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Le tourisme vu de l’autre côté

Les Népalaises de l’Everest, d’Anne Benoit-Janin

Glénat, 2020, 15,95 €

samedi 30 juillet 2022, par Lionel Labosse

Les Népalaises de l’Everest figure sur la liste du BO pour le thème de Culture générale & expression 2022-2023 : « Invitation au voyage… ». Il s’agit d’un livre facile à lire et dans l’air du temps, donc plus accessible pour nos étudiant(e)s. Je fais toujours l’effort de choisir dans la liste en général le seul essai dont l’auteur est une femme, même si depuis 4 ans j’enseigne dans des sections de BTS surtout masculines. Il se trouve que cette année, j’enseignerai aussi en BTS tourisme, section m’a-t-on prévenu à 95 % féminine. Je pense donc que ce livre, que j’aurais de toute façon choisi, intéressera beaucoup ce public. Anne Benoit-Janin est sociologue et très investie dans la région Rhône-Alpes. Avec son mari, le journaliste & écrivain Jean-Michel Asselin, elle se passionne pour l’alpinisme & le Népal. Ce livre passionnant et attachant explore l’envers du tourisme, et l’auteure ne craint pas d’aborder des questions taboues.

L’auteure explique dans les premières pages ce qui l’a amenée à écrire ce livre. Elle s’intéresse à ceux qui n’ont pas la parole, donc surtout les femmes, d’abord les bergères des Alpes (p. 9). Ses premiers séjours au Népal l’ont intéressée : « Je n’étais pas une grande voyageuse, mais j’ai perçu un phénomène qu’il m’a fallu un temps pour analyser : en tant que femme je m’y sentais bien. Dans les rues bondées, chaotiques et bruyantes de la capitale népalaise, pas de regards sexués. De grande taille (1,80 m), blonde aux cheveux longs, je passe rarement inaperçue. Les Népalais, eux, sont plutôt petits. Pourtant, au Népal, les regards ne se focalisent pas sur moi, je reste anonyme parmi les anonymes. Dans les ruelles étroites de la vieille ville où hommes et femmes se croisent dans une joyeuse proximité, il est agréable de se fondre dans cette foule. On se sourit, la bonne humeur traverse la grappe humaine qui avance tant bien que mal dans le flot des vélos, des rickshaws, des motos et des voitures fumantes. J’ai découvert également, au gré de nombreux treks au Népal, qu’on entre en relation aussi facilement avec un homme qu’avec une femme, que l’on soit homme ou femme. Dans un lodge, j’ai ainsi vu le maître de maison s’amuser à tresser les cheveux d’une amie, pour faire ensuite virevolter ses nattes. Ailleurs, dans une cour, j’ai observé une jeune fille jouer au volley avec un trekkeur sous le regard indifférent des villageois. Tout semble si facile au Népal… » (p.10). Elle observe que partout, à la maison, dans les champs, ce sont les femmes qu’on voit travailler, à des travaux durs. Beaucoup d’hommes ont émigré, pays du Golfe, Inde, notamment après le tremblement de terre de 2015. Les conditions de travail proches de l’esclavage ont été dénoncées au Qatar sur les chantiers de la coupe du monde de football 2022. Anne Benoit-Janin se rend compte que la condition des femmes est loin d’être idyllique, par exemple « les jeunes filles de certaines ethnies, quand elles se marient, doivent boire l’eau dans laquelle leur époux vient de se laver les pieds » (p. 13). On a droit à quelques clichés du type « Les deux tiers finiraient comme prostituées » (p. 20), mais l’auteure en prend vite conscience : « Le sujet est bien trop vaste et subtil pour que je ne tombe pas dans le piège des clichés » (p. 21). Ouf ! Elle envisage d’abord de tourner un film sur la condition féminine au Népal, mais une amie népalaise qui parle français préfère rester dans l’ombre. Grâce à son mari qui connaît bien le veuf de Pasang Lhamu Sherpa, la première femme népalaise à avoir gravi l’Everest (mais qui est morte à la descente), elle précise le projet de son film qui deviendra Les Belles envolées.

Pasang Lhamu Sherpa

Cette pionnière fait l’objet du premier portrait. Elle est née dans un village en dessous de Lukla, le bourg où est situé l’aéroport en pente impressionnant par lequel on arrive sur le sentier de l’Everest (j’ai donné !) Ses frères sont « embauchés très jeunes comme porteurs d’altitude » (p. 16). Elle fuit le village et un mariage arrangé, et rencontre Sonam, lui aussi Sherpa d’un village voisin. Ils se marient, Sonam fonde une agence de trekking, connaît le succès en accompagnant le célèbre guide Marc Batard, fait des séjours en France. Pasang fonde sa propre affaire, d’import de Camping Gaz. Lors d’un séjour en France, elle gravit le mont Blanc, qui culmine « seulement à l’altitude où, au Népal, on garde les troupeaux de yaks » (p. 18). Marc Batard projette une expédition en compagnie notamment d’une femme médecin, Christine Janin, qui a escaladé un sommet de 8000 m à l’âge de 24 ans en 1981, et Pasang se joint au projet. Le gouvernement lui fait payer son permis d’ascension au tarif des étrangers, bien plus cher que les hommes népalais (p. 21). Pasang fait quatre tentatives, entre 1989 et 1993 : « Pasang y est retournée en 1993 et elle a enfin réussi le sommet avec quatre grimpeurs sherpas. Ils sont ensuite redescendus au niveau du sommet sud et là, à 8760 mètres d’altitude, Pasang et l’un de ses compagnons d’ascension ont décidé de bivouaquer. Les deux autres Sherpas sont redescendus pour déclencher les secours mais le lendemain matin, ils étaient trop épuisés pour remonter dans la tempête. Ils n’ont pas pu apporter de l’oxygène au sommet sud, comme prévu. Pasang est morte avec l’un de nos congénères… » (p. 24). Sur le mot « Sherpa », voici une précision utile : « En abordant le Népal, il faut bien considérer que le pays est construit de manière très complexe autour d’ethnies et de castes. Il existe des rivalités, des inégalités… Il y a ceux qui ont le pouvoir et ceux qui, miséreux, n’en perçoivent que des miettes… Même si le régime des castes a été abrogé en 1963, il continue d’être un marqueur important dans les comportements sociaux. C’est ainsi que la montagne reste le domaine privilégié du peuple sherpa » (p. 32). Pour Christine Janin, Pasang était « humaniste » plus encore que féministe. Après sa mort tragique, le gouvernement cherche à rembourser le permis d’ascension, et honore Pasang Lhamu par un timbre et une statue.

Lakpa Sherpa, l’énigmatique recordwoman

« Lhakpa Sherpa est la première Népalaise à être redescendue vivante du toit du monde. C’était en 2000, sept ans après la mort de Pasang Lhamu » (p. 37). Dès lors elle accumule les records, et en est à sa 9e ascension ; elle a amené sa sœur de 15 ans au sommet, etc. Elle reste discrète : « Et au Népal, Lakpa Sherpa ne semble guère plus célèbre : elle n’a pas reçu d’honneurs particuliers. Pourtant, elle est celle que l’on peut considérer comme la première Népalaise à avoir gravi l’Everest. La tradition veut que seuls ceux qui redescendent vivants du sommet soient pris en compte en tant que summiters. Mais voilà, Lakpa Sherpa est secrète et discrète, elle semble se moquer des honneurs » (p. 38).
« D’emblée, elle me confie : « Je ne suis jamais allée à l’école. » Et moi, je suis toujours épatée de rencontrer des gens comme elle – élevée parmi une fratrie de onze enfants, dans un minuscule village digne du Moyen Âge – et qui, sans avoir fait les moindres études, voyagent à travers le monde et pratiquent plusieurs langues » (p. 38).
Si elle est discrète, c’est que Lakpa se sent en quelque sorte la réincarnation de Pasang : « peu de monde le sait, mais je suis dépositaire d’un grand pouvoir dans mon corps, tu vois ? Comme le dalaï-lama transmet son pouvoir à son tulkou, son second, exactement de la même façon, Pasang Lhamu m’a donné le meilleur ! » Lakpa est « caissière dans un supermarché » dans le Connecticut dix mois par an » pour élever ses enfants, et retourne gravir l’Everest au printemps.
Bel extrait sur le goût du voyage : « Lakpa est une femme extrêmement « nature » : pas de bijoux, pas de maquillage, ses cheveux noirs sont tirés en un petit chignon et sa tenue est sportive. De sa petite voix fluette, elle nous raconte pourquoi, enfant, elle rêvait de voyager. « Nous allions garder les moutons et les yaks, avec mon grand-père, en haut d’une colline d’où la vue était très belle sur la rivière en contrebas, je voyais au loin, au-delà des vallées, de grande montagnes. Il y avait aussi beaucoup d’animaux, de vaches… Je demandais toujours à mon grand-père : « Qui vit dans cette vallée, en bas ? » Je demandais aussi à ma grand-mère ce qu’il y avait de l’autre côté du Makalu… » Son village est situé au pied de cette montagne, la cinquième plus haute du monde, qui culmine à 8485 mètres. Une montagne « cousine » de l’Everest, dit-elle, parce qu’elles se font face. « Oh ! lui répondaient ses grands-parents, il y a là-bas des gens différents de nous qui habitent des maisons différentes et qui parlent une autre langue. Tu ne les comprendras pas. » Très tôt, Lakpa s’est dit qu’elle irait en haut du Makalu pour voir comment ces gens vivaient de l’autre côté. Elle croyait que cette vallée où coulait la rivière était le paradis » (p. 44). Cet extrait me fait penser au conte d’Andersen « Le vilain petit Canard », qui serait une belle lecture dans le cadre de ce thème.

L’échappée belle de Danzee Sherpa

Danzee s’est louée « comme porteuse dès l’âge de 12 ans ». Elle est désabusée par les exploits de Pasang : « Quand Pasang a réussi l’Everest, cela ne nous a rien fait. Je me suis rendu compte plus tard seulement à quel point elle était connue et combien son ascension était un acte important pour toutes les femmes. Mais auparavant, quand j’étais porteuse, le fait qu’elle ait gravi l’Everest ne comptait pas à mes yeux » (p. 49).

Doma Sherpa Pinasa, la douce voix des montagnes

Doma est une journaliste connue, qui a gravi l’Everest suite à l’avalanche de 2014. Elle raconte ses difficultés au départ, parce qu’avant d’aller travailler à Katmandou, elle ne parlait pas le nepali, la langue nationale, mais uniquement sherpa. « L’avalanche dont parle Doma est l’une des plus meurtrières de l’histoire de l’Everest. Elle a été provoquée par l’écroulement d’une partie du fameux glacier situé dans la partie basse de la montagne et dont l’appellation britannique « Ice fall » (chute de glace) est éloquente. Seize guides népalais, qui étaient en train d’équiper cette cascade de glace pour faciliter l’ascension des prétendants à l’Everest, sont morts ensevelis sous des séracs. De près ou de loin, tous les Sherpas étaient touchés par cette catastrophe. La plupart d’entre eux avaient de la famille ou des amis parmi les disparus – on imagine qu’il en était de même pour Doma. Les Sherpas ont alors décidé de cesser le travail, ce qui eut un retentissement international. Toutes les expéditions se sont retrouvées bloquées. Pour les alpinistes venus de l’autre bout du monde et qui avaient énormément investi, financièrement mais aussi personnellement, c’était une terrible nouvelle. Vouloir gravir l’Everest coûte très cher (entre 60 000 et 100 000 euros par personne) et nécessite au moins deux mois d’absence. Les Sherpas ont ainsi pu faire connaître leurs conditions de travail (leur profession serait la plus dangereuse du monde, d’après ce qu’a écrit le journaliste Grayson Schaffer dans le magazine américain Outside) et porter plusieurs revendications concernant la prise en considération des risques d’accident ou de mort auxquels ils sont exposés » (p. 59). Doma n’a gravi qu’une seule fois l’Everest, avec difficulté. Elle évoque spontanément sa principale difficulté : « C’est compliqué de faire de la montagne quand tu as tes règles. Tu ne peux pas faire les étapes dont tu aurais besoin et c’est difficile d’en parler. » J’avoue avoir été un peu étonnée qu’elle évoque aussi facilement ce sujet. En posant mes questions, je ne pensais pas aux difficultés que pouvait engendrer le fait d’avoir ses règles sur la montagne. Mais je serai souvent surprise par la simplicité avec laquelle les femmes me parleront de ce sujet, pourtant tabou au Népal » (p. 65).

Pasang Lhamu Sherpa Akita, la mère courage

Elle porte le même nom que l’héroïne de l’Everest, augmenté du nom de son époux japonais, ce qui l’a poussée à gravir l’Everest. Il faut dire que le premier nom « Pasang » désigne le jour de la semaine où est née la personne qui le porte ! Elle n’a pas les moyens d’un expédition, mais « Par bonheur, en 2008, à 22 ans, elle rencontre les membres d’une expédition japonaise qui a pour objectif de nettoyer l’Everest. Elle est engagée pour les aider dans cette tâche. « Ce fut ma grande chance : je faisais de la montagne, et en plus je gagnais de l’argent. » Et elle ajoute : « Et c’est comme ça que je me suis retrouvée au sommet ! » Dit ainsi, ça a l’air tellement facile ! » Sa vie connaît un tournant : « Pasang se fait remarquer pour ses aptitudes en montagne. Elle est ainsi sélectionnée pour suivre une formation à l’École nationale de ski et d’alpinisme (ENSA) à Chamonix. Elle est douée, c’est certain. Elle sera la première Népalaise à obtenir le certificat d’instructrice professionnelle, qui lui permet de former les guides népalais » (p. 74). Elle l’invite dans sa maison : « Il nous demanda si, à leur invitation, nous voulions entrer dans leur maison. Avec un regard doux et un sourire accueillant, la plus jeune des deux femmes nous y incita. À gauche de la porte se trouvait un petit lit, à droite un autre, un peu plus large. Au fond, une télévision, quelques vêtements accrochés à des cintres, et un petit coin cuisine. Partout un sol de terre battue. Ils vivaient à cinq dans cette pièce. Je me suis sentie mal à l’aise : pourquoi cette femme nous montrait-elle sa maison qui était d’une grande pauvreté ? Comment se partageaient-ils ces deux lits ? Qui étaient ces cinq personnes ? Le père, la mère, le fils, la belle-fille et… ? Qui dormait à trois dans un même lit ? Comment imaginer une telle proximité au quotidien ? J’avoue avoir ressenti une grande peine en quittant cette femme. L’humilité et la simplicité avec lesquelles elle nous avait ouvert son lieu de vie m’avaient perturbée. J’ai ensuite beaucoup repensé à elle et aux siens qui vivaient dans cette maison : comment se construire et développer sa personnalité avec si peu d’intimité ? » (p. 79). « [Lakpa] veut plus particulièrement nous raconter comment elle aborde l’Everest. Tout d’abord, elle le désigne par son nom tibétain : Chomolungma. Elle nous explique que c’est une montagne à part, pas simplement pour elle, mais pour tout le peuple sherpa. « Nous pensons que la montagne est un endroit où vivent les dieux. C’est pour cette raison qu’on prie toujours avant une ascension. Nous observons trois rituelsg : le premier pour obtenir leur permission, le deuxième pour leur demander pardon de les gravir, et le troisième pour qu’elles nous protègent. » Elle décrit la prière (la puja) à laquelle se prêtent la plupart des alpinistes au camp de base avant de se hasarder sur les pentes de l’Himalaya. Les Sherpas et les Népalais effectuent ainsi de nombreuses cérémonies et respectent un grand nombre de rituels chargés de symboles. Mais ils sont un peu comme nous, ils en oublient parfois le sens originel, pour ne garder que le pouvoir protecteur » (p. 82).

L’irrésistible ascension de Kalpana Maharjan

Kalpana n’est pas « sherpani », mais newar. Elle arbore son costume traditionnel. Elle est très pauvre, mais son parcours de self made woman emprunte le chemin des lettres : « Comme c’est courant au Népal, un jour, elle écrivit un poème qu’elle envoya au magazine. Il fut publié et, en récompense, elle reçut 100 roupies (moins d’un euro). On l’encourage à écrire d’autres poèmes sur sa vie et sur la société. Kalpana poursuivit cet exercice, et ses poèmes parurent régulièrement dans la revue jusqu’à ce que le rédacteur en chef finisse par lui proposer un poste d’assistant reporter. Ce furent les premiers pas de Kalpana en tant que journaliste. À cette époque, elle n’avait pas encore entrepris d’études pour le devenir. Mais c’est bien le métier de journaliste qui l’amènera par deux fois sur le plus haut sommet du monde » (p. 89). Le hasard fait bien les choses : elle remporte une compétition d’escalade organisée par « le syndicat des journalistes de tourisme » (p. 92). Pourtant elle aura de grandes difficultés. Dès sa première tentative, à seulement 5300 mètres [1] Elle développe un « MAM (mal aigu des montagnes) sévère » (p. 93), qui la laisse dans le coma pendant 7 jours. Elle suit en catimini une formation d’alpinisme, en parallèle à sa vie de femme mariée. Elle trouve un « financement collaboratif », qui est une pratique ancienne au Népal (p. 99), et elle finit par y arriver.

Embouteillage au sommet de l’Everest. Photo Nirmal Purja, 22 mai 2019.
© Nirmal Purja

L’auteure évoque le phénomène qui se produit depuis peu : « Il est aujourd’hui possible de prévoir les conditions météorologiques à l’heure près, mais comme les créneaux de beau temps ne sont pas fréquents, toutes les équipes d’alpinistes se ruent sur la montagne en même temps. C’est ainsi qu’il y a parfois la queue au sommet de l’Everest ! En mai 2019, une photo insensée de l’alpiniste Nirmal Purja est devenue célèbre. On y voit un incroyable bouchon sur l’arête sommitale où quelque trois cent vingt personnes piétinent en file indienne. Les alpinistes attendent leur tour pour fouler le toit du monde, à cette altitude qu’on surnomme « zone de la mort ». À plus de 8500 mètres, l’oxygène manque à ce point qu’il est possible de mourir en quelques heures » (p. 102). Retrouvez cette photo dans un reportage de National Geographic en 2020.

Éloïse Jha, l’épouse de Katmandou

Éloïse défend les femmes, lutte contre la prostitution : « La prostitution se pratique dans des restaurants factices, ajoute-t-elle, dans des restaurants cabines ou encore dans de faux salons de massage qui ne se trouvent pas seulement dans le centre touristique, à Thamel, mais aussi et surtout dans des quartiers où les clients sont pour l’essentiel népalais. » C’est l’occasion d’approfondir la question des règles : « Pour finir, Éloïse mentionne un frein particulièrement important dans le processus d’émancipation des femmes : ce tabou des règles qui veut qu’une femme soit impure et qui est à l’origine de la tradition chhaupadi, criminalisée au Népal depuis 2005. « Le chhaupadi [ou chaupadi.], c’est une petite hutte, nous apprend-elle. Elle se présente sous différentes formes : on a des lieux ouverts, d’autres complètement clos, certaines sont en terre cuite, d’autres en boue séchée, en pailles, en briques… Elles sont éloignées des villages. Dès leurs premières règles, les jeunes filles y sont mises à l’écart. Elles ne doivent pas toucher la nourriture destinée à la famille ni boire l’eau du village, ce qui est extrêmement problématique pendant la période des règles. Elles souffrent de grosses carences nutritionnelles » […] « En expédition, les femmes auront forcément leurs règles une fois au moins, et elles devront obligatoirement partager leur nourriture avec les hommes, voire dormir dans la même tente que leur porteur. On imagine quel pas de géant nos « héroïnes » ont dû franchir pour partir en expédition alors que, contrairement à beaucoup d’Occidentales, elles n’ont pas recours à un traitement hormonal pour stopper leur menstruation » (p. 111-112).

La force tranquille de Dawa Yangzum Sherpa

« À 27 ans, elle a obtenu la certification de l’UIAGM (Union internationale des associations de guides de montagne), un diplôme que l’on assimile parfois à un « doctorat d’alpinisme ». Dawa appartient ainsi à l’élite des alpinistes mondiaux, parmi lesquels elle fait figure d’exception à double titre : sur six mille guides certifiés, seuls cinquante sont népalais. Et parmi ces six mille guides, on compte seulement cent femmes. Le challenge de Dawa était ainsi double » (p. 117). Elle a signé un contrat avec « North Face, qui fait d’elle l’une des rares alpinistes professionnelles népalaises rémunérées en tant qu’athlète » (p. 118). Sa conception de l’alpinisme reste modeste : « Aller au sommet n’a pas été si difficile, ça c’est même révélé facile, mais les allers-retours sur cette montagne, ça, oui, c’était très dur ! Je devais sans arrêt monter et descendre en traversant l’Ice Fall. J’ai aussi porté trois bouteilles d’oxygène depuis le camp 2 jusqu’au col Sud, ce qui était bien plus éprouvant que de faire le sommet ! » (p. 119). Elle note des progrès côté femmes : « De plus en plus de femmes vont en montagne au Népal. À mon époque, on était seulement une ou deux filles à s’entraîner. En 2017, dix-sept ou dix-huit Népalaises ont gravi l’Everest et beaucoup d’autres ont réussi des 8000. On nous encourage davantage aujourd’hui à pratiquer des activités comme l’escalade, et la vision de l’alpinisme dans le pays évolue. De plus en plus de femmes considèrent que c’est un sport qu’elles pourraient pratiquer et l’envisagent comme un espace de liberté. » L’auteure évoque la tradition du sari, vêtement féminin photogénique mais pénible à porter (p. 123).

Maya Sherpa, la grâce au sommet

Son apport est l’ascension sans oxygène : « J’ai grimpé sans oxygène. J’étais vraiment très fière. » Si elle ne peut retenir un léger sourire de satisfaction, elle ne signale pas qu’elle est la première Népalaise à l’avoir gravi. « J’ai ainsi commencé à penser que je pouvais aussi faire l’Everest sans oxygène. J’avais beaucoup plus confiance en moi, en 2005. » Dans le monde de la montagne, deux camps se font face : le tout petit club de ceux qui considèrent que seuls les sommets gravis sans oxygène sont valables, et puis tous les autres. Quoi qu’il en soit, il faut être plus que fort pour grimper au-delà de 8000 mètres d’altitude sans l’aide de bouteilles d’oxygène, et Maya est de ceux-là » (p. 136).
Après l’Everest, elle relève d’autres défis, comme le K2 : « Non seulement le K2, avec ses 8611 mètres, est, après l’Everest, la montagne la plus haute de la planète, mais elle est aussi la plus dangereuse. Le taux de mortalité sur le K2 est d’environ 22 %… Maya a choisi de défier le géant pakistanais avec deux amis népalaises » (p. 138). Faut-il rappeler que le taux de mortalité du covid est inférieur à 0,5 %, et qu’il touche principalement des octogénaires qui ont passé l’âge de grimper à 8000 m ?

Maya Gurung et Shailee Basnet, un duo pop et choc

Maya admire la montagne qu’elle voit depuis chez elle, le pic Gyalzen (6151 m). Mais on la dissuade sous deux prétextes : elle est femme, et « Seuls les Sherpas peuvent gravir cette montagne ! » (p. 149). Son père a tourné une vidéo « exécutant les rituels de sa mort et brûlant des photos d’elle » (p. 165). Elles projettent et accomplissent l’exploit d’amener dix Népalaises au sommet de l’Everest : « Ce groupe de dix femmes s’est très vite soudé. Pas de rivalité entre elles ; le plus important était qu’au moins l’une d’entre elles parvienne sur le toit du monde. En Himalaya, il suffit qu’un membre d’une expédition atteigne le sommet pour qu’on la considère comme un succès. À la stupéfaction de chacun, et d’elles-mêmes, toutes ont gravi l’Everest. Shailee s’exclame : « Nous sommes sans doute l’équipe féminine la plus victorieuse de l’histoire de l’Everest. Le nombre de summiters népalaises est passé de sept à dix-sept en l’espace d’une année » (p. 154).
Page émouvante dans le récit de la victoire sur l’Everest : « Le 22 mai 2008, l’expédition se sépare en deux et un premier groupe, comprenant Shailee, part vers le sommet. Bientôt, épuisée, celle-ci doit redescendre au camp 4. Sur le chemin du retour, elle et son guide croisent le cadavre d’un alpiniste suisse qui s’est effondré la veille, après avoir atteint le sommet. Shailee passe une nuit redoutable. La plus difficile de sa vie d’alpiniste. Elle ne comprend pas : cet homme était mieux équipé qu’elle, il était plus grand et probablement mieux préparé… Un doute profond l’envahit : la montagne est-elle divine ou monstrueuse ? La force de ce choc fera dire à Shailee, quand je l’interrogerai sur son ressenti en tant que femme alpiniste, que ce n’est pas le fait d’être un homme ou une femme qui fait la différence sur la montagne : « Je suis petite, je pèse moins de 50 kilos. Si j’étais un homme de cette taille et de ce poids, j’aurais sans doute les mêmes capacités physiques. Je rappelle toujours que les hommes ne sont pas égaux et que tout le monde ne peut pas être le boxeur Mike Tyson. Moi, j’ai la force qu’il faut pour un corps comme le mien et les jambes assez longues pour gravir les montagnes et en revenir vivante. La montagne s’en fiche de savoir si vous êtes un homme ou une femme. C’est davantage l’injonction sociale « on ne peut pas aller au sommet de l’Everest parce qu’on est une femme… » qui pose problème » (p. 157).
J’ai apprécié ce paragraphe qui aborde la question taboue des toilettes dont vous savez qu’elle me passionne : « À propos de la féminité sur l’Everest, Shailee se rappelle une anecdote qui la fait sourire après coup. Lors du dernier camp, à presque 8000 m, elle a eu besoin d’aller aux toilettes. Elle s’est alors éloignée un peu des tentes, pour plus d’intimité, et comme elle se sentait bien, elle est partie sans bouteille d’oxygène. Mais le retour à sa tente n’a pas été simple, elle était épuisée. Un des guides lui a rappelé en plaisantant que « sur l’Everest, faire ses besoins peut se transformer en catastrophe ! ». Si Shailee en rit aujourd’hui, aller aux toilettes en montagne reste pour les femmes une véritable épreuve, parfois périlleuse. Nim Doma Sherpa, le plus jeune membre de l’équipe, l’a bien expliqué : « Si les fonctions les plus ordinaires – marcher, respirer, boire de l’eau –, qu’on soit un homme ou une femme, sont des luttes ardues, les hommes peuvent toujours se soulager au milieu de la nuit dans une bouteille en plastique ou à travers l’ouverture de leur tente. Les femmes, elles, doivent s’aventurer à l’extérieur et exposer leurs jambes et leurs dos nu à des températures bien inférieures à zéro. C’est dur ! » (p. 158). Dommage que l’auteure n’aille pas au bout de la réflexion en précisant les températures moyennes : avec ces embouteillages, si rien n’a été organisé, le chemin du sommet doit être un véritable champ d’ordures à ciel ouvert ! J’ai d’ailleurs trouvé un certain nombre d’articles qui traitent la question. Et ne parlons pas des cadavres : qui et comment les redescend-on ? Eh bien là aussi, on trouve un article ! Je préfère vous prévenir, l’article est d’une grande qualité, mais la lecture est éprouvante…
Après l’Everest, les deux amies ont relevé un défi avec 5 autres femmes : « Seven Summits Women ». Il s’agit de « gravir la plus haute montagne de chacun des sept continents » (les Sept sommets). Maya a eu une autre idée pour développer le tourisme local : « Elle sait qu’à proximité de Katmandou, il y a des centaines de montagnes dont l’ascension serait très aisée financièrement parlant : « Le permis pour les sommets de moins de 8 000 mètres est peu coûteux (environ quelques centaines d’euros). Si l’on en fait une bonne promotion, cela aidera au développement des villages alentours et améliorera le niveau de vie des habitants. Cela ouvrira des possibilités de générer des revenus par la création d’entreprises, petites et plus grandes, en particulier dans le secteur de l’hôtellerie. » Maya entame alors l’exploration des sommets vierges de sa région, au premier rang desquels « l’Everest » de son enfance : le pic Gyalzen. Cette belle montagne qu’elle admirait petite, elle est la première à en fouler le sommet en avril 2019. Elle imagine dès lors développer un programme plus global pour proposer de nouveaux itinéraires de trekking non loin de son village » (p. 162). Shailee rend hommage à « Junko Tabei, la première femme au monde à avoir gravi l’Everest » (en 1975) (p. 169). Cette dernière aurait d’ailleurs « grimpé après 70 ans ».

Le dernier chapitre consacré à une militante française évoque les castes : « Il est intéressant de rapprocher les obligations dues aux castes et celles dues aux genres, précise-t-elle. On ne peut pas penser l’un sans l’autre. Si l’on arrive avec le présupposé que toutes les femmes vivent la même chose, on se trompe. Avec pas loin de cent vingt-cinq ethnies, auxquelles s’ajoutent des castes différentes, les femmes au Népal ne vivent pas toutes les mêmes réalités sociales et n’ont pas les mêmes obligations sociales. Les opportunités d’une femme gurung ne sont pas comparables avec celles d’une femme de basse caste » (p. 176).

Les derniers mots témoignent de la naïveté de l’auteure qui semblait encore adhérer à la religion covidiste et à la religion climatique, du moins au moment de l’écriture, en espérant qu’elle ait ouvert les yeux depuis : « Alors que je termine l’écriture de ce livre, je me demande si ce rêve pourra se réaliser à nouveau. Le voyage va changer, il est clair qu’un virus et le réchauffement climatique interrogent cette facilité avec laquelle nous nous rendions à l’autre bout de la terre. Mais tout autant, quelle tristesse s’il fallait renoncer ! Voyager nous a permis de rencontrer d’autres mondes, de nouer des amitiés fortes et de faire preuve de plus de lucidité face à notre propre univers. Nos amitiés du bout du monde sont vitales… tout comme les conquérantes de l’inutile ! » (p. 183).

 Sans grand rapport avec ce livre, j’avais tiré d’un voyage de Trek au Népal en 2007 un article intitulé « Sculptures et peintures érotiques au Népal ». Je n’ai pas parlé du Trek, mais c’est un beau souvenir, j’avais marché sur le chemin de l’Everest, aux vacances de février, et cette année-là il y avait de la neige tardive au lieu des rhododendrons promis, et c’était très agréable malgré le froid.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Projet du film Les Belles envolées d’Anne Benoit-Janin, sur Youtube


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[1C’est l’altitude maximale à laquelle j’aie été, en Bolivie, vers 1999. J’avais juste l’impression de traîner des boulets de 20 kg à chaque pied !