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« L’Invitation au voyage », « Le Voyage », « Un voyage à Cythère », « Bohémiens en voyage »

Charles Baudelaire & le Voyage

Avec une étude du film de Barbet Schroeder La Vallée

samedi 6 mai 2023, par Lionel Labosse

« L’Invitation au voyage » (1857) est un célèbre poème de Charles Baudelaire (1821-1867) qui a donné son nom au thème de BTS « Invitation au voyage… » Il fait partie du recueil Les Fleurs du mal (1857). C’est en fait la version en prose du recueil Le Spleen de Paris, également connu sous le titre Petits Poèmes en prose qui est inscrite sur la liste du BO. Mais trois autres poèmes des Fleurs du mal sont incontournables pour notre thème. Cet article est une excroissance de Voyager avec la musique classique (et le jazz), car c’est en m’intéressant aux mises en musique de « L’Invitation au voyage » que j’ai creusé… et je suis arrivé de fil en aiguille au film de Barbet Schroeder La Vallée.

« L’Invitation au voyage » du Spleen de Paris

Voici la version posthume en prose (publiée en 1869 après la mort de l’auteur), qui est donc inscrite sur la liste du BO.

Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.

Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.

Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !

Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d’élection ?

Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.

Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.

Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.

Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !

Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?

Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?

Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi.

« L’Invitation au voyage » des Fleurs du mal

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble ;
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux [1]
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

« L’Invitation au voyage » a connu plusieurs mises en musique plus ou moins célèbres. La première et la plus connue est celle d’Henri Duparc (1870) ; la voici interprétée par Ludivine Gombert (soprano) et Damien Lehmann (piano) en 2019. Duparc a écarté la 2e strophe. Emmanuel Chabrier en a proposé une autre version la même année, beaucoup moins célèbre, en ajoutant un basson. La voici par Cherry Duke, mezzo-soprano Cara Luffey, basson, Nayeli Dousa, piano. Une version étonnante d’un certain Maurice Rollinat date de 1892, on peut l’écouter ici par un groupe d’artistes, a cappella. Léo Ferré en a proposé une version chère à mon cœur en 1957. Je la lui ai entendu chanter souvent car il l’inscrivait à son programme dans ses dernières années, où je courais le voir partout où il passait. Quand il présentait la chanson, il avait l’habitude de dire avec malice qu’il avait « sauvé les meubles » virés par Duparc. Vous en trouverez aussi une version très abimée en public, où il alterne Baudelaire et sa propre chanson « La Solitude ». Mais je ne ferai pas subir cela à des étudiants innocents ! Jacques Bertin, immense chanteur méconnu, en a procuré aussi une mise en musique et une interprétation qui ne rougit pas devant celles de ses illustres prédécesseurs.

Autres poèmes des Fleurs du mal, et aspects biographiques

Ajoutons ici un détail biographique qui intéressera les curieux : le renvoi du garnement Baudelaire du lycée Louis-le-Grand, et par conséquente son départ pour les Indes. Selon Roger Peyrefitte, la raison du renvoi de Baudelaire serait un épisode d’amitiés particulières. Vous trouverez les pièces du dossier ici. Le livre de mémoire de Charles Cousin qui a fourni la principale pièce à conviction s’intitule… Voyage dans mon grenier ! Voici le mot du proviseur :
« Ce matin, M. votre fils sommé par le Sous-Directeur de remettre un billet qu’un de ses camarades venait de lui glisser, refusa de le donner, le mit en morceaux et l’avala. Mandé chez moi, il me déclare qu’il aime mieux toute punition que de livrer le secret de son camarade, et pressé de s’expliquer dans l’intérêt même de cet ami qu’il laisse exposé aux soupçons les plus fâcheux, il me répond par des ricanements dont je ne dois pas souffrir l’impertinence. »
Il s’agirait d’amitiés particulières, et la pédérastie de Baudelaire adulte serait confirmée par plusieurs observations sagaces de Roger Peyrefitte. Le voyage aux Indes fut interrompu par un naufrage à mi-chemin, et restera le seul voyage lointain du poète, à part un voyage en Belgique dont il tirera un pamphlet inachevé intitulé Pauvre Belgique (1864), et des voyages à Honfleur chez sa mère Caroline Aupick. Cette femme, jeune orpheline, avait été élevée par ses parrain & marraine et avait épousé Joseph-François Baudelaire, âgé de 34 ans de plus qu’elle, et qui mourut alors que le futur poète avait 5 ans. Ce naufrage dont Baudelaire sortit indemne nous rappelle Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, qui s’admire au Musée du Louvre.
Pour la rigolade, et parce que nous sommes dans l’Invitation au voyage, citons une page de Pauvre Belgique :
« La puanteur des femmes. Anecdotes. Obscénité des dames belges. Anecdotes de latrines et de coins de rue.
Quant à l’amour, en référer aux ordures des anciens peintres flamands. Amours de sexagénaires. Ce peuple n’a pas changé, et les peintres flamands sont encore vrais.
Ici, il y a des femelles. Il n’y a pas de femmes.
Il est difficile d’assigner une place au Belge dans l’échelle des êtres. Cependant on peut affirmer qu’il doit être classé entre le singe et le mollusque. Il y a de la place.
À quel échelon de l’espèce humaine ou de l’espèce simiesque placer un Belge ?
Un cadavre de peuple. Un cadavre bavard, créé par la diplomatie.
La Belgique est un bâton merdeux ; c’est là surtout ce qui crée son inviolabilité. Ne touchez pas à la Belgique ! »

« Un voyage à Cythère »

Les Fleurs du mal contient d’autres poèmes consacrés au thème du voyage, comme le macabre autant que célèbre « Un voyage à Cythère » dont le thème est plutôt l’amour, mais un amour à l’opposé du tableau inscrit sur la liste du BO Le Pèlerinage à l’île de Cythère (1717) d’Antoine Watteau (1684-1721).

Le Pèlerinage à l’île de Cythère (1717) Antoine Watteau (1684-1721)
© Wikicommons

Mon cœur se balançait comme un ange joyeux
Et planait librement à l’entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d’un soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

— Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d’amour et de langueur.

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l’encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d’un ramier !
— Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J’entrevoyais pourtant un objet singulier :

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices
L’avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s’agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

— Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus, je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image.
— Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

« Bohémiens en voyage »

Voici un sonnet, typique de la fascination de l’époque pour la « Bohème », qui a peu à voir avec la Bohême avec accent circonflexe chère à Smetana et à Dvorak.

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

« Le voyage »

Voici pour finir ce long poème, dédié à Maxime Du Camp le compagnon de voyage de Flaubert. Cette dédicace nous rappelle que contrairement à ce que serinent les candidats au bac (et sans doute certains de leurs zélés professeurs), Baudelaire est tout sauf un poète romantique. On le classe – puisqu’il faut classer – dans la « modernité poétique », mais je le fourrerais bien dans le réalisme, aux côtés, justement, de Flaubert. Le poème est composé de 36 quatrains, soit 144 alexandrins, subdivisé en 8 parties inégales, qui parfois coupent les alexandrins à l’hémistiche, introduisant des dialogues qui donnent de la vivacité à cette glaçante conception du voyage qui est comme une catabase (descente aux enfers). Pour la petite histoire, je l’ai lu intégralement à mes étudiants, qui ont plutôt apprécié. Je vous renvoie à une étude magistrale du poème par André Durand, dont je citerai la conclusion :
« « Le voyage » est d’abord le poème de clôture de la partie des
Fleurs du mal intitulée « La mort ». Le voyage étant une métaphore de l’existence, dans cette sorte d’épopée résumant tous les périples qu’on peut y faire, dans ce carnet où sont consignées les évasions réelles ou fictives, tentées ou avortées, sont noués ensemble des motifs multiples, organisés de manière rhétorique et dramatique. C’est en effet un drame de l’être humain, où l’enfant de la première partie, les questionneurs de la troisième et les passagers de l’embarquement final de la huitième, qui ont une même volonté, ne connaissent que l’amertume. Baudelaire, émettant la leçon qu’il tira de ses propres constats et de ceux des voyageurs, y traça un itinéraire de dessillement sur les dangers de l’imagination et du désir, qui sont toujours trompeurs. Il montra que, quelles que soient les causes du voyage, blessures de la vie, besoin d’infini, trahisons de I’amour, nostalgie du changement, nous allons à l’échec car notre âme reste la même, et le mal est en nous. Et le réel est toujours décevant, parce qu’il nous renvoie notre propre image, dans un solipsisme désespérant. En fait, la question n’est pas de voyager ou non, mais de tenter de vivre, dans et contre le Temps, lutte inégale qui engendre la tentation (bien présente) de désirer la mort comme voyage de l’oubli, comme lieu de fécondité. »

I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
II
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
III
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires [2]
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?
IV
« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

— La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
V
Et puis, et puis encore ?
VI
« Ô cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

La Vallée, de Barbet Schroeder

Pour terminer, j’ai proposé l’étude du flm La Vallée (1972), de Barbet Schroeder, (né en 1941), avec Bulle Ogier (née en 1939), Jean-Pierre Kalfon (né en 1938), Valérie Lagrange (née en 1942). À noter que les 4 protagonistes de ce film de perdition des années 70… sont toujours vivants en 2023, et Bulle Ogier est toujours l’épouse du réalisateur ! Ce film me semble inspiré à la fois par le poème de Baudelaire « Le Voyage » et par le tableau de Watteau.
Barbet Schroeder, réalisateur franco-suisse, joue aussi dans À bord du Darjeeling Limited (2007) de Wes Anderson, le rôle du garagiste, qui peut être considéré comme un hommage à son flm culte. Ce film figure sur la liste du BO, et je l’ai proposé à mes étudiants en diptyque avec celui de Schroeder. Ce dernier a aussi tourné en 1971 trois documentaires de court-métrage, dont Le Cochon aux patates douces, qui fait écho à une scène de La Vallée. La bande originale intitulée Obscured by Clouds a été entièrement réalisée par le groupe Pink Floyd. Voici mon document de travail, 12 photogrammes tirés du film.

La Vallée (1972) de Barbet Schroeder. 12 photogrammes.
© Lionel Labosse / Barbet Schroeder

Questions sur La Vallée. Faites référence à des photogrammes et à des scènes précises.
1. Le groupe des étrangers sont-ils des « voyageurs » ou des « touristes » ?
2. Peut-on considérer ce flm comme un documentaire touristique ?
3. Établissez des rapports avec le tableau de Watteau et le film.
4. Lisez le long poème de Charles Baudelaire « Le voyage » (attention : pas « Invitation au voyage » !) et citez plusieurs vers issus de parties différentes, qui font écho à ce film.

 Lionel Labosse.


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[1Du latin vascellum, petit vase : navire, mais aussi vase, ustensile contenant des liquides.

[2Ce vers a inspiré le nom du célèbre festival de littérature de voyage Étonnants voyageurs organisé annuellement à Saint-Malo depuis 1990.