-Vert est un archipel, dont certaines îles se prêtent au tourisme (randonnée notamment), et d’autres à la villégiature… ne vous trompez pas ! Sur Santo Antão, il n’y a qu’une ou deux plages, malheureusement désertes, où vous n’avez aucune chance de mater des beautés locales ; mais vous y trouverez encore de vrais pêcheurs en bois brut, qui prendront volontiers la pose auprès de leur dernier thon…

Voir l’exposition Les vacances… quelle histoire ! au musée de la Poste, octobre 2008, mars 2009. Il y a des sections « mer », « thermalisme », « vie balnéaire », « camping »…
 Lire un long extrait de l’excellent chapitre consacré aux poils, avant de vous régaler de « L’horreur du poil » de Gérard Lenne, article publié sur Sexologie-magazine, malheureusement supprimé, dont il reste une trace dans cet article du Monde.
 Georges Vigarello dans son Histoire de la beauté : Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours a remarqué combien les bains de mer ont changé la silhouette de la femme et l’ont libérée de la torture du corset.
 En 2020, Jean-Didier Urbain publie un Tour de France en affiches.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Fiche de Jean-Didier Urbain sur le site de France Inter


© altersexualite.com 2008
Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.


[1Une citation d’André Gide en donne un aperçu : « l’atmosphère invite aux voluptés sommaires, aux jeux, aux stupres. » (Journal, 1939, cité p. 160), et les plages gays et lesbiennes sont évoquées en passant p. 260).

[2Une chanson de Francis Lalanne intitulée « La plage » manque à l’appel ; pourtant c’était une illustration en or du sujet !

[3Étant plus « foggien » que « cruséen », j’ai rarement fréquenté les plages, mais vous trouverez à la fin de ma relation d’Indonésie, quelques lignes sur les plages de Bali, pleines à craquer de craquants Australiens …

[4Voir quelques vieilles photos sur le site du Tréport.

[5Pour les délires de la médecine au XIXe siècle, lire Les Origines de la sexologie 1850-1900, de Sylvie Chaperon.

[6De façon parfois « obscure » à l’époque des Wandervogel, mouvements de jeunesse qui fricoteront plus tard avec le nazisme.