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Au pays de tonton Hoxha, Ubu au pays des aigles

Albanie : retour vers le passé.

Un pays encore marqué par quarante ans d’une tyrannie ubuesque

samedi 8 août 2015, par Lionel Labosse

La liste des pays dits « musulmans » où l’on peut encore voyager étant en voie d’amenuisement, l’Albanie tente de plus en plus les globe-trotteurs, d’autant que de nouvelles lignes low-cost la rendent plus accessible, et que le niveau de vie parmi les plus bas d’Europe permet d’envisager des vacances à budget modeste. Petit pays montagneux, gorgé d’eau, à la taille d’une région française, avec ses extensions ethniques hors des frontières (Serbie, Monténégro, Kosovo, Macédoine, Grèce), l’Albanie se visite facilement, et c’est un plaisir de rencontrer ses habitants charmants à tout point de vue, avec souvent la surprise de tomber sur de parfaits francophones, sans parler des anglophones. Je n’y ai fait en 2015 qu’une randonnée montagnarde dans la partie septentrionale, avec brèves incursions au Monténégro et au Kosovo, mais j’ai complété en avril 2019 ce voyage dans le Sud et mes lectures, avec une trop brève incursion dans la capitale Tirana. Le voyage en Kadarie, passionnante immersion dans l’œuvre de ce géant de la littérature mondiale, est l’objet d’un article deux fois plus long que celui-ci.

Plan de l’article :
Albanie Utopie
Le Paumé, de Fatos Kongoli
Petit journal de bord des frontières, de Gazmend Kapllani
La Mariée était en rouge, d’Anilda Ibrahimi
La Bataille à Scutari de Jérôme & Jean Tharaud
L’albanais sans peine
Souvenirs de voyage
Voyage en Kadarie (article dédié)

Albanie Utopie

Les guides de voyage vous apprendront que l’homosexualité est dépénalisée en Albanie depuis 1995, ce qui n’empêche pas qu’elle reste taboue. Cependant il semble que des associations et lieux de convivialité soient en développement. Voir sur Wikipédia l’article droits LGBT en Albanie, et cet article de 2012. Un ancien numéro de la revue Autrement intitulé Albanie Utopie. Huis clos dans les Balkans (1996, 210 p., 120 F.), nous apprend que le tyran Enver Hoxha (1908-1985, lire « Hodja ») était homosexuel, sans aucune précision, dans un article de Jean-Paul Champseix évoquant la fameuse statue de bronze de la place Skanderbeg qui fut abattue le 20 février 1991 : « Dans la capitale, le tyran, homme mûr en costume-cravate, marchait les cheveux au vent dans un gros pardessus d’hiver. L’une de ses mains, derrière le dos, était l’objet d’intarissables plaisanteries sur son homosexualité, « secret » qui finissait par être connu de tous » (p. 153). Si l’on regarde attentivement la photo de la statue (à voir un peu plus bas dans le présent article), on remarque la chevelure ondulée, coquetterie tendancieuse sous le réalisme socialiste, qui n’échappa point à une collègue à qui je montrai ce document que j’avais utilisé pour un corpus de BTS. Je n’ai trouvé qu’une autre trace de cette information sur Internet, dans La Houle des jours, de Michel Rosten, numérisé par Google livres. Il s’agit d’un journal, et l’on y trouve la mention d’une conférence d’Ismaïl Kadaré à la foire du livre de Bruxelles, le 20 février 1992 : « Selon Kadaré, l’homosexualité d’Enver Hoxha (qu’il n’a rencontré qu’une seule fois, en consultant les archives du Comité central auxquelles il eut accès pour écrire son meilleur roman, Le Grand Hiver) a joué un rôle déterminant sur la carrière du dictateur : le dérèglement de ses mœurs avait fourni un dossier assez étoffé au Komintern pour que celui-ci lui confiât les plus hautes responsabilités en Albanie, pendant la guerre. Arrivé au pouvoir, Hoxha voulut nettoyer son passé : « Il n’était pas un homme cruel au départ », rappelle Kadaré. « Au contraire, c’était plutôt un bon vivant. Mais inquiet qu’on puisse révéler au grand jour ce qui, dans la mentalité balkanique, est une tare, il s’est immédiatement occupé de la liquidation des témoins gênants. Il a, en tout premier lieu, fait massacrer ses amants. Ainsi s’est enclenchée une spirale de la répression. »
L’information est de taille, et mériterait une étude plus sérieuse, de crainte que de possibles préjugés homophobes de Kadaré aient pu informer son opinion, ou qu’il ne s’agisse que de rumeurs destinées à dévaloriser ce tyran (il semble qu’être un assassin sanguinaire ne suffise pas à salir une réputation, et qu’aimer les hommes soit encore pire que de les assassiner). On trouve sur Internet des pages de questionnement sur la question cruciale de savoir si le tyran sanglant aimait les mâles, par exemple ici, mais il faudrait connaître l’albanais, car de nombreuses pages signalées par Google sont écrites en cette langue… Mon guide, interrogé à ce sujet, m’a confirmé l’existence d’une rumeur, sans plus.
C’est en 2019, au terme de mon parcours dans l’œuvre kadaréenne, que j’obtins d’une part l’annulation de l’hypothèse d’un Kadaré homophobe à la lecture de Concours de beauté masculine aux Cimes maudites, d’autre part une précision importante de la main de Kadaré grâce à une note de Visages d’Ismail Kadaré d’Ariane Eissen, qui renvoyait au Poids de la Croix (Fayard, 1991). J’ai donc emprunté ce livre (c’est la 2e partie d’Invitation à l’atelier de l’écrivain, dans le même volume), dont je me réserve la lecture complète pour plus tard. Eh bien dans ce livre, l’homosexualité prétendue du tyran est présentée comme une rumeur, même si l’insistance du tyran à éradiquer ladite rumeur fait pencher la balance vers l’hypothèse d’une réalité. Il reste à savoir si Kadaré à confirmé ailleurs subséquemment les propos que lui prête Michel Rosten. Citations : « Combien de gens avaient été perdus à cause de cette rumeur touchant sa vie intime au temps de sa jeunesse ! Une rumeur qui lui faisait tout particulièrement horreur. Qu’il s’était efforcé en vain de réduire au silence par la terreur. Face à laquelle son jugement s’aveuglait sur le champ.
Cette rumeur était la clé magique de la Sigurimi. Chaque fois que la machine de la dictature était arrêtée par quelque obstacle, cette clé-là ouvrait toutes les portes. Trois personnes la détenaient : la femme du potentat, N. Hoxha, son second, H. Kapo, et le ministre de l’Intérieur, K. Hazbiu. Cette clé en main, ils étaient plus puissants que lui-même »
. Kadaré se rend compte qu’il lui est arrivé de participer à une discussion où la rumeur avait été évoquée, et s’en effraie : « Pour cela, on châtiait aussi bien et pareillement ceux qui avaient parlé et ceux qui avaient écouté » (p. 311). Vers la fin du livre, il revient sur la question par le récit d’une aventure qui lui arriva en 1983. Un ami l’avertit que la Sigurimi enquêtait sur lui, à propos de la rumeur. Il était suspecté d’en avoir parlé, et cela constituait donc un risque pour sa vie : « Au sein de la Sigurimi albanaise, semblait-il, un service particulier avait pour mission de châtier ceux qui osaient franchir ce seuil, où qu’ils se trouvassent ». En 1984, Kadaré découvre que les accusations proviendraient d’un article d’un critique albanais en exil aux États-Unis, « A. Pipa », qui écrivait que dans Chronique de la ville de pierre, K. « aurai[t] évoqué […] un aspect de la personnalité du dictateur que celui-ci abhorrait et qu’il eût aimé gommer de son passé : ses premiers penchants sexuels » (p. 534). Dans une note p. 557, Kadaré explique que ce critique lui faisait courir un risque mortel : « la question des penchants sexuels passés d’Enver Hoxha était on ne peut plus délicate : que quelqu’un fût soupçonné d’être au courant, et cela suffisait pour entraîner la liquidation de toute sa famille. Cette question se posait en termes simples : oui ou non, savait-on quelque chose ? […] Pour ce qui me concerne, j’avais la malchance d’être non seulement de la même ville que lui, mais du même quartier, voisinage qui indispose généralement les tyrans [1]. Enfin, dans mon roman Chronique de la ville de pierre, j’avais, c’est vrai, – mais sans viser E. H., ainsi que l’écrivait A. Pipa – malencontreusement évoqué des meurtriers homosexuels ».
Quoi qu’il en soit, cet Enver Hoxha est un personnage de roman et de théâtre comme on n’en fait plus. Véritable Ubu, il n’hésite pas à éliminer tous ses amis façon Macbeth (on pourrait s’imaginer, à la limite, que certains de ses ministres assassinés ont aussi passé par son lit). Paranoïaque, il entraîne ce petit pays dans un isolationnisme unique au monde, après ruptures avec l’Union soviétique, la Chine et tout ce que vous voulez. Unique au monde, à part la Corée du Nord, petit pays qui de même fait manger de l’herbe à ses citoyens pour investir une énorme portion de son économie dans des bunkers (équivalent low cost des bombes atomiques), pratique la relégation comme arme de domination, et concentre ses apparatchiks dans un bloc urbain au centre de la capitale. Enver Hoxha fit assassiner en 1981 son bras droit, Mehmet Shehu, dont le fils Bashkim évoque ses souvenirs du fameux « bloc », dans un article de cette revue Autrement. Ils étaient tellement liés qu’Enver Hoxha disposait seul de la clé d’une porte disposée dans un tunnel qui reliait leurs deux maisons. Cela fait l’objet d’un roman d’Ismaïl Kadaré, Le Successeur. Cela n’empêcha pas en France un groupuscule de staliniens d’entretenir la fiction d’« amitiés franco-albanaises », avec visites d’usines modèles de tracteurs et tutti quanti. Robert Escarpit, qui préfaça Le Général de l’armée morte en fut le cofondateur. Ces thuriféraires du stalinisme hoxhien ont évidemment tous disparu corps et bien sans jamais reconnaître leurs torts, et doivent pourtant fulminer contre ce méchant peuple français qui ne veut décidément plus voter pour ce qu’ils croient être la gauche. Mettons à part, bien sûr, ceux qui, sans faire allégeance au régime, ont montré de l’intérêt pour la culture albanaise, ont traduit des auteurs, etc. Il ne faut jamais rompre avec les peuples qui ploient sous les tyrannies, mais sans lécher les bottes de leurs tyrans.

Trois bunkers dans un champ d’olivier, Qeparo, Albanie.
© Lionel Labosse

Cette paranoïa allait avec, au pire, l’assassinat politique des « ennemis du peuple », ci-devant apparatchiks du régime, et au mieux avec des délires comme celui des bunkers d’Albanie, qui ruinèrent le pays jusqu’à la chute de la tyrannie communiste, laquelle poursuivit le projet paranoïaque de ce fou encore six ans après sa mort. Une conséquence de ces bunkers est le fait que de nombreux immeubles de cette époque sont en briques apparentes, comme ceux que j’ai photographiés à Krujë (Kruja) ou ailleurs (voir les photos), faute de ciment, le ciment étant réservé à l’usage des bunkers. À l’heure actuelle, le paysage urbain albanais est non seulement truffé de ces vieux immeubles branlants en briques de mauvaise qualité, mais aussi d’innombrables chantiers d’immeubles abandonnés, avec juste les planchers et les murs porteurs. Tout cela sent très fort le blanchiment d’argent mafieux. On voit aussi des immeubles dont les murs extérieurs sont faits de briques creuses, masquées ou non par un parement, ce qui est quand même mieux qu’à l’époque communiste. Je croyais que c’était un signe de manque de qualité, mais un collègue de génie civil m’a expliqué que peut-être au contraire, en France on a l’habitude de surcharger en béton les murs non porteurs. Ce serait donc à la fois écologique et économique d’utiliser des briques creuses. Ces défauts apparents n’empêchent pas quelques meilleures idées, immeubles avec balcons à chaque étage (notion toujours inconnue à Paris) ou immeubles bariolés de couleurs éclatantes.
J’ai aussi vu de minuscules bunkers sur un sentier de randonnée qui passe du Monténégro en Albanie (on passe les frontières entre ces trois pays dans la montagne sans problème et sans poste frontière). On se demande ce que pouvaient faire les pauvres soldats cantonnés dans ces minuscules bunkers éparpillés dans le paysage. Il y en avait aussi des plus grands, mais dans la montagne, c’était des édicules pour une seule personne, adossés à des ennemis imaginaires. Le nombre de ces bunkers, dont les tailles varient du mini-bunker individuel montagnard à l’immense bunker ministériel de la capitale en passant par les bunkers formatés « QZ » qui se rencontrent en quantité industrielle partout dans le pays (même loin des frontières !), isolés ou par groupes aberrants de deux ou de trois (cf. photo ci-dessus), est variable selon les sources. Les chiffres vont de 175 000 à 800 000, mais, en l’absence d’une étude sérieuse d’historiens, j’ai tendance à accorder plus de confiance au 1er chiffre, relevé au « Bunk’art » de Tirana ; j’ai même conservé la photo du panonceau où j’ai relevé ce chiffre pour fournir un argument à l’encontre de l’article de Wikipédia qui lance le chiffre de 700 000 sans source précisée. D’après mon guide, le projet était le chiffre haut, la réalisation l’estimation basse. Sur une population de 3 millions d’habitants, on se demande bien sûr ce que signifieraient ces 700 000 bunkers qui, si l’on compte en 3x8 (sans les vacances !) mobiliseraient plus de 2 millions de soldats !

Poupée de Kruja
Poupée fixée au balcon d’un immeuble en construction, censée éloigner le mauvais œil.
L. Labosse

Continuons de feuilleter ce passionnant numéro d’Autrement. Un article d’Ivaylo Ditchev évoque les « prolétaires unisexes » qu’étaient hommes et femmes sous la tyrannie, qui se targuait d’avoir libéré la femme albanaise. Le régime, selon l’auteur, « dépassait de loin dans son zèle les autres pays communistes en interdisant non pas seulement la musique rock, les minijupes et les cheveux longs, mais aussi les lunettes de soleil, le maquillage et même les moustaches » (p. 33). Rêve d’Ubu homosexuel d’enlaidir les femmes, et d’obliger les hommes à demeurer imberbes ? Le divorce a été autorisé, mais nouvelle perversion du progrès, parfois rendu obligatoire lorsque l’époux ou l’épouse était proscrit et relégué avec sa famille. Le divorce était alors la seule solution pour épargner le conjoint et les enfants. En 1961, lors de la rupture avec Moscou, les épouses russes furent expulsées avec leurs enfants, et les pères ne purent les revoir qu’à la chute de la tyrannie, trente ans plus tard ! Pour les Albanais exilés en Union soviétique, ce fut le contraire, ils durent réintégrer la mère patrie en laissant sur place femme et enfants. Toujours dans le même article, Ivaylo Ditchev estime que quarante ans de communisme ont inversé le proverbe du Kanun : « Le mur peut céder, l’homme ne cède pas » en « L’homme peut céder, il n’y a que le mur qui ne cède pas ». Selon Jean-Paul Champseix, le « clan » albanais à l’ancienne typique du Kanun, s’il a été éradiqué par le communisme, fut pourtant paradoxalement le mode de vie des apparatchiks enfermés à Tirana dans le « bloc », quartier surprotégé par une « garde prétorienne » (p. 56). Un clan régi par une loi de sang, on le verra ci-dessous.
Les communistes ont usé de tous les moyens pour empêcher la vie familiale, en remplaçant par exemple les grandes maisons par de petits appartements, en encourageant les enfants à la délation, et même en « déposséd[ant] [la famille] du droit de choisir les prénoms des enfants. Il convenait alors d’appeler sa progéniture : « Courage », « Joie », « Lumière », « Espoir » ou « Étoile »… » On devait appeler le tyran « Oncle Hoxha ». La religion fut aussi éliminée, le tyran étant lui-même né dans la tradition musulmane, et son prénom signifiant « muezzin ». C’est d’ailleurs, à l’instar de l’Ouzbékistan, un des rares bienfaits du communisme, puisque la liberté revenue n’a pas entraîné sur ses pas la bigoterie, toutes religions confondues. En sus des moustaches, le tyran alla jusqu’à faire raser « la plupart des mosquées, des bains et des bazars, qui rappelaient trop l’Orient ». C’est sans doute la raison, avec le souvenir du héros national Skanderbeg qui résista aux Ottomans, pour laquelle l’Islam n’est pas revenu en force à la chute de la tyrannie. L’islam reste sans doute dans l’inconscient collectif, une religion imposée par l’envahisseur ottoman (voir ce qu’en dit Kadaré), et si on la pratique, c’est sans nationalisme aucun, sauf quelques rares excités du turban stipendiés par les officines terroristes, d’autant que le premier président élu démocratiquement, Sali Berisha (né en 1944, président de 1992 à 1997, puis premier ministre de 2005 à 2013), a commis l’erreur, dans l’optique de désenclaver son pays, de faire « de l’Albanie un nouveau membre de la Conférence islamique » (désormais Organisation de la coopération islamique), en même temps qu’il adhérait au Conseil de l’Europe. Selon un article de Sonia Combe, il s’agissait d’une décision personnelle du président, qui entraîna des protestations : « À l’instar de l’Europe, le monde musulman n’est pourtant prêt à aider qu’à certaines conditions. C’est ainsi que l’aide obtenue de l’Arabie saoudite est subordonnée à la promotion de la foi islamique dans ce pays dont la population est largement musulmane, mais sans conviction excessive » (p. 24).
Les chiffres qui circulent font état de 70 % de « musulmans », avec une forte minorité Bektachi, et 30 % de « chrétiens », répartis en catholiques, protestants et orthodoxes (ce qui implique l’absence de « sans religion », malgré 50 ans d’athéisme officiel ; cela laisse songeur, et justifie les guillemets dont j’ai encadré ces grandes marques de religion !). La partie septentrionale et montagnarde que j’ai visitée en 2015 est plutôt majoritairement « chrétienne », et l’on croise force petits cochons dans les fermes, ce qui n’empêche pas la présence de nombreuses mosquées, dont certaines anciennes, comme la mosquée Hadum de Gjakovë au Kosovo, d’autres récentes au style saoudien. Il y a aussi de petites mosquées de style local au toit en bois. Ce que j’ai pu constater lors de ce séjour de durée limitée, est effectivement une ferveur discrète, quasiment invisible, avec cent fois moins de femmes voilées que dans mon quartier de Paris XVIIIe, et si les femmes sont plutôt absentes des cafés et autres lieux de convivialité, c’est plutôt un signe de machisme méditerranéen qu’autre chose. De petites pépées se baladent maquillées, en montrant leurs cuisses, sans que cela semble offenser quiconque. À noter que l’Albanie est officiellement candidate à l’Union européenne depuis 2014. Voir Procédure d’adhésion de l’Albanie à l’Union européenne. Les « musulmans » picolent allègrement, et je vous recommande de lire les idées d’Ismaïl Kadaré sur cette question de l’islam ; c’est un point sur lequel il n’avait pas à feindre un accord avec Hoxha.

Le Paumé, de Fatos Kongoli

À l’ombre du géant Ismaïl Kadaré (né en 1936), Fatos Kongoli (né en 1944) s’est fait connaître par ce premier roman publié à la chute du communisme, sans concession avec le régime. Écrit à la première personne, Le Paumé (Rivages poches, 1997 (1992), 188 p., 8,15 €) raconte la trajectoire d’un homme âgé d’une quarantaine d’années, qui renonce à fuir l’Albanie lors de l’exode massif vers l’Italie, en août 1991. Il se livre à une anamnèse de cette mélancolie qui le freine dans son désir de liberté. Le narrateur, qui pose au beau gosse, entame sa vie sexuelle à 18 ans, avec une Tsigane de 17 ans : « Comme beaucoup de garçons de chez nous, j’avais été initié par une Tsigane ». Il retrouvera d’ailleurs cette fille lorsque sa déchéance l’amènera à travailler comme elle à la cimenterie. Mais il remonte à sa passion d’adolescence pour une fille nommée Vilma, et surtout son aventure avec Sonia, une jeune veuve et mère habitant le fameux « bloc », cousine de Ladi, fils de ministre dont pour son malheur il a fait connaissance à l’Université. Il vit une passion avec cette femme, qui revoit son défunt époux à travers lui. Comme il est pauvrement vêtu, elle l’habille avec les vêtements de son mari, qui lui vont parfaitement, et il se rend compte qu’il ressemble aux photos de cet homme. Cela n’empêche pas leur amour fusionnel. Patatras, tout s’écroule lorsque le ministre père de Ladi, est destitué puis exécuté, et toute la famille, y compris la cousine, déportée, comme cela se pratiquait à la mode Hoxha. Le narrateur, qui a commis l’erreur de s’afficher avec cette femme, alors qu’avec le fils du ministre ils avaient étouffé les bruits selon lesquels un de ses oncles avait déserté le pays, perd sa place à l’université (selon une sorte de loi pire que le Kanun (comme le souligne Kadaré), le simple fait d’avoir dans sa famille – fût-ce un simple oncle – un « ennemi du peuple » entraînait la destitution de toute la famille !). Il doit donc travailler à la cimenterie, où il retrouve en plus de la Tsigane, son amour d’enfance Vilma, ce qui l’entraîne à se poser des questions existentielles : « Mais je brûlais d’envie de savoir si cette créature avait déjà couché avec un garçon. Si oui, comment réagissait-elle au moment de l’orgasme ? Sonia, par exemple, criait à ameuter tout le monde en rase campagne. » On comprend que le « café du pauvre » est un des rares plaisirs concédé par le communisme, et que certains ne se sont pas gênés. Lorsque son ami Ladi finit par se suicider, le narrateur connaît d’étranges hallucinations : « Je cherchais les yeux de Ladi dans son visage ». Il ne couchera pourtant pas avec Vilma, malgré ses avances, mais sa relation proche avec elle va précipiter la fin tragique. En effet, Vilma est aimée platoniquement par une sorte de caïd, Fag, qui croit que le narrateur couche avec elle, et le défie, puis fait tabasser l’amie de Vilma qui a joué le rôle d’entremetteuse (comme à Cuba, pour rencontrer quelqu’un, il faut se faire prêter un appartement). Le narrateur se bat avec Fag, mais il est arrêté et se voit alors proposer de devenir délateur par un membre du Sigurimi, lequel était son rival dans la conquête de Sonia, et fut l’instrument de la chute de Ladi et de Sonia, qu’il a forcée à coucher avec lui depuis sa relégation. Ce sont les plus fortes pages du roman, car on croit, vu le titre, que le narrateur va céder et se saisir de ce « couteau invisible, pour faire la peau de ceux qui me déplairaient » (p. 167). Mais Vilma est violée par Fag, et se suicide. La boucle est bouclée, et l’on comprend pourquoi lors de la chute du communisme, le narrateur ne se résout pas à quitter tous ses morts.

Petit journal de bord des frontières, de Gazmend Kapllani

Né en 1967, Gazmend Kapllani fuit l’Albanie en janvier 1991 (à 24 ans donc), juste avant le processus de transition vers la démocratie. Il publie en 2006 en langue grecque ce court livre traduit en français en 2012. Livre un tant soit peu décevant car l’auteur ne traite pas des questions qui fâchent, et s’engage sur les autoroutes bien-pensantes : un immigré est forcément un héros, et toute personne émettant une critique à propos de l’immigration est un raciste. Comme « Pédophilie », « Immigration » est un mot qui ferme la bouche à tout le monde aussitôt qu’il est prononcé, et l’on cesse de penser les nuances, par exemple entre le trafic d’êtres humains que nous connaissons actuellement en Europe, et les Espagnols ou les Albanais qui se réfugient en Italie, en France ou en Grèce à certaines époques perturbées, les Syriens en Turquie, voire les Comoriens qui émigrent à Mayotte, cas fortement différents de l’immigration mafieuse que l’Europe subit en parallèle. En 2016, un article du Monde signale une « Inquiétude face à l’ampleur des demandes d’asile d’Albanais en France ». Demande d’asile de ressortissants d’un pays démocratique européen en procédure d’adhésion à l’UE : on croit rêver !
Le livre alterne des chapitres en italique, chronique de cette immigration après quelques souvenirs albanais, et des chapitres en romain, réflexions convenues sur l’immigration. Bien, mais en ce qui me concerne, j’ai une préférence pour les questions et les réponses précises. Quid de l’immigration albanaise précisément au moment de la transition démocratique ? Pour Kadaré, figure de proue, je comprends, mais pour les autres ? Rester en Albanie, à l’instar de Fatos Kongoli, n’est-ce pas cela qui est admirable ? Quoi qu’il en soit, la question aurait mérité d’être traitée. Et pourquoi ne pas y retourner, une fois la démocratie établie ? Regretterait-on la tyrannie et ses confortables certitudes ?
Cela n’empêche pas ce livre de contenir quelques informations utiles. Par exemple, à propos des antennes de télé à l’époque communiste : « le régime obligeait tous les citoyens à acheter une antenne spéciale qu’il fallait orienter dans une direction bien précise et visible pour prouver que nous ne cherchions pas à traquer et capter coûte que coûte des images du monde-au-delà-des-frontières. À dire vrai, mon père avait deux antennes, l’une sur la terrasse, bien en vue des autorités, et une autre à l’intérieur de la maison, une antenne clandestine qu’on surnommait « le cocu », pour regarder la télévision italienne, surtout » (p. 13). Un dénonciateur du régime se révèle un voyeur : « le camarade Mete en avait une autre, une passion étrange, vraiment très étrange. Il se serait damné pour surprendre en cachette les couples en train de faire l’amour. En outre, il aimait par-dessus tout regarder furtivement la croupe des femmes quand elles se lavaient ou allaient faire leurs besoins. Et donc, ce soir fatal, d’après les rumeurs, il surveillait en catimini la juge qui habitait au dernier étage, au moment où elle faisait sa toilette, et il était sous le charme de son énorme postérieur. Enivré par l’objet de sa passion et tout occupé à ne pas perdre une miette du plaisir que lui procurait cette vision, il s’était livré à un périlleux exercice d’équilibre, sans évaluer la distance qui le séparait du sol » (p. 21).
Le protagoniste fait plusieurs tentatives d’évasion ; il est repris et recommence (ce qui contredit certains témoignages sur des interpellations bien plus violentes des fugitifs, mais cet adoucissement est peut-être typique de la fin du régime) : « Il restera quelques jours dans ce pays de merde où rien ne change, où tout est figé comme les morts dans leur tombe, où les gens ne savent que cancaner et se flinguer l’un l’autre, en proie à la rancœur » (p. 37). Le rejet de l’Albanie semble plus vaste que celui de la tyrannie, et ce « pays de merde » explique peut-être le rejet de la langue et le fait que l’auteur ne soit pas retourné en Albanie malgré l’évolution démocratique. Les bunkers « deviennent le campement préféré des amoureux » […] « revanche de la vie sur la paranoïa du régime » (p. 39). La statue du tyran et sa chute sont évoquées, mais sans précision documentaire : « Plus grandissaient l’oppression et la frayeur dans le cœur des gens, plus augmentaient non seulement le nombre de statues, mais aussi leur taille. Au fond, la statue du tyran symbolise par elle-même l’immobilisme sans fin de la tyrannie » […] « Après la chute de la statue du tyran, arrive le temps douloureux de la connaissance de soi : dans la tête de ceux qui ont vécu et grandi sous la tyrannie, des morceaux de cette statue vont survivre encore très longtemps » (p. 41).

Chute de la statue d’Enver Hoxha, Tirana, 20 février 1991.
© Armando Babani

Les échanges spontanés entre le petit groupe de réfugiés ballottés par la police Grecque font ressortir leurs espoirs et leurs préjugés : « Pourquoi Enver Hodja nous est-il tombé dessus, au lieu de tomber sur ces bâtards ? » (p. 87) ; « les femmes riches raffolent des noirs et des immigrés, parce que, en substance, il n’y a pas d’homme dans ces pays. Plus exactement, les hommes couchent entre eux et délaissent les femmes » (p. 89). On regrette que le narrateur évoque peu l’accueil fait par les Grecs. C’est une tasse de thé offerte dans un café, un client francophone d’une librairie qui se révèle étonné que le narrateur parle français, mais il n’y a rien sur l’attitude des albanophones installés depuis des siècles en Grèce, dont les chrétiens sont nommés arvanites. Y a-t-il eu de leur part des actions spécifiques à cette époque troublée, pour aider les Albanais qui franchirent massivement la frontière ? Mystère. De même sur la question inverse des hellénophones d’Albanie . Y en avait-il parmi les camarades d’émigration du narrateur ? Mystère itou. Lire sur ce sujet « Dynamiques et expériences frontalières dans les Balkans : la frontière entre la Grèce et l’Albanie depuis 1990 », un article de Gilles de Rapper.
Une blague albanaise rapportée dans la foulée de ce qui précède raconte que, arrivé dans l’au-delà, un prolétaire socialiste rencontre Skanderbeg, le héros national, qui lui pose des questions. Le prolétaire lui apprend que tout va mal, et que le pire est le manque de femmes. Le héros « lui demande si au moins ils se branlent pour se soulager. “Même ça, malheureusement, c’est impossible, répond le prolétaire, parce que le slogan du Parti c’est : nous construisons le socialisme avec une arme dans une main et une pioche dans l’autre“ » ! La réflexion la plus fine, et qui malheureusement ne sera pas développée, est faite à voix basse par un chauffeur de taxi qui accompagne le narrateur dans sa fuite depuis le début. Comme le groupe de réfugiés proteste contre la façon dont ils sont traités : « « Nous voilà capables de bravoure, maintenant, alors qu’on a applaudi le Parti pendant cinquante ans. » Je ne fis pas de commentaire et me contentai de sourire. J’avais l’impression d’assister à une scène tirée du théâtre de l’absurde » (p. 126). Vous trouverez ce dernier extrait dans un corpus sur la foule de mon cours de BTS sur le thème « Seuls avec tous ». Je rapprocherai cette réflexion de la position anarchiste de Lorenzaccio : « Je voulais agir seul, sans le secours d’aucun homme, je travaillais pour l’humanité ; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. […] je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d’un paralytique comme Cicéron ; je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d’Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée ». Ce qu’il y a de fascinant avec les tyrans, c’est qu’ils meurent tous ou presque dans leur lit, sans que personne, surtout chez les peuples qualifiés d’Aigles ou autres métaphores du courage, n’ait les couilles de les buter. Comme dit Lorenzaccio : « j’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain »
 Sur les Arvanites et l’immigration albanaise, lire « Nos Albanais à nous » d’Angélique Athanassopoulou.

La Mariée était en rouge, d’Anilda Ibrahimi

Comme le précédent, Anilda Ibrahimi, née en 1972, fuit l’Albanie en 1994, pour la Suisse puis pour l’Italie, où elle a publié en italien ce roman en 2008, traduit en français en 2013 pour Books éditions (364 p., 20 €). La 4e de couverture indique qu’« elle travaille pour le Conseil italien aux réfugiés ». Là encore, on n’a pas d’explication sur ce choix de la langue italienne alors que l’albanais est une langue honorée par de grands écrivains. L’auteure raconte l’histoire de sa famille surtout côté femmes sur plusieurs générations (c’est donc un projet proche de M&mnoux, de votre serviteur) en s’attachant surtout aux sentiments, tout en expliquant brièvement quelques coutumes albanaises. Ces coutumes relèvent souvent de la superstition en matière de mariages et d’enterrements, comme celle qui donne son titre au livre, mais aussi celle consistant à voir un présage dans tout et n’importe quoi : « Verre brisé le jour même d’un mariage : la terreur de toute épouse et de toute jeune fille en âge de se marier » (que l’on conjure en cassant de la même façon trois verres identiques, p. 37). Le grand-père de la narratrice, Omer, déçu d’avoir d’abord trois filles, attend la 3e pour descendre à la ville les déclarer en paquet (p. 47). L’action se passe bien sûr avant la tyrannie ! La tyrannie a pour (rare) avantage de réduire la portée du patriarcat, car la grand-mère peut travailler sans l’accord du mari : « Jamais on n’avait vu ça dans ces parages, une femme qui touche l’argent de ses propres mains. Et non seulement elle le touche, mais elle le dépense comme bon lui semble ! Elle et ses amies. De nombreux magasins ont ouvert dans le village. Les belles-mères ne descendent plus en ville faire les achats pour leurs belles-filles et leurs petits-enfants. Plus aucun homme, enfin, ne peut renvoyer sa femme chez son père en gardant les enfants sous son toit au motif qu’elle lui a désobéi. C’est le mari qui risque les ennuis s’il tente de la chasser. « Tenant du patriarcat ! entendait-on les femmes tonner contre leurs maris. Individu pourri de résidus du passé ! Tu es indigne de bâtir la société nouvelle. » Peu importait comment se faisaient appeler ces maris-patrons, ce qui comptait c’était que dorénavant les enfants étaient aux femmes, et aucune femme ne se sentait plus menacée » (p. 67).
Le récit zigzague entre les époques, et nous voici revenus en arrière. Un imam baise une veuve dont il a enterré le mari. Cela ne plaît pas : « C’est sur la chatte de la veuve qu’il lui chante les sourates ». La veuve trouve une échappatoire en prétendant que l’imam venait pour demander la main de sa fille, et voilà la fille de la veuve devenue seconde épouse de l’imam pour respecter ce code de l’honneur ! (p. 102). Dans le même registre, un garçon de 17 ans surprend sa voisine jeune mariée et la baise. Le mari les surprend à son tour, qui leur coupe le nez à tous deux. Néanmoins (ou plutôt néanplus), la belle-mère parvient à remettre en place le nez de l’épouse, mais le garçon reste défiguré (p. 123). Bedena, la grand-tante méchante, a le malheur d’avoir une fille débile. Celle-ci se fait violer par un homme, mais Bedena ordonne à sa fille de se taire (p. 142). L’aïeule Meliha mélange les époques. Elle se souvient de « l’époque des tétées et des couches » (p. 160). Voilà qui nous aurait intéressé : comment concrètement, les femmes albanaises faisaient-elles pour torcher les bébés ? Or cela n’intéresse pas l’auteure, et l’on ignore si c’est la traduction qui use de l’anachronisme « couches » à la place de « langes ». Arta fréquente en cachette Jorgo ; un ami leur prête sa maison, mais des voisins dénoncent « un nid d’individus au comportement amoral » (p. 175) ; ils doivent s’épouser, et « Les deux dévergondés avaient été mutés dans un village perdu de montagne où ils faisaient la classe aux enfants du coin. On était en droit de se demander pourquoi ces pauvres montagnards devaient être éduqués par deux personnes sans morale, par deux dégénérés » […] « je découvre une affinité incroyable entre l’Église catholique et le communisme de mon pays. Avec la réserve que notre communisme était plus féroce que n’importe lequel des papes conservateurs que l’Histoire ait jamais connus » (p. 176). L’État socialiste mène une « campagne d’abolition des mariages fastueux, caractéristiques de l’ancienne bourgeoisie », et fait l’éloge du mariage d’amour ; de plus « Les jeunes filles ne se maquillaient jamais, de façon à se transformer le jour de leur mariage en superbes femmes » (p. 178). Pour les jeunes filles-mères, souvent victimes d’un viol, il existe une maternité secrète, qui les cache, les fait accoucher et adopter les enfants. Mais elles sont considérées de toute façon comme des « kurva » (chiennes), et ceci par des femmes : « Et là, tu as mal ? demanda l’obstétricienne en lui enfilant sa main dans le vagin. Tu n’avais pas mal pourtant quand on t’y enfonçait autre chose, hein ? Tu peux remercier ce gouvernement qui te laisse même accoucher à l’hôpital. Les chiennes de ton espèce, il devrait les laisser crever dehors » (p. 266). Lorsque Leyla tombe amoureuse puis enceinte d’un étudiant soudanais, malgré l’accord de son père, on refuse de la laisser épouser le noir : « La première chose à faire est de l’emmener se faire enlever son bâtard noir » (p. 282). Est-ce cette dureté sociale, qui s’ajoute à celle du régime, qui a fait fuir l’auteure malgré la transition démocratique ?
La mère de la narratrice travaille dans le bâtiment et participe au programme de la tyrannie : « En 1967, Hoxha avait proposé d’éliminer matériellement les lieux de culte et de prière. Ou bien simplement de les transformer. En centres culturels, ou encore en entrepôts de céréales, par exemple. Maman avait d’abord apporté sa contribution, certainement indispensable, au chantier de la mosquée d’Elbasan, en Albanie centrale, avant de s’atteler à une église quelque part dans le Nord. Plus d’une fois, tout au long de sa vie, ma mère a dû penser que ces coups de pioche lui avaient coûté cher. Et qu’elle les avait tous payés de sa beauté, sans la moindre ristourne » (p. 179). Ce programme n’empêche pas une pratique souterraine pour le moins œcuménique. Lors d’un enterrement, en l’absence de l’imam, le prêtre finit par accepter de chanter les sourates, et tout le monde est soulagé : « Finalement, quelle importance, prêtre ou imam, chacun s’y entend aux affaires de Dieu, non ? Quant à savoir de quel Dieu il s’agit, le détail est insignifiant. […]
Pendant les années où la religion était officiellement interdite, les visites que grand-mère avait coutume de rendre aux derviches lui manquèrent beaucoup. Elle me parlait souvent de celui de Tepelena, un bon derviche. Elle y allait autrefois avec ses sœurs : « Lui, c’était un vrai chaman. En fermant les teqe, Enver Hoxha nous a livrés à ces charlatans de Tsiganes qui se font tous passer pour des devins »
. Voici une photo d’un teqe (ou « tekke ») dans la région de Gjirokastër que j’ai vu mais pas visité car le derviche bektachi était absent. Vous trouverez dans mon album deux autres photos d’un teqe bektachi au Kosovo à Gjakova.

Tekke de Melanit, Vllaho Goranxi, Albanie.
© Lionel Labosse

La famille doit comploter pour que ses membres obtiennent des stages pour exercer un métier quelconque. Le fait de compter dans la famille trois frères et une jeune femme enceinte partisans assassinés par les Allemands aide au piston. Mais tante Adelina se plaint en termes politiquement incorrects : « Moi, disait-elle, je n’ai pas eu la chance de pouvoir apprendre quoi que ce soit à part cette stupide langue, l’albanais, qui ne sert à personne au monde, sauf à trois millions d’abrutis » (p. 234). C’est un personnage qui s’exprime, bien sûr, mais pourquoi donc l’auteure a-t-elle choisi d’écrire en Italien, langue parlée par beaucoup plus d’abrutis ?! À propos de tissus, la grand-mère regrette le manque de choix, mais quelqu’un l’entend : « Notre voisin changea de place. Il ne voulait pas d’ennuis, lui. On entendait trop d’histoires sur des gens arrêtés pour ne pas avoir dénoncé l’ennemi » (p. 289). Allez savoir pourquoi, cette phrase m’a fait songer à Mgr Barbarin, condamné en d’autres lieux et temps « pour ne pas avoir dénoncé »…
Lors de la chute du régime, les Tsiganes, appelés « gabel », vendent des vêtements de couturiers importés d’Occident, et la narratrice fait la queue pour en acheter. Malheureusement, elle porte une jupe au-dessus du genou, et se fait virer par la tsigane qui tient la boutique : « « Tu n’as pas honte ? Je ne permettrai pas qu’une kurva entre chez moi. Après, tu viendras pleurer quand mon gabel t’aura sauté dessus. C’est un homme, lui, un vrai, qu’est-ce que tu crois, s’il voit une gaxhia qui la lui met sous le nez, qu’est-ce qu’il peut y faire ? Va-t’en, et la prochaine fois, si tu veux acheter des vêtements, pense à te couvrir les cuisses. » Voilà à quoi ressemblait l’économie capitaliste en Albanie en 1992 » (p. 332). La fin de la tyrannie amène d’autres découvertes : « Vint enfin le moment où la religion ne fut plus considérée comme l’opium du peuple. Nous découvrîmes aussi que l’opium, le vrai, était une plante merveilleuse qu’on pouvait cultiver à la place du maïs et du blé. Quand rouvrirent les églises et les mosquées dans les années quatre-vingt-dix, nous nous sommes trouvées, moi (à Tirana) et grand-mère Saba (à Valona) en parfaite harmonie. Nous nous y sommes toutes deux aussitôt intéressées » (p. 333). De fait, la grand-mère fréquente à la fois la teqe, se rend le dimanche à la messe dans l’église orthodoxe, et à la mosquée le vendredi ! « C’est un peu inconfortable, disait-elle, tu dois lever ton derrière en l’air chaque fois que l’imam dit quelque chose, mais finalement, c’est une bonne chose. – Tu ne peux quand même pas aller aux deux, essayait de lui expliquer ma mère. Tu dois choisir. – Écoutez, répondait grand-mère, je n’ai pas été capable de choisir quand j’étais jeune, et je choisirais étant vieille ? Je n’ai pas le temps de mettre au clair la question, savoir si j’appartiens à telle religion plutôt qu’à telle autre, alors dans le doute j’observe toutes les religions. Quelle que soit la vraie, une fois au paradis, ils me feront sûrement entrer, mon visage ne leur sera pas complètement inconnu… » (p. 334). Le sort des juifs pendant la guerre, est enfin évoqué : « Quand les Allemands avaient contrôlé tous les noms, pendant l’Occupation, ils n’avaient trouvé aucun nom juif. Tous les David étaient subitement devenus Daut et toutes les Sara s’étaient transformées en Sarije. Après la guerre, les juifs avaient repris leurs noms même si ensuite ils étaient devenus albanais, à toutes fins utiles. Le pays avait fermé ses frontières et eux s’étaient retrouvés dedans : ils s’y étaient retrouvés enfermés, mais vivants » (p. 335).

La Bataille à Scutari de Jérôme & Jean Tharaud

À l’occasion d’un voyage en Bulgarie dont je n’avais pas tiré d’article pour ce site, j’avais lu l’excellent recueil Balkans en feu à l’aube du XXe siècle (Omnibus, 2004, 930 p., 24,5 €). Dans ce recueil, le récit de Jérôme & Jean Tharaud, une « couple » de frères écrivains, m’avait intéressé, et je l’avais cité comme un ancêtre du Pacs dans mon essai Le Contrat universel (p. 101) : « Une institution nommée « probatim » exista au Monténégro et en Serbie, préfigurant ce contrat non-érotique. Ce « probatim » était aussi limité, on ne sait pourquoi, à deux personnes, sortes de frères de sang. On […] apprend d’autre part qu’en Albanie, la même institution porte le nom de « vlam » ». Suivait une citation du texte des frères Tharaud, p. 108 du volume Omnibus : « Ici, d’ailleurs, sur cette terre primitive, l’amitié fraternelle revêt presque toujours un caractère passionné, qu’on ne retrouverait pas à ce point dans une autre contrée d’Europe. Ce sentiment semble même si nécessaire à la vie qu’au besoin on supplée à la nature. Il n’est pas rare de voir dans le Monténégro des hommes étrangers par le sang, et même des garçons et des filles, s’engager par serment à se prêter, en tous lieux et en toutes circonstances, un appui fraternel. Cela s’appelle le probatim. Et de quelque nature qu’elles soient, nées du sang ou du serment, ces affections deviennent particulièrement vives si les parents sont morts – ce qui était le cas du frère et de la sœur que j’avais devant moi. » Pour le « vlam », j’en avais trouvé mention dans quelques vieux ouvrages disponibles sur Google livres. Ainsi cet extrait de The memoirs of Ismail Kemal Bey : « Every young Albanian has a foster-brother (called « vlam »), either of the same religion as himself or a different one, who is considered as an actual member of the family, and takes part in its joys and griefs and its vendettas. There is no instance of such a tie having been broken through animosity or treason ; and in many parts these engagements are considered so sacred that the children of the two families do not intermarry. The ceremony of contracting this relationship of the « vlam » differs in different parts of the country ; but usually the two foster-brothers, after taking vows of fidelity before relatives and witnesses, cut each other slightly in the finger and then suck each other’s blood. » De même que pour l’homosexualité d’Enver Hoxha, je n’ai trouvé aucune autre information sur Internet à propos de ce « probatim » et de ce « vlam », sauf que dans certains livres que vous trouverez facilement sur Google books, ils sont rattachés à des traditions grecques. Je n’en ai pas encore trouvé mention dans un roman, de Kadaré ou d’autres auteurs. Si vous savez quoi que ce soit sur ce sujet, merci de me contacter. Dernier détail : Scutari est le nom italien de Shkodër.

L’albanais sans peine

La difficulté de trouver sur Internet des informations sur l’Albanie est en partie liée à l’originalité de la langue albanaise, une langue indo-européenne isolée dont vous vous ferez une idée en regardant cette page du Wiktionnaire albanais. L’utilisation de l’alphabet latin depuis 1908 le rend à peine plus familier, mais l’albanais fut auparavant écrit dans divers alphabets, dont l’écriture de Todhri, qui comprenait 52 lettres ! On comprend pourquoi il est quasiment impossible de trouver des occurrences anciennes du mot « vlam »… Quand on sait que « homosexuel » s’écrit… « homoseksual » en albanais, on trouve alors ce genre de page, qui semble confirmer ce que prétend Kadaré sur les penchants de jeunesse du tyran, mais je vous souhaite bonne chance si vous souhaitez comprendre ! Le documentaire en albanais sur Youtube mériterait une traduction & une diffusion en France. En passant, cela vous donnera une bonne idée ce cette langue, délicieux agglomérat de borborygmes dont émerge parfois l’île familière d’un « homoseksual » ou « biseksual » ! Une langue à placer au top des idiomes les plus suaves, avec le thaï et le tchèque. Voir cette phrase extraite de Les Tambours de la pluie, d’Ismaïl Kadaré : « C’est un étrange parler que le leur, expliqua-t-il. On dirait qu’Allah a jeté sur leur langue comme une brume, qui empêche de distinguer la séparation des mots, si nette dans la notre ».
Jetons quand même un œil sur le Guide de conversation de poche Assimil (2010). On y apprend que « Les Albanais eux-mêmes se nomment Shqiptarë, qu’on est tenté de rapprocher étymologiquement du mot shqiponjë, aigle. » Le oui se dit « po », et se prononce de façon souvent redoublée en articulant peu le p (o… o…), en secouant légèrement la tête de gauche à droite, alors que non se dit « jo », en faisant entendre là encore surtout le o, « en hochant légèrement la tête verticalement » (p. 45). Il existe des lettres doubles, comme « xh » qui se prononce « dj » comme dans le nom du tyran ou bien dans la pratique rituelle du « xhiro » (djiro) qui consiste, comme en Italie du Sud, à se promener le soir dans la ville, comme j’ai pu le constater à Berat (p. 71). L’aéroport civil unique du pays, au sud de Tirana, porte le nom de « Nënë Teresa », qui se lit, révérence parler, « nœud nœud » (p. 76) ! Mère Teresa est native de Skopje, en actuelle Macédoine du Nord, et une statue lui est consacrée à Gjakova (cf. mes photos), mais sans doute ailleurs aussi ! Au palmarès du nombre de statues, elle doit arriver après Skanderbeg, dont les statues, équestres ou non, figurent partout, ainsi que l’image emblématique de la couronne de Skanderbeg, que je suis furieux d’avoir ratée au Musée d’Histoire de l’art de Vienne ! Cette couronne est aussi le logo d’une marque d’essence si j’ai bien compris, en tout cas le casque bicorne est omniprésent dans le paysage !
L’albanais est une langue à déclinaison, ce qui explique la différence entre la forme définie Tirana, Shkodra, et la forme indéfinie Tiranë, Shkodër (p. 69 ; « ë » se prononce « œ », et « e » comme notre « é » ; raison pour laquelle « Kadare » en albanais s’accentue « Kadaré » en français). Il me reste à vous apprendre que « merci » se dit « faleminderit » ; « à votre santé » c’est « gëzuar », et que le matin, à peine réveillé, « bonjour » s’éternue – sans mentir – « mirëmëngjes », et hop, un coup de pied au cul, vous voilà comme un émigré – pardon, un « migrant » – en plein milieu de Tirana, et démerdenzizich ! Bon, en cas de malheur, asseyez-vous par terre sur la place Skanderbeg [2], tendez la main, écrivez simplement sur une feuille bien en vue : « Ju lutem, më ndihmoni shpejt », et tout s’arrangera !

Souvenirs de voyage

Ce n’est guère le style de ce site, mais que voulez-vous que je vous dise de ces deux séjours que j’ai faits en Albanie ? Outre les deux religions recensées, on relève une permanence de pratiques païennes, comme par exemple à Kruja, cette poupée (photo supra) fixée au balcon d’un immeuble en construction, censée éloigner le mauvais œil. Lors de mon second voyage en 2019, je suis repassé devant le même immeuble (Kruja était le seul lieu commun des deux voyages) et j’ai photographié un ours en peluche en lieu et place de la poupée. Les constructions présentant ce genre d’objets contre le mauvais œil sont d’ailleurs fort rares, mais j’en ai photographié une série, avec souvent des ours, parfois des gousses d’ail (parfois seules sous un balcon), ou bien des coquilles d’escargots (qui ressemblent de loin à des gousses d’ail). Une photo que j’ai choisie comme vignette de l’article, prise près du tekke de Melanit, montre une tête de bouc avec des yeux en fer. Mais n’allons pas inférer de ces quelques exemples pittoresques que les Albanais soient plus superstitieux que la moyenne des Européens !

Tête de bouc, Albanie.
© Lionel Labosse

J’ai été frappé par l’état anachronique de l’agriculture, sans doute unique en Europe. À la chute de la tyrannie communiste, les terres ont été rendues à leurs anciens propriétaires qui avaient conservé les preuves de leur propriété, de sorte qu’on y exploite encore, avec des moyens antédiluviens, des parcelles minuscules, et que dans ce pays gorgé d’eau, il est possible de traverser des régions entières non cultivées ! Meules de foin à l’ancienne assemblées sur un mat central [3] à la faux & au râteau, charrettes tirées par des chevaux, troupeaux traits à la main, régions alpines désertées par l’émigration, mode de vie patriarcal, on peut, pour quelque temps encore, humer des souvenirs de la France des années quarante dans ce bout d’Europe. En témoigne cette mosaïque photographiée au musée de Kruja intitulée War cry of Arbër, œuvre de Gavril Priftuli & Nikolet Vasia. On y voit un paysan albanais armé d’un arc, avec à ses pieds, dans un paysage de montagne, un araire antique.

War cry of Arbër, Gavril Priftuli & Nikolet Vasia
Musée de Krujë, Albanie
© Lionel Labosse

Pour le reste, j’ai marché dans la montagne, mangé des mets artisanaux qui sans doute ignorent l’existence du mot « bio » ; d’excellents yaourts à peine sortis du pis, fromages de brebis à vous détruire le palais ; j’ai dévoré force myrtilles ; que m’avaient-elles fait ? nulle offense ! Même il m’est arrivé quelquefois de manger des yeux le berger ; et certains chemins empestaient la fraise des bois ; etc. Quel intérêt ? Mon second voyage dans le sud du pays en 2019 a confirmé cet intérêt gastronomique, avec en sus la double influence culinaire italienne et grecque. Les rares villes que j’ai parcourues vite fait méritent le détour. Gjakovë au Kosovo est fascinante avec ses monuments anciens, ses rues entières bordées de boutiques en bois, ses immeubles mi-détruits, mi-reconstruits, sa population grouillante le soir à la fraîche. Mais avant Gjakovë, j’ai pu visiter le monastère de Visoki Dečani, un monastère orthodoxe serbe inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, et protégé par des soldats de la Force pour le Kosovo, ce qui confère une atmosphère étonnante à ce havre de paix où nous arrivâmes crottés de notre trek, ayant passé la nuit dans un refuge de montagne côté albanais. La région est pacifiée, mais aussi albanifiée, et j’ignore si le site serait respecté par les Albanais du Kosovo si la protection était supprimée. J’ai parcouru Shkodër, ancienne capitale du royaume illyrien de Bardylis Ier, et Krujë en Albanie. Cette dernière vaut le coup d’œil, avec son musée propagandiste et kitsch consacré à Skanderbeg, mais on admire aussi cet urbanisme erratique hérité du communisme, habitat populaire et pauvre qui monte à l’assaut de la colline, avec ici ou là quelques immeubles plus modernes que peuvent s’acheter les émigrés de retour. J’allais oublier la traversée du magnifique lac de Koman en ferry, un des musts du voyage. Le plus plaisant dans le pays c’est sans doute sa jeunesse. La démographie de l’Albanie révèle un âge médian plus bas de dix ans qu’en France, et un taux de masculinité supérieur. C’est un pays de forte émigration, dont la population a baissé récemment. Cependant en été, ces émigrés reviennent flamber au pays. À Gjakovë, la proportion de belles berlines immatriculées en Suisse était stupéfiante. On lira avec profit cette étude sur « La population kosovare en Suisse ». De temps en temps on croisait aussi une voiture allemande, belge, tchèque, mais les plaques suisses étaient omniprésentes. La population a un morphotype tel que la plupart des Albanais passeraient sans problème pour des « Français de souche », sans doute à cause de leur origine illyrienne, qui les distingue des Grecs et des Slaves. À peine a-t-on passé la frontière du Monténégro, qu’on trouve des types slaves. Voyez mes photos.
Mon avis s’est nuancé après mon second voyage dans le Sud en 2019. Les Albanais m’y ont au contraire semble relativement typés. Est-ce dû à la différence entre Sud et Nord, corroborée par la différence linguistique entre guègue (au nord) et tosque (au sud). C’est le tosque qui s’impose comme langue unifiée, notamment parce que le tyran était du Sud, mais l’indépendance du Kosovo et la fin de la tyrannie ont redonné un élan au guègue. Quoi qu’il en soit, je vous laisse apprécier cette saillie d’un personnage de La Mariée était en rouge : « Quand, au contraire, elle était d’humeur joyeuse, elle dorlotait le petit garçon : « Oh, le petit Kosovar de sa mamie ! » Un jour je lui avais demandé : « Mère Mukades, pourquoi tu l’appelles ton petit Kosovar ? – Parce qu’il est beau, m’avait-elle répondu, tu ne vois pas ? Il est beau comme un Kosovar. – Et où les as-tu connus, les Kosovars, mère Mukades ? avais-je continué, intriguée. – Quelle question ! Dans les films ! Beaux, grands, courageux, avec d’épaisses moustaches, ah, les meilleurs éléments de notre race se trouvent hors de chez nous… » (p. 310). Elle a bon goût, cette mamie ! Et dans Le Successeur, Ismaïl Kadaré évoque « les concours de beauté masculine, souvent suivis du meurtre du vainqueur » chez les montagnards albanais, idée reprise de sa nouvelle Concours de beauté masculine aux Cimes maudites. S’il se crée une association gay guègue, c’est dit, j’en suis ! Voici dans un gîte de la vallée de Lëpusha un patriarche photogénique qui pose avec son chapeau traditionnel en feutre, le « plis » (au nord) ou qëlesh (au sud). Un autre accessoire albanais typique est l’opinga, chaussure traditionnelle, à mi-chemin entre le « tsarouchi » des evzones grecs et l’opanak balkanique (phrase à répéter dix fois de suite à voix haute).

Homme portant le feutre traditionnel.
© Lionel Labosse

Le vêtement traditionnel masculin, avec sa seyante fustanelle (jupe plissée), ne se voit plus hélas que dans les musées ethnographiques ou statues de partisans. Les femmes, hormis Mère Teresa, sont souvent honorées en Albanie, comme la jeune Margarita Tutulani, héroïne de la Résistance statufiée à Berat, sa ville natale. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, Berat ne vaut pas vraiment le voyage, et il manque un investissement massif pour en faire un lieu touristique (on y trébuche sur des ruelles mal pavées en pente). Depuis la forteresse, on peut voir une curiosité, sur le mont Shpiragut (à peine visible sur une de mes photos) : une énorme inscription, à l’origine « ENVER » (Hoxha) a été modifiée en « NEVER » ! Cette pratique des slogans inscrits dans le paysage est l’objet d’un film de fiction que j’aimerais bien voir, Slogans, de Gjergj Xhuvani (2001). J’aimerais bien voir aussi Kolonel Bunker de Kujtim Çashku (1996 ; voir un extrait alléchant sur Vimeo). Avis aux programmateurs de la Cinémathèque ! Le joyau de cette forteresse est sans doute l’église de la Dormition de Sainte Marie qui abrite le musée national iconographique Onufri, consacré notamment à des icônes de ce dernier, peintre du XVIe siècle ainsi que de son fils Nikolla, dont j’ai apprécié ce St Jean Baptiste, tempera sur bois du XVIe, qui vous a des faux airs de Giscard ! J’aime le concept du saint avec ses ailes, qui porte à la fois sa tête sur ses épaules et dans sa main, image rare d’un saint bicéphale qui rappelle l’emblème aquilin bicéphale de l’Albanie ! La céphalophorie est d’habitude plutôt uni- que bicéphale, mais ce sont des gens bizarre que ces Albanais !

St Jean Baptiste, de Nikolla Onufri, icône, XVIe siècle, tempera sur bois.
© Lionel Labosse

Sur les routes vous serez aussi étonné par des hommages à des morts d’accidents, mais j’en ai photographié un qui témoigne d’une ostentation du deuil remarquable, une vraie petite chapelle sur pilier de béton. Côté archéologie, j’ai vu deux sites, celui de Butrint, la Buthrote d’Andromaque de Racine (« La scène est à Buthrote, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus »). Comme c’est la pièce que j’ai la plus étudiée avec mes élèves de seconde, j’imaginais Andromaque, sur la scène du sympathique petit théâtre de pierre :
« Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants »…

Ou bien encore Oreste, rêvant de retirer Hermione son aimée à l’Épire qu’il apostrophe :
« Nous n’avons qu’à parler : c’en est fait. Quelle joie
D’enlever à l’Épire une si belle proie !
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d’Hector,
Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,
Épire : c’est assez qu’Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue. »

Cela dit, le site mériterait encore des travaux ; pour l’instant, faute de moyens, les mosaïques sont recouvertes de gravier, ainsi d’ailleurs qu’à Antigonea, l’autre site antique que j’ai pu parcourir (après une sorte de conflit avec le guide qui avait décidé au dernier moment de remplacer la marche prévue depuis ce site jusqu’au lieu du déjeuner par une marche sans intérêt autour du lieu du déjeuner, avant de se rendre compte que le sale con du groupe (votre serviteur) allait protester s’il n’avait pas son content de vieilles pierres). Certes Antigonea est peu lisible car il ne reste pas grand-chose debout, mais le site en lui-même est magnifique, il s’étend langoureusement sur l’adret d’une vallée, en face de Gjirokastër sur l’ubac. Si la pierre manque, l’imagination et la mémoire suppléent à la vue, et l’on peut se réciter un truc comme ça :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers. »

Ce fut une cité éphémère fondée par le roi Pyrrhus Ier, pas celui mythologique d’Andromaque, mais celui qui est à l’origine de l’expression « victoire à la Pyrrhus ». Quand on parcourt l’Albanie de montagne en montagne et qu’on parvient enfin à la vallée que surplombe Gjirokastër, on est étonné que cette ville n’ait pas été construire dans la vallée, mais accrochée sur le flanc. Antigonea est juchée de l’autre côté de la vallée, nommée ainsi du nom de l’épouse de Pyrrhus, Antigone, qu’il obtint en Égypte, fille de la reine Bérénice Ire. À quels ennemis ont dû se frotter les anciens habitants de ces lieux pour se jucher aussi haut ? Les Albanais méritent bien le sobriquet d’aigles ! Le paysage albanais m’a fait penser à celui de Corée du Sud : même alternance de collines et de vallées, à ceci près qu’en Corée, toutes les éminences sont désertes et réservées aux morts, alors qu’en Albanie, certaines sont désertes (autour du lac de Koman), d’autres sont habitées (Gjirokastër, enfin pas vraiment la montagne mais le versant de la vallée). Dans la propagande Hoxhienne et dans le nationalisme kadaréen, l’Albanais montagnard est une icône qui permet d’opposer l’irréductible et fier Albanais au Russe ou au Turc, barbares des steppes. Même si les liens sont approximatifs voire homonymiques, quelle émotion de se retrouver sur des lieux imprégnés de mythes ? Voyant cette cité en ruine envahie par l’herbe, j’avais l’impression que relate l’enfant narrateur de Chronique de la ville de pierre de Kadaré : « C’était la première fois que je la contemplais de loin. Je faillis crier de joie, car tout au long de la nuit, j’avais l’impression qu’elle s’enfonçait, s’enfonçait constamment vers le bas pour s’abîmer dans la boue de la plaine, comme un vieux navire qui sombre ». La forteresse de Gjirokastër est mieux conservée (car plus récente en partie) que celles de Kruja ou Shkodër. Tous les deux ou cinq ans, on y fête le folklore albanais sur l’esplanade et sous la tonnelle que voici.

Forteresse de Gjirokastër.
© Lionel Labosse

La vieille maison Skenduli se visite accompagné par un monsieur de 87 ans (ou ses (petits)-enfants) qui a récupéré la maison de son enfance après la chute de la tyrannie, pendant laquelle elle fut un musée ethnographique. Ce patriarche nous termina sa visite en chantant « Le chant des partisans » et récitant « Le Corbeau et le Renard ». Émotion garantie, même s’il joue ce numéro peut-être pour la millième fois. Voir une photo des latrines à la Turque de cette maison dans cet article.
Tirana, que j’ai fort peu vue, parce que les voyagistes considèrent comme acquis que les gens qui aiment marcher haïssent les grandes villes, est a priori une capitale assez agréable, avec des logements pas si hauts que ça (comparé à Vlora, ville balnéaire hideuse truffée d’immeubles identiques le nez sur l’étroite plage, alternant avec des squelettes d’immeubles) et des espaces verts. Faute de temps, je n’y ai rien visité que le Bunk’art, à proximité de la place Skanderbeg, un musée de la terreur installé dans l’ancien bunker du ministère de l’intérieur. Cela vaut vraiment le coup, et les quelques explications en anglais et les photos et documents se passent de commentaire pour comprendre la nature de cette tyrannie sanguinaire et communiste pour un pays mouchoir de poche. La cathédrale Mère Térésa vaut par ses vitraux récents, conversion de St Paul et Christ renversé. La cathédrale orthodoxe était noire de monde car quand je l’ai vue, c’était la Pâque orthodoxe. L’ancienne mosquée est en travaux, et j’ai raté la visite du Musée national historique, dont la mosaïque monumentale inspirée du réalisme socialiste et représentant « L’élan du peuple albanais vers son indépendance et son identité » est un must. Les Albanais, qui ont foutu à bas la statue du vieil Ubu, ont eu la sagesse de conserver quelques monuments de l’époque, comme cette mosaïque. On songe à Silvère et Miette dans La Fortune des Rougon, d’Émile Zola, quand Miette s’empare du drapeau et devient « la vierge Liberté », mais aussi à « La Liberté guidant le peuple » de notre Delacroix national. Dans tous les cas les femmes sont belles en effigie, mais pas vraiment appréciées dans la réalité. Vous verrez aussi dans mes photos une redoutable statue réaliste socialiste d’une combattante, dans la forteresse de Gjirokastër. Retrouvez cela dans mon article sur le thème de BTS « Seuls avec tous ».

« L’élan du peuple albanais vers son indépendance et son identité ».
Musée national historique de Tirana, mosaïque.
© Lionel Labosse


 Lire notre article entièrement consacré à Ismaïl Kadaré.
 La Loi du Kanun de Jack Manini & Michel Chevereau, une série de bande dessinée datant de 2005, dont l’action est en Albanie, avait échappé à ma bibliographie. Lacune comblée. Je vous recommande aussi Amitié éternelle, d’Anouck Durand (éditions Xavier Barral), un livre très particulier retraçant l’existence de photographes officiels de l’époque communiste, à l’occasion d’un voyage de propagande en Chine célébrant l’amitié éternelle entre les deux pays, amitié qui sera revue à la baisse quelques années plus tard, et effacée des archives. L’auteure a travaillé à partir de ces photos d’archives légendées et quelques autres documents pour tout support du récit.
 Marine Étoubleau & Thibault Pailloux proposent sur leur site Black&Wood de belles pages consacrées à un voyage en Albanie.
 Le site Bibliomonde propose un dossier d’une grande richesse sur l’Albanie, sa langue, sa culture…

Lionel Labosse


Voir en ligne : Photos de voyage en Albanie


© altersexualite. com, 2015-2019. Les photos sont de Lionel Labosse.


[1Seule occurrence de ce mot dans les citations de Kadaré que j’ai sélectionnées, en concurrence avec « dictateur », qu’il préfère. J’ai préféré pour ma part « tyran » / « tyrannie », me plaçant sous l’autorité de Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social : « Dans le sens vulgaire, un Tyran est un Roi qui gouverne avec violence & sans égard à la justice & aux lois. Dans le sens précis, un Tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de Tyran ; ils le donnaient indifféremment aux bons & aux mauvais Princes dont l’autorité n’était pas légitime. Ainsi Tyran & usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes ». Le terme « dictature » désignait à l’époque de la République romaine, une magistrature exceptionnelle qui attribuait tous les pouvoirs à un seul homme pendant six mois en cas de danger grave contre la République. Il est vrai qu’à l’époque moderne, « dictateur », « tyran » et « despote » ont des sens assez interchangeables.

[2Le lien précédent vous mènera sur une fausse place parisienne à laquelle on a donné le nom du héros albanais en 1978, sans doute pour humilier les communistes, de la même façon sans doute que la fameuse fausse place Paul Éluard, dans le même arrondissement.

[3Je n’avais jamais vu de ma vie de telles meules, et croyais à une spécialité locale. Or juste à mon retour, dans le cadre de la rétrospective Orson Welles à la Cinémathèque, je vois le même style de meule dans son Don Quichotte inachevé filmé en Espagne, en Italie et au Mexique entre 1955 et 1973 ! (voir Don Quichotte).