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Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil

Baccalauréat 2012 1re L : corrigé du commentaire sur le texte de Jean de Léry

Plan détaillé en temps réel

samedi 1er septembre 2012

Une fois n’est pas coutume, le sujet de 1re L m’a inspiré, d’autant que la problématique et les auteurs étaient proches de ce que j’avais fait en cours pour mes excellents élèves (hum !). Je me suis pris au jeu de leur fournir un corrigé manuscrit à la fin de l’épreuve. J’ai donc torché ça tout en surveillant d’autres élèves de S. Je n’en change pas un mot, c’est un plan détaillé qui me vaudrait peut-être un 15 (sur 16 !) s’il était rédigé ? Bon allez, pour une fois, notez-moi, vengez-vous, chers (sic) élèves ! La conclusion est particulièrement bâclée, je vous prie de m’en excuser, mais c’est un document brut de décoffrage, qui reprend aussi, il faut le savoir, quelques allusions à des œuvres vues en classe avec lesdits miens élèves cette année (on se contente d’allusions dans le commentaire). Allez, soyez généreux ! Je vous fais grâce des autres éléments de l’épreuve, vous trouverez ça en mille fois mieux sur des tas de sites, avec ou sans pub ! Juste un commentaire sur le texte : en plus d’avoir réussi à faire deux coquilles dans le texte sur lequel portait le commentaire, on l’a présenté sur un recto-verso, avec un blanc de plusieurs centimètres entre le bas du texte et les notes sur la première page, et la fin du texte sur la page 2. Inévitablement, quelques élèves n’ont pas pris en compte la fin du texte. On ne peut bien sûr pas exiger des sommités qui pondent les sujets qu’ils aient le sens pratique et pensent à nos élèves, mais c’est quand même rageant ! De plus, la notion d’« orthographe modernisée » mériterait mise au point. Pourquoi laisser passer des « ains », des « deçà », des « iceux » et des « si fait », en plus d’autres archaïsmes ? Pourquoi ne pas pratiquer des « traductions », à l’instar d’André Lanly avec Montaigne ?

Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, 1578 (orthographe modernisée)
Artisan d’origine modeste et de religion protestante, Jean de Léry participa à une expédition française au Brésil. À cette occasion, il partagea pendant quelque temps la vie des indiens Tupinambas. Vingt ans après son retour en France, il fit paraître un récit de son voyage.

Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux qui sur cela me fit telle demande :
« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? »
À quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain :
« Voire, mais vous en faut-il tant ?
—  Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler de choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vu par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays.
—  Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. »
Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre, dit :
« Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? »
—  Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. »
Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef :
—  « Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? »
« — À ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs et plus prochains parents. »
« — Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grand fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. »
Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain.

Plan détaillé du commentaire de ce texte

Introduction

Jean de Léry est une des figures les plus marquantes de la Renaissance en France. Jeune artisan, il connut le Brésil lors d’une expédition française menée par Villegagnon. Lors de cette expédition, les protestants dont il faisait partie furent chassés par les catholiques, ce qui lui donna l’occasion de connaître au plus près les indiens Tupinambas. De retour en Europe, il connut l’horreur des guerres de religion. Ce n’est que vingt ans après son retour qu’il publia son récit de voyage, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, dont un des objets était de montrer que ceux qu’on croyait sauvages s’étaient montrés plus civilisés que les chrétiens du vieux continent. Dans cet extrait, Léry relate une discussion avec un sauvage sur l’intérêt que trouvent les Européens à venir au Brésil. Nous nous demanderons comment le récit de voyage se transforme en plaidoyer pour les sauvages du Brésil. Pour répondre à cette problématique, nous étudierons dans un premier temps l’art du récit, entre conte et leçon d’argumentation, puis nous verrons que ce texte propose une satire de l’Europe, basée sur la dénonciation d’un système social inégalitaire et sur le thème des vanités. Enfin, nous nous intéresserons à l’éloge du sauvage, perceptible dans sa proximité avec la nature, et dans les noms et autres mots qui désignent et opposent sauvages et Européens.

Développement

1. L’art du récit
1.1. Une anecdote faite conte

 des mots qui font couleur locale : « tupinambas », « arabotan », « mairs », « peros »
 « c’est-à-dire » (3 fois) : souci de pédagogie du conteur.
 « il y eut une fois un vieillard » ; « y ayant tel marchand » : formules de contes + 2 figures emblématiques du conte (vieillard / marchand)
 « tu me contes merveilles » : le sauvage n’est pas dupe ; le lecteur français le sera-t-il ?
 « vous jugerez » ; « comme tu vois » : adresse au lecteur, typique du conte, maîtrisée par les deux.
 « sommairement et au vrai » : attestation d’authenticité propre au conte (+ ce qui suit)
 « de la propre bouche d’un pauvre sauvage » : allitération propre / pauvre
1.2. Une leçon d’argumentation théâtralisée
 enchaînement de répliques parfois sans phrases de liaison
 évolution des répliques du sauvage : 1re question simple, sans mot de liaison (parataxe)
 vivacité de la réplique « Voire, mais vous en faut-il tant ? », stichomythie, qui s’oppose aux phrases alambiquées, pleines d’incises, du Français. Les incises (« en lui faisant trouver bon ») jouent le rôle de didascalies et soulignent l’absence de naturel de l’argumentation du Français ; c’est un bouffon de théâtre qui mime ses propos (et ligne suivante : « m’accommodant toujours à lui parler de choses qui lui étaient connues »). C’est lui le « lourdaud » !
 le sauvage est de plus en plus à l’aise ; il pratique la maïeutique à la façon de Socrate : « ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre ». Renversement : c’est le sauvage qui mène la discussion en forçant le Français à aller où il veut le mener (= maïeutique).
 « ils sont aussi grands discoureurs »
 périodes finales du sauvage, qui maîtrise les grandes comme les courtes phrases
 utilisation du rythme binaire (« des parents et des enfants » / « nous aimons et chérissons ») et ternaire (« après notre mort la terre qui nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. »)

2. La satire de l’Europe
2.1. Un système social inégalitaire

 « un tel seul achètera tout le bois »
 « cet homme tant riche » ; « tout le bien qu’il laisse »
 notion d’héritage et de droit inconnue des sauvages, qui est (selon Rousseau que ce texte préfigure) à l’origine des inégalités entre les hommes : « À ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs et plus prochains parents ».
 « tant travaillez » : sens étymologique de la torture, sens inconnu des Tupis.
2.2. Le thème des vanités.
 « Arabotan » = bois du Brésil : le nom du bois de braise (rouge) devient celui donné au pays par les Européens (on retrouve cela au Cameroun par exemple). Cette antonomase souligne l’obsession des richesses matérielles des Européens.
 « frises et de draps rouges » / « couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises » : énumération révélatrice des vanités (cf. le tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune.) De plus, cette énumération est coupée par l’incise qui sépare les produits de l’agriculture, que connaissent aussi les Tupis (« cordons de coton ») de ceux de la métallurgie, qu’ils ignorent (c’est ce que dénoncera Jean-Jacques Rousseau [1]) Une élève m’a dit qu’elle avait opposé les objets doux (coton) des sauvages avec les objets durs des Européens. Bonne idée qui revient au même !
 « ne meurt-il point ? » : même rôle que le crâne dans les vanités. Que reste-t-il des richesses amassées après la mort ?

3. L’éloge du sauvage
3.1. La proximité avec la nature

 « quérir du bois pour vous chauffer » ≠ « lequel nous ne brûlions pas comme il pensait » : dévoiement de la nature
 « cordons de coton, plumages et autres choses » : objets rudimentaires, tirés par chacun de la nature, absence de commerce et d’industrie
 « La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? » : temps cyclique, qui s’oppose au temps linéaire des Européens (progrès avec ses corollaires, guerres, conquêtes)
 parenté collective : pas de « je » chez le sauvage : « nous avons […] des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons » (+ le rythme binaire, qui souligne le naturel de cette affection distributive, qui s’applique collectivement, et non d’un parent à son enfant).
3.1. Les noms qui opposent Français et sauvages
 relevé significatif des déterminants, adjectifs possessifs ou articles, qui montrent le parti pris de Léry pour les sauvages : nos tupis / mon sauvage / mon vieillard ≠ « un pauvre sauvage américain » : la leçon est terminée, il donne « son » sauvage comme un indéfini, modèle de son peuple. ≠ « les Français » ; « les nôtres » ; « grands fols »
 « Mairs » = Français : jeu de mots avec « mer » à la ligne suivante, ce qui s’oppose à la parenté étymologique de « sauvage » avec la « selva » latine, la forêt. Proximité avec la nature du « sauvage » ≠ maîtrise d’une nature extérieure du Français

Conclusion

Nous avons vu comment, loin d’être un simple récit de voyage, le texte de Jean de Léry emprunte à tous les genres, du conte et du théâtre à l’argumentation, pour faire la satire de l’Europe et évoquer le thème traditionnel de la vanité, de façon à aboutir à un éloge du sauvage en symétrie avec un rejet de l’image que les Européens ont donnée d’eux-mêmes par les guerres de religion et la colonisation naissante. Dans son origine, nous pouvons constater que la Renaissance contient le pire, mais aussi le meilleur, la tradition de l’humanisme, qui se transmettra, de Léry à Montaigne, à Rousseau ou à Lévi-Strauss.

Gravure de Théodore de Bry (1592)
© history.org

Au sujet de Jean de Léry

Puisque vous êtes sur le site altersexualite.com, j’en profite, n’ayant point encore consacré d’article à Montaigne ou Léry, pour caser cette info sur le paragraphe que Jean de Léry consacre aux « tyvires » dans son livre : « Je diray davantage, veu la region chaude où ils habitent, et nonobstant ce qu’on dit des Orientaux, que les jeunes gens à marier, tant fils que filles de ceste terre-la, ne sont pas tant adonnez à paillardise qu’on pourroit bien estimer : et pleust à Dieu qu’elle ne regnast non plus par deçà : toutesfois, à fin de ne les faire pas aussi plus gens de bien qu’ils ne sont, parce que quelques fois en se despitans l’un contre l’autre, ils s’appellent Tyvire, c’est à dire bougre, on peut de la conjecturer (car je n’en afferme rien) que cest abominable pesché se commet entr’eux. » [2] (édition Livre de Poche, Bibliothèque classique, p. 430). Claude Lévi-Strauss, avec son homophobie coutumière, cite cet extrait dans Triste Tropique (éd. Pocket, p. 427) : « Mais, au lieu de recourir comme les Tupi-Kawahib à la polyandrie, les Nambikwara permettent aux adolescents la pratique de l’homosexualité. Les Tupi-Kawahib se réfèrent à de tels usages par des injures. Ils les condamnent donc. Mais, comme le remarquait malicieusement Léry de leurs ancêtres […] » [suit une partie de notre extrait].
L’illustration de Théodore de Bry (1528-1598) ci-dessus provient de cet article.

Lionel Labosse

P.S. En ce qui concerne l’humanisme, voici ce que nous avons en magasin :
 La Nuit des rois et La Mégère apprivoisée, de Shakespeare
 Édouard II, de Christopher Marlowe
 Les Lusiades, de Luís de Camões
 Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de Inca Garcilaso de la Vega (1609) contrebalancent l’image idyllique donnée par Léry, pour des raisons d’édification sans doute opposées.
 Vous trouverez un autre extrait du livre de Jean de Léry dans cet article.
Enfin, délassez-vous avec nos perles du bac.


Voir en ligne : Le sujet sur le site études littéraires


© altersexualite.com 2012
L’illustration de vignette est une des célèbres gravures de Théodore de Bry.
Reproduction interdite


[1« La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain ; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels » (voir ici).

[2J’ai volontairement cité cet extrait en orthographe originale, pour que nos chers (hum !) élèves puissent se rendre compte du cadeau qu’on leur fait en lissant tout ça !